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Aymeris

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Maillac déclarait: – La liaison avec une femme mariée, c’est pour les chiffres 3 et 4, Madame! de vingt à trente, on caresse ses modèles, si l’on est peintre, comme Georges.

Plus pressée pour Georges était Mme Aymeris, car son amour maternel éclipsait sa très étrange austérité janséniste.

Elle renouvela sa tentative auprès du Président: – Mon cher, vous qui êtes, quoi qu’en dise Mlle Sybille, un endiablé, un galantin, un coureur de duchesses, quand emmènerez-vous Georges dans leurs boudoirs? Je me désole de le sentir accoquiné à notre reps et à notre acajou Louis-Philippe. Son père refuse de le conduire chez la princesse Mathilde. Allons! mon bon farceur, dégourdissez Jojo-Bibi, donnez-lui des occasions de mettre son gilet blanc, rien ne lui va bien comme son frac, avec un gardénia à la boutonnière. Houp! un bon mouvement, l’ami!

Le Président refusa obstinément. Alors Mme Aymeris harponna Evariste Blondel, possesseur, dans l’aristocratie, d’une position solide, quoique sa solennité, ses longues boucles blanches et trop calamistrées, n’allassent sans lui prêter un certain ridicule. Il citait trop volontiers des titres, comme s’il n’avait parmi ses clients que des grands seigneurs et ignorât le commun des mortels. Blondel était l’ami d’une princesse Peglioso dont il avait soigné la sœur; son prestige, comme écrivain-neurologue, à la mode, était entretenu auprès de la princesse par l’amour que cette étrangère lui avait inspiré: obsession sénile qui transformait le professeur à la Salpêtrière en un jouet incassable aux mains d’une Lucrezia.

Par quel miracle Mme Aymeris eût-elle imaginé le professeur Blondel comme un bouffon qui, en dehors de son «sacerdoce», prend un autre masque et des manières équivoques pour servir la Princesse? Cependant Mme Aymeris, toute à ses plans de campagne, ne pouvait prévoir un second refus, pensant: – Il finira par entendre raison, notre Blondel! Il cédera, puisqu’il ne faut pas, dit-il, contrarier la malade que je suis; il se chargera de Georges, pour me faire du bien; ou alors, qu’il ne me soigne plus!

La princesse Peglioso s’était mariée à seize ans. Née, à Séville, d’un Polonais, le comte Sabrinszki, et d’une Grecque, ex-danseuse à la Scala de Milan, sa grand’mère paternelle avait été élevée à Washington où son père était ministre plénipotentiaire de la jeune reine Victoria.

Mme Peglioso avait donc du sang slave, de l’hellénique et de l’anglais.

La peau mate, les cheveux blond-roux, frisés par devant, très tirés sur les tempes, à la manière de la princesse de Galles, cette cosmopolite mélangeait à la lourde saveur d’une Orientale, la fine distinction d’une Anglo-Saxonne, sans qu’on pût définir ce qui des deux l’emportait sur l’autre, hors l’accent qu’elle avait fortement britannique. Ses mots homicides étaient colportés de salon en salon. «Libre comme l’air», disait-elle, «Free as air», elle était captive volontaire en un cercle d’adorateurs, parmi lesquels le monde eût été bien aise de désigner au moins un amant. Or ceci était impossible. Qu’on la divertît? elle n’en demandait pas davantage.

Mme Peglioso vivait seule dans l’hôtel du prince. Il lui abandonnait voitures, serviteurs, pourvu qu’elle le laissât à Florence, dans sa villa des Collines avec les «pianistes du prince»; il se croyait compositeur et chantait ses abscons opéras.

Si plus capable qu’elle ne l’était de supporter l’ennui de ceux qu’elle appelait les «rasoirs», la princesse, une des reines de Paris, aurait pu servir de trait d’union entre le faubourg Saint-Germain, le gratin des douairières et ses amies américaines dont beaucoup n’avaient que leurs dollars comme truchement.

Cette princesse inspirait à Mme Aymeris une curiosité faite d’admiration et d’effroi. Les ardeurs d’Evariste Blondel s’exaspéraient par un commerce quotidien, tour à tour avoué, ou dont il se défendait.

Retenu par ses travaux scientifiques, où Blondel en trouvait-il le temps? Il déjeunait, il dînait avenue Montaigne; tel un heiduque, il suivait Lucia dans ses promenades à pied, ou disparaissait au fond du landau: chaperon toléré par des soupirants qui s’entre-soupçonnaient, se haïssaient et l’employaient, à l’occasion, comme intermédiaire habile.

Certaines perfides chuchotaient que si un homme avait jamais eu la chance de voir Lucia nue, c’était Blondel, le page bientôt septuagénaire de la princesse; ou de son chapelain – un Espagnol du Vénézuela.

Elle appelait Blondel «Socrate». La princesse le tutoyait et lui avait choisi ce surnom. Habituée des cours de Renan au Collège de France, «le vice» de Lucia était l’étude de la médecine; elle insistait, quoiqu’il y répugnât, pour que Blondel la conduisît à la Salpêtrière, ou lui fît suivre des opérations chirurgicales dans les cliniques d’hôpitaux, comme si, d’autant plus jalouse de la pureté de son corps, elle tenait à savoir comment se corrompait celui des autres. Elle protégeait ses narines d’un mouchoir parfumé contre les exhalaisons trop fétides de la chair, mais ne reculait pas, à la vue du sang.

Evariste Blondel prit un extrême déplaisir aux invites de Mme Aymeris.

– Je vous serais obligé, Madame, de ne pas me poser des questions indiscrètes sur la princesse Lucia. Mes rapports avec elle sont ceux de savant à élève intelligente… La princesse n’a rien pour vous plaire, ni à Aymeris. Très artiste, elle désire, tant on lui parle de Georges, le connaître aussi. Si je ne vous ai jamais dit cela, c’est que je ne veux pas endosser, vis-à-vis de mes vieux amis et de leur fils, des responsabilités trop lourdes. La princesse est un candélabre où les papillons de nuit se brûlent les ailes. Laissez donc la jeunesse avec la jeunesse. Mme Peglioso est déjà trop mûre pour un débutant.

Mme Aymeris avait dans sa chambre une lithographie de Chérubin et de la Comtesse, par Nanteuil.

– Mozart, Beaumarchais, les Nozze di Figaro! fit-elle. Ce serait charmant!

– Ne parlons plus de cela, réplique le professeur, soyons sérieux!

Georges qui vit cette scène se dérouler, je ne sais comment, dans la glace je crois, imitait les gestes de sa mère toute ragaillardie et s’évertuant à gagner Blondel.

Mme Aymeris prenait tous ses convives à témoin:

– Mes amis, n’est-ce pas que Blondel nous parle sans cesse de sa Lucia? Il n’est question que de la princesse, de ses faits et gestes. S’il veut nous dérider, c’est toujours d’elle qu’il raconte mille choses. Voyons M. Lachertier? Eh! vous autres, dites le contraire! moi, je la trouve ravissante! Georges a des photographies d’elle dans sa chambre, dans son atelier, partout. Est-ce moi qui les lui donne?.. Et personne ne veut lui présenter mon fils? Voici qu’on prépare le Salon prochain, il faudrait que Georges eût un portrait de la princesse Peglioso sur la cimaise, ce qui serait la médaille et des commandes assurées! J’y songe, au succès, moi la seule personne pratique chez nous! Georges est peintre de figures, saperlipopette! On ne peut pas toujours faire poser des pommes, des torchons, de ternes visages d’inconnus! Un artiste doit vivre dans le monde, obligation qui fait partie de son métier, comme pour un grand avocat…

Le professeur donnait de son veto de raisonnables motifs: on ne devrait être admis à l’avenue Montaigne qu’après trente ans. Georges était inquiet, on ne savait quelle direction prendrait son vol. L’atelier Beaudemont n’avait pas été bien heureux!.. Un peu plus et c’était la culbute.

Mme Aymeris protestait:

– C’est encore là qu’il fit quelques connaissances parisiennes.

– Moi, dit Blondel, je le ferais voyager, Madame! Lachertier conseille pour Georges une visite à Rome, un tour d’Italie. Il a raison.

Sur quoi, Mme Aymeris se met à trembler, puis menace et implore comme en face d’un assassin qui pénétrerait chez elle nuitamment.

– Vous voulez ma mort! C’est bien simple, Blondel veut me tuer! Comment? Vous? C’est vous, le savant, l’illustre médecin des nerfs! qui… Alors pourquoi chuchoter avec mon mari, et, par les moyens les plus sots, m’éviter des émotions, ce que vous appelez des crises? Les médecins passent comme les autres à côté du mal sans le voir. Vous me tuerez, après m’avoir rendue idiote! ayez pitié de moi! Georges, voyager? Attendez donc! je ne serai bientôt plus une de trop sur cette triste terre, Georges sera libre ensuite de vivre au Kamtchatka s’il lui plaît!.. Mais maintenant!!! Moi dans ce fauteuil, M. Aymeris faisant cuire les bouillies de Mme Demaille et Georges à Rome? Vous vous moquez! Donc, moi… seule avec Antonin, et les lampes qui fument, et les veilleuses qui empestent?.. Voilà ce que vous m’offrez, au lieu d’arranger des séances de portrait avec la plus belle femme de Paris, au lieu d’aider Georges à percer…

Evariste Blondel résistait, en même temps, aux prières de la princesse Peglioso.

Lucia voulait appeler dans sa ménagerie ce Georges Aymeris dont la peinture était discutée; et son imprudence de langage, ses opinions en art, l’antipathie même qu’il inspirait à ses camarades, feraient de lui une bombe, un explosif de plus dans le riche arsenal de l’avenue Montaigne.

Blondel se sentant prêt à capituler, osa répondre:

– Princesse, le fils de mon vieil ami ne verra pas ce que vous avez fait du professeur Blondel. Si je vous l’amène, son entrée chez vous sera le signal de ma sortie.

L’histoire qui va suivre offrirait la matière d’un roman. Je conterai jusqu’à la fin, une existence trop riche en aventures sentimentales; mais je ne donnerai ici que certaines pages du journal de mon héros; le lecteur de ces mémoires incomplets remplira les intervalles.

Du journal de G. Aymeris
(vers 1885).

Que s’est-il passé? Excellent M. Blondel! Quel brusque changement d’attitude! Le président avait refusé; M. Blondel était intransigeant aussi. De moi-même, je n’y aurais plus songé. Et me voici, au bout d’un mois, plus différent du Georges d’avant Pâques, que ce Georges-là ne l’était alors du Georges de sa première communion. Si cela devait toujours ainsi durer! Si je pouvais mener de front les deux existences: chez nous et à l’avenue Montaigne! Maman l’aura voulu: après les cocottes de Beaudemont-Degetz, la plus divine des femmes! Je ne ferai donc pas défaut à maman? Mais, M. Blondel, comment a-t-il fait cela? Je sens que l’avenue Montaigne absorbe déjà une part de mon être. Mais pourquoi ainsi l’ont-ils voulu, pourquoi?

 

Je suis invité à dîner pour mardi, mercredi, vendredi. Je dois même déjeuner avec la princesse tous les matins, tant que dureront les séances de pose. Je fais des croquis, des masques au pastel, comme Latour, pour m’y préparer. On ne résiste pas à cette Sirène.

Récapitulation: Pour moi-même, si je dois jamais relire ces notes quotidiennes, il me faut consigner, ici, le premier, l’énorme premier jour, la rencontre, et ce qui s’ensuivit. J’entre dans une phase de délire, j’oublierai Passy, mes devoirs, mes serments filiaux. Le rideau se lève, je vois l’univers par la fenêtre ouverte sur ce printemps, qui n’est plus «maladif» comme dans les vers de Mallarmé, mais où tout n’est que volupté, plaisir, amour!

Je ne m’attendais à rien de tel! Le professeur Blondel a voulu me convaincre de la pureté d’Ingres, du «toc» de Delacroix. Nous avions été au Louvre, comme c’était un mardi et que M. Blondel n’a pas de service à la Salpêtrière ce jour-là; il déjeuna avec moi, à midi.

Sa tête détachait de fines boucles de cheveux en argent sur une gravure de la Chapelle Sixtine, par Ingres et Calamatta, non pas la composition en longueur, mais celle dont le premier plan est rempli par des têtes de prélats: de l’essence d’Ingres. Un vase étrusque était au-dessous du cadre. Sur la table sans nappe, l’acajou bien poli par la bonne (qui ressemble tant à une servante de curé), le couvert est à peu près celui de mes tantes. Quelques fruits, un compotier de quatre mendiants, les carafes dans des seaux à rafraîchir; une «desserte» entre le professeur et moi. Nous avons eu des rillettes de Tours; les confitures de mirabelles étaient excellentes. Tous ces détails me seront chers plus tard. Dans ce rez-de-chaussée, rue de Varenne, on se croit chez les tantes, mais il y a partout quelque chose qui plaît à la vue.

Ensuite au musée. Le professeur ne me convaincra pas. Ingres est admirable, mais Delacroix est admirable aussi. Nous avons traîné à la sculpture, dans les salles basses humides. Dehors, c’était une température d’août, mais avec des marronniers en fleurs, un de ces jours où l’on a envie de causer avec les passants, de sauter, d’embrasser les femmes. M. Blondel se retournait constamment. Au coin de la rue de Bellechasse, Blondel reconnaît, de loin, un équipage qui s’avance sur le boulevard Saint-Germain, un équipage qui a l’air d’un Constantin Guys, l’ami, je crois, de M. Manet; un attelage comme ceux de la Cour impériale. Il n’y en a plus beaucoup ainsi. M. Blondel me pince le bras et me dit:

– Regarde, Bibi-Jojo! la voilà, la divine Princesse, la voilà, «la jolie femme!» Elle sort de la séance à l’Institut, où Renan parlait. Elle a commandé sa calèche, ses hommes poudrés et en mollets, sa paire d’alezans de 100.000 francs.

La voiture approche, se balance comme une gondole, suspendue au col de cygne de ses huit ressorts. Le valet de pied se retourne pour prendre un ordre, les chevaux, stoppant, appuient sur la gauche vers le trottoir. Je vois une ombrelle bleu de ciel, un flot de gaze, un gant blanc. On nous appelle, Blondel va à la rencontre de tout cela.

– Tiens Lucia, voici Bibi-Jojo. – Et à moi: – Tiens, voici la belle princesse, embrasse!

On lit dans les journaux le récit d’un accident. Quelqu’un a été renversé par un vélocipède, on l’a emporté, il a perdu connaissance. Ensuite, il se réveille dans un endroit inconnu, il ne se rappelle rien, on le presse de questions, mais il ne sait plus. – Eh bien! j’en suis là; je serais incapable de revoir les premières minutes. Ai-je embrassé? N’ai-je pas embrassé? J’ai entendu une voix étrangère et des mots français. Je suis rentré à Passy dans la calèche, en face de la princesse Peglioso et d’une autre dame que je ne reconnaîtrais pas. J’ai dû leur faire visiter mon atelier.

Comme elle est intelligente, la princesse! Quelle femme étonnante!

10 juin.

Je suis un autre homme. J’ai peur. Je néglige notre maison. Maman est fière et a l’air heureux. Après tout, c’est peut-être un peu de joie qu’il lui fallait. Elle répète: «Je suis contente! je suis contente!» et me donne toutes les permissions. Elle augmente ma pension. Papa est froid au sujet de la Princesse. Il me regarde encore plus fixement. Qu’est-ce qu’il peut bien s’imaginer? S’il savait ce qu’est l’hôtel Peglioso, il se rendrait à l’évidence: je n’y jouerai d’autre rôle que celui d’un gosse. Et encore! Tous ces vieux à ses trousses ne laissent guère de place pour l’intrus. Nous verrons bien, quand les poses de portrait auront commencé pour de bon. La Princesse voudrait les remettre à l’automne. Dans ce moment, pleine saison de Paris, pas moyen! dit-elle. On entre, on sort, c’est un va-et-vient continuel. Hier, il y avait vingt-deux couverts à déjeuner. En plus des fidèles, deux ou trois étrangers. Est-ce cela, un salon cosmopolite?

Dans le fumoir, nous étions assis, avant le repas; une jeune femme entre, dans une pelisse de skungs, comme en hiver, les cheveux courts; elle est pâle, elle a une voix de séraphin; un paquet sous le bras. En passant dans la salle à manger, elle dit quelques mots au maître d’hôtel, lui remet le paquet.

Au café, de retour dans le fumoir, il y avait un trapèze pendu à l’anneau du lustre. La dame, qu’on appelle Nina, laisse tomber sa pelisse et apparaît en maillot de soie noir, comme un gymnaste; deux appels de mains, un «ready?», et elle s’élance sur le trapèze, elle fait un rétablissement. Grand succès. Cela a paru tout naturel. Les cosmopolites sont de drôles de corps. L’hôtel Peglioso est plein d’étrangers, car, outre les parents pauvres, la Princesse a toute une clientèle d’Américains fixés à Paris; des ex-secrétaires, des lectrices, des gouvernantes qu’elle pensionne; des prêtres, comme chez papa. Une salle leur est réservée. Lucia va à la messe tous les matins dans son oratoire. Elle a un chapelain. Sa charité est inépuisable.

Dans un autre salon fonctionne une sorte d’agence des étrangers, avec directeur, livres de comptes, registres. Le secrétaire actuel de Mme Peglioso m’y a introduit, en faisant des plaisanteries de sous-officier: il me rappelle Gabriel Gonnard, et il doit y avoir des Ellen et des Jessie aux étages supérieurs. Une aile de la maison est déserte depuis que le Prince est à Florence. Le Prince a fait numéroter, dans une galerie, les trente portraits, tous mauvais, de sa femme pour laquelle il a dû avoir un sentiment, au moins un caprice, quoi qu’on raconte de ce grotesque qui s’est fait peindre en Orphée par Boecklin; dans une autre, le portrait de tous les Sabrinski, des Mittford et même une gravure représentant l’étoile de la Scala, en tutu: la propre mère de notre amie.

Saurai-je jamais ce qui se passe dans les trois étages du palais Peglioso? Lucia y vaporise ses parfums les plus entêtants. Dès le premier vestibule, au bas d’un escalier monumental, aussi grand que celui de l’Opéra, je suis pris d’un malaise. Des hommes en livrée bleue et rouge, un Suisse, dès qu’il y a réception, ont failli me faire fuir. J’ai envie de leur dire: allez retirer ces hardes! C’est une honte, ce luxe, devant les parents pauvres du prince. Mais, sans doute, ils aiment le faste, ces fils de princes à la panne, cette livrée les rehausse à leurs propres yeux. On parle toutes les langues, dès l’antichambre. Dix lévriers gigantesques aboient en haut, sous la coupole; dès que j’arrive, ils dégringolent dans l’escalier; la voix de la Princesse les lance sur moi. Mais cette voix!.. C’est la sirène, elle sort de sa chambre qui n’a ni verrous ni clef, car ses chiens sont les seuls protecteurs de son… tabernacle. On la dit vierge!

Je manque m’évanouir quand j’entends cette voix d’argent, là-haut, dans la coupole du Montsalvat. Vers de Verlaine… Ceci ne se passe pas dans la vie réelle, et ce n’est point de la comédie non plus. La voix d’argent éclate en un rire de Kundry, dès l’instant où Lucia m’a reconnu. Cette reine, sans rien perdre de sa majesté, parle. Ce qu’elle dit? Ah! il faut s’habituer à ce ton-là! A l’atelier du passage Geoffroy, on emploie de ces mots crus. Ils me glacent. Si jamais la reine m’accordait quelques faveurs, je la supplierais de renoncer à l’argot. Elle, si belle, et qui a tant de compréhension et d’esprit, pourquoi parle-t-elle à la façon de Florette? Le professeur nous la décrivait comme la «grande dame». Je ne suis pas encore à même de comparer. Mme Nina, la trapéziste, est aussi, dit-on, une très grande dame. Il doit y en avoir d’autres, différentes de celles-ci, ou alors maman serait «refaite», comme dit Lucia à propos de moi. Etait-ce pour aboutir à l’avenue Montaigne, que j’ai reçu une éducation si chaste?

M. Evariste Blondel retourne chez la Princesse. Jusqu’à présent il avait pris soin de n’y pas apparaître quand j’y étais. Quelle récompense a-t-elle pu lui promettre s’il m’amenait à elle?

Ah! le jour du boulevard Saint-Germain, la calèche, le baiser! (car je crois décidément qu’il y en eut un). Qu’a-t-elle pu lui promettre? Un baiser? Ou l’a-t-elle battu? Lucia doit le fouetter avec sa cravache aux lévriers. Si je n’avais autant de raison d’être secret, si je racontais aux miens, à mon père, l’Evariste Blondel de l’hôtel Peglioso, d’abord on ne me croirait pas; ou bien l’on me défendrait d’y retourner. Entre le Blondel prudent, pompeux et encapuchonné dans son quant-à-soi, de chez nous, et le Blondel de Lucia, il y a la différence d’un acteur en train de défaire sa tête dans sa loge, d’avec le roi qu’il était tout à l’heure en scène, la main sur le pommeau de son épée. Hier, on ne m’attendait pas, j’entre dans le fumoir; Blondel, à genoux, soufflant, rouge, ébouriffé, cherche sur le tapis les perles du collier dont la Princesse a rompu le fil.

– Socrate! tu n’auras pas ton verre de thé à la russe, tant que tu ne me rapporteras pas la trente-sixième perle! Cherche sous le piano, mon toutou, c’est une bonne occupation pour un savant et un sage de l’antiquité!

Socrate me voit, blémit. Lucia répète:

– Allons! ma trente-sixième perle! Replonge, Sindbad le marin! Ce n’est personne; simplement Georges Aymeris! donc inutile de te repeigner; ce désordre sied à tes tempes géniales…

Et elle me prend à parti:

– Vous n’avez pas, chez Mme Aymeris, de ces exercices hygiéniques pour rendre la jeunesse aux membres de l’Institut?..

Et elle me siffla, comme ses chiens, pour ouvrir le piano. Elle et moi allons jouer la réduction d’un des derniers quatuors de Beethoven. Tremblant, ravi, je fais des fausses notes, je n’observe pas la mesure. Elle jette le cahier au milieu de la chambre, ordonne à Blondel de prendre dans les casiers le même quatuor, à deux mains; dès qu’elle l’a saisi, elle s’installe au piano, une merveille d’Amérique.

– Ceci c’est pour le peintre! Socrate, voici l’heure de tes consultations, laisse-nous!..

Ses traits s’immobilisent en une merveilleuse beauté, noble, pure, de Vierge. Et l’adagio de l’opus 107 déroule son ample mélodie d’espérance et d’amour, après les hoquets et les spasmes, les arrêts et les reprises, les battements du cœur.

Ce n’est pas un pianiste qui l’interprète, ce sont les notes qui s’animent, comme d’elles-mêmes. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau. Lucia n’est plus ici-bas, tout à coup elle s’envole dans la nue. C’est sainte Cécile. Je n’ose souffler mot quand elle a fini. Elle attaque un autre quatuor, cela pourrait durer indéfiniment. Elle est incomparable, aussi, dans le Chopin. La Ballade! Elle me dit:

– Ceci est pour vous, Georges (mon nom dans sa bouche!) pour vous seul. Vous savez que je ne joue sous aucun prétexte en présence de personne. La musique est pour moi seule. Supposez que je croie que vous n’êtes pas là.

Elle a des façons de dire ce qu’elle ne veut pas dire. Est-ce que je me trompe? Les femmes se complaisent au brouillamini. Avant de connaître Lucia, je ne faisais guère de différence entre une femme et un homme, du point de vue moral; les femmes, c’étaient les mères, les épouses, les modèles; comme il y a des pères, des époux, des Italiens, dans les ateliers, chacun ayant sa fonction et son rôle. Tout à coup, l’ennemie, l’incompréhensible créature de mystère sort de son enveloppe de brouillard. Serait-ce là ce que M. Vinton, dans ses lithographies, tente de réaliser: un homme (généralement au bas de la composition), noir dans l’ombre, les bras suppliants, la tête tendue, s’étire vers une apparition; une image féminine, diaphane, mi-réelle, vaporeuse, se forme dans la lumière: c’est une théophanie, mot que Christophe Fioupousse affectionne. On sent que, dès que le saint Antoine la touchera, la bulle lumineuse se crèvera. L’homme veut prendre; il ne saisira que de l’air entre ses doigts. Et Mme Vinton, avec sa robe de mérinos, ses lunettes, fait bouillir le lait, prépare les rôties, tandis que Vinton boutonne sa vareuse, de peur des coryzas, et souffle comme un chien courant après une chienne.

 

Je deviens «naturaliste». C’est le commerce de l’hôtel Peglioso. Guy de Maupassant qui y fréquente est pourtant d’une correction parfaite, quoique un peu vulgaire.

Je retranche deux cahiers de Georges (hiver-printemps) qui feraient un chapitre non publiable. Il nous faut poursuivre l’histoire de notre héros.

Longreuil, juillet.

Cette année, mon père viendra plus souvent nous voir. Il a loué, pour Mme Demaille, une maisonnette près d’ici, le Dr Brun ordonnant à papa d’interrompre ses œuvres charitables de Paris. Papa n’est pas bien portant, il change physiquement; maman se tourmente à son sujet. Bien heureux que Mme Demaille se soit, après quarante ans sans en sortir, décollée de la ville, et qu’elle soit si robuste pour son grand âge.

A quelques kilomètres de Longreuil, c’est une ancienne chaumière adaptée par ces folles Anglaises qui étaient venues y faire de la gymnastique eurythmique, avec leurs petites élèves de Drury Lane. Elles furent expulsées à la suite de leurs bains trop eurythmiques dans la mer.

Il est plaisant que Mme Demaille ait pris leur place. Le vieux Josselin nettoie, époussette, peste, en attendant sa patronne. Dans une quinzaine de jours, il faudra que je m’absente. La Princesse est encore avenue Montaigne, elle m’a fait promettre de retourner la voir pendant les vacances. Elle sera peut-être moins entourée; on l’approchera dans d’autres conditions. Nikko, le mystérieux Slave, doit aller faire sa cure au Mont-Dore, moment opportun pour fréquenter l’hôtel Peglioso; moi, je crois a Nikko! c’est lui le véritable, le redoutable!.. Quelle raison valable donnerai-je ici de mon départ, moi qui ne voulais plus prendre le train, dès que nous étions à Longreuil? Un camarade malade? Il faudrait que j’inventasse quelque stratagème avec Maillac. Mais non! il me trouve trop jeune pour l’aventure…

Les avoines sont bleues, la campagne a l’air toute en zinc peint. Mes tantes méprisent ces «fastes de l’été» et soupirent après l’automne. Moi, je n’ai jamais rien préféré au plein été, mais cette fois, je ne sais pourquoi, l’automne me sera moins hostile que de coutume.

Je commence un groupe: Lili, papa et maman; pas Caroline qui déchire ses photographies, pour ne pas laisser après sa mort le moindre vestige d’elle-même, ni lettres, ni papiers. C’est une forme d’orgueil, cela. S’imagine-t-elle donc qu’on s’amuserait à construire des romans? Mais la Princesse? Pensons à l’amour. L’amour, la tendresse, il me semble que cela se donne plus simplement, à bras ouverts, sans préoccupation des autres. Mme Peglioso a-t-elle de la tendresse? Pour ses lévriers, nulle hésitation, oui! Mais les hommes ont l’air d’être ses ennemis. Elle me fait penser à tante Caroline, qui, à sa manière, dit aussi de ces mots violents, méprisants, durs, cruels. L’une et l’autre ont-elles jamais aimé? Volcans éteints? Quoi?.. Quoi?..

J’écris à Jessie, je la félicite de son élévation au grade de Supérieure. Elle ne m’aura jamais donné le moindre témoignage de sensibilité. Puis-je, maintenant qu’elle est dans son couvent, lui écrire: Dear Jessie, did you ever care for your old friend? I fear I shall for ever be left out?

Juillet 20.

Ma vie de travail s’installe bien: je peins d’après des gens du bourg. Peu pittoresques. Un peu de paysage. Le paysage me semble plus difficile que tous autres motifs, je crois le «sentir» et, pourtant, si je plante mon chevalet devant un de ces horizons qui me touchent si profondément, je ne tire rien de mon étude; et, rentré à l’atelier, me désespère. Il n’y a que Corot et Constable qui me rappellent la nature, parce qu’ils sont sincères, d’où leur variété, leur manque de formule et de maniérisme. Le Président m’a écrit une belle lettre à ce sujet; il n’admire que les Corot de Rome; il veut retourner, dit-il, à Rome avant de mourir, le pauvre cher vieux; la Princesse a promis de lui payer, à moi aussi et à quelques autres, ce voyage avec elle. Les autres? Voilà ce qui serait moins engageant; eux, avec leurs plaisanteries, leurs charges? cela ne me convient pas. Bien mieux pour le bétail de Circé. Ils y sont habitués, ces drôles-là. Et Nikko en serait-il?

Si maman savait, si maman savait! Mais enfin, les mères, à quoi pensent-elles?

Je rêve de ce voyage en Italie.

Lucia n’est pas une fidèle correspondante. Des bouts de lettres sabrés d’une longue, haute écriture à l’anglaise, pointue, et qui en quelques lignes couvre la page de douze mots. Elle ne répond pas aux questions. Ce ton de persiflage, que j’ai tant de mal à comprendre, vous cingle, dans sa correspondance; ses lettres ne vous donnent aucune joie, et l’on ne sait pas tout à fait quand la feinte commence ni quand elle cesse.

Ce matin Lucia m’écrit:

«M. l’abbé trouve que vous êtes froid avec moi. Je ne l’avais pas remarqué, mais en effet vous ne m’avez pas encore embrassée, mais là… ce qui s’appelle embrasser. Le baise-main ne fait que salir le poignet, raison pour laquelle je porte des gants de Suède dans la maison, à cause des faméliques. Les lèvres des «monstres», chacun sait que je ne les aime pas; ni les autres, d’ailleurs… jusqu’à présent. Quand vous peindrez votre chef-d’œuvre (car les premiers essais étaient ridicules, n’est-ce pas?) vous verrez ce que sont mes «monstres»; l’un, au moins, de ma suite. Je crains qu’il ne soit collant, et, vous savez, Bibi-Jojo, gare à la jalousie! Les Polonais ne sortent pas sans un revolver dans la poche de derrière, si j’ose m’exprimer ainsi… Peut-être que vous renoncerez au chef-d’œuvre, à cause du revolver que l’on charge… Le Slave assistera aux séances. Et il est fou: très dangereux pour le modèle et le peintre.»

Qu’est-ce qu’elle veut dire? Elle ne m’a jamais donné le moindre signe qu’elle m’eût «distingué». Elle rit trop de moi pour que j’ose jamais… ou pour rendre jaloux le Slave. En somme, jusqu’à présent, c’est une «maison où je vais», rien de plus. Pourtant, une femme qui a dix ans de plus que moi me ferait-elle cette plaisanterie sur le baiser, si elle ne voulait pas que je lui répondisse? Si Maillac était parfait, il me conseillerait. Il n’en fera rien. Essayons de nous faire désirer par la belle dame.

Juillet 21.

Dans ce carton je garderai la copie de mes lettres à la Princesse L…

A cette lettre d’hier, ma réponse:

«Je ne crois plus pouvoir m’absenter comme j’y comptais. Ma mère a besoin de moi et Longreuil aussi. Vous connaîtrez un jour «de visu» mes tantes; et ma mère, dont le président et le professeur vous parlent assez pour que vous n’ignoriez pas combien elle est nerveuse. Impossible de la quitter, chère Princesse. Je pense beaucoup à votre portrait et j’espère que vous y pensez encore. Puisse-t-il être d’une meilleure réussite! Je crois vous voir avec les yeux de l’âme… Vous êtes un mélange de deux ou trois des plus belles têtes de l’école italienne. Vous rendez-vous compte… mais j’ai peur que non… du sentiment de respect que je vous ai voué, à vous la première dame qui ait abaissé son regard sur moi? Le professeur ne voulait pas m’introduire dans votre temple, et vous m’êtes apparue dans un rayon de gloire! Si je pouvais un jour vous prouver ma dévotion respectueuse, je serais le plus heureux des hommes.»