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Aymeris

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– Lili, tu sais que nous devenons tous frères! Frères du serrurier, du jardinier, de la fermière, de la cuisinière! Si la Jessie est l’égale de Georges… pourquoi ne l’épouserait-il pas, plus tard? Tiens! Georges, un parti pour toi, mon chou! C’est à mourir de rire! – déclara Caroline, pendant un déjeuner où n’assistaient pas les Anglaises.

Georges plia sa serviette, chercha Jessie à travers le jardin, l’appela: —Come on, Jessie, come! Let us go and sit out in the garden? I want you so badly! do come at once16… – et passa son bras autour de la ceinture de son amie, en un irrésistible besoin de lui dire des choses qui, sans doute, lui resteraient dans la gorge; mais il lui ferait cadeau de sa montre, de son mouchoir, d’une plume avec laquelle il écrivait mieux qu’avec les autres; il lui donnerait des cahiers, sa statuette de la reine Victoria, ou même le fameux magot chinois que Nou-Miette lui avait permis d’acheter à l’exposition universelle de 1867: sa première extravagance de collectionneur!

La nuit suivante il rêva du Sacre du Roi et de la Marseillaise, de Troppmann, des demoiselles quêteuses et du train où les communards chassaient les prêtres vêtus en femme; ses notions en histoire de France, en histoire sainte, qu’il s’était remis à étudier, se confondirent, dans le jour, avec la politique, la guerre, les «classes dirigeantes». Il retenait un seul fait de ce fouillis: Jessie irritait ses tantes, comme la devise: Liberté, Egalité, Fraternité – celle de la République.

Ce fut à l’époque de sa première communion que Georges doubla le cap des tempêtes. Cette période développa en lui une exaltation mystique, du genre de celles que les prêtres combattent comme un ennemi aussi perfide que Satan.

Ce n’était pas les scrupules, autant qu’une sorte de volupté dans la prière, qui devaient le troubler.

M. et Mme Aymeris, d’abord surpris et heureux de sa docilité, se préoccupèrent bientôt d’une ferveur morbide; M. l’abbé Gélines «dont l’intelligence était au niveau de sa piété» partageait leurs sentiments, mais se déclarait démuni de remèdes. Georges se barricada, des heures durant, dans une espèce d’oratoire en planches, plutôt un hangar, dédié par sa mère à saint Jacques et à la Vierge Marie, en mémoire des défunts enfants. On distinguait à peine, dans la pénombre de leurs niches, deux statues, l’une d’un pèlerin, avec son bâton, sa gourde et les coquilles; l’autre statue, la madone, faisait une «pointe», comme une danseuse, sur un croissant argenté, et semblait s’élancer de ce tremplin vers le Père-Eternel. Un prie-dieu de bois noir et or, avec tapisserie à semis de fleur de lis, remplissait presque cette chapelle où Mme Aymeris demandait des forces à Dieu, quand elle se sentait faiblir, au souvenir de Marie et de Jacques, toujours présents à sa pensée. Georges respirait dans la chapelle une atmosphère idoine à ses rêveries. Il y entraîna sa compagne; mais, sans imagination, Jessie ne savait plus qu’y faire, après avoir balayé le tapis, mis les vases et les candélabres en ordre. Georges, à genoux sur le prie-dieu, ou immobile par terre, comme endormi, mettait Jess en fuite. Certain jour, elle le crut mort. – Où est Georges? lui demanda-t-on. On la pressa de questions, mais elle avait promis à Georges de ne jamais révéler la cachette. – Je ne l’ai pas vu. – Il sera sorti.

Puis se troublant, elle avoua tout. On sonnait la cloche pour un repas, et Georges regagna la maison, plus muet encore, mais irradiant la foi du martyr, les prunelles étincelantes, quand sa mère lui dit: – Regarde-moi en face, dis-moi la vérité: tu étais à l’oratoire?

– Je causais avec le Bon Dieu.

Nous verrons plus tard que Mme Aymeris considérait le Bon Dieu comme un interlocuteur avec lequel un enfant, et même un adulte, ne peuvent pas se permettre des familiarités; sa religion était toute de crainte et elle n’en parlait jamais.

Si les tantes fréquentaient l’église par décence et tradition, elles aimaient peu les enfants qui causent avec le Bon Dieu, «dans une ferveur morbide». Pierre avait, selon elles, de bons sentiments mais, comme les hommes très occupés, ne pratiquait cependant guère… De qui tenait donc Georges? Quel étrange petit être! Passe encore pour ses jeux d’artiste en herbe et sa manie de s’habiller en enfant de chœur! Mais on lui posait trois questions pour qu’il vous balbutiât une réponse… Il hésitait, ou feignait de ne point entendre. Fallait-il que le dernier des Aymeris fût si dégénéré, qu’il tombât en catalepsie, se vautrât dans un oratoire, au pied d’une «Anglaise idiote»? Ah! ces mariages tardifs entre cousins germains!

Comme cadeau du jour de l’an, Georges choisit une chasuble d’or; il annonce qu’il se fera prêtre, qu’il sera pape peut-être; pour le moins évêque ou cardinal. Ce goût des grades et des pompes catholiques atténuait le déplaisir que prenaient ses tantes de ses trop longues prières à l’oratoire. Néanmoins, sa piété avait «quelque chose de théâtral et de mondain» pour des respectables demoiselles qui se croyaient si modérées en tout. Georges voulut acheter des vêtements sacerdotaux, des ornements d’église, des chromolithographies de Sa Sainteté Pie IX, et une vue du Vatican sur un certain abat-jour, où des trous d’épingle étaient percés à l’endroit des fenêtres et des fontaines jaillissantes de la place Saint-Pierre. Un jour, il apparut dans une robe de soie violette, de la garde-robe de sa mère, tendit sa main pour faire baiser une bague d’améthyste.

Donc il serait pape! Et Jessie?.. Ah! Jessie! Elle serait supérieure d’un couvent, comme la tante de la rue d’Ulm. Sur ces entrefaites, l’abbé Gélines sollicita des Aymeris un «entretien sérieux». Tant au catéchisme qu’au confessionnal (on approchait du 12 mai, date de la communion), la tête de Georges semblait trop travailler, – dit l’abbé Gélines. L’abbé Gélines avait reçu les confidences de Georges, des aveux de songes bizarres, peut-être dus à la fièvre; hélas! d’un genre que l’ecclésiastique qualifia d’immodeste. Il se permettait ce mot en vieil ami de la maison.

L’abbé fut sur le point d’interdire à Georges de faire sa première communion. Le curé de la paroisse «en personne» vint voir M. Aymeris, rapporta confidentiellement les scrupules du vicaire; ces messieurs inclinaient pour un collège de Jésuites, dont la discipline sévère rendrait la santé à Georges, en l’arrachant à des influences féminines. M. le curé laissait «à la sagacité de M. Aymeris de les découvrir».

Le père se rebiffa. Les prêtres allaient-ils lui parler comme les médecins qu’il consultait à l’insu de Mme Aymeris? Georges était déjà en retard dans ses études, à cause de la guerre: il fallait d’urgence qu’il communiât cette année… Et que pas un mot, surtout, ne fût dit à la mère.

La Journée d’un Chrétien, l’Ange Gardien du Premier Communiant, les ouvrages de la comtesse de Flavigny, le livre de Cantiques, entretenaient Georges dans un état de surexcitation qui se traduisait par un besoin de parler et de chanter. Sa voix dominait celle de ses camarades, quand on entonnait: Esprit-Saint, descendez en nous. Se prosternait-il? Georges ne se relevait que si l’abbé Gélines lui touchait l’épaule, longtemps après que les autres enfants s’étaient rassis. Aux sermons de la retraite, Georges eut des crises de nerfs et, le dernier soir, une syncope. Le lendemain, jour de la Suprême Joie, le suisse dut soutenir Georges, le ramena jusqu’à sa chaise, lui ayant arraché des mains la sainte nappe dans laquelle il sanglotait. Après l’office, Miss Ellen et Nou-Miette voulurent faire rentrer Georges à la maison. Il les repoussa: – Laissez-moi! Je porte en moi le Sang et la Chair de Notre-Seigneur Jésus-Christ – dit-il. – Je resterai à l’église; qu’on déjeune sans moi! Et ce furent M. l’abbé Gélines, le suisse, le bedeau et la chaisière, qui le mirent de force dans la rue.

Sur la terrasse du parc, la famille Aymeris, rassemblée, attendit Georges; il n’apparaissait point. Où donc était passé le communiant, en l’honneur duquel un repas solennel était donné? Jessie courut jusqu’à l’oratoire, peut-être Georges serait-il encore blotti derrière son prie-dieu, tout près de l’autel?

L’oratoire était vide.

M. le curé devait présider au repas. A une heure, on se mit à table, car les vêpres étaient pour deux heures et demie. Des serviteurs se répandirent dans le quartier – à cette époque, Passy était un village. Du haut de l’impériale de 1’«américaine de Versailles», un voisin croyait avoir vu Georges se dirigeant vers la Seine.

Une nouvelle catastrophe menaçait-elle la maison?

Non, à deux heures, Georges était agenouillé, à la paroisse, avant le retour de ses camarades… et l’on ne sut rien du mystérieux emploi qu’il avait fait de son temps, entre la messe et les vêpres: il prétendit qu’il était allé en bateau-mouche à Notre-Dame, baiser les reliques, le morceau de la Très Sainte Couronne d’épines que l’on conserve dans une châsse. Au vrai, comment eût-il eu le temps d’y aller? Il s’embrouilla dans des mensonges peu dignes d’un petit saint.

Mon ami avoue, dans ses cahiers rétrospectifs, qu’il était resté tout bêtement étendu sous son lit, pris de court pour inventer quelque chose d’admirable et qui lui valût des louanges. En rentrant de la messe, il avait volé, dans l’office d’Antonin, un des gros babas à la crème, en réserve pour le goûter, et des sandwiches qu’il dévora avant de s’offrir un court somme dans l’obscurité. Son seul dessein avait été de faire croire aux «centenaires» que «le petit saint» s’était envolé pour le Paradis.

 

Paradis ou Notre-Dame, ses parents comprirent alors qu’ils n’étaient point au bout de leurs tourments. Mme Aymeris eut recours au fameux remède de Miss Ellen: la campagne. Dès la fin de mai, on expédia Georges à Longreuil. Le docteur Brun lui ordonna de longues vacances, un repos total, pour combattre l’anémie, fortifier son corps et «l’armer contre les assauts de son imagination».

On suspendit les leçons, on cacha les livres et la musique. Georges tomba en mélancolie et, une fois encore, Mme Aymeris se demanda comment on le distrairait, puisque la marche lui était contraire et qu’il devrait, des semaines, rester au jardin sans rien faire. Le bébé et l’adolescent, la fillette et le garçon qu’il était à la fois, parlaient chacun sa langue; et les femmes de son entourage, si habituées qu’elles fussent à leur tâche, durent s’avouer vaincues. Elles «donnaient leur langue au chat». Quand il fut mieux, Georges se promena seul, la compagnie de Jessie étant défendue. Parfois, il ne rentrait pas, à la nuit. Son père songea à prendre un précepteur. Mme Aymeris inclinait à garder Georges tout à elle, tel qu’il était.

Les tantes vinrent au manoir en septembre. Georges paraissait en état de reprendre sérieusement le cours de ses études; mais qui serait son maître? Caroline et Lili, par discrétion, affectèrent du détachement, quand M. Aymeris demanda leur avis à ses sœurs: – Nous croyions que nous étions oubliées, depuis ton mariage. Et tant mieux! firent-elles. A chacun ses soucis; mais si nous avions des enfants, il est probable qu’ils ne seraient pas comme ceux d’Alice. Notre avis? Peut-être que nous n’en avons pas… D’ailleurs nous ne sommes bonnes à rien!

Lili rassembla son courage. Elle parlerait «net», quelque sort que ses paroles dussent avoir. Et elle exposa à nouveau ses anciennes théories que l’année terrible n’avait rendues que plus irréfutables.

Primo: il fallait dégourdir l’enfant. Pour cela, le fourrer au collège comme tous les petits Français; les précepteurs sont des pique-assiette, des sans-façons, de gros paysans amateurs de bonne chère; ou des sujets trop distingués, qui font la cour aux femmes. Connût-on un prêtre comme celui de Charles des Martins, à la bonne heure! Mais ces merveilles-là ne se rencontrent pas au coin des rues. Et puis son Georges, après l’exaltation de la première communion, ne devait pas avoir un ecclésiastique à ses trousses. Non, non, ce n’est pas cela qu’il lui fallait… Georges fleurait le séminariste et, que diable! il serait militaire, les tantes l’espéraient du moins. Il s’agirait maintenant de venger la Patrie, de préparer la revanche! Ç’avait été une belle escorte, pour Georges, qu’une miss, une nourrice en bonnet et une petite Angliche chlorotique! Alice volontiers redonnerait des jupes à son fils. Elle ne voyait donc pas le duvet pousser déjà sur la lèvre de Georges? Pourquoi ne le mettrait-on pas tout bonnement à Fontanes, où il y avait des demi-pensionnaires?..

En octobre 1873, il entra au lycée. On le conduisait le matin en voiture. Il déjeunait rue de la Ferme-des-Mathurins, chez Mme Demaille, l’amie intime de ses parents, une des «centenaires». Pour les répétitions, il eut le secrétaire du proviseur, un M. Reverdy qui avait débuté dans un four à bachot où il «chauffait les cancres». Le proviseur, qui terrifiait les lycéens quand il apparaissait dans les classes, n’entra jamais dans le bureau de M. Reverdy sans se pencher sur les devoirs de Georges. Médiocre élève, mais docile et appliqué, il fit sa sixième tant bien que mal, et bourré de répétitions, remorqué par un très expert chauffeur pour examens.

Il fut une sorte de «demi-pensionnaire sans la nourriture» puisqu’il put jouir de la faveur de remplacer la salle d’études et le pion par l’un des salons du Chef Suprême, dont un simple répétiteur était le secrétaire. Mais ainsi M. et Mme Aymeris créaient à leur fils une position ambiguë et ridicule auprès de ses camarades, que Georges ne voyait qu’aux classes et qui l’appelèrent le «chien du proviseur». Il ne se fit point d’amis. Avant la classe de l’après-midi, le précepteur de deux camarades, «triés sur le volet» et bien sages, promena Georges aux Champs-Elysées avec «ces jeunes seigneurs du faubourg Saint-Germain».

Jessie, externe dans une pension, rentrait à Passy en même temps que Georges. Ils passaient ensemble la soirée: nouvelle imprudence, selon Mlles Aymeris:

– Alice tente le Diable! dirent-elles.

Georges allait, jeudis et dimanches, au manège Pellier, rue de Suresne. Sur la jument Eglantine ou le cob irlandais Patrick, il galopait autour de la piste, sans étriers: épreuve au-dessus de ses forces. Plus d’une fois, de la tribune d’où l’encourageaient ses tantes et Miss Ellen, au lieu de descendre dans le manège, il fila dans la rue, courut jusqu’à la Madeleine, dans l’espoir d’entendre les orgues. On lui donnait cinq francs à chaque séance d’équitation, comme récompense, car ces leçons l’ennuyaient extrêmement. Un écuyer, ancien sous-officier de dragons, Normand aux fines moustaches rousses, lia connaissance avec Miss Ellen, toujours sensible à la cavalerie. Après une longue résistance, et de peur d’un scandale, M. et Mme Aymeris consentirent à ce qu’Ellen se fiançât au bellâtre, dont la famille, honorablement connue en Calvados, avait fourni de bonnes références. N’eût-il pas été blessé, Gonnard Gabriel serait aujourd’hui chef d’escadron: – Il n’y a pas de sot métier pour ces héros! – pensa-t-on.

Ellen et Jess s’établirent ainsi plus solidement chez les Aymeris; ceux-ci ne demandant qu’à contracter des devoirs, à rendre service aux malheureux, les Gonnard feraient partie de la famille. N’étaient-ce pas Caroline et Lili, si peu suspectes de faiblesses pour les humbles, qui avaient protégé l’ancien dragon, avec son tabac, son odeur d’écurie et son odieuse vulgarité? Le beau Gabriel était «un brave»!

Le soir, après quelques instants accordés à Mme Aymeris, et avant qu’elle ne lût le journal la Patrie, en attendant le retour de son mari, les enfants remontaient dans la salle d’études; le maître d’équitation y faisait sa cour à Miss Ellen. Ensuite, légitimement uni par M. le Maire et M. le Curé, le nouveau couple logea au fond du jardin dans le pavillon fatidique, qui s’était ouvert pour Georges à la mort de son frère Jacques.

Si la pipe et le fade relent de purin qu’apportait Gabriel «dans son costume de travail» délectaient Mme Gonnard, Georges en avait mal au cœur; mais, à cause de sa compagne, il passa dans cette société, deux ans de suite, des soirées pendant lesquelles il assista, innocemment encore, à certaines scènes bien intimes d’un ménage amoureux…

Pour ne pas faire de peine à sa chérie, mon ami tâchait d’être aimable avec les Gabriel Gonnard. Mme d’Almandara coupa heureusement ces veillées par des leçons de piano, quand ce n’était pas un professeur de mathématiques, ou M. Reverdy lui-même, venus à l’heure du sommeil infliger à Georges des répétitions supplémentaires et parfaitement inutiles: la tendre Mme Aymeris devenait inexorable dès qu’il s’agissait de leçons.

«Je passais pour un enfant gâté. Mes parents m’adoraient et il me reste le souvenir de n’avoir jamais fait mes volontés», écrit Georges dans son journal.

Cet hiver-là, Jessie prit un mauvais rhume. Mme Aymeris la confina au troisième étage, au-dessus de la chambre de Georges. Sans qu’on le lui défendît, Georges n’osait pas s’y rendre. L’absence de sa camarade lui fut atrocement douloureuse, mais personne ne sut rien de ses souffrances… il ne prononçait pas le nom de Jessie, même pour s’enquérir d’elle. On lui reprocha de l’oublier. Il rougit; ses professeurs le «tuaient de travail»: avait-il le temps de songer à Jessie, avec ces répétitions nocturnes, comme nul autre élève n’en prenait?

– Mon cher enfant, si tu travaillais mieux au lycée, tu serais libre de jouer ton Schumann avec ou sans Mme d’Almandara! Les leçons avant le plaisir!

Ceux qui les observaient eussent cru Jessie et Georges indifférents l’un à l’autre. Le temps avait peu changé leurs manières; leurs rapports semblaient même un peu guindés, ce dont les Aymeris se félicitaient, s’ils regrettaient que Georges n’eût pas plus d’occasions de se distraire avec une enfant dont on avait espéré lui faire «une sœur». Mme Aymeris regrettait maintenant que Jessie ne fût pas plus brillante, plus ingénieuse dans ses jeux; faudrait-il reconnaître, comme Lili et Caro, que Jess était une sotte? Si Mme Aymeris l’avait tenue plus près d’elle, peut-être eût-elle développé cette intelligence lourde. Les tantes s’embusquaient derrière les verres, l’une de son binocle, l’autre de son face à main, pour mieux épier la sainte Nitouche qui méditait quelque sournoiserie. M. Aymeris, dans le dessein de répondre à leurs critiques, effaçait de son mieux la figure déjà si fruste de Jessie. Les silences des vieilles demoiselles étaient des reproches. Chacun, à la maison, pensait à Jessie, et personne n’en parlait, hormis les tantes qui parfois, entre elles, après une promenade ou un dîner, exprimaient le désir de «casser cette poupée pour voir ce qu’il y avait dedans». Y aurait-il une anguille sous roche?

Jess vivait de plus en plus avec les Gonnard. Ellen lui releva les cheveux en chignon; Jess porta une robe presque longue, était même sortie, un jour d’été, «en taille», et elle avait une bague dont un cœur formait le chaton, cadeau de bijoutiers établis dans la rue du Temple, les cousins de Gabriel. Ensuite Jessie exhiba des boucles d’oreille, un collier de corail, des gants de chevreau glacé, pour se rendre le dimanche dans la famille de Gonnard, «des gens très bien établis dans le commerce de luxe».

Georges ne la vit presque plus. Il notait l’heure de son départ, et ne s’endormait pas avant d’avoir entendu, parfois après minuit, des pas sur le gravier du jardin. Où étaient-ils allés, les Gonnard?

Malgré la présence de Georges et de Jessie, ce n’avait jamais été, chez les Aymeris, les importunes mais si joyeuses galopades, les querelles et les rires, le tapage enfantin, tant regrettés depuis la mort de Marie et de Jacques. Cette maison semblait devoir pour toujours être la maison du deuil, de la vieillesse et du mystère.

Dans les cahiers, qu’il commença d’écrire vers sa dix-huitième année, et qui étaient comme des films de cinéma, Georges Aymeris note qu’il imaginait, à l’époque où nous parvenons ici, que Jessie lui avait été soustraite, parce qu’il avançait en âge: La sœur d’Ellen Gonnard, ma gouvernante, est appelée à prendre une autre route que moi.

Son affection aurait alors pu paraître surtout faite de compassion, car, depuis sa visite à Oxlip Hall, il avait vu chaque jour s’élever des barrières entre Jessie Mac Farren et lui. La pitié est un sentiment rare chez les enfants; mais Georges, comparant son sort à celui de Jessie, se reprochait d’être un «vilain petit riche».

La pleurésie, dont Jessie faillit mourir, rappela les jours détestables après celui où Jacques, au retour du Bois, était devenu invisible, puis était parti pour toujours. Georges revit les mêmes médecins, les mêmes sœurs gardes-malades de la rue Bayen, les protégées de son père. Il n’osa point encore s’informer, mais on causait devant lui. Il cassa sa tirelire, une grenouille en terre verte, contenant ses épargnes, «son trésor», acheta une bouteille d’huile de foie de morue chez un pharmacien de la rue du Havre, et au lieu d’aller chez Bourbonneux à la sortie des classes s’offrir des éclairs au chocolat, des puits d’amour ou des pâtés au macaroni, triomphe de ce pâtissier, se mit en recherche de prospectus, de médicaments pour les bronches.

Il découvrit un philtre merveilleux, qui colore les joues pâles des malades; mais comment le ferait-il porter en secret à Jessie? Tout un mois, il cacha la fiole dans son pupitre. Ellen Gonnard la découvrit.

– What’s that stuff meant for? You’re not going to have it; you’re all right, you, sir!17. – Elle l’appelait «sir», au lieu de master Georges! Quelle punition!

Ellen reprit:

– Let me have it for my sister. She’s very ill18. – Oh! bonheur! Ellen voulait que cette bouteille allât chez Jessie, et déclarait sa sœur très malade.

 

C’était la perche tendue au baigneur qui se noie.

Il supplia Ellen de ne pas dire d’où venait la bouteille… il aurait l’air trop bête!

Ce présent devait être anonyme et l’on convint qu’il n’en serait pas question chez les Aymeris. Mais Ellen Gonnard qui avait méconnu Georges, s’accusa publiquement et fit part à tous les domestiques de cette délicieuse attention.

Georges n’en devint que plus muet et plus gauche.

Ses études étaient déplorables. Les professeurs l’aimaient pour sa gentillesse et son application (hélas! stérile), mais le tenaient pour un pauvre élève sans moyens. Ses places étaient «honteuses», dans les compositions hebdomadaires, sans que personne songeât à l’excuser pour son manque de mémoire. De ses vains efforts, autant que ses parents, l’enfant s’alarma. Sa mère, «sûre qu’il n’était pas une bête», irritée par sa lenteur et ses insuccès, lui dépeignit un soir le sort des «cancres». C’était un samedi, Georges revenait de Fontanes dans la voiture, avec Mme Aymeris. Comme il avait été le dernier en composition de «math», sa mère le grondait; il se cramponnait à son bras, comme elle feignait un chagrin profond, lui disant: – Je suis obligée de le croire enfin, tu n’es qu’un incorrigible paresseux! Si tu continues ainsi, tu mourras sur la paille humide des cachots, tu seras la honte de la famille!..

Et Georges vit s’ouvrir une sombre prison; il sentit la paille humide, comme s’il y était déjà, au milieu des puces et des punaises, avec une cruche d’eau et du pain sec. Il sanglota, eut une attaque d’indigestion et de la fièvre, comme de coutume quand il était trop ému. On le garda jusqu’au midi suivant au lit. Cette fois, il n’avait plus envie d’être, comme Jacques, «un malade».

– Ne songeons plus au succès! pensa la mère; tant pis s’il affronte le baccalauréat à vingt ans; on ne peut plus le laisser pousser comme une plante dans les champs. Il redoublera ses classes, mais il arrivera!

Or c’était le moment où d’autres parents l’eussent envoyé seul à la campagne…

A cette époque, Georges semble être devenu conscient de quelque chose de doux et de pénible à la fois, qui était sa première inquiétude sentimentale. Personne n’y prit garde, et à quels indices aurait-on deviné la cause des émois qui demeuraient encore si mal définis par lui-même? A la première crise ou à la dernière, les symptômes de l’amour sont les mêmes; nous portons longtemps ce mal en nous avant qu’il n’éclate; mais il est une différence entre les passions puériles et celles des adultes: l’enfant qui n’a pas encore souffert, s’y adonne, et ne s’alarme pas là où l’homme, qui s’en croyait guéri pour toujours, s’effare comme un blessé qu’on renvoie au feu. L’isolement moral où il avait jusqu’alors vécu, malgré qu’il ne fût jamais seul, Georges cessa d’en souffrir. Il avait trouvé, pour le culte de son cœur trop fervent, une idole, et elle était vivante.

Toutes les heures du jour se remplirent, s’enrichirent. Il sut pourquoi il ouvrait une porte, sortait du salon et remontait à sa chambre sans qu’un professeur l’y attendît pour une leçon ou quelque autre exercice commandé. Le corps lumineux de sa compagne fit pâlir les vagues figurants de l’entourage. Et de l’ennui d’un jeune prince importuné par les soins de sa cour, l’empressement de ses ministres et de ses serviteurs, il passa soudain à l’état de révolte d’un gamin qui va briser des vitres ou voler des clefs. Il garde les pièces de cinq francs qu’il reçoit en récompense d’être allé au manège et à la gymnastique ou comme cadeaux d’étrennes; il compte son argent dont il n’avait pas encore compris l’emploi, il thésaurise en vue de quelque accident ou pour répondre à quelque besoin de Jessie. Ils ne se quitteront plus jamais! Si elle partait, il la suivrait jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas? Et, cependant, que deviendra sa Jessie plus tard? Quels sont les projets de papa et de maman? Il ne conçoit pas l’actuel état de choses sans la durée, se disant tout bas: – Toujours! toujours! toujours! – Mais laisserait-on indéfiniment Jessie auprès de lui? Et si cette maigreur, cette toux persistaient où enverrait-on la malade, et alors, comment vivrait-il sans elle?

Jessie l’aimait-elle un peu, du moins? Jessie savait-elle que Georges, dans sa chambre, retenait sa respiration, la nuit, pour écouter mieux et s’assurer si son amie ne toussait plus? Il porta sur lui un chronomètre, un souvenir de première communion, et compta, comme les médecins, par les sauts de la petite aiguille, les secondes entre chaque quinte, quand Jessie avait un gros rhume; il chercha dans un dictionnaire de médecine les termes techniques dont se hérissaient les ordonnances du docteur; se procura un thermomètre et, sous prétexte que l’étage de la maison où couchait Jessie était plus froid que le sien, Georges dit à sa mère: – Maman, faites-nous changer de chambre: la chaleur du calorifère me donne des maux de tête, je ne suis jamais si bien qu’au frais.

Mme Aymeris n’y vit point malice et fit maçonner la bouche de chaleur; Georges resta au «piano nobile», à côté de la chambre de sa mère; il prit une bronchite, dont il se réjouit… il aurait, du moins, quelque chose en commun avec l’objet de toutes ses pensées! Dans la rue, il criait le nom de sa compagne, ces deux syllabes qu’il avait peur d’entendre prononcer par les centenaires, quand il était à Passy.

Ses tiroirs s’emplirent de boules de gomme, de bâtons de réglisse et de jujube, qu’il faisait remettre par Miss Ellen à Jessie.

Caroline et Lili gardaient jalousement un album de photographies, vues de Passy et de Longeuil, qu’elles ne prêtaient à qui que ce fût.

Georges convoitait cette collection, pour deux cartes album, où Jessie et lui-même étaient représentés, côte à côte, au bord de la mer. Il n’eut de cesse que ses tantes ne les lui donnassent. Il attendait avec impatience les vacances prochaines et acheta un dispendieux appareil, de grande dimension, pour faire poser Jessie dans des attitudes agréables. Peut-être serait-elle mieux portante alors!

Un jour qu’il se promenait avec toute la famille, suivie de Miss Ellen et de Jessie, une amie interrogea Mme Aymeris:

– Qui est cette jeune fille?

– C’est la sœur de la bonne anglaise de Georges. Nous l’élevons chez nous; elle est maladive.

Georges surprit ces paroles, s’arrêta, humilié, inquiet, furieux; il aurait voulu se jeter au cou de sa mère et proclamer:

– Jessie est ma reine, ma chérie, Jessie est une Mac Farren d’une noble famille écossaise tombée dans la misère, et nous avons l’honneur de la posséder sous notre toit. Elle est frêle comme toutes les princesses; elle est blanche comme un lis, elle est en argent et en verre filé; ne dites plus ce que vous avez dit, je vous en supplie! Ou bien je meurs comme Jacques, comme Marie, comme tous vos enfants!

Il construisait mille histoires pour rabaisser les siens et soi-même, exaltant ces Mac Farren déchus, mais dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, glorieuse, plus que noble: royale! Et Georges se faisait «l’humble page de la Dame aux Mains d’ivoire», la sœur de la bonne anglaise– avait-on dit…

Il était, hélas! l’enfant devant lequel certains mariages avaient été discutés et désapprouvés. Jessie ne serait pas un «parti» pour le petit-fils d’Emmanuel-Victor. Si, repris l’un et l’autre d’une mauvaise bronchite, s’ils pouvaient, «dans une nuée radieuse, quitter ensemble cette terre pour s’envoler vers le Paradis où les ailes des anges palpitent au son des trompettes d’argent et des cistres!»

Un des chapitres du journal portait ce titre: De l’inégalité des conditions sociales. Ce «problème» y était d’ailleurs peu traité.

J’étais séparé de l’objet aimé, comme l’est une novice de Celui qui habite le radieux tabernacle des autels. Mes sens allaient s’éveiller, mais encore pur dans mon corps et mon esprit, les hommes et les femmes ne différaient à mes yeux que par la voix et l’habit.

Un soir, en récompense d’une «bonne place» dans une composition de narration française, on le régala d’une représentation au cirque des Champs-Elysées. Il suivit émerveillé les sauts, les exercices prodigieux d’une écuyère en maillot rose et jupe de tulle à paillettes. Des clowns au visage enfariné tendaient des cerceaux en jetant leurs lazzis au travers de la piste. Le cheval tournait, le fouet de «Môssieu Loyal» claquait, les cymbales, les cornets à piston, une musique infernale vous perçait, comme une vrille, le tympan. Georges fut secoué d’un étrange frémissement, douloureux comme si sa chair se vidait, puis se détendait dans un bain chaud; il mit son mouchoir sur son visage, s’essuya le front et, confondu par ce phénomène incompréhensible, il se dit incommodé; on n’attendit pas la fin du spectacle pour l’emmener.

16Venez, Jessie! venez! allons nous asseoir au jardin: j’ai tant besoin de vous! Venez tout de suite!
17A quoi destinez-vous cette drogue? Vous n’allez pas la prendre: vous êtes bien portant, vous, monsieur.
18Laissez-moi la donner à ma sœur: elle est très malade, elle.