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Aymeris

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– Servez-nous donc, Maître Aymeris, au lieu de balancer cette aiguillette comme un baladin à l’hippodrome! le jus fige dessus! ordonne Mme Aymeris agitée, et elle fait enlever le yucca, qui l’empêche de voir les canetons.

– Vous n’avez encore effilé que quatre morceaux, monsieur Aymeris? C’est comme cela qu’on mange froid. Pierre s’est habitué à la patience de Mme Demaille! Pour moi, un repas n’est jamais assez court.

Les femmes de chambre pouffent de rire.

– Poli pour nous, merci! dit le président Lachertier.

– Pardon, mes amis! je vous aime beaucoup, mais dans le salon! Les histoires du Palais n’en finissent plus!.. M. Aymeris va encore nous attendrir sur quelqu’un… Nous connaissons les chéris de Pierre, n’est-ce pas, mon Président? Tous des saints du Paradis… allons! allons! faites vite, monsieur Aymeris! le caneton, s’il vous plaît! si l’on ne nous sert pas, je retourne à mon fauteuil. Elle trépigne d’impatience.

M. Aymeris s’interrompt encore.

Sa femme décide:

– Allons tous nous asseoir confortablement, mes amis! Notre avocat est comme Deldevez, le chef d’orchestre qui ralentit tous les mouvements. Servons chaud!

Mme Aymeris, d’un trait juste et pittoresque, condamnait et louait implacablement, provoquant des rires approbatifs, des réticences de la part des timides, ou une grimace de Mme Demaille qui glissait au maître de la maison un regard d’entente et de pitié.

– Alice est infernale! murmurait-elle, entre ses dents.

– Ce soir, disait parfois le patron, nous nous passerons du concours d’Antonin: il a sa crise!

Antonin prétendait souffrir de la goutte comme son maître; et Mme Aymeris ajoutait: – Rhumatisme sympathique, goutte par dévouement! Antonin a peur de passer pour le fils de sa dondon de femme, puisqu’il a été assez sot pour épouser Domenica, son Italienne qui a vingt ans de plus que lui… Et ils sont amoureux! c’est ridicule! Elle devrait se calmer, cette goule.

Mme Demaille regardait Mme Aymeris de travers, et lui jetait:

– Ces mots! Antonin est las, ma chère! on ne conserve pas toujours l’aspect des tendrons!

– Parlez pour vous, ma belle, avec vos cheveux noirs! La vie ne creuse pas de sillons dans vos joues. En effet, j’envie votre sérénité!

Mme Demaille s’apprêtait à répondre. Un coup de coude de M. Aymeris voulait dire: – Ma bonne amie, chère bonne… vous écoutez encore Alice?..

Alice levait les yeux au ciel, ou prenait à témoin le Président, tandis que Mlle Sybille toussait, buvait pour feindre de pousser quelque chose qui ne passait pas; nerveuse elle n’avait plus goûté à un poisson, depuis une fameuse arête difficilement extraite de sa gorge par Nélaton, avec des pinces que la vieille demoiselle portait dans un étui, en cas de récidive…

– C’est que nous n’avons plus de chirurgien! disait-elle pendant que les colères grondaient au loin.

– Bataille de dames! Hé là, Môssieur Berryer! Où sont vos confrères? Il y a bien quelque repas de corps, ce soir, à la Galerie Montpensier! On vous y attend… au moins vous ne vous disputeriez pas, là-bas…

C’était le Président, et ses cruelles plaisanteries.

– On m’insulte à ma propre table! grommelait Me Aymeris, en resserrant sa cravate de satin noir qui, en trois tours, pressait un col-carcan dont les coins entraient dans ses bajoues encore grasses.

Lors des «piques» trop vives, le général louait le moelleux sans pareil des sauces, les carpes à la Chambord, les escalopes Vatel, les charlottes russes, mais ne rassérénait point l’atmosphère:

– Vous faites toujours venir de chez Petit, le pâtissier de la place de Passy, ma cousine.

Mme Aymeris s’écriait:

– Mais non! Domenica pinxit! mon cousin, vous n’êtes donc plus connaisseur?

Georges s’ennuyait à mourir, même à côté de M. Maillac et de M. Fioupousse.

Il y avait des dîners réussis; des dîners ternes; il y en avait où des discussions s’élevaient entre Fioupousse et le Président; il y avait les repas où l’irritation silencieuse du maître faisait perdre à Mme Aymeris tout contrôle sur elle-même. Le plus souvent, routines, redites; le Président proposait alors:

– M. Aymeris, rajeunissons les cadres! Qu’en pensez-vous, mon général? et vous mon colonel? Nous avons la jambe cotonneuse!

Ceux-ci amèneraient des sous-lieutenants; on ferait venir les tantes Lili et Caro. Ceci, d’un effet comique toujours sûr.

Après le dîner, le Président jouait avec le Colonel au tric-trac dans le salon rouge; deux bougies à abat-jour verts vacillaient sur la table. Dans le cabinet de l’avocat, infusait la camomille. Mme Demaille et Mlle Lachertier s’endormaient. M. Aymeris faisait une partie de cartes avec les autres. Mme Aymeris regardait la pendule. Georges appelait M. Maillac au piano; c’était une partition à quatre mains, de Wagner; un oratorio de Schumann; ou quelque œuvre nouvelle à déchiffrer. Diogène-Christophe Fioupousse racontait Delacroix, Théophile Gautier, Baudelaire, une visite à son ami Manet, ou les curieux tableaux de théâtre d’un certain Degas. Georges, d’après des descriptions de «peinture au pétrole», à la façon des décors, avait fini par se représenter l’artiste comme un ouvrier, quoique Fioupousse eût dit:

– M. Degas, comme Edouard Manet, un fils de famille.

Vinton-Dufour, du Salon des Refusés, aimait Manet comme un frère, mais, sur sa nouvelle manière, se réservait. Il reconnaissait qu’Edouard avait fait de la bonne peinture jadis, avant que Claude Monet ne le dévoyât. Georges craignait Vinton et l’admirait tout de même, car Léon Maillac l’avait élevé dans le culte de cet «ours», mais Vinton dédaignait trop les études de Georges, ses essais de gamin. On demandait à Vinton: – Avez-vous vu ce que Georges a peint cette semaine, là-haut? Qu’en pensez-vous? Il me semble en progrès.

Vinton-Dufour rechignait à répondre. Une fois il dit au Président: – On devrait décourager Georges; il réussirait mieux dans la carrière diplomatique.

Mlle Sybille Lachertier rapporta le propos à Lili et à Caroline, en prenant une tasse de chocolat, ou «le doigt de Marsala» de ces demoiselles. Elles se réjouirent, souhaitant que Georges servît la France, sinon par les armes, du moins dans la diplomatie qui dispose de leur emploi. Elles attendaient le verdict du prochain conseil de revision: une hantise pour les Aymeris!

Georges fut exempté du service, son genou ayant encore gonflé; le mal s’aggravait à chaque promenade à cheval qu’il s’offrait, en cachette du chirurgien et pour le plaisir d’être seul avec le cher Patrik de Jessie. Un épanchement chronique de synovie le faisait boiter assez bas. Définitivement libre, qu’allait-il faire? Il le savait mieux que jamais, malgré les avis de Vinton-Dufour.

Lili et Caroline ambitionnaient que Georges, s’obstinant à peindre, étudiât avec Detaille ou Alphonse de Neuville – «presque des soldats, ma chère!» Elles s’avisèrent qu’une dame de Versailles, amie du général Du Molé, était la sœur du peintre virtuose, l’Alsacien Beaudemont-Degetz. Elles obtinrent une introduction auprès de lui et se rendirent à son hôtel de la rue Jouffroy.

Un valet de pied, à boutons d’or, introduisit ces demoiselles dans une salle ennoblie d’armures, de drapeaux et d’uniformes, où un canon historique menaçait de sa gueule le traîneau de l’impératrice Joséphine; une esquisse du baron Gros remplissait le fond de la pièce; c’était un musée de souvenirs napoléoniens réunis par le peintre militaire.

Une portière de velours, à aigles d’argent, soulevée par le serviteur, donna passage à un homme, jeune encore, en dolman de peluche noire, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière; ces demoiselles furent du coup conquises, le maître avait l’air d’un capitaine de chasseurs à cheval! Il n’y aurait pas, chez M. Beaudemont, de ces modèles féminins dont elles appréhendaient pour Georges le commerce; mais d’anciens turcos, peut-être un ex-Cent-Garde, des cuirassiers, de vieux braves. Il parut qu’on trouverait un terrain d’entente, ce Beaudemont voulait être agréable au grand avocat et ferait une exception, puisqu’il ne professait pas. Georges objecta qu’un tel arrangement offrait à un élève peu de chances d’étudier le nu. Mme Aymeris, de même avis, inclina pour la classe de Jullian. Georges s’y fit inscrire, mais le lundi où il s’y rendit, il fut intimidé par les cris que poussaient les rapins. Les brimades étaient terribles; la moindre consistait à vider un baquet sur le «nouveau» quand il dépassait le vestiaire; le cœur manquant à Georges, il s’enfuit.

M. Beaudemont avait plusieurs ateliers dans son hôtel; il en céderait un à mon ami, avec toute licence de prendre des modèles «d’ensemble», que Mme Aymeris paierait. Beaudemont dessinait anatomiquement, ses conseils seraient précieux: avant d’être «peintre militaire», il avait gravi tous les échelons à l’Ecole des Beaux-Arts, jusqu’au prix de Rome; «il connaissait donc son métier et la structure des corps, hommes et animaux».

Restait à choisir: M. Beaudemont, ou rien du tout! Georges accepta Beaudemont; et ce fut un an de «fêtardise» dans l’hôtel, pour le futur peintre, mais une expérience qui tira l’abeille de son alvéole. Beaudemont, comme un chroniqueur parisien, déjeunait au restaurant avec des femmes galantes et des journalistes, – pourquoi n’en était-il pas un? – bavardait au café, puis se rendait dans les salles de rédaction. Georges, attendu par un modèle, rentrait seul, tandis que le patron faisait des visites à des ministres et des conseillers municipaux. Quand est-ce que Beaudemont travaillait?

L’ambitieuse et naïve Mme Aymeris trouva de saison que Georges, à qui l’on aurait défendu un mastroquet du quartier latin, devînt, à vingt et un ans, l’habitué de la Maison d’Or et de «l’Américain»; rien «de chic» n’était indigne de son fils. Et M. Beaudemont était si bien habillé! Il n’avait pas l’air d’un peintre.

 

Léon Maillac fit de suprêmes efforts pour que Vinton-Dufour autorisât Georges à lui porter les mieux venues d’entre ses études; il ne fallait pas abandonner un «fils de famille» dans les petits hôtels de l’avenue de Villiers. Maillac savait ce que pouvait être l’influence des peintres à la mode, des succès de coterie et des récompenses. Sa petite collection ne comprenait que des morceaux de choix offerts à lui par Vinton-Dufour, Renoir, Claude Monet, Cézanne. Les colorations aigres, les verts saumâtres, les roses et les rouges mats de Cézanne, la gaucherie savoureuse d’une exécution qui parut alors sauvage, Georges les préférait aussi aux mignardises des Beaudemont-Degetz, des Jacquet, des Duez, des Heilbuth et autres propriétaires de la plaine Monceau. Chez Maillac les multiples perspectives de l’art moderne s’ouvraient en même temps à lui; il fut à même de choisir «entre le vice et la vertu» qui se dressaient devant lui comme pour le jeune Hercule. Il comprit que son père et sa mère, cependant plus avertis que tant d’autres bourgeois, avaient confié leur fils à Beaudemont, pour les raisons qui leur eussent fait préférer une banque à une autre: respectabilité, réputation irréprochable, bel immeuble.

Georges, inquiet, inaugura le deuxième cahier de son journal après sa «reculade» au Passage des Panoramas Le soir, presque endormi, il se pince, se ranime et écrit: «C’est un soulagement, mes confidences au papier blanc, puisque je n’ai plus mon camarade Michel pour les lui faire. Michel est à Bruxelles dans la librairie.»

20 novembre.

Puisqu’on y tient tant, va pour Beaudemont-Degetz! Papa et maman insistent; moi je sens que c’est une boulette. Si ses petits soldats dont on compte les boutons sont de la peinture, celle des amis de M. Maillac qu’est-elle donc? Mes maudits nerfs! Si j’avais au moins pu me forcer à franchir le vestiaire, aux Panoramas, c’eût été le travail, au milieu de garçons de mon âge. Je sens que Beaudemont va démolir les artistes que M. Maillac me fit connaître. Je veux peindre comme eux, point comme Beaudemont. M. Vinton, hier, a tenu dans sa main mon petit portrait de Maillac, avec le cache-nez orange – mais il ne me demanda pas à voir d’autres études. Je suis malheureux, ce soir. Ceux à qui je voudrais me donner ne veulent pas de moi, et ce sera celui dont je ne veux pas, qui me prendra. Autant potasser l’examen des Affaires étrangères, alors! Mais, non, non, non! Je suis peintre, je ne suis même que cela…

Trois mois plus tard
(Février 1884).

Beaudemont-Degetz est fort gentil. Quand mes parents me demandent si je me plais rue Jouffroy, il me faut répondre: «Oui, assez!» A l’heure du thé, la maîtresse du patron, Florence Pack, distribue des toasts et du chocolat aux journalistes. Qui est-ce qui ne passe pas rue Jouffroy? Un vrai bureau de rédaction, une agence de renseignements; on y prépare les scrutins de l’Institut, du Jury, des dîners des Pris de Rhum, et le retour de l’Empereur. Je me dégèle; je parle, on «pouffe» de ce que je dis, mais ils veulent voir des malices dans mes jugements loyaux; comme maman, je ne puis mentir, si ce n’est par amplification verbale. Florence Pack me présente à des femmes. Elles m’invitent mais, jusqu’ici, je n’ai pas encore le ton. L’hôtel du boulevard de Courcelles me fait mal au cœur, comme un entremets à la crème. Cette Florence ne possède que de la foutue peinture: celle de ses adorateurs. Elle accroche bien quelque part son pastel par Manet, mais il est difficile de le voir, dans l’ombre. Maman, tu me jettes dans les bras des cocottes! Le sais-tu? Passer de Vinton à l’atelier Beaudemont-Dejetz!.. J’aurais préféré les petits goûters à la Suisse des Vinton, autour du poêle, quand les trois ou quatre personnes présentes ont l’air d’un tableau du maître. Il y a des tailleurs pour la rue Visconti, et d’autres pour la rue Jouffroy. Florence veut que celui de Beaudemont m’habille. C’est comme pour la peinture, une résolution grave! Mais Beaudemont m’a l’air faux-chic, surtout en veste de chambre prune, à brandebourgs bleu-turquoise. J’ai envie de pleurer, quand il empoigne sa mandoline et chante des airs napolitains d’Henri Regnault.

Je donnerais n’importe quoi pour visiter, avec Fioupousse, l’antre de M. Degas; il ne veut voir personne, surtout les jeunes gens qu’il déteste et trouve stupides. Je pourrais, peut-être, l’amadouer? J’ai tant besoin d’admirer, d’aimer, de suivre quelqu’un de fort à qui je dirais: «Tenez, je me livre à vous!» Seulement, il ne faut pas qu’on se moque! On est camarade avec Beaudemont; et moi, je ne sais pas être camarade avec un patron. A mon âge, il faut subir une discipline. Personne n’a pu, ou personne n’a encore voulu m’en donner une. Quel malheur, qu’il n’y ait plus comme jadis, racontent les livres, des ateliers où le patron s’entourait d’apprentis qui fabriquaient les couleurs, les toiles! Beaudemont ne me laisserait pas faire un calque, pas même préparer un de ces panneaux d’érable où, avec des martres à dix francs la pièce, il peint ses tourlourous d’opéra-comique; je suis sous son toit! je suis son pensionnaire! Non, cela ne sert de rien. Chez Jullian, j’aurais pu me faire des amitiés. Ah! avoir un ami! Je le comblerais d’amitiés, quel qu’il fût, pour la seule raison qu’il serait mon camarade ou mon maître – s’il me témoignait de la confiance.

Quand M. Alfred Stevens, ou M. Manet, viennent rue Jouffroy, ils parlent peinture; mais Beaudemont en a vite assez. M. Manet m’a dit: «Viens voir comment je peins». Je l’ai aperçu l’autre jour.

Beaudemont ose dire: «Si Manet avait su dessiner, il aurait fait quelque chose». Et moi qui trouve ses tableaux plus beaux que ceux du Louvre! De moi-même, c’est comme cela, il me semble, que je peindrais. Il faut absolument voir aussi M. Degas et sa technique à la détrempe.

Georges ne tarda pas à faire la connaissance, chez son «patron», d’un autre jeune maître à grand succès, Ange Matoire, l’auteur de «Délire de Volupté» et de «Valse enivrante». Matoire, un grand homme brun, l’allure d’un chef de rayon au Bon Marché, qui aurait été tambour-major; il s’est lié avec Manet «qui lui donne du talent». Degas dîne chez lui. Matoire? le peintre moderne des «ulsters» et des habits noirs, des jupes de tarlatane d’où émergent des épaules anguleuses. Il «pille» Manet, lequel «il assaisonne, sans trop de vinaigre et de moutarde, au goût de M. Bouguereau», écrit Aymeris quelque part: Ange aura la médaille d’honneur cette année. On dit d’Ange: «Il nous montre ce que Manet aurait peut-être peint, s’il avait su son métier.»

Ange Matoire faisait parfois profiter Georges de son modèle (la fameuse Marie Renard de Madeleine Lemaire et d’Heilbuth), supputant tous les avantages matériels qu’offrait à un roublard comme lui une famille Aymeris; s’il ne vola pas Georges à Beaudemont-Degetz, il le lui emprunta.

Matoire insinua à Mme Aymeris, en déjeunant à Passy:

– Bientôt il sera temps que Georges expose au Salon. Avec mon concours et la bonne volonté de quelques collègues, nous enlèverons ça haut la main. Seulement, vous devriez offrir des dîners, vous qui avez des relations, et peut-être acheter un peu de peinture, habilement, à droite et à gauche. Ne craignez pas d’être généreuse. Votre cuisine comptera pour beaucoup, et votre Mouton-Rothschild aussi.

La fille de Matoire, Germaine, n’avait, pour dot, que son profil et l’influence de son père. Mme Matoire assiégea Georges, l’enfant-tunique, et créa une apparence d’intimité avec les Aymeris. Lili et Caroline se retiraient si la femme du peintre à la mode se montrait à Passy: – Ma chère Alice, avec ces gens, ton salon prend un aspect d’hôtellerie suisse. Eh! quoi, ne peux-tu pas fréquenter chez eux, s’il te plaît de voir tes bohèmes? De ce train-là, vous aurez bientôt des modèles chez vous!

Mme Aymeris, plus tolérante, estimait les Matoire amusants, si vivants! M. et Mme Aymeris se faisaient vieux; Mme Demaille plus encore; Mme Aymeris appréciait la fidélité… mais Passy, disait-elle, n’est pas «folichon».

Une telle ambitieuse n’eût jamais deviné que les Matoire osassent songer à Georges pour «leur Germaine»: – Et M. Aymeris, disait-elle, le vertueux Pierre, marierait son fils illico! Pour Pierre, on ne se marie jamais trop tôt… Eh bien, non! Pas de mon vivant, l’hymen de Georges! Pas de filles d’artistes! Puisque nous l’avons ravi à la mort, qu’il s’amuse, mais sans hyménée!

Ange Matoire et son confrère Ulysse-Auguste Charlot, de l’Institut, professèrent alors dans une classe organisée dans leur quartier par quelques jeunes hommes riches qui faisaient, comme tout le monde, de la peinture. Georges y alla, sur le conseil de Beaudemont lui-même.

Quelqu’un possède des lettres de Georges à Léon Maillac, non datées, mais qui doivent être de 1882 ou 83.

En voici quelques-unes:

(Lettre à Léon Maillac).

Cher grand Ami,

Il y a du nouveau, depuis votre départ pour Arcachon. Quand vous reviendrez (et que ce ne soit pas trop tard), vous me retrouverez un rapin. J’ai échappé à Beaudemont, à Jullian; mais voici un autre atelier public, où je suis en blouse, à la bouche une pipe qui me fait mal au cœur, après des déjeuners chez le bistro de l’avenue de Villiers, avec des camarades enfin! très bons, mais pas artistes pour un sou. Adieu les uniformes et les panoplies de Beaudemont! Ange Matoire a une académie, passage Geoffroy, avec Charlot, de l’Institut: une classe pour quartier neuf. Mes parents ne désapprouvent pas, et maman désormais aura moins d’occasions pour donner des pièces d’argenterie aux Matoire, acheter des croûtes et me défendre contre les demoiselles à marier. Le mariage se présente déjà pour moi comme un dégoûtant marchandage.

Nous ne sommes que vingt, à l’atelier, dont treize amateurs (et quelques professionnels enlevés à Jullian). Un ancien fabricant de tabliers métalliques pour devantures de magasins; un Hollandais septuagénaire et paillard; un associé d’agent de change, des oisifs, le massier, certain Paul Mulot, clubman, abonné de l’Opéra; leurs maîtresses servent des boissons à quatre heures; on chante, on rit et je continue d’étonner par ma réserve ce drôle de monde. Ce sont des rapins de comédie. Ma tenue, mes habits, ma façon de parler, il paraît que rien en moi n’est assez «rapin» pour ces gens chics. Je vous assure que j’ai de la bonne volonté. Je voudrais faire comme eux, je sens que je suis impossible; j’ai l’air plus gourmé, à mesure que je m’efforce d’être plus libre. L’attaché d’ambassade est mon surnom. Tout de même, je crois être plus artiste que ces pauvres types, amateurs ou professionnels. Que font-ils là? Pas une idée, pas une lecture, ils n’ont jamais vu un tableau, ils ne parlent jamais du métier. Je suis leur tête de Turc, parce que je n’ai pas été au régiment. Ils me font faire l’exercice sur les fortifications. D’où migraine. Ils voudraient m’emmener au b… Si j’y vais, ce ne sera pas avec eux. Peut-être avec vous?.. Le samedi, après la correction, les camarades partent pour Montmartre, le Moulin de la Galette, la mode étant aux croquis vécus, cela veut dire canailles. La journée s’achève chez l’un des camarades, dans ces ateliers à éventails japonais où ils reçoivent des femmes (car de voir «de la peau» est tout le but de leur carrière) – on a «un modèle», la peinture est un prétexte à pelotage, l’atelier un pince-c… Et ce qu’ils font! Je me fais haïr, car rien ne m’empêche de leur dire que c’est mauvais. Ma réputation de dessinateur me pose, ils me blaguent, mais ils m’admirent. Ça m’effraie! Eux? total manque de dons, totale incompréhension. Ils savent se la couler douce, dans l’existence; mais point d’ambition, nul autre idéal que «les femmes», les femmes, la noce! Pourquoi ne sont-ils pas à la Bourse? Vin de Champagne, refrains cochons, blagues…

Mais je vous ennuie avec cette académie. Revenez, ô mon seul confident depuis Michel, le fils de l’emballeur, est en Belgique. J’espère que M. votre père va mieux. Je manque de livres. La Princesse de Clèves et Mme de Lafayette me ravissent, mais, du moderne, s. v. p. Ecrivez-moi. Entretenez mon buisson ardent!..

Votre G. A.
A Léon Maillac.
(Un an plus tard) date manquante.

Cher grand frère,

 

Si vous étiez ici! What a scrape I have got in! Les palettes et les appuie-mains tombent sur moi; mon père prend un air de martyr, maman aussi: ils sont tous contre moi. Voici les faits:

Vous vous rappelez que j’ai peint un portrait de ma cousine Camille, pour le Salon, puisque Ange Matoire ordonne que j’expose. Le portrait est refusé au premier examen du jury, puis à la revision. Tout de même la poste m’apporte ma carte d’exposant; je crois à une plaisanterie. Le jour du vernissage, Camille est accrochée aux frises, comme un navet. Les camarades de l’atelier me conspuent: Ça ne se passerait pas ainsi! j’avais dû soudoyer les gardiens, l’atelier était compromis… Bref, le massier fit des recherches, ses démarches aboutirent à un lavage de tête formidable que je tiens a vous conter.

Donc M. Bouguereau m’a fait venir chez lui hier matin. Il était en séance. L’air aussi furieux que M. Degas ou M. Vinton, il m’introduit dans le sanctuaire où pose une femme nue, Italienne, un gosse nu aussi, dans des draperies groseille, et perchés sur des matelas qui simulent des nuages. J’ai même constaté que, par un artifice d’éclairage, les modèles, la nature, ressemblent chez le Président de la Société des Artistes, aux tableaux de ce maître. M. Bouguereau est un réaliste (qui l’eût cru?) il est sincère et exact comme un appareil de photographie.

La scène commence. M. Bouguereau est debout devant les portraits de M. et Mme Boucicault, du Bon Marché. Il me regarde comme un juge regarde un prévenu, et me dit: «M. Aymeris, vous rendez-vous compte de la faute grave, très grave, dont vous vous êtes rendu coupable dans un moment d’aberration? Votre ouvrage a été par deux fois refusé, et il figure sur le catalogue officiel, il est accroché, Monsieur! le gardien-chef et trois autres employés vont être admis à faire valoir leurs droits à la retraite.. c’est la moindre punition pour eux. Votre cas, Monsieur, est un des plus pénibles auxquels j’aurai été mêlé dans ma carrière. Vous avez été singulièrement privilégié dès votre naissance, par votre entourage et votre éducation, vos parents ont mis sous vos yeux l’exemple des vertus de la bourgeoisie la plus distinguée de France, vous n’avez eu aucun des soucis matériels sous lesquels cèdent des vocations bien plus remarquables que la vôtre; enfin, Monsieur, ce vénérable Emmanuel-Victor Aymeris, de l’Académie des Sciences morales et politiques, a mis autour de votre nom un halo lumineux que son fils l’éminent Me Pierre Aymeris, n’a pas éteint (sic), mais auquel, loin de là, il a ajouté les palmes de la philanthropie, de la charité, des vertus civiques et privées; enfin, Monsieur, je n’insiste pas… Vos camarades, les élèves de mon collègue Charlot, vous exclueront de leur sein, si vous ne faites pas une confession publique des actes de corruption et des trafics que vous avez favorisés…

Le William Bouguereau de l’oléographie m’humilia pendant une demi-heure; je n’y comprenais rien! et mon portrait de Camille est (hélas!) si mauvais, que je n’ai même pas de consolation. Cher Monsieur, qu’est-ce qu’il y a là-dedans? Papa, comme toujours me soupçonne et se tait. Si j’étais accusé d’un assassinat, il se demanderait si ma raison… Mais il me soupçonnerait. Maman aussi! A quoi, à quoi donc est-il bon d’être un enfant chéri?.. Moi, j’aurais cru que maman m’avait trop recommandé. A l’atelier, on me déshabille, on me fait un chahut dans le passage Geoffroy, la police nous pige, on nous mène au poste…

Mais assez de ces fragments. A force de recherches du massier Mulot, on sut que «le portrait de Mlle Camille A… par Aymeris (Georges-Emmanuel-Victor), élève de M. Charlot, membre de l’Institut et de M. Matoire, «avait été accroché en échange d’une toile crevée, dont l’auteur était un Aymerie (Georges), élève de M. Gérôme, membre de l’Institut, demeurant à Nantes (Loire-Inférieure)». Les gardiens furent expulsés, M. Aymeris leur alloua une pension à vie. A cette occasion, le nom de Georges parut dans un journal de Nantes, le titre de l’article était: Concussion artistique.

Autre lettre. (Un an plus tard.)

Cher ami,

Un autre grand événement! Ange Matoire m’a fait connaître M. Degas; j’ai été chez lui, il m’a montré mille dessins, pastels, de chevaux de courses, de danseuses, et toutes ses œuvres anciennes, son Jeu de jeunes Spartiates, La Sémiramis. C’est incroyable! S’il voulait m’accueillir plus paternellement que M. Vinton? Il a l’air aussi terrible. Qu’ils sont sévères, les hommes de ce temps-là! Je sens déjà que je l’aime, je le respecte; c’est un ancêtre, non pas qu’il soit vieux, mais comme maître. Je n’ai pas le temps de vous en dire plus long aujourd’hui, d’ailleurs vous revenez, dites?

Je vous embrasse,

G. A.
Autre lettre

Cher ami,

Depuis que je connais M. Degas, je ne peux plus me voir passage Geoffroy et pourtant je n’ose pas aller embêter Degas. Je suis encore, plus qu’avant, seul comme pendant mon enfance à Passy; seul au milieu de ces insouciants dont les plaisirs crapuleux me donnent des haut-le-cœur. Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que je les amuse; ils me trouvent comique, un pince-sans-rire. Toujours parce qu’ils ne comprennent pas. C’est à vous dégoûter de l’esprit. Je pense qu’ils appellent paradoxe ce qu’ils n’entendent pas. Je ne me croyais pas si drôle. Ils sont si peu cultivés, qu’ils me consultent comme un dictionnaire. Vous savez ma faiblesse: incapable de mépriser ou de faire de la peine. Je les suis, je sors avec eux. Tout cela est absurde. Les élèves amateurs ne sont pas les moins vulgaires: le genre cercleux-baccarat-courses, c’est pis encore que les autres qui rappliquent de chez Jullian. Je blesse ces fêtards et ils me disent: Tu en es un, toi aussi, de fils de famille. Et je veux aimer! Maudit besoin d’amis; maudit besoin de confiance et de sympathie! je biaise, je louvoie, j’essaye de m’abaisser à leur niveau. Ils sont très bons, au fond; mais c’est le volontariat, la caserne! Je me fais l’effet de Napoléon à Brienne… révérence parler.

La veille des deux jours de correction, par Ulysse-Auguste ou par Matoire, je recale les dessins des camarades, je remodèle un biceps ou une cuisse, car ils sont tous des mazettes. Nouveau prestige pour moi, comme dessinateur, parce qu’Ulysse-Auguste Charlot, bombardé peintre d’histoire, d’habitude portraitiste d’Américaines, obtint une commande pour l’Hôtel de Ville; membre de l’Institut depuis peu, il lui faut exécuter en six panneaux pour l’Hôtel de Ville, l’histoire d’Etienne-Marcel. Il me charge des dessins d’après le nu. Trop occupé par ses belles dames, il s’en remet au plus sérieux de l’atelier, à votre Georges. Dans une exposition d’ensemble, Ulysse-Auguste m’a fait l’honneur d’épingler, avec les siens, quelques croquis de moi. Vous imaginez l’effet produit passage Geoffroy. Fureur des camarades!

Vous vous attardez à Arcachon, grand ami. C’est trop long, pour moi, sans M. Maillac et sans le brave Michel. Vous devriez amener M. votre père à Paris pour consulter. Je sais qu’il est faible… Serais-je donc égoïste? Revenez-moi! Il est temps de parler des Grandes Choses!

Georges.

P. S. – Michel m’envoie de Bruxelles des Catulle Mendès qui ne me plaisent pas du tout. Michel tourne mal. Il voudrait que je lui trouvasse une fin à son sonnet:

 
«Que fais-tu donc penchée ainsi sur cette vasque?
Tu médites, ô chère! à l’azur de tes yeux.»
 

Cher ami,

Ne racontez à personne ce que je vous ai écrit sur les panneaux de l’Hôtel de Ville, cela pourrait faire du tort à ce brave Charlot, j’en suis honteux pour lui. Et il est si bon!

Maintenant, récit d’une aventure, une de mes aventures. J’en suis bouleversé! Personne ne veut de moi, à part les Matoire et les Charlot. Hier, maman était rue de Douai où je devais la prendre à six heures. Je me suis prévalu d’une visite qu’allait faire à Degas M. Fioupousse, pour retourner chez lui. – Vous connaissez l’escalier, genre échelle, qui monte de la cour à sa porte. Je grimpe, je frappe: une figure convulsée, c’est Degas. Les maîtres sont tous convulsés si un jeune va chez eux.

– Encore vous? Veuillez bien me f… la paix, je travaille.

Et il me ferme la porte au nez.

Cher ami, je l’aurais tant aimé, ce grand bonhomme, et voilà que de même que chez Vinton, je suis déjà flanqué à la porte par celui sur lequel je venais de placer mes dernières espérances.