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Aymeris

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J’oublierai; je le reverrai, il faudra bien qu’il permette qu’on l’aime et qu’on l’admire. On vient à bout de tout avec ma patience. Pourvu que Beaudemont, Charlot et Matoire n’apprennent pas l’aventure Aymeris-Degas! Mais ma mère la leur contera. Elle croit toujours qu’on recommande les gens, elle serait capable de me faire recommander à M. Degas.

L’été vient, Beaudemont part pour Londres en juin, il emmène des collègues du jury et l’on voudrait que je fusse «cicerone», parce que je parle anglais. Matoire s’étonne de ce que je ne le tutoie pas. Oh! les jeunes maîtres! Vous me voyez: toujours à côté! Donc, je suis indiscret avec Degas, mais point assez camarade avec l’autre! Ce n’est pas facile d’être un étudiant, à notre époque. Merci de vos lettres, toutes écrites comme par Saint-Simon (pour m’amuser?..) Mais, quant à mes peintures, on dirait qu’il est question de tout excepté d’elles. – Vous aussi? Enfin, attendez, vous verrez!..

Votre G. A.

P. S. – Je compose un essai sur le scepticisme. Voici une heure où l’on se vomit.

Pourquoi Vinton avait-il été irréductible? Pourquoi Georges dont la position aurait dû rendre ses débuts faciles était-il abandonné à l’absurde sort commun des élèves d’académies publiques? Georges se plaignait à Léon Maillac, sur l’amitié duquel il pouvait faire fonds; mais l’opinion de Maillac, quant au talent de l’artiste, Georges devait encore en douter: doute cuisant, à l’heure présente où il aurait eu besoin d’un secours, et qui allait être, dans l’avenir, une hantise quand Maillac ne serait plus là!

Celui-ci inspirait les lectures du jeune peintre et racontait la vie des grands hommes méconnus. Il était resté en relations avec des poètes du Parnasse, les «Impressionnistes», des philosophes et des musiciens. Ses lettres d’érudit, d’un style un peu apprêté du XVIIe siècle, étaient pleines de préciosités et d’amusants archaïsmes. On l’avait pressé d’écrire ses mémoires; d’aucuns espéraient les découvrir après sa mort. Engagé dans des liaisons et des aventures galantes, M. Maillac avait consacré aux femmes et à la «culture» le temps que lui laissait un modeste emploi dans un ministère où, par Vallade, André Lemoyne, il avait connu Verlaine, Glatigny et l’enfant prodige Arthur Rimbaud.

Dans une masure de quartier latin, Maillac vivait depuis ses études à l’Ecole de Droit, avec une femme qui jadis dînait avec lui, à la même pension d’étudiants méridionaux. Trente ans plus tard, il partageait encore, sous l’édredon d’andrinople, la couche de Florette, maritorne acariâtre, querelleuse, dans des draps bis d’hôpital, où Georges ne pouvait concevoir que, la nuit prochaine, Florette allait ronfler à côté de cet homme là.

Flore ouvrait la porte, Georges lui serrait la main. Il passait vite au travers de la petite antichambre dont le papier de tenture sali était à peine caché par des tableaux et quelques pastels de Boudin; il évitait la salle à manger aux relents d’huile frite, la table couverte d’une toile cirée poisseuse, maculée de ronds qu’y faisaient les tasses à café de midi, les verres et les assiettes encore sales à cinq heures. A côté, c’était le cabinet où Maillac se reposait sur une ottomane, deux gros chats angora sur son ventre. La terreur de Georges, c’était, surtout en hiver, que Flore, avec ses tics et ses grimaces, ne vînt en caraco de pilou, près de l’unique chouberski, repriser des gilets de flanelle. Elle mordait ses joues, se rongeait les ongles, et crachait une chique. Méditant, sa belle main osseuse appuyée contre son nez fin, Léon fermait les yeux que la cécité menaçait.

A cinquante ans, il en paraissait soixante-dix, ne se faisait plus d’illusions sur les progrès d’une implacable ataxie; et des secousses, comme les décharges d’une pile électrique, tiraient de lui des gémissements.

– C’est bien laid de souffrir, disait-il, mais tant que j’aurai mes deux oreilles pour entendre, et de la mémoire, je tiendrai. Ce triste état est la revanche de l’amour, dont la privation est, seule, ce dont on ne se console point! Tu verras, entre trente-cinq et quarante-cinq ans! Oh! le triomphe alors pour nous autres! Les arts, la littérature, c’est bien peu, sans… ce que je n’ai plus!

Georges écoutait, contemplait le portrait de Florette en costume de canotière, comparant l’image au modèle, la «goule» encore attachée à sa proie: Ainsi perçait-il l’un encore des mystères de la vie, entre cette hideuse représentation du beau sexe et ces débris masculins d’une pauvre victime de Vénus.

Maillac jetait sa ligne de fond dans une eau trouble, et la réserve de Georges cédait auprès de son grand ami qui, presque un cadavre, parlait encore d’amour avec regret et sans rancune, comme un qui, après un accident où il a perdu les deux jambes, voudrait remonter en voiture et revoir immédiatement un paysage admirable.

– Expliquez-moi à maman, Monsieur Maillac! suppliait Aymeris. Et il chargeait Maillac de délicates ambassades auprès de ses parents.

Avant ou après le dîner, ce sont des conciliabules, de prudentes conversations à voix basse entre M., Mme Aymeris et Maillac. A ces parents trop âgés, il explique leur fils que séparent d’eux des décades pendant lesquelles tout s’est modifié, si bien que les deux générations d’Aymeris n’ont, aujourd’hui, un air de famille qu’à peine. Du moins, croit-on cela.

Quand ses douleurs n’étaient pas trop en éveil, l’ataxique se traînait au Louvre avec Georges, et le professeur Blondel, un autre amateur du «beau sexe». M. Blondel n’était pas un romantique comme Maillac, mais un fervent de la Madone Sixtine de Raphaël, se cachait la face, comiquement, si l’on prononçait le nom de Michel-Ange lequel il appelait, par dérision, Signor Buonarotti.

– Tu me dégoûtes, Bibi, avec ton «rotulard»!

Bibi, c’était Georges, qui se retournait alors vers Léon pour implorer son aide. Georges et lui s’en allaient aux salles égyptiennes, comme brouillés avec le savant (surtout à propos d’Ingres ou de Delacroix)… Ils tenaient pour le classique et le romantique à la fois, au scandale de l’ingrolâtre et exclusif Blondel. Et ces galeries du Louvre, Georges s’y revoyait, enfant, avec Nou-Miette, Miss Ellen et Jessie.

Georges suivait aussi, avec le professeur Blondel et Léon Maillac, les concerts Colonne, Musique, de quelle précieuse assistance n’êtes-vous pas aux adolescents! Vous exprimez mieux encore que la poésie leurs désirs, leurs rêves. Vous reliez, par une chaîne mélodique, les mille étapes d’une existence, ennoblissant notre douleur et nos joies même…

Après une Symphonie de Beethoven, la Damnation de Faust, l’Enfance du Christ, Manfred ou la Vie d’une Rose, Georges marchait avec ses vieux amis jusqu’au café de la gare Saint-Lazare où des cousins, le général et le colonel, venus de Versailles et de Saint-Germain, attendaient en prenant une absinthe, l’heure du train pour Passy; il esquivait autant que possible les retours en voiture, entre son père et Mme Demaille. Les cousins engageaient Georges à se libérer, maintenant qu’il était «majeur», soupçonnant qu’il y avait du «tirage» entre le fils et le père.

Non, point de «tirage»; mais la sollicitude de M. Aymeris paraissait à Georges trop raisonnée et moins naturelle que chez Mme Aymeris; l’imagination d’Alice la rapprochait de son fils, il y avait entre eux des ressemblances imperceptibles pour autrui, de celles qui lient, quand même ils se détruisent l’un l’autre, certaines mères et certains fils. Il est dans l’ordre spirituel comme un cordon ombilical que rien ne coupe – prononçait sententieusement M. Aymeris.

Tel une précieuse bouture, Georges avait été mis à l’abri d’un coup de soleil sur la serre, et du moindre fléchissement du thermomètre. Maintenant, il est en plein air, il se sent vivace, à son midi. Il appelle la pluie, les grands vents et l’orage. L’indomptable volonté de Mme Aymeris, sans doutes quant à la valeur de ses opinions, a dirigé Georges, le force encore à travailler, développe des dons qu’elle n’analyse point, mais qu’elle devine; l’inquisitoriale surveillance qu’elle relâche à peine, ses rodomontades, ses emportements maternels, combien préférables, ces feux de paille, aux soupirs qui bombent le plastron blanc du grand avocat! Si Mme Aymeris boude, Georges enlace son cou, baise son front, la caresse et, comme effarouchée dans sa pudeur, maman repousse l’étreinte:

– Laisse-moi, grand niais! Prends ma main si tu veux!

Et Georges la saisit, la porte à sa bouche comme pour la dévorer. Pourquoi avec un père si aimé, jamais, dans une phrase, l’étincelle qui l’allume et l’éclaire?

M. Aymeris se lamentait, et disait, comme Georges de Jessie: Suis-je aimé? M’aime-t-il?

Georges s’était-il interrogé sur l’existence double de M. Aymeris, à Passy, et rue de la Ferme? Léon Maillac en doutait et cela le «tracassait». – Georges commence-t-il à imaginer quelque chose? Que lui aura-t-on dit? Il se demande si je me doute de ce que fut son enfance… Pauvre enfant!

L’âge et la respectabilité des «figures du Cabinet des Antiques» drapaient sur elles un manteau majestueux; comme Georges, les tantes Lili et Caroline estimaient tout naturel que, pendant les étés à Longreuil, M. Aymeris fût retenu par ses occupations, même durant les vacances qui vident Paris; et M. Aymeris prétendait que le soleil est plus «coquin» à la campagne, où l’avocat portait, comme à la ville, son chapeau de soie haut de forme et sa redingote à roulettes (c’est-à-dire jusqu’aux pieds).

En août, Mme Demaille avait jadis pris l’agréable coutume de s’installer dans le pavillon des Gonnard, une fois Gabriel parti pour Trouville avec son manège; et elle tenait compagnie à Me Aymeris. Moins qu’à cette séparation du père et de la mère, Georges repensait avec horreur à Ellen et à Jessie, fort anxieuses d’aller à Trouville pour d’inutiles emplettes, et rejoindre l’écuyer avec qui elles passaient sans doute la nuit. Georges comprenait, enfin, ses attentes de jadis, ses rendez-vous manqués avec les deux Anglaises, toujours en retard pour prendre le train de Pont-l’Evêque. Georges rentrait seul à Longreuil, elles y revenaient le lendemain; et c’étaient les tantes chuchotantes, soupirantes des phrases acerbes et des insinuations: tout ce dont Georges voudrait parler à son père, et combien de choses d’autrefois dont il tardait de l’entretenir. Inutile curiosité rétrospective!..

 

Léon Maillac raconta à son élève la tragédie du ménage Gonnard. A cette époque, le naturalisme était à son apothéose: – C’est du Zola… dit-il.

Les coucheries de l’ancien adjudant excitaient l’imagination de Maillac et révoltaient Georges qui écrivait: Là-bas, dans son couvent de Remagen, le Rhin entre elle et les misérables, pacifiée, repentante, Jessie ne pense plus à moi, elle est hors de la vie, loin de nos turpitudes. Et la maison de Passy lui apparaissait comme un théâtre où l’on n’aurait monté que des spectacles mélancoliques.

Il sentait bouillonner en lui une passion pour cette mère toujours pâle, pitoyable, seule le soir dans le cabinet paternel, tricotant des chaussettes pour les pauvres, lisant la Patrie et ses alarmantes dernières nouvelles, en attendant que son vieil époux, sur le coup de minuit, gravît les marches du perron. Mme Aymeris attendait toujours son «homme du monde»; il revenait à pied depuis la station d’omnibus, après avoir dîné en ville. Des agents de police, ses protégés, l’accompagnaient jusqu’à la grille, de peur d’une attaque. On savait que sa poche était pleine.

Je ne quitterai plus maman! Je passerai les dernières années de sa vie mélancolique, ses mains dans les miennes, ma bouche plaquée sur ses joues amaigries, cette chair qui est la mienne et qui se décompose lentement sous mes yeux; écrit Georges, un soir de 1885, où il a trouvé sa mère évanouie, seule chez elle.

Que ne pût-elle – mais elle était trop vieille – fière et heureuse, accompagner dans les salons et produire dans le monde son fils dont la fougueuse tendresse se brisait comme l’océan contre une digue, et dont elle eût voulu épandre les flots sur des terres fertiles!

Il continue: Elle retire ses bésicles, redresse sa petite taille comme pour le combat; elle me dit: «Sors mon enfant, va-t’en, amuse-toi! Va dans le monde, j’ai besoin de repos.» Ce que maman appelle le «monde» est-ce encore des «centenaires», ou de ces fantoches qui paradaient chez Ange Matoire? Des dîners et dîners? moins intéressants que ceux de Passy. Mes modèles suffisent pour mes besoins présents. Angèle est délicieuse. Avec Angèle on a des conversations rafraîchissantes, humaines. Les femmes du monde ont peu cette spontanéité-là. A être dans mon atelier je ne préfère rien. Des amis, oui! Je veux m’en faire, j’en trouverai comme mon Léon Maillac.

Mme Aymeris rêve près du feu, sous l’abat-jour en porcelaine de sa lampe Carcel; toujours avec son caraco orné de crêpe. Elle a fini de lire la Patrie. Elle prend les aiguilles d’ivoire, le peloton de laine grise et songe: – Les temps sont mauvais. La République s’installe mal en France, on persécute les prêtres. Nos charges augmentent. La Commune n’aura rien été, auprès des secousses de la prochaine révolution. Où va l’argent de M. Aymeris? Ses charités sont obérantes, elles absorbent tout et il faut penser à Georges, aux hasards de sa carrière. Le moindre mal, ce serait encore l’horreur d’une guerre. La revanche! L’oublierait-on déjà, l’année terrible?

Elle passe sa main de braise sur son visage, blanc quoique congestionné; elle brûle; à peine sortie de table, elle a déjà soif. Elle sonne pour Antonin: – Donnez-moi une infusion! Du tilleul!

Antonin est venu à son appel, le fidèle Antonin qui courbe le dos pour ressembler à son maître; Antonin taquine ses favoris, sévère, respectueux et familier. Antonin fait le double service de maître d’hôtel et de gouvernante de curé, pendant que Nou-Miette est au pays avec ses enfants et son mari.

– Non, madame! Pas encore! Monsieur défend à Madame les boissons avant dix heures, rapport que c’est mauvais pour Madame, Monsieur a caché le sucre.

– Antonin, vous êtes un monstre! Voulez-vous que je me consume comme cette bûche? Donnez-moi tout de suite à boire et mettez du sucre sur le plateau! M. Aymeris vous a défendu de m’en donner, peut-être?.. Je ne veux pas de cette sale saccharine, vous entendez? Ils me feront croire que je suis diabétique! Ah! si j’avais ma chère Nou-Miette auprès de moi! Un de ces jours je la rappellerai… elle m’a promis de revenir quand j’aurais besoin d’elle.

Et Mme Aymeris retient Antonin, elle veut, en causant, entendre sa propre voix: elle aurait envie de chanter, «pour s’entendre». Elle s’ennuie. Elle a contraint Georges à dîner dehors; Monsieur est retenu ailleurs; Madame, ici, toute seule avec ses pensées.

– Puisque je n’ai que vous, venez Antonin, vous le fidèle! Je vous autorise à me dire ce que vous savez sur Georges.

– Quoi, Madame?

– Allons! vous me comprenez Antonin… Avez-vous jamais découvert quelque chose? Ses modèles… dans l’atelier; enfin, dites, que se passe-t-il là-haut?

– Ah! je comprends! Madame veut dire… la bagatelle… l’affaire des femmes, quoi?

Antonin réfléchit, hésite, puis, fermant le poing et tapant sur une table: – Mon Dieu, si Madame m’engage à dire, eh bien, madame, on serait content si ce pauvre M. Georges prenait les plaisirs de son âge! Parbleu, il y a bien la petite Angèle, la Belge, qui a l’air de rire quelquefois avec lui, mais je mettrais ma main au feu qu’il n’y a rien entre eux, que, comme qui dirait, de modèle à peintre. Mais on n’sait pas! C’est-i dommage, tout de même, que la Miss n’aye pas perdu son innocence avec M. Georges, non pas qu’avec le Gonnard!

– Merci, merci, mon brave, merci! C’est bon, vous pouvez vous retirer; retournez à vos lampes. Il y en a deux qui filent, c’est une infection! Bonsoir. Vous pourrez vous coucher.

Antonin s’incline et souhaite bonne nuit; mais Mme Aymeris le rappelle, la bouche sèche, la voix blanche:

– Non, non! Et mon tilleul? A boire, j’ai si soif! Si vous ne m’en apportez pas, j’écris à Nou-Miette… et je sais à qui ça ne fera pas plaisir de la revoir ici!..

Antonin, sous cette menace, s’enfuit et va désobéir à M. Aymeris en préparant la boisson sirupeuse.

Mais une voiture s’arrête à la grille. Georges a donc quitté de si bonne heure ses amis? Il jette son chapeau et son par-dessus dans le vestibule entre les mains d’Antonin. Il tourne le bouton de la porte, s’avance dans le cabinet où tout est noir, sauf le coin du feu où sa mère fait semblant de lire.

– Toi, déjà, mon grand? Pourquoi si tôt? Tu t’es ennuyé?

– Non, mais je ne puis rester plus longtemps loin de toi.

– Tu es insupportable! Je suis sûre que tu te seras encore inquiété…

Georges remarquait chez sa mère un amaigrissement continu et des fringales concomitantes. Des menus, son père supprimait certains aliments que Mme Aymeris faisait rétablir par Domenica. Antonin avait dit à Georges:

– Monsieur me défend de vous en parler, mais je sais que Madame a le diabète; alors plus de macaroni, plus de pommes de terre. Chut! chut! Monsieur m’attraperait!

Georges avait cherché des renseignements dans le dictionnaire de médecine, comme pour la phtisie de Jessie, et s’était acquis des demi-notions, trop vagues pour être opérantes, mais suffisantes pour que son imagination y puisât des sujets d’inquiétude immédiate. Or, en rentrant, il voit un morceau de sucre auprès du tilleul.

– Maman, moi, je défends! Qu’est-ce qui vous en a donné? Papa n’est jamais ici et quand il est dehors, Antonin… en sert donc? Il est aussi bête que Nou-Miette… Non, décidément, on ne peut plus vous quitter…

– Tu défends? Es-tu le maître ici, par hasard? Le professeur Blondel t’aura conté de ses fariboles! Ce que j’ai? Un peu de nerfs… On vit très vieux avec ce mal-là. J’ai les épaules solides! Seulement on me dit d’éviter les émotions, ce qui est comme, à un pauvre, d’ordonner des beefsteak et du bourgogne! Tiens! on lit le journal la Patrie, eh bien! on ne peut plus comprendre ce qui se passe! Si je me tracasse, ce n’est ni pour moi, ni pour ton père mais bien pour toi, mon pauvre chéri! Que ne verras-tu pas! Qu’est-ce qu’on appelle les temps nouveaux? Je crois les voir: des horreurs! Moi qui suis du bon vieux temps, je ne voudrais point partir avant que je ne t’aie calé, et que tu sois arrivé. Je crois que tu seras un grand artiste… mais nous marchons à la ruine, à la révolution… Et l’on ne te fait pas de «commandes»! On te fait passer pour un amateur! Nous ne te laisserons presque rien, au train dont on va. Il serait bon de te répandre, au lieu d’être toujours là, auprès de ta vieille, à compter ses os sous ses rides. On dirait que je change à chaque minute, aux yeux dont tu me regardes…

Puis haussant les épaules, scandant ses mots:

– Georges! laisse-moi donc tranquille! Tu finiras par m’inquiéter sur moi-même. Quand j’y penserai, oh! alors… ce sera la fin! Va, sors, ce n’est pas chez nous qu’on viendra te découvrir!

Georges sent une boule qui se forme dans sa gorge, à chaque retour auprès de sa mère; il ne sait que baiser cette peau flottante sur la frêle charpente qui lui est si chère. Il feuillette les journaux, inspecte le bureau, la serviette en maroquin de l’avocat, ses dossiers. Il aperçoit les ordonnances de Blondel. Les lira-t-il?

– Mon père n’est pas encore rentré? Il m’avait promis d’être plus tôt ici, ce soir! Pourtant, il a une grosse affaire demain, au Palais.

– Ne devait-il pas aller chez la princesse Mathilde, mon enfant? C’est aujourd’hui mercredi. Il y aura, j’espère, fait un tour. Si Mme Demaille était un peu plus fine, elle l’y aurait envoyé… Au moins là… il cause, se renouvelle. C’est abêtissant, leur tête-à-tête!

Mme Aymeris fait le geste de prendre des béquilles.

– Vois-tu, mon chéri, les êtres ne devraient pas tant dépendre les uns des autres. Je sais bien qu’avec les meilleures intentions, nous t’avons coupé les ailes… Ne me fais surtout jamais, plus tard, des reproches! ils seraient injustes, car nous n’aurions pu agir autrement… Suppose que nous sommes tes grands-parents! Aime-moi tout de même… comme une aïeule!

Georges sent des larmes lui monter aux yeux. D’un baiser, il clôt la bouche de sa mère.

– Taisez-vous, madame! tais-toi, mon adorée. Inutile de dire les choses, c’est assez de les penser. Gardons le laid au fond de notre cabinet noir, ma chérie! Je serais heureux, parfaitement heureux, si vous deux l’étiez, comme doivent l’être des braves êtres chéris avec leur enfant chéri. Si l’on pouvait communiquer avec papa! Mais comment?.. Il faudrait qu’il ne me surveillât pas, sans cesse, comme si j’étais un criminel!

Mme Aymeris semble ne pas saisir, remet ses bésicles, prend un bouton de la veste de Georges, et le secouant:

– Ton père, mon pauvre amour! Lui? Te croire un criminel? C’est moi, la femme terrible, qui dirais cela! mais ton excellent père?.. Moi, je détruis tout autour de moi… je ne te cache rien, si je te rappelle toujours à l’ordre! Tes tantes me grondent, d’ailleurs; elles me disent que je suis souvent avec toi comme si tu avais mal agi. Il paraît que j’ai l’air trop sévère! On n’a pas idée de ça! Est-ce vrai? Je te juge et je te donne souvent tort, mais je te connais à fond, mon chéri, je connais si bien ton imprudence, ta confiance de nouveau-né en les autres, et ta maladresse de malagauche! Et ce terrible instinct qui, toi et moi, nous force à parler quand il vaudrait (me dit-on) mieux… Mais moi j’ai l’âge: chez un jeune homme il n’en va pas de même. Comme moi, mon enfant, tu blesses sans le vouloir! Et c’est si peu dans ta nature!

Les bustes de Cicéron et de Démosthène, sur les bibliothèques d’acajou, se perdent dans l’ombre de la pièce revêche où Georges, dans sa tenue du soir, avec sa cravate blanche, semble un intrus… Il s’assied sur un tabouret devant sa mère, il regarde les belles mains fines, essaye l’anneau de mariage, trop étroit pour son petit doigt.

– Ma chérie, si je souffre parfois de ton manque de patience, de tes jugements aussi, je te comprends, même quand tu me heurtes, ma gentille; et puis, tu parles, toi… Mais papa!.. cette façon de me regarder en silence! Ce n’est pas poli d’appeler cela ses manies – mais pourtant, comment nommer ça?

– Veux-tu me dire vous, Georges, à l’anglaise!

– Ah! non, tant pis! Je t’aime trop!.. Oh! écoute une chose à laquelle je ne m’habituerai jamais: maintenant, quand on repasse un plat, ou si c’est du vin de Champagne, papa fait signe aux serveurs de ne pas m’en offrir. Avec Antonin, chose convenue; mais, si nous dînons en ville, j’apprends que papa prévient les maîtres-d’hôtel; à table, il fait des gestes, les arrête quand ils viennent à moi. Que s’imagine-t-il donc? Moi qui suis un «teetotaler…» C’est grotesque, j’en perdrai la tête!

 

Mme Aymeris avait une façon à elle de rire, sans bruit, comme secouée intérieurement; ce rire muet était une sorte de grimace douloureuse; elle lève les bras au ciel, hoche la tête, puis redevient grave:

– Ton père te voit encore comme l’enfant misérable que tu fus. Ne me force pas à évoquer des souvenirs qui pèsent sur cette maison sinistre. Vois-tu, Georges, il y a des décrets de Là-Haut devant lesquels une chrétienne courbe la tête; leurs effets ne sont stimulants que pour les forts. Nous autres, hélas! nous n’avions plus la force… Tu te plains du regard de ton père? Et moi donc, que dirai-je? Il y a des instants où je devine qu’il craint pour ma raison. Il me reproche mon «émotivité», c’est ainsi que Blondel désigne les nerfs. Evidemment, je ne suis pas en carton, je crois que mon cerveau fonctionne encore régulièrement. Encore une fois, n’en veuille pas à ton papa! Sois bien tendre pour lui…

– Oui! Il est bon, il nous aime tant! Pourquoi faut-il qu’on ait envie de lui faire des reproches?

– De quoi? Il n’y a jamais de reproches à lui faire, mon petit. Ton père a besoin d’exercer son dévouement, comme auprès de notre vieille amie. Moi, je ne lui ai pas donné l’occasion de m’en prodiguer! j’ai toujours été une indépendante; c’est ma manière, de crier, comme c’est la tienne de te renfermer dès que tu sens qu’on t’observe. Ma parole «incoercible», ton père ne s’y est jamais fait! Mme Demaille a répondu, par sa faiblesse même, aux besoins de ton père, et puis… maintenant, il sert de Nou-Miette à Mme Demaille; je déplore tout cela, mais je t’assure que je ne lance la pierre à qui que ce soit! Ni à elle ni à lui… les pauvres chers!

Mais Mme Aymeris ne peut refouler une autre plainte.

– Si seulement elle était moins lente! Je t’assure qu’elle retombe en enfance! Après tout, elle aura tantôt 80 ans!..

– Est-ce qu’elle fut belle?

Mme Aymeris se redresse: – Que t’importe? On la trouvait belle comme une madone de Raphaël; or moi je n’apprécie pas la Vierge à la Chaise! Enfin du vieux jeu, de l’Hippolyte Flandrin! tu connais son crayon par Amaury Duval?.. Pour moi, elle a toujours eu un visage inanimé, c’était un glaçon. Son appartement sans un grain de poussière, c’est tout elle! Ce que Mme Demaille sait le mieux faire? La préparation des purées, cette insipide nourriture qu’ils croient l’aliment nécessaire à leurs entrailles. Elle ne croquerait pas un bonbon, pour ménager ses dents: des perles, tu sais!

Georges avec sa mère en était là; une camaraderie, toute de tendresse et de pitié, lui faisait aborder des questions jusqu’ici tacites ou vagues, mystérieuses comme l’avait été, dès son enfance, l’idée de la mort, qui enténébrait sa vie de jeune homme.

Les soucis maternels de Mme Aymeris avaient une autre cause qu’elle avait cachée jusqu’à ce que sa maladie la rapprochât de son fils: la vie privée du jeune artiste.

Des mois et des mois, elle hésita, s’informant, d’ailleurs, auprès de Léon Maillac et du professeur Blondel.

Plutôt que de feindre ou de se rendre odieuses à un fils, certaines mères préfèrent d’ignorer toute fredaine juvénile. La vie de Mme Aymeris (si peu modérée dans son langage), sa conception austère, et janséniste même, des exercices religieux, l’avaient éloignée, depuis trente ans, du confessionnal, au déplaisir de son époux, ennemi des bizarreries. Ce jansénisme, la pudeur et la vertu n’avaient point préparé Mme Aymeris à jouer un rôle dans les choses de l’amour; mais aussi comment son goût des êtres, sa curiosité, l’y eussent-ils laissée indifférente? Elle devait bien, parfois, se demander: – Qu’est-ce que fait Georges? Aime-t-il les femmes? – Elle savait que, de ces années-ci, dépendait l’avenir de la famille, du nom qu’elle portait doublement, et auquel elle attribuait une valeur sociale comme ces bourgeois de très ancienne souche qui sont plus sûrs de leur lignée que maints aristocrates. Alors qu’elle destinait Georges à la diplomatie, elle avait eu, quant au mariage, des vues ambitieuses pour lui; si par la suite son maternel égoïsme devait transformer un désir en une volonté ferme que Georges ne se mariât pas, tant qu’elle vivrait, comment être certaine que son fils ne se laisserait point «piper»? Alors elle ne s’avoua encore que ceci: – Je ne consentirais qu’aux risques flatteurs d’une cérémonie à Sainte-Clotilde! – Son cousin Jacques de Maurepas, dit Pinton, l’entretenait insidieusement de siennes cousines, nobles et pauvres Tourangelles dont la description la faisait bondir. Mme Aymeris, ignorante du «grand monde», se l’imaginait à la façon d’un provincial auteur de «romans parisiens», ou d’après ce que lui disait du «gratin» le professeur Blondel. Dût-elle subir la présence d’une bru, elle la voudrait élégante, les cheveux frisés, un peu de fard autour de ses yeux bleus, une poitrine «luxuriante», le genre enfin que les hommes semblent préférer à nous autres – disait-elle.

Elle ne s’était oncques regardée dans la glace, et n’était jamais «sortie». Une seule fois, Georges se la rappelait vêtue de moire grise, comme il avait, avec son frère Jacques, accompagné jusqu’au pont d’Iéna, par une soirée de juin, papa et maman dans la calèche ouverte qui convoyait M. et Mme Aymeris au Théâtre lyrique, où la baronne Haussmann leur avait offert la loge du Préfet de la Seine; Mme Christine Nillson interpréterait le rôle de «la Reine de la Nuit» dans la Flûte enchantée. C’était comme d’hier et Georges revivait les moindres circonstances de ce gala: un de ces longs crépuscules où la nature est rose et verte, où l’Est se teinte de mauve, et le couchant fulgure des orangés incendiaires. Par cette soirée froide et chaude comme les glaces que l’on sert avec une sauce-crème bouillante, c’était une maman de jour de noces, une Mme Aymeris en robe magnifiquement ample, relevée de dentelles, ses quelques diamants dehors, et des épis d’argent dans une coiffure de Félix.

Hormis cette occasion unique et mémorable, la janséniste n’avait plus mis que des toilettes quelconques; et les bandes de crêpe ne le cédèrent plus, ou rarement, au jais, à quelque soutache mate sur une étoffe noire et aussi terne que la garniture.

Mme Demaille lui en touchait quelques mots quand son amie Aymeris parlait du «monde».

– Alice, vous devez me trouver bien perruche! Vous vous moquez encore de mon corset et de ma robe de velours améthyste. Du reste, ma chère, je n’achète plus rien; mais, ma foi, quand on n’a été pas trop mal de sa personne, on ne tient pas à s’enlaidir en vieillissant. J’ai toujours mes fournisseurs; pour les chapeaux, je ne comprends pas que vous ne veniez pas avec moi chez Mme Félix, je vous ferais faire un retapage pour rien!..

– Qui a été belle, veut le rester, ma chère amie. Ce n’est pas mon cas, et M. Aymeris ne m’y a jamais encouragée…

Ces propos s’échangeaient tandis que Mme Demaille, devant la psyché, faisait bouffer sa jupe, se redressait pour ne rien perdre de ses avantages.

A Mme Aymeris, en faute d’ailleurs avec la vérité historique, le nom de Demaille évoquait une existence brillante, le théâtre, les salons, les plaisirs légers; elle demanda à Marianne Demaille comment «les fils de famille s’approchaient des jeunes femmes du monde». Georges ne tarderait plus à s’émanciper. Une liaison – le professeur Blondel et le président Lachertier l’avaient assez souvent soutenu, c’était l’épisode nécessaire des années dont le premier chiffre est un 2.