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Aymeris

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Par économie, ils marchaient des lieues et des lieues, parfois s’offraient le luxe du métropolitain; mais l’odeur du charbon donnait à Georges des crises d’asthme, et ils marchaient de nouveau à travers les parcs, les squares, s’égaraient, même avec un plan de Londres que Georges déchiffrait assez adroitement, malgré l’extrême complication de cette toile d’araignée teintée de noir, de bleu et de jaune. Du milieu des parcs, en hiver, on voyait le soleil rouge, dès trois heures, se cacher dans une brume qui se répandait alentour en nappes âcres et glaciales; Nou-Miette se hâtait vers un intérieur ami, où ils se réchaufferaient avec du bon thé et apprendraient des nouvelles de la guerre. Au retour on passait invariablement par l’ambassade de France.

Au coin d’Albert Gate8 et de Knights-bridge, des «placards» donnaient, en grosses lettres, des informations «sensationnelles»; la foule se battait pour obtenir les derniers journaux français parus, Georges manquait d’être écrasé, suppliait sa nourrice d’aller au Civet Cat contempler les poupées de cire et les boîtes de décalcomanie; mais Nou-Miette rencontrait des «payses» et elle n’eût renoncé à ces glorieuses fins de journée, ni pour le châle d’Ecosse qu’elle guignait depuis les froids, mais qui était trop cher, ni pour le chapeau de «lady» qu’on lui conseilla de substituer à son «too conspicuous»9 bonnet blanc de Nivernaise.

Pour Georges, il n’y eut plus ni heures, ni jours, puisqu’il se réveillait, le matin, dans une chambre où le gaz était allumé; on était oppressé par un brouillard si dense que, du lit, on ne distinguait pas la fenêtre. On déjeunait à la lumière, de même qu’on dînait; il ne travaillait plus, car les professeurs étaient en retard ou faisaient faux bond.

Des amis de papa venaient s’informer de Georges et l’emmenaient dans d’étranges endroits. Un certain W. Shard, Esquire, lui fit visiter le Crystal Palace. Ce gentleman avait enlevé Georges de Walton Place, sans «ses femmes»; un train était parti d’une gare où il y avait plus de wagons que l’enfant n’en avait jamais vu; on descendit, puis on remonta dans une autre gare, plus grande encore, une serre où vingt Palais de l’Industrie auraient pu tenir aisément. Tout y était en glace et en métal. On n’osait regarder les statues de plâtre, à droite et à gauche, le long des allées: ces corps de femmes et d’hommes étaient sans vêtements!

Mr. et Mrs Shard organisèrent, à leur villa de Sydenham, un arbre de Noël. Des enfants chantaient des Christmas Carolls sous les fenêtres que la neige ouatait de ses bourrelets, pendant qu’au salon les cadeaux étaient étalés sur une table autour du sapin symbolique. Le plum-pudding flambait, bleu et rouge; un jeu, Snap dragon, consistait à pêcher des prunes au fond d’un bol plein de rhum bouillant; les têtes blondes des garçons et des filles se choquaient l’une contre l’autre et se gonflaient de bosses dans l’excitation de la mêlée. Georges s’écartait, tout hypnotisé par les boules de verre qui, du haut en bas de l’arbre, pendaient comme des lunes au milieu d’étoiles en papier d’or, de chaînes aux anneaux polychromes et de menus bibelots clinquants auxquels on n’avait pas le droit de toucher, car ils servaient tous les ans pour la célébration du solstice d’hiver.

Ce fut, ensuite, l’époque des étrennes, à la française. Triste jour de l’an, ce premier janvier 1871!

– Qu’est-ce que je vais te donner? Choisis! avait dit un ami de M. Aymeris, le Dr Guéneau de Mussy, médecin des Princes d’Orléans, fixés à Richmond depuis l’Empire.

Georges réfléchit, estima qu’un exilé, même à l’âge de dix ans, doit être grave. Il répondit: – Une traduction de Virgile en français. Ce livre fut, apparemment, introuvable, car, au lieu de Virgile, Georges reçut un paroissien en latin; mais ce latin-là n’était pas scolaire, et son professeur se moqua de Georges, comme l’élève insistait pour faire des versions. Il avait promis à sa mère qu’il reviendrait sachant la grammaire latine. Allez donc travailler quand, transporté dans le pays des Mille et une Nuits, vous n’êtes plus un petit garçon et courez les théâtres comme une grande personne…

Etait-ce pour distraire la smala de Georges? Il se trouvait toujours quelqu’un pour proposer un billet de spectacle, une partie de plaisir, une excursion. Georges s’enthousiasma pour les Pantomimes de Drury Lane.

Des lettres, dont la pluie et l’eau de mer effaçaient l’écriture, parvenaient quelquefois de Paris assiégé, en Angleterre, par ballon, ou sous l’aile de pigeons voyageurs; elles contenaient de lamentables nouvelles: M. et Mme Aymeris étaient bien malheureux. Maman refusait de la viande de cheval, de rat, de chat; elle souffrait du froid et de la faim. Georges crut que c’était encore de la «pantomime» de Noël.

Il y eut à Londres, pendant cette guerre, des aurores boréales et de fréquents incendies, par quoi s’exprimait, disait Mrs Vivian, la colère de Dieu, pour tant de sang humain répandu par la malignité des hommes. Une sinistre réverbération de cuivre, sur les nuages bas, épouvantait Georges à qui Nou-Miette faisait admirer ce phénomène. Implacable dans sa confiance en elle-même, elle n’hésitait pas entre les plaisirs qui convenaient pour le petit nerveux; très curieuse, elle le menait voir la Chambre des horreurs au musée des figures de cire, chez sa compatriote Mme Tussaud. Dans cette Chambre des horreurs, un échafaud se dressait, où montait l’assassin Troppmann. Au Lycéum, à l’Adelphi, Georges assista à des drames sanglants, comme à des comédies légères; aux spectacles de l’Alhambra, Allemands et Français s’insultaient, tandis que des gens debout et tout excités entonnaient la Wacht am Rhein et la Marseillaise.

Le British Muséum, les Zoological Gardens, Kensington Museum étaient, aussi, d’affriandants buts de promenade. Georges s’y instruisait en histoire avec un professeur, pendant qu’Ellen et Jessie reprisaient le linge à la maison et que la nourrice allait faire l’importante chez de notables réfugiés, à qui elle lisait les lettres de Mme Aymeris.

Elle conquit par sa faconde certain avocat, normand d’origine, naturalisé anglais, un certain Mr Perrot de Tourville, duquel M. Aymeris avait acquis le domaine de Longreuil. Pourquoi ce Monsieur s’était-il expatrié? Il habitait une maison de Bayswater, quartier favori des Grecs et des Français, plus que ceux du Sud, et qui passe pour être épargné du brouillard.

Les dîners de Mr Perrot étaient succulents. Au centre de la table fulgurait un surtout d’or, avec des fontaines d’essence de rose et des lacs d’argent où s’immobilisaient des cygnes en émail. Des hommes poudrés, en livrée, à culotte courte, maniaient respectueusement des carafons ciselés, de la vaisselle plate, et se tenaient droits derrière chaque convive.

– Il y a d’quoi, là d’dans, déclara Nou-Miette, – ce sont des gens très bien, et ce Monsieur n’est pas plus fier pour ça!

Nou-Miette dînait à table; les convives ne dépassaient pas le nombre de quatre: Georges, la nourrice, M. et la pâle Mrs Perrot de Tourville qui «s’en allait d’une maladie de langueur». Immobile comme une cire du Musée Tussaud, elle parlait peu. Décolletée, des perles et des diamants dans les cheveux, si Georges faisait mine de l’embrasser, elle se levait, reculait pudiquement:

– Take him away. I don’t allow a boy to kiss me![10] exigeait-elle de son mari.

Georges rêva de cette dame qui ne voulait pas qu’un petit garçon d’à peine dix ans l’embrassât; il posa des questions auxquelles Nou-Miette répondit: – C’est une malade. – Ceci le ramenait à Passy. Une «centenaire», sans doute?

Après le dîner, l’avocat faisait avec ses commensaux le tour d’une pièce dont les armoires regorgeaient d’argenterie; des fruits et des fleurs s’y relevaient en bosse: plateaux, aiguières, ustensiles bizarres et gigantesques, comme à la vitrine de certain fameux orfèvre de Bond Street dont la devanture était sommée de l’écusson royal. Des tiroirs Mr P. de Tourville extrayait des miniatures, des gemmes, des colliers, des bagues, des joyaux indiens. Georges redoutait ce sapeur dont le visage était rose, comme peint, et dont la barbe lui rappelait un géant des Nursery Rhymes.

On apprit, bien des années après la guerre, que l’homme à la barbe bleue était alors en train d’empoisonner sa quatrième femme, après s’être allégé de la troisième en la noyant dans l’Adriatique lors d’une croisière en yacht, et avoir précipité la seconde au fond d’un gouffre, au cours d’un voyage de noces dans le Tyrol. La première, la pudique, qui ne voulait pas embrasser Georges, avait été «traitée» à l’arsenic. En attendant d’être pendu à Vienne, cet étrange criminel faisait largesse de bonbons et de loges d’opéra au petit «refugee», pendant que M., Mme Aymeris et les tantes vivaient dans des caves, à Paris.

 

La santé de Georges s’était améliorée, mais en janvier il eut une grippe. Le docteur prescrivit le bord de la mer: Brighton.

Une ancienne cliente de Me Aymeris, la marquise douairière de Hintley, apprit par l’ambassade de France que le fils de M. Aymeris était seul en Angleterre; elle invita l’enfant à Oxlip Hall où Georges ferait connaissance avec d’autres enfants de son âge. Les grandeurs donnant, au lieu d’un vertige, de l’aplomb à Nou-Miette, elle renonça à la mer, elle laissa Miss Ellen et Jessie à Londres et emmena «son garçon», habillé de neuf, chez la dowager11 Marchioness of Hintley.

Ils arrivèrent en gare de Peterborough où les attendaient une berline, un gros cocher rouge comme les citrouilles de Cendrillon, un valet de pied à lévite et poudré à frimas. Il était midi, il faisait un bon froid sec, quand la voiture entra dans le parc. Les arbres étaient comme en diamants. La féerie continuait à dérouler des transformation-scenes, comme aux «pantomimes» de Drury-Lane.

Lady Margaret, fille de l’hôtesse, et ses jeunes sœurs étaient sur le porche du château. Elles s’emparèrent de Georges, plus ébahi que sa nourrice… Ce séjour à Oxlip Hall fut un autre rêve…

Le «french boy» dut paraître un stupide: – Tu ne desserres pas les dents, – lui disait Nou-Miette. Il fut accaparé par ses nouvelles camarades dans la salle d’études. La gouvernante, Mlle Dubois, mit la Bourguignonne au courant des usages; ils n’étaient pas ceux de la maison Perrot de Tourville. Nou-Miette mangerait avec les upper-servants12.

Le château, du style Tudor, s’adossait à des ruines tapissées de lierre et de mousse. Jetés sur des douves, des ponts donnaient accès dans les jardins. Aux écuries, aux chenils, un peuple de palefreniers, de piqueurs et leurs femmes, rompaient de leurs voix le silence de la forêt; des faisans essoraient en poussant leur cri rauque, les chiens aboyaient, les corbeaux croassaient dans les sapins. Trois fois la semaine, c’était la chasse à courre, tout le pays était au rendez-vous, on se serait cru sur la pelouse de Lonchamp, n’eussent été les habits rouges. Le marquis, frère aîné des camarades de Georges, maître d’équipage, si parfois il honorait Oxlip Hall de sa présence, botté, le fouet en main et la pipe à la bouche, les enfants ne déjeunaient point à table. Georges se serait volontiers enfui quand on lui disait que le marquis souhaitait de le voir, qu’il y aurait un poney pour lui, qu’il pourrait suivre la chasse, et Georges préférait les jours ordinaires, l’école, les cottages de paysans, «tenants13» d’Oxlip Hall, le village, le fief de la douairière qui en faisait le tour chaque matin. Il aimait la galerie de tableaux, les portraits d’ancêtres, la bibliothèque, les vitrines et les mappemondes sur leurs trépieds d’ébène; il se régalait au lunch intime de deux heures, avec les quatre entremets classiques, les gelées translucides, l’«apple tart», la crème de Devonshire qu’on mange avec la rhubarbe ou des pruneaux. Les enfants avaient avec la douairière une liberté respectueuse; c’était charmant aussi d’aider la marquise à découper, puis à coller sur un paravent des vignettes dont on compose de savantes arabesques – travail alors à la mode en Angleterre – ou de dévider les laines de la tapisserie, de s’asseoir, crayon en main, devant quelque trésor de la collection.

Au début, Lady Ethel et lady Margaret l’avaient choyé comme un toutou, disait Nou-Miette; bientôt, l’apparence débile de Georges, cette timidité que les enfants d’Angleterre ignorent, sa maladresse aux jeux, éveillèrent leur ironie, puis leur mépris. Georges leur avait parlé de Jessie avec tendresse, sur quoi lady Ethel l’avait traité d’impertinent. – Quoi? la sœur de votre governess est comme une sœur à vous? Mais est-elle donc une lady?

En plein enivrement des splendeurs de ce château, Georges ainsi reçut un nouveau choc, lui qui, trop tôt rebuté par les réponses faites à ses questions sur la vie, s’évadait depuis peu dans des régions où rien ne ressemblait à ce qu’il avait connu en France.

Il existe donc partout des cloisons qui nous séparent les uns des autres? On ne pouvait donc pas aimer une Jessie? Papa et maman la lui avaient pourtant permise, cette affection fraternelle! Et lady Ethel et lady Margaret, dans ce domaine des Fées, parlaient comme tante Caro et tante Lili! Georges s’écarta de ses camarades d’Oxlip Hall, comme d’un cheval qui se cabre. Ce château à créneaux qu’il avait d’abord cru ne plus vouloir quitter, combien avait-il déjà l’envie de n’y plus être! Vues d’en bas et telles qu’il les découvrait, ces choses majestueuses dominaient trop sa taille; cet édifice social, cet appareil féodal, ces mœurs aristocratiques l’opprimaient à son insu, autant que le Passy des centenaires. Il se sentait trop loin de Nou-Miette et n’osait pas réclamer, parce qu’elle était à l’office, où il l’aurait voulu rejoindre à l’heure des repas. Il ne respira à son aise qu’en retrouvant Walton Place et sa Jessie, qui lui avait tant manqué à Oxlip Hall. Devant la grille noire de l’humble jardinet, un facteur tirait de son sac de toile des feuilles légères pliées, sans enveloppe, et à l’adresse illisible: des lettres venues de Paris, à travers les nuages.

Le siège allait prendre fin, des émissaires de M. Aymeris apparurent à Walton Place; l’organiste de l’église Saint-Roch, d’abord, puis l’abbé Gélines. Ces messieurs avaient pu, grâce à leur brassard d’ambulanciers, franchir la zone des armées, au delà des fortifications. Ils étaient chargés par les Aymeris du rapatriement des émigrés. M. Vervoitte, l’organiste, rapporterait des nouvelles de Georges; l’abbé se reposerait à Londres jusqu’à ce que le retour fût sans péril. L’abbé Gélines, qui s’était, pendant la guerre, conduit en héros, atténuait ses descriptions autant par modestie que pour ménager la sensibilité des enfants; mais ses récits étaient pathétiques, dans leur naturel, et faisaient pleurer les exilés.

Les chemins de fer redevenant praticables pour les civils, la smala allait rentrer dans Paris rouvert. On fit halte à Boulogne. Les rafales de mars balayaient les rues. Georges tomba malade, pour s’y être exposé en allant à la cathédrale où l’abbé disait la messe.

Après cette longue séparation du fils «bien forci», écrivait Nou-Miette, allait-on, si près du poteau, manquer le but? La famille en fut quitte pour la peur.

Georges Aymeris m’a raconté très souvent la guerre de 70. J’avais même fait copier des fragments de ses souvenirs.

Il note:

Mon père entreprit le voyage, encore long et difficile, de Paris à Boulogne, dans sa hâte de revoir son «boy» de Londres. J’avais grandi, j’étais moins pâle, malgré mon dernier accroc, et je m’étais métamorphosé en un petit homme vêtu à l’anglaise, un travelling cap 14 sur la tête, complètement méconnaissable, mais toujours grave et sans expansion.

– Pourquoi maman n’est pas avec vous? demandai-je avant d’embrasser mon père.

Ce «vous» était une nouveauté britannique.

Ce revoir fut d’autant plus douloureux pour mon père et pour moi que nous en avions davantage escompté le plaisir. Je n’étais ni enfant, ni adolescent, mais un être singulier «venu trop tard au monde», comme mes tantes le disaient à papa: «Alice et toi ne serez jamais un père et une mère pour le tardillon.»

– Pourquoi maman n’est pas avec vous? – J’essayai en vain de faire oublier cette malencontreuse phrase, maladroit et défiant, comme jadis vis-à-vis de mon père, à qui je devais reprocher quelque chose, mais quoi?.. peut-être de l’avoir si peu vu à Passy, ses occupations le retenant dehors, au Palais de Justice, ou enfermé dans son cabinet avec sa clientèle. Je crois qu’avec «mes femmes» ou avec maman, je devais être un autre!

Nou-Miette était fière de ses succès mondains en Angleterre. Monsieur pouvait la remercier comme un sauveteur, elle accepterait tous les éloges; il n’y en avait pas à la taille de ses mérites, de son zèle, de son dévouement. D’ailleurs, on avait dû, de là-bas, en écrire à Monsieur et à Madame. Miette avait été reçue et avait mieux réussi qu’un père et une mère, ayant en quelque sorte recréé l’enfant dont on devait à elle seule la belle mine, la chair ferme.

N’eût été la confiance des Aymeris en Nou-Miette, Jojo serait resté à Paris, et il serait mort pendant le siège.

Mais, au fond de son cœur, la Nivernaise se flattait de l’avoir détaché des Aymeris, autant que soustrait à l’influence d’Ellen et de Jessie. Le retour s’effectuait trop tôt, son œuvre inachevée. Nou-Miette faisait trop bon marché de ce qu’est une vraie mère. Si Georges parlait peu, son instinct l’avertissait de sa situation périlleuse entre ces deux femmes presque également chéries. Il n’eût voulu faire de la peine ni à l’une ni à l’autre: il avait besoin des deux… et d’une troisième personne encore. Il dissimula ses préférences, se tut.

Si l’on pouvait étudier la vie d’un homme à tous les âges, on s’apercevrait que ses mobiles sont toujours à peu près les mêmes et, quelle que soit son expérience acquise, ses actions.

Après quelques jours d’excursions autour de Boulogne-sur-Mer on se remit en route. Une file de Prussiens bordait la voie; les casques à pointe, des baïonnettes hérissaient l’abord des gares. On quitta le wagon pour traverser une rivière sur des planches, les ponts de l’Oise étant démolis vers Creil. En se rapprochant de Paris, la locomotive ralentit sa vitesse. Les passeports furent visés; des soldats barbus, une pipe de porcelaine à la bouche, baragouinaient un langage dur; ils sentaient le fauve. Dans la banlieue, à Saint-Denis, des murs étaient criblés de trous et Georges pensa: – Ne pourrait-on pas repartir avec maman pour Londres? – Il ne désirait plus aller à Passy, puisque les choses étaient ainsi depuis la guerre, et qu’il connaissait maintenant un ailleurs d’où les petits enfants reviennent sains et saufs, malgré tant d’aventures.

Mais maman?..

Passy n’avait pas trop souffert du siège; pourtant, dans la chambre de Georges, un obus s’était fiché entre le lit et le lavabo, la glace était fendue. Et Georges entendait, enfin, la voix, la chère bonne voix claire de Maman! Maman contait des choses vilaines, et elles devenaient belles dans sa bouche; il était si bon d’être sur ses genoux, de toucher sa chaîne de montre, ses bagues et son alliance devenue trop large pour son doigt.

Le précoce printemps fut très chaud, les bourgeons d’un vert-jaune pointaient aux branches des lilas; les allées où jadis il avait appris la mort de son frère Jacques, les plates-bandes du parc fleuraient la giroflée et la violette. Les véhicules roulaient avec leur bruit familier le long de la Seine. Georges regretta déjà moins son affranchissement d’outre-Manche. Lili et Caro, fières de sa bonne mine, étaient «aux petits soins» pour lui. A Paris, on ne parlait plus des leçons comme avant la guerre, peut-être n’en prendrait-on plus du tout.

Le troisième matin, Octave attelle la voiture à âne pour une promenade. Les chevaux du break ont été sacrifiés à la boucherie; le siège eût-il duré, que l’âne de Jacques aurait subi le même sort que les chevaux. Georges attend sur le perron. Mme Aymeris l’écarte comme dans les grandes occasions, elle cause avec Octave et la voiture reprend le chemin de la remise. De loin, on entend une canonnade. Mme Aymeris «revient de Paris», comme l’on disait alors. Ecoutons! Le canon à Montmartre? C’est la Garde Nationale. Encore du grabuge… la guerre qui recommence? Et l’on dit, tout bas encore, des choses qui ne sont pas pour les enfants. Georges est donc, malgré ses voyages instructifs, un petit garçon? Le jardinier plante sa bêche dans un parterre, écoute, la main en cornet à son oreille.

 

– C’est la révolution qui gronde, – dit-il. Ah! les mâtins! Pauvre pays! Comme s’il n’y avait pas eu assez des Prussiens! C’est donc les nôtres qui vont mettre tout à feu et à sang?

Comme à la mort de Jacques, un immense mystère plane sur Passy, il y a du noir sur la terre.

Tiens! Aujourd’hui 18 mars de cette année terrible, maman se costume? Vers le soir, voilà qu’elle endosse une des camisoles de la cuisinière, attache à sa ceinture un tablier bleu! Miss Ellen bourre de vêtements, de linge, d’objets disparates un carré de lustrine qu’elle noue par les quatre coins. Nou-Miette couche Georges de bonne heure. Son père le réveille après minuit: – Viens! tu retournes à Londres, ou peut-être à Dieppe, lève-toi, habille-toi. Vite! vite!

On part, et sans bagages, on s’en va comme des déguisés. Mme Aymeris semble toute drôle, avec sa fanchon et une camisole de couleur…

Un fiacre cahote, sonnant la ferraille; six personnes y sont coincées entre leurs baluchons; Miss Ellen, Jessie et Nou-Miette sont «en cheveux», et maman a l’air d’une pauvresse. A la gare Saint-Lazare, une foule de femmes avec des enfants se battent aux guichets, courent puis escaladent les marchepieds des wagons; dix voyageurs s’empilent dans un compartiment de troisième classe. Aux Batignolles, des hommes armés, des soldats en vareuses rouges fouillent sous les banquettes, crient, bousculent tout le monde. Georges entend: «Il y a des curés en jupes, qu’ils se déclarent, ou on vous met tout nus! On est sûr au moins d’un: s’il ne se livre pas, on fusille toute la bande avec les gosses! Au mur!»

Personne ne répond, maman cache son enfant sous son tablier de cuisinière. Ces minutes sont des heures… Les «fédérés», derechef, braquent une lanterne sur les coins obscurs du compartiment; le cœur de Georges bat, la poitrine de sa mère se soulève et retombe, elle suffoque.

Un coup de sifflet. Les chaînes grincent, le train s’ébranle sous un tunnel:

– Sauvés! – s’écrie Mme Aymeris.

A Rouen, c’est presque un soulagement que d’être reçu par des Prussiens; à Malaunay, à Clères, partout, des uniformes gris, orangés, verts, des officiers magnifiques, à moustache blonde. Deux voyageurs montent dans le compartiment. Ils se tiennent debout, faute de place, devant Mme Aymeris; un cavalier accroche ses éperons dans la jupe de Miss Ellen. Ces hommes fument de grosses pipes de porcelaine, où Georges remarque des sujets peints, ce qui l’amuse…

Ce soir-là, il retrouva l’alcôve des Voinchot dans la rue provinciale où, huit mois plus tôt, il avait entendu, pour la première fois, le chant de la Marseillaise. Chez les cousins loge aujourd’hui un colonel de cavalerie, dont l’ordonnance, un Bavarois, père de famille, s’extasie devant Georges.

A l’intention du petit Herrchen Georg il fait avec des boîtes à sardines un moulin à vent, pareil aux jouets qu’il fabriquait pour son petit Fritz, à Kirschenlosen. Quand Georges croise dans l’escalier ce grand roux, un balai sur l’épaule, ou l’aperçoit en bas, brossant, cirant des harnachements, Schafft sourit, esquisse le geste d’une poignée de main. Georges chérit son moulin à vent; mais Miss Ellen le dénichera dans un placard, Mme Aymeris fera reporter ce joujou au soldat paysan, et Georges pleurera en voyant Schafft essuyer, de son mouchoir à légendes patriotiques, un gros nez violet, tout bossué de verrues. Trop aimable avec les «miss», Schafft, ligoté à la roue d’une charrette dans la cour des Voinchot, est cravaché par «l’infâme colonel von Kramer», qui répond par des injures aux gémissements de l’ordonnance.

Ces Prussiens, était-ce donc les mêmes que ceux de la «parade» sur la place, paisibles auditeurs de la musique devant l’Hôtel des Bains? Voilà ce qu’ils font, quand ils se croient chez eux, ces officiers à sabretache et à galons dorés, eux qui, dans les pâtisseries, offrent des gâteaux à des dames anglaises! Oui, ces beaux seigneurs à casques, chamarrés de décorations, frappent les simples troupiers qui n’en ont pas sur leur poitrine. Il existe donc, partout, deux classes d’hommes: ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ceux qui flanquent des coups et ceux qui les reçoivent? Georges confia à Jessie que le colonel ressemblait à tante Caro, et Jessie s’esclaffa en mettant sa main devant sa bouche, par convenance. —Yes, just as haughty the one as the other! dit-elle15.

Les deux enfants s’embrassèrent. Mme Aymeris les aperçut et les gronda.

Après la Commune, Mme Aymeris fit un court séjour à Paris, seule avec son fils. M. Aymeris ne s’était plus rasé depuis le 21 mars. Mme Aymeris, malgré son émotion du revoir, ne put se tenir de rire. – Mon bon Pierre, non! Tu aurais dû faire couper cela!.. Tu as l’air d’un fédéré!

A la guerre, dont on touchait encore les plaies, la révolution avait ajouté les siennes; et de l’incendie persistait l’odeur. Dans Auteuil le vide et la dévastation; des villas sans toit, sans fenêtres, les marronniers et les acacias sont abattus. La colonne de la place Vendôme gît brisée sur le sol; Napoléon, l’Empereur, près d’une bouche d’égout! Le château des Tuileries profile ses corniches calcinées sur l’azur de juin. Au lieu des parterres où Georges et Jacques avaient naguère vu jouer le Prince Impérial avec le jeune Conneau, bée un cloaque d’où les moineaux se sont enfuis.

Alors Mme Aymeris complète en hâte les travaux à Longreuil. On tâchera d’oublier, dans les herbages du Calvados, les ruines de la Commune, Paris, le jardin de Passy, lieux trop pleins de souvenirs détestables. On eût dit qu’un verre fumé s’interposait entre le soleil et la terre de France, comme en une éclipse totale, quand les animaux se pressent l’un contre l’autre, tels des moutons que harcèle le chien du berger.

Bien plus qu’avant la Commune, les dames Aymeris avaient un air de deuil. L’ouragan déchaîné sur la patrie avait déposé sur les gens et sur les choses comme une lave de volcan.

En août, le manoir fut habitable. Le pays alentour disposait de peu de ressources, sauf le marché du vendredi à Pont-l’Evêque: pauvres étalages de poteries, de faïences grossières, de cotonnades, avec les légumes et les fromages de la région, bien maigres attraits pour Georges auprès des bric-à-brac du Bazar du Casino et de la grande rue de Dieppe. Ses tantes lui enseignaient les devoirs d’un futur propriétaire, les bienfaits de l’agriculture, l’amour du sol; commençaient à jouer, avec leur neveu, au châtelain, à surveiller les ouvriers de la ferme; personne ne travaillait assez «la belle terre de France, qui suffirait à tout, si l’on s’y prenait bien!»

– Elles ont un génie pour faire trimer les autres, – disait Mme Aymeris. Nous ne conserverons jamais nos domestiques de ferme, à cause des exigences de Caro et Lili, aussi tatillonnes et sévères que si Longreuil leur appartenait.

Ces demoiselles eussent volontiers vécu toute l’année «en pleine nature», mais dans le Midi, ne fût-ce hélas! les moustiques, la menace d’une disette d’eau, la jalousie et le mauvais esprit des méridionaux.

– Tous démagogues, les paysans, même en Calvados! Ils en veulent au château! Et quel château! Les Pierre ont acheté le seul domaine de Normandie où il n’y ait ni rivière, ni source. Une bicoque plantée entre une gare et un tas de fumier!.. On brûlerait là dedans comme une boîte d’allumettes, il n’y a ni pompiers dans le bourg, ni eau dans la mare. La gendarmerie est à trois lieues d’ici!

«Tes sœurs ont trouvé a Longreuil leur affaire», écrivait cependant la bonne Mme Aymeris à son mari; «tant que cela durera, profitons-en. Au moins veilleront-elles à ce que le beurre soit proprement fait, et les blés rentrés à temps. Elles lisent des ouvrages sur l’agriculture, ce qui vaut mieux que le journal de guerre de la Générale. Je leur défends d’agiter notre chéri avec ces abominations.»

Mlles Aymeris dévoraient ces cahiers, à elles prêtés par la comtesse de Mongéroux, seule voisine de campagne qu’elles fréquentassent, à cause de ses opinions et de son patriotisme, mais qu’Alice avait prise en grippe, un soir qu’elle avait amené dans le salon de Longreuil ses nièces, une bossue, une bancale et la troisième obèse, quêteuses pour des œuvres d’entraînement militaire. Ces vierges avaient rongé leur frein, pendant le siège, au lieu d’être aux avant-postes avec leurs frères; elles qui avaient noté les moindres fautes des chefs, conseilleraient les membres de la Défense Nationale, feraient fusiller des traîtres, des misérables pour lesquels elles imaginaient des supplices, des raffinements de torture… Qu’il serait bon de les tenir entre deux fers rouges! Elles leur enfonceraient des épingles dans les prunelles, leur verseraient dans la gorge des bidons de pétrole bouillant; les assiéraient sur une plaque de tôle, avec un brasier en dessous!..

Georges, qui «modelait» silencieusement dans la salle à manger, avait écouté avec stupeur ces paroles valeureuses, comme les allégros du vieil Octave, musique inédite et si différente des anciens refrains des centenaires de Passy avant la guerre!

Il entendait ses tantes parler politique; elles lui expliquèrent le sens révolutionnaire de la Marseillaise des petits Gerbois. Quoiqu’elles niassent que l’Empire fût responsable du désastre, elles se ralliaient à Henri V, souhaitaient de mettre bientôt des gants blancs pour applaudir le Roi sur le parvis de Notre-Dame.

Etait-ce un cauchemar, cette République, ou la réalité? M. Thiers, en tant que Président, verrait-il donc son nom dans le Gotha, imprimé comme celui d’un monarque? Elles riaient, plaisantaient, en reconnaissant que le petit Monsieur à toupet et à lunettes avait été un ami des Princes, «quelqu’un de la Société»! La devise: Liberté, Egalité, Fraternité, leur semblait une provocation «aux classes dirigeantes» et «tout à fait comique».

8L’ambassade de France.
9Trop voyant.
10Emmenez-le! Je ne permets pas à un garçon de m’embrasser.
11Douairière.
12Domestiques supérieurs.
13Les locataires des maisons dépendant du château.
14Casquette de voyage.
15Oui, tout aussi fiers l’un que l’autre.