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Aymeris

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Mme Aymeris s’empressa d’appeler le docteur; Georges ne sut quoi lui dire, assura que ce n’était rien… Il avait eu un éblouissement, une mauvaise digestion. On le purgea, on le mit au régime, il n’osa pas protester et se demanda s’il n’avait pas été tout de même malade.

Alors il se rappela les descriptions que lui donnaient en classe certains mauvais gars, de jouissances encore inconnues de lui. Aujourd’hui, était-il comme ses vantards de camarades? Il en conçut une certaine fierté, et dissociant la scène du cirque d’avec le sentiment tendre dont il était envahi, s’efforça de chasser les images trop réalistes qui repassaient devant ses yeux dès que sa pensée le ramenait à son idole.

Il est minuit. La lumière d’une tour en porcelaine blanche à trous, la veilleuse classique, repose derrière les rideaux sur un guéridon au pied du lit. La flamme vacille, fait danser les meubles; les fleurettes jaunes du papier de tenture bleu s’éclairent, puis s’effacent. La chemise et les vêtements de l’écolier prennent sur les chaises une forme humaine, ou se noient dans l’ombre. Le réveille-matin hache de son tic-tac le silence de la maison, marque le temps qui unit l’hier au lendemain. Georges grelotte sous ses couvertures, compte, écoute, retient son souffle, attend un autre bruit. C’est une obsession!

– Toussera-t-elle? A-t-elle toussé?

Une voix sèche, là-haut, le fait tressaillir. Il n’a pas pu se rendormir depuis qu’une forte quinte l’a dans son premier sommeil réveillé, et il pense: – Le docteur Brun assure qu’on réduirait cette maudite toux avec de l’huile de foie de morue, si Jessie pouvait s’y accoutumer. Elle est si pâle et si maigre! Peut-être que si je priais beaucoup, là, dans le coin, devant la statue de Notre-Dame de Lorette, peut-être obtiendrais-je que Jessie fût plus rose et plus grasse! Que ne puis-je lui donner un peu de mes joues! Mon gilet de flanelle? Tout ce que je possède! Mais sait-elle que je ne pourrai plus vivre ainsi? Si cela continue, je m’enfuirai. – Il réfléchit: – Mais non, impossible de la laisser seule ici, sans moi! Est-ce que cela la peinerait d’être sans moi? Elle est si drôle! On ne sait jamais si elle vous voit. Si elle savait que je reçois un coup dans la poitrine, à chacune de ses quintes! Les autres n’ont pas l’air de s’en apercevoir, pas même sa sœur Ellen. Gabriel Gonnard la regarde de travers, il la hait. Pourquoi? Mais moi, je suis là, je sais, moi, je sais! Si j’osais du moins lui jeter un châle sur les épaules, quand elle traverse les corridors! Et ce séjour à Cannes, projeté pour nous, après ma dernière bronchite? Emmenait-on Jessie là-bas? C’est elle qui devrait y être, dans le Midi!.. Si je pouvais pincer une autre bronchite!.. Je vais me remettre à tousser, comme Jessie, ce n’est pas malin de faire semblant!..

Georges se lève, ouvre la fenêtre, s’expose à l’air d’une nuit humide de décembre. Il met sa poitrine à nu, il lui faut une mauvaise bronchite, il l’aura! Il frissonne, se recouche, s’étend, puis se dresse sur son séant pour écouter, car le crin de son oreiller grince et offusque les autres sons. De nouveau, Jessie tousse. Georges tressaute, il pose sa main sur son cœur: boum! boum! boum! La sueur perle à ses tempes. Il passe sa manche sur son front. Trois heures sonnent. Patience! trois autres heures et une demie, et le réveil-matin lui enjoindra de s’habiller, de préparer ses leçons avant la classe, puisqu’hier soir il a lu Pickwick avec Jessie au lieu d’apprendre sa géographie et son algèbre; et il sera collé.

Enfin Georges perd connaissance.

Le supplice devait se prolonger. Les études ne donnaient toujours pas satisfaction à la famille Aymeris, quoiqu’un professeur, devinant les goûts de Georges, l’eût «poussé dans le latin et dans les lettres». Les sciences étaient toujours faibles, mais le baccalauréat apparaissant loin encore, Georges «redoubla» sa seconde. Les communications entre Georges et Jessie s’espacèrent. Le Dr Brun avait envoyé la convalescente en Suisse dans un sanatorium. A son retour, les époux Gonnard «la réclamèrent»; elle habiterait avec eux dans le pavillon au fond du jardin; Jessie aiderait Ellen dans les menus soins du ménage.

C’était encore la séparation! Georges, tirant profit de ses lectures romanesques et sentimentales, conclut que le sort des amants, toujours contrariés par la vie, est triste, mais noble. S’il pouvait rencontrer dans le jardin Jessie, les yeux cernés par la fièvre! Puisqu’on l’avait dite sauvée, elle devait maintenant brûler d’amour et attendre, comme lui-même, quelque jour prochain d’ivresse. Dès ses examens passés, Georges, solennellement, devant sa famille réunie, proclamerait une passion qu’il avait jusqu’ici tue; et sa mère ayant formé le dessein d’adopter Jessie, ne serait-il pas naturel, après tout, qu’une Miss Mac Farren devînt la bru des vieux Aymeris?

Mais elle avait avec Georges des façons nouvelles.

Jessie se retirait, rougissait à mon approche. Etait-ce un de ces mouvements involontaires par quoi l’amour se divulgue, dit-on?

Quoiqu’en retard et plus âgé que ses camarades de lycée, Georges restait candide au milieu de gamins qui ne l’étaient guère. Néanmoins il apprenait des dessous de la vie, plus que d’algèbre, de physique et d’histoire.

Quel rôle auront joué, dans l’enfance des petits Parisiens d’alors, le Passage du Havre et les entours de la gare Saint-Lazare!

Nous savons que Georges se promenait avec le précepteur et les deux frères de La Roche-Michelon, ces parfaits produits du faubourg Saint-Germain. Mme de La Roche-Michelon invitait Georges à des goûters assez ennuyeux, avec quelques garçons «extrêmement comme il faut», et dont on savait «qui sont les parents». Georges admira les tableaux anciens qui décoraient l’hôtel La Roche-Aymard, un des plus vastes de la rue de Grenelle, et le plafond, par Boucher, d’un escalier en marbre rose. Georges était «extrêmement comme il faut» aussi. Mais Mlle Adélaïde, la sœur d’Alain et de Gontran de La Roche-Michelon, ne parlait point à Georges Aymeris comme aux autres convives, ses cousins pour la plupart. Mlle Adélaïde lui faisait penser aux Ladies Margaret et Ethel, aux derniers jours à Oxlip Hall.

Mlle Adelaïde n’eût pas approuvé le mariage avec Jessie!

Les La Roche-Michelon s’abonnèrent aux matinées classiques de Ballande; Georges y alla avec eux pour entendre du Corneille, du Racine, du Molière; ces représentations comportaient une conférence par des professeurs de rhétorique.

Il y en eut deux par M. Legouvé, sur Lamartine; mais le même texte appris par cœur, semblait-il, puisqu’à huit jours de distance j’entendis l’académicien faire les mêmes «lapsus linguæ» d’un effet irrésistible à une première audition; a la seconde, je me crus volé.

Les La Roche-Michelon n’avaient pas redoublé. Georges ne fut donc plus dans leur classe, et il se trouva que ses cadets étaient d’une catégorie autre que les camarades de la classe précédente, en majeure partie des étrangers.

Il était déjà moins question de la guerre de 70. Paris devenait cosmopolite et, au lycée, des Roumains, des Sud-Américains moustachus fumaient des cigares à anneau d’or, piquaient des épingles de perles en des cravates mirobolantes, autour de cols cassés, et se coiffaient à la Capoul. Ceux-ci n’allaient pas aux matinées classiques, mais patinaient au Skating-ring avec des «dames». Ils y entraînèrent Georges, ainsi qu’au café-concert, qu’on n’appelait pas encore Music-Hall, mais le beuglant; ils voulaient le conduire dans bien d’autres lieux de plaisir, les jours de semaine, entre les cours, et après…

Dans la maison même de Mme Demaille, mais du côté de la rue Tronchet, en face de l’hôtel Pourtalès, il y avait une boutique chinoise où Mme Aymeris s’approvisionnait de thé; Georges entrant un jour pour y faire une commande, un de ses camarades, le Brésilien Carlos del Merol, courut après lui, le saisit par l’épaule: – Dis donc, mon vieux, après moi, si tu veux! C’est mon heure!

Georges ne comprenant pas, del Merol le poussa, tomba sur l’innocent à bras raccourcis. Georges se défendit mal, déclara devant l’énorme dame fardée, qu’il achetait deux livres de thé pour Mme Aymeris, et rien de plus…

L’histoire fit le tour des classes. Poursuivi dans les préaux et dans la rue du Havre par des plaisanteries dont il rougissait, Georges subit l’opprobre en martyr chrétien, convaincu de la noblesse de son rôle, quand il gravit son Calvaire, de la rue de Provence aux confins de Montmartre, ligoté par de mauvais drôles résolus à compléter son expérience de jeune mâle.

Giuseppe da Viterbo, un Napolitain qu’on eût pris pour un grand de philosophie ou de «spéciales», au développement de son système pileux, à ses pantalons évasés en «pattes d’éléphant» et à son fume-cigarettes d’ambre, était le roi de la division B, trop souvent voisin de Georges, d’après «sa place» dans les compositions.

Viterbo, quand il ne roulait pas dans les rues, «séchant la classe», dormait, «claqué par la noce». Des femmes! il n’y a que za! zézayait-il. De l’autre côté, un grand pâle, Souchon, les yeux battus, les narines ouvertes, avait des conciliabules avec Viterbo, projetait des «bordées» sur la butte, avec Noémi et Zaza. Georges se creusait la tête pour se représenter les scènes de débauche, décrites avec des mots qu’il n’avait point entendus ailleurs; et ayant un jour demandé naïvement une explication, Viterbo, le toisant, grogna: – Veux-tu bien nè pas nous mouzarder, gozze! L’amourr, est-ze quèza te rrégarde? Ces çozes-là, za nè serra zamais pourr toi!

Les plus intelligents, les gloires du lycée, portaient des noms qui sonnaient à l’allemande; surtout des noms de villes. C’étaient des israélites. Viterbo était, disait-on, israélite, et son père, un négociant en perles; les parents des autres étaient aussi «dans les affaires». Georges aimait ce mot israélite, si joli quand il vient dans les vers de Racine. Les La Roche-Michelon disaient: juifs, Georges rétablissait: israélites.

 

Dans la plupart des milieux bourgeois, on n’en connaissait pas, hormis de rares israélites établis à Paris; l’on ne faisait point de différence entre eux et d’autres «gens riches». Pour Georges, la juive, c’était l’étalagiste du marché de Passy, chez qui Ellen Gonnard trouvait «des occasions en étoffes et lingeries».

Mme Aymeris fit mille gentillesses et avances à trois jeunes Engelschloss qui emmenaient Georges au théâtre et allaient au concert Pasdeloup. Avec un Georges Cassel, bon pianiste, Georges déchiffra la partition à quatre mains de Lohengrin, dont le libretto, autant que la musique, lui donnait un plaisir indéfinissable.

Pourquoi Mme d’Almandara avait-elle «chuté» le prélude et la marche nuptiale de cet ouvrage, quand Pasdeloup s’était permis de les exécuter? Mon père avait, sous l’Empire, applaudi à la représentation de Tannhauser; il fit venir les partitions du Vaisseau fantôme, de Tristan et Isolde, des fragments de la Tétralogie, que Wagner montait pour l’ouverture de son temple de Bayreuth, et dont papa s’entretenait souvent aux dîners du dimanche à Passy, avec Léon Maillac.

Celui-ci, le plus jeune des centenaires, allait être bientôt l’initiateur, le confident de Georges Aymeris, une sorte de Messie sortant des nues.

M. Léon Maillac, le seul des centenaires qui ne me parût pas assommant, regardait mes barbouillages. Il avait beaucoup de livres, des tableaux. On ne me permettait pas d’aller chez lui; j’avais entendu dire par mes parents qu’on n’allait pas chez les vieux célibataires. Il riait de tous mes mots. Je l’aimais, il m’a mieux compris que qui que ce soit.

Mais nous retrouverons Léon Maillac plus tard.

Les trois israélites vinrent chez M. et Mme Aymeris; bientôt, on s’aperçut qu’ils étaient républicains! Leurs parents firent des tentatives «dépourvues de tact», offrirent des cadeaux, tels que pâtés de foies gras, dindes truffées, aux parents de Georges. Le bon M. Aymeris dîna, contre son gré, chez eux, avec des personnages politiques du nouveau régime, excusa Mme Aymeris, qui, elle, n’allait point dans le monde. On ne se tint pas encore pour battu… Avec sa brusque franchise, à la vingtième invitation, Mme Aymeris répondit à l’une des dames: – Ni mon fils, ni moi, jamais, jamais n’irons chez vous! Mme Engelschloss se vexa, ses fils ne retournèrent plus à Passy. Les tantes pensèrent: – Enfin, Alice aura eu du nez, une fois dans sa vie. Pierre est en train de se compromettre dans ce monde d’intrus interlopes, par lesquels se dégrade la République qu’ils veulent consolider; nous étions, quant à nous deux, sur le point de nous y rallier, comme à une forme provisoire de gouvernement… jusqu’au retour du Roi. Le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, en attendant, est «représentatif». Si M. le Comte de Chambord reconnaissait le Comte de Paris, la Monarchie constitutionnelle aurait plus de chances que la légitimité.

Le meilleur camarade de Georges était le fils d’un emballeur, Jean Michel. Georges le «cueillait», le matin, sur la route, prêt à grimper dans la voiture des Aymeris. Octave n’en disait rien, à la maison, car Georges ne se vantait pas de cette amitié, Mlles Caroline et Lucile ayant maintes fois dit: – Georges, énumère le nom de tes condisciples, allons vite! nous voulons savoir comment s’appellent tes amis. Sous la République, les collèges sont encore plus mélangés que sous l’Empire, il faut choisir ses relations, elles vous suivent toute la vie: imite ton père! Avant de se lier, un jeune homme demande à ses parents conseils et permission. En dehors des études, ne cause qu’avec ceux dont nous pourrions recevoir les parents; gare aux rastaquouères de ton lycée! tu sais, Georges, choisis des Français, avant tout!

Jean Michel était bien Français, mais les La Roche-Michelon traversaient la rue s’ils rencontraient Georges avec ce plébéien. Les manches de Michel étaient couvertes de lustrine. Il était dans les premiers, très trapu en discours latin, écrivait un français classique, mais, comme Octave, lâchait aussi des phrases très communes, «On a été se ballader à Suresne, on a mangé du saucisson avec une piquette épatante»… Ses mouchoirs avaient la taille d’une serviette et des carreaux blancs et bleus comme la toile à matelas. Georges jouissait mieux qu’ailleurs de Michel, quand ils étaient en tête à tête chez l’emballeur; Michel aurait voulu aller à Passy, mais Georges n’osait pas risquer une avanie: quelle confusion, si les tantes, ou même maman, avaient demandé à Michel: Qu’est-ce que fait Monsieur votre père? – et qu’il dût répondre: – Il est emballeur!

Georges et Michel poussaient, après la classe du samedi, jusqu’au boulevard Haussmann, pour admirer les vitrines d’un éditeur de gravures. Jean s’intéressait aux eaux-fortes symboliques de Chifflart, aux guerriers gaulois de Luminais. Quant à Georges, il était conquis par les colorations vibrantes de toiles originales devant lesquelles les passant s’esclaffaient de rire: un pont d’Argenteuil, des vues des environs de Paris, signées Sisley, Pissarro, Renoir, Claude Monet, nom qui lui semblait être une contrefaçon, car il entendait parler d’Edouard par Mme Demaille, la parente du magistrat M. Manet, père du «barbouilleur» dont elle déplorait l’excentricité. M. Léon Maillac, qui possédait des toiles de Renoir, connaissait la plupart de ces artistes.

Au retour de ses visites au magasin de Cadart, Georges rentrait chez Jean. Dans un cabinet pris sur l’espace d’une remise servant d’atelier à l’emballeur, Jean lut à Georges Manon Lescaut, des pièces de théâtre d’Octave Feuillet, du Musset, des drames de Victor Hugo; il récita des poèmes «à la gloire de l’amour». Jean s’était épris d’une cousine, choriste à l’Opéra-Comique; il composait pour elle et lui adressait des vers tendres et idylliques, d’une passion éthérée et cérébrale. Georges, pour paraître instruit, répétait des phrases de Viterbo et de Souchon, engageait son Jean à être plus audacieux et moins cérébral dans ses invocations; mais le poète planait et ne comprenait pas mieux que Georges par quels mystérieux maléfices, d’un sentiment tendre pour une belle demoiselle, le même garçon passait à un autre, cet amour dont les effets sont épouvantables, puisque les héros de la classe, avec leur teint de plomb, avaient l’air de pochards ou de chlorotiques.

Les tièdes et molles journées d’avril qui égarent la raison des vierges, inspirent à ces ardentes colombes des désirs moins clandestins, des inventions moins perfides que l’éveil des sens chez un jeune mâle tapi entre les murs d’une classe de collégiens. Jean et moi reculions de dégoût au bord de ce cloaque, nous refusant à laisser choir la fleur précieuse que nous serrions encore dans notre main.

Chaque lundi, selon le résultat d’une composition, pour la semaine les élèves changeaient de place sur des amphithéâtres à la mode de 1830, mal aérés, obscurs, empuantis par la respiration de cinquante poitrines. Le professeur ne s’adressait qu’aux meilleurs sujets, ses «chouchoux». Les autres causaient entre eux – et de quoi, mon Dieu! – les moins corrompus étant tout de même très avertis. Un Arménien, Zacharies, trop souvent assis auprès de Georges, c’est-à-dire au dernier rang, lui prêtait des livres, la République des Lettres, périodique publié à Lyon et où parurent les premiers poèmes de Maupassant, «d’un réalisme brutal»; de Zola, l’Assommoir; de Monsieur Mallarmé, des poèmes en prose et en vers. Georges avait eu comme maître d’anglais, en cinquième, ce Monsieur Mallarmé. A cause de sa bonne prononciation, mon ami s’était attiré la sympathie du professeur qui gardait les devoirs d’Aymeris, corrigés à l’encre rouge et d’une écriture ravissante de demoiselle.

Un sonnet Vere novo, paru dans le Parnasse contemporain de 1876, et que lui signala Zacharies, plut tant à Georges, qu’il supplia Monsieur Stéphane Mallarmé de bien vouloir lui en donner une copie manuscrite. Ces vers, les seuls qu’il pût retenir, il les récitait devant le pavillon des Gonnard, dans le parfum des glycines et des seringas.

 
Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.
 
 
Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne
Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau,
Et, triste, j’erre après un rêve vague et beau
Par les champs où la sève immense se pavane.
 

Ce sonnet fut un de mes appâts à la littérature. M. Léon Maillac approuva Mallarmé: comme Claude Monet, Renoir, et, d’une façon générale, mon goût. (Cahiers de 1883.)

Jessie demeurait invisible. Georges lui écrivait, puisque, le soir, elle n’était jamais plus à table chez Mme Aymeris. L’infidèle ne répondait point à des lettres désespérées.

Mme Aymeris était seule, à son ordinaire, lisant la Patrie, ou tricotant avec Nou-Miette qui, au lieu de s’en être allée vivre au pays, demeurait, plus que jadis influente, comme femme de charge ou dame de compagnie de sa patronne; elle mangeait avec Mme Aymeris.

– Ramène donc tes camarades à dîner avec nous, disait maman. Amuse-toi! Vois-tu, mon chéri, je suis trop vieille! Jessie est loin d’être ce que j’eusse espéré, et je la crois d’ailleurs perdue. Elle est comme une feuille de papier blanc, elle ne se traîne plus, elle a peur de se montrer. J’appelle le docteur Brun; Ellen le renvoie, car elle a soi-disant son médecin à elle, et le consulte pour sa sœur. Je ne m’en mêlerai plus, comme diraient tes tantes, jusqu’à ce qu’on vienne me prier de faire quelque chose.

Nou-Miette se rengorgeait. Georges laissait tomber la conversation, et s’asseyait au bureau de son père où il rédigeait fièvreusement une épître de plus, qu’à la nuit il jetait dans la boîte aux lettres, l’adresse écrite en caractères d’imprimerie pour que la concierge ne reconnût pas sa main; puis il remontait dans sa chambre en se tamponnant les yeux avec ses poings.

– Georges, ne piétine pas des heures dans ta chambre, tu m’empêches de dormir, mon enfant! Je suis sûre que tu vas encore réciter des vers, au lieu de préparer ta composition de demain!.. – disait maman.

Il ne pouvait pas répondre, partait en sanglotant.

Un vendredi treize – Georges en devint superstitieux par la suite – sous une pluie tiède de mai, la voiture l’attendait à six heures et demie, rue du Havre, à la porte du lycée. Dans la calèche, au lieu de Mme Aymeris, était assise la tante Lili. Elle désigna à Georges une petite malle qu’il fallut enjamber pour s’asseoir sur la banquette.

– A qui cela, tante?

– Nous passerons par la gare de l’Est avant de rentrer, mon chou. Octave a porté le bagage de la Jessie au chemin de fer et ce colis a été oublié. Il faut que nous le fassions enregistrer pour Cologne.

Georges presse sa tante Lili de questions; il n’obtient que cette réponse:

– Nul à la maison ne t’en dira rien, c’est plus convenable, mais la maison est nettoyée! Les intrus ont été flanqués dehors et ce n’est pas trop tôt! Ta chère compagne est partie. Elle sera demain matin dans un couvent sur les bords du Rhin. Ne demande pas d’explications! Tout est pour le mieux. Papa et maman ont été bien inconséquents. Vois-tu, mon petit chéri, on a assez de ses propres parents. A un certain point, bonté et bêtise ne font qu’un. Ta mère est trop généreuse. Ton père a ses occupations; sans cela, c’est lui qui aurait depuis beau temps fait la lessive de ce linge sale…

Georges, dégoûté par ce ton vulgaire, fait arrêter la voiture, crie à sa tante: – Menteuse! – et rentre à pied.

Le récit de Mlle Aymeris n’était point exact… Ellen Gonnard était encore dans son pavillon. Le lendemain matin, un pot de faïence à la main, elle se rendait à la loge de la concierge où l’on déposait le lait pour son ménage. Gonnard ne l’accompagnait pas jusqu’à la grille, comme d’ordinaire, quand il s’en allait au manège, la taille pincée, les jambes arquées et faisant sonner ses éperons; aujourd’hui, Ellen était seule, les yeux rougis par les larmes. L’atmosphère de la maison était plus lourde encore que de coutume. Avant de se remettre en route pour Fontanes, muet, Georges prit son thé dans la chambre de sa mère. Mme Aymeris, enfin, jugea nécessaire de rompre le silence:

– Tu sais, Jessie est dans un couvent… Il fallait compléter son éducation; une occasion s’est offerte, elle est partie hier. Elle sera heureuse là-bas. La pauvre enfant m’a donné un témoignage de confiance et d’affection que j’eusse à peine attendu de sa part. Elle m’a chargée de te demander pardon.

 

Georges détourna la tête. Mme Aymeris reprit:

– Sache seulement que M. Gonnard est un misérable; il était cruel pour sa femme et sa belle-sœur. Si je te disais tout, tu ne comprendrais pas… Ton père a séparé le couple, et délivré Jessie qui était sous la domination de son coquin de beau-frère. Nous ne verrons plus ce bellâtre. J’espère qu’Ellen tiendra ferme; je vais l’expédier en Angleterre, je ne sais encore où… Mon chéri, ne me pose pas de questions! Peut-être plus tard… Mais pourquoi pleures-tu? Tu aimais donc Jessie comme une sœur? Elle ne le méritait guère, dis-toi bien cela!..

Georges ne se contient plus; il est secoué de hoquets, puis, retrouvant l’usage de la parole, se détache des bras de sa mère:

– Maman, ne m’interroge pas non plus! Je ne pourrai plus vivre sans la compagne que vous m’aviez donnée; c’est vous qui l’aviez choisie, et j’avais cru que c’était pour toujours! Laisse-moi, ne me plains pas. Allons, adieu, Maman! Je retourne à mon travail, n’en parlons plus…

Deux heures plus tard, des agents de police sautaient hors d’un fiacre, sonnaient à la porte. Ils accompagnaient Georges qu’ils venaient de relever sur la ligne du tramway. La jambe gauche était brisée, à la hauteur du genou; le visage avait porté, le sang coulait.

Les portes claquèrent, maîtres et serviteurs furent, en un instant, autour de Georges, qui eut encore la force de gémir:

– Pas de mal! je ne suis pas mort! Je ne sais pas encore sauter de la plate-forme de ces nouveaux omnibus à rails! J’ai été traîné, cinquante mètres!

Le chirurgien lava le genou, inspecta la plaie, prit une mine sérieuse, ne se prononça pas. L’accident était inexplicable. Désespoir? Tentative de… Pourquoi?

Des mois, Georges resta étendu; il ne devait plus jamais marcher sans une légère claudication. Pendant des jours et des nuits, gardé par la vieille nourrice, dégoûté de lire, toujours songeant à Jessie, il tâcha de reconstruire le drame qui avait précédé la fuite de sa compagne et de Gonnard. Avec Nou-Miette, il s’enhardissait parfois, comptant sur l’indiscrétion de cette bavarde.

Elle se fit beaucoup prier.

– Enfin, Miette, dis-moi donc ce qui s’est passé! Il faut que je le sache! Je ne suis plus un enfant; raconte, je te jure que personne d’ici n’en saura rien! Je devrais bien être mort, au lieu de Jacques!..

– Laisse-moi donc tranquille! mon petit doigt me disait que ces gens-là ne valaient pas la corde pour les pendre; pas la pauvre idiote, mais ces Gonnard!.. Il y a des choses qu’une femme de mon âge aurait honte de te raconter, mon pauvre chéri! Ah! c’est un animal, une bête brute, ce Gonnard. Ellen l’aimait trop; elle se serait «endêvée» pour lui. Il voulait la quitter, elle a voulu le retenir; avec ce cochon-là, elles avaient fait un marché… Mais non, je ne veux pas!.. Enfin Jessie est venue implorer ta maman de la faire partir au loin.

Et Georges, tout d’un coup, se rappela un rêve atroce, de plusieurs mois auparavant. Il avait vu Jessie exsangue, gémissante, fouettée par sa sœur dans une chambre d’hôtel, sur un lit aux draps défaits, maintenue par Gonnard qui avait, comme Viterbo, des pantalons à patte d’éléphant et une raie au milieu du front.

– Etait-ce un cauchemar, ou la réalité? Lui-même n’était-il pas, en ce moment, la proie d’une hallucination?

La vie des hommes est si drôle et si triste! Jacques et Marie devaient être bien mieux, là-bas, au Paradis…