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Aymeris

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– J’aurai bientôt soixante ans… pas tout de suite! Mais, tu sais, après la cinquantaine, ça va vite! Si je n’avais pas été surtout un fils, j’aurais aujourd’hui une femme, sans doute une Française, quelqu’une de mon monde, des enfants, une famille, comme mon ami Michel, et je ne serais point ici, cette nuit, à attendre, comme un jeune homme, un être exquis et adoré, mais dont la réserve et la discrétion sont pour moi plus pesantes, parfois, que ne fut l’autorité de ma mère sur mon enfance. La liberté que me laisse Cynthia tient à une erreur de psychologie, assez rare chez les femmes qui, d’habitude, s’imposent à un homme plutôt qu’elles ne s’effacent derrière lui. Cette liberté dont mon pauvre père, en mourant, m’a dit qu’elle était le plus grand des biens, qu’est-ce donc? Dans ma vie, la liberté ne fut que désorganisation. Je me suis dissous dans une action négative, qui est d’ailleurs un des traits individuels de la nation dont nous faisons partie; nous sommes incapables d’organisation, et il semble que la curiosité universelle d’un Léon Maillac, le dilettantisme qu’il cultivait et par lequel il m’attira vers lui, au moment où je me développais, ne fut qu’un de ces excitants dont l’usage prolongé frappe d’impuissance. Je n’ai jamais eu de direction; néanmoins j’ai toujours obéi à quelqu’un ou à quelque chose. L’indépendance devrait nous permettre de choisir entre nos diverses possibilités, mais «à condition de distinguer la valeur, le rôle, la hiérarchie des forces dont nous sommes doués». Tu vois que je lis ton Ch. Maurras. Quand nous nous sommes liés, toi et moi – je venais de m’échapper et je courais hors de ma cabane, tel un chien qui a rompu sa chaîne; aujourd’hui, je fuis l’état de liberté comme un autre chenil; mais où est mon «centre normal»? Je suis battu, mais je sais pourquoi. Je n’ai pas su m’isoler, cesser de tenir compte de ce qui s’était fait autour de moi, de tout ce qui avait été fait avant moi, ne me référer même grossièrement, qu’à mon seul jugement. Il fallait mentir, ils sont obligés de mentir, ceux qui ont quelque chose à sauvegarder. Je n’ai pas assez menti, parce que j’étais toujours amoureux et qu’en cédant à des mobiles sentimentaux ou à des habitudes congénitales, j’ai cru, par besoin de noblesse morale, obéir à ma volonté ou à ma raison. Quelle confusion! J’ai cherché à mettre d’accord ma conduite et mon intelligence. Et je me retire après la défaite de cet orgueil, qu’orgueilleusement encore j’avais voulu et cru vaincre en moi.

Cynthia m’a pris, comme les autres me prirent, pour un dilettante, au lieu de voir en moi un ouvrier, un homme de bonne volonté. Cynthia, par pitié pour le malade qu’elle me croit être, a dit adieu à sa famille, à son monde, à son pays, et elle ne m’abandonnera plus. Compromise à ses yeux et aux yeux des siens, elle a choisi de me suivre. Nous sommes venus à Paris, j’ai entr’ouvert ma maison, Cynthia s’y est installée auprès de moi et ne se montre à personne, sauf à Darius Marcellot; mes tantes sont mortes à quelques mois de distance. Cynthia est mon épouse, mais elle n’est pas et ne veut pas être Mme Aymeris, par respect, je le crois vraiment, oui, par respect pour notre liberté!

Et Aymeris éclata de rire en répétant le mot liberté.

– Mais toutes les grâces et le charme et les soins délicieux dont elle m’entoure, le bonheur qu’elle me donne, rien n’empêche que… j’ai manqué ma vie d’artiste. Ah!..

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Au bout de tant d’années, je ne sais pas, en vérité, je me demanderai toujours ce qui l’a attachée à moi. Après une première et désastreuse expérience d’amour, peut-être avait-elle redouté de se laisser prendre une seconde fois; ce qui ne l’a pas empêchée d’aimer James, plus que je ne l’aimais. La vie est plus forte que nos morales, il faut s’y abandonner, puisque… enfin, mon cher, tu vois comment notre roman se termine?..

Il s’arrêta, regarda si quelqu’un venait.

– Tu sais comme les goûts de Cynthia et les miens sont pareils; nous nous plaisons ensemble, nous voyagerons pour satisfaire un besoin de tout connaître; nous irons aux Indes, en Chine, mais je possède aujourd’hui la certitude qu’elle ne me connaît pas…

Aymeris avait cru entendre le pas de son amie. Ce n’était point elle. Il me quitta subitement et sans me tendre la main.

Je ne devais plus revoir Cynthia à Rome; nous avions été trop loin, elle et moi, dans nos confidences de Londres au sujet d’Aymeris; Cynthia m’avait livré ses sentiments… Combien j’eusse voulu causer ici avec l’honorable Cynthia, la fille d’un Lord, l’élève d’Aymeris et sa gardienne à la fois, devenue une maîtresse qui se cache d’avoir tout sacrifié à un artiste.

Ils n’allèrent ni en Chine ni aux Indes, mais vécurent en Italie et dans le Midi de la France où ils passaient six mois de l’année. J’aurais voulu choisir dans le journal ce qui eût permis au lecteur de suivre, comme je le fis moi-même, les dernières étapes parcourues par mon ami. Mrs Merrymore m’ayant enjoint, comme on le verra, de ne retenir que les fragments où il n’est pas question d’elle, le lecteur ne verra point le ménage dans son intimité.

Furent-ils heureux? Un homme peut-il l’être… si le présent est dominé par les souvenirs d’une sombre existence et la crainte d’un lendemain pire encore que le passé? pour un quinquagénaire à qui le réveil, chaque matin, ramène comme à un adolescent, des promesses, des espérances, l’énergie, l’amour de vivre; le soir l’accable, comme un malade terrassé par la fatigue que lui cause la lumière.

Après ses voyages, Georges revint chez lui, se renferma dans son atelier, écartant de plus en plus ses anciens amis; et il fut à Paris comme dans une de ces chambres noires où l’on voit refléter sur un écran ce qui se passe au dehors.

Retour en novembre 1912 (fragment daté 2 décembre).

A l’horreur de rentrer à Paris, l’angoisse s’ajoute dès l’antichambre, de journaux, de magazines, des cent lettres qu’il faudra passer en revue; l’odeur de la maison à peine rouverte, mélange de la poussière des vieux tapis, de l’haleine fade des bouches de chaleur, et cette vieille «odeur de soi-même» que, tant que vous habitez une maison, vous ne sentez plus; mais dont, au retour du voyage, vous vous demandez: Est-ce donc celle qu’en déposant leur par-dessus dans l’antichambre, les amis respirent? Sentirais-je «le vieux», comme les choses de chez moi? Le gardien de ma maison, ex-sergent de ville, fume sa bouffarde et crache par terre; il faudra toute une équipe d’ouvriers pour lessiver, repeindre. Tout s’en va, rien ne tient plus chez moi si ce n’est les taches qu’on ne peut plus «avoir» avec l’ongle ni la salive, comme dit le bonhomme.

Georges Aymeris rentre pour la première fois à Passy avec sa compagne; deux étrangers, deux intrus dans le silence, l’abandon d’une demeure qui fut celle des Aymeris, et qui ne semble plus être à personne. Les meubles, les portraits, tout ce dont les murs sont encore encombrés, tant de choses qui devraient être chères à Georges, semblent attendues par l’Hôtel des Ventes: elles ont perdu leur personnalité. Il a chassé le dernier de ses anciens domestiques, les témoins; le gardien lui remet les clefs dont le propriétaire ne connaît plus l’usage, la femme de chambre de Cynthia déclare qu’elle ne couchera pas dans cette maison où il doit y avoir des «ghosts» (revenants).

Les lits n’étaient point faits, Georges n’avait pas songé à commander un repas. Lui et Cynthia dînèrent au restaurant, puis allèrent à l’hôtel, pour la nuit. Et c’est ainsi que, ramenant sa compagne sous ce toit, dans ces murs qu’il avait transformés à son goût et pour son propre usage, mon ami était tel qu’un homme venu pour recueillir l’héritage d’un parent, mais qui redoute d’en prendre les charges. Il trouva sa maison hideuse et regretta celle de son père.

D’anciennes peintures de lui, qu’il aperçut dans l’atelier, lui parurent si mauvaises, qu’il n’aurait pas résisté à la tentation de crever deux toiles, si Cynthia ne l’en eût empêché.

Sur la table du vestibule, où les courriers s’accumulent depuis deux mois, car Georges n’a plus fait suivre sa correspondance, il aperçoit des lettres de Gisell, la grosse écriture de Gisell, et des Magazines illustrés dont l’adresse est de la même main. L’un, «Camera Work», sur le rouleau duquel se détachent des caractères en gris clair, bleuté; un papier d’emballage gris: A photographic quarterly edited and published by Walter Triebschen, New-York. A la première page: «For Georges Aymeris, from Gisell.»

Georges note dans son journal:

Avant de couper la ficelle, je flaire que je vais être «rasé», et tout de même, je coupe la ficelle, j’aplatis le magazine, roulé pour la poste, un gros rouleau comme un rolly-polly, et aussi pesant, je le crains, que cet indigeste et succulent entremets; d’abord, je tombe sur «de la littérature»: «The days are wonderful and the life is pleasant», phrase liminaire d’un portrait écrit de Gisell, par Elma Strauss.

Elma Strauss! Oui! Je me la rappelle!.. Un hangar, rue d’Assas, au fond de la cour, à droite, les mardis soirs. En ce temps là, je corrigeais encore mes élèves chez Scarpi. L’une d’elles me conduisit chez Elma Strauss et son frère David, un Christ à la barbe rousse, végétarien drapé à la grecque et qui marchait dans le Quartier latin en sandales orthopédiques. C’était assez beau, ce frère et cette sœur, venus d’Amérique à Florence, puis, lors d’un séjour à Paris, soudain touchés par la grâce, à la vue d’une toile de Picasso, se fixant parmi nous; ils avaient trouvé leur chemin de Damas, ils reliaient le présent au passé, ils ne nieraient plus désormais l’art moderne.

 

…La prose d’Elma m’enchante, me fait rire, me divertit, alors même que m’échappe le sens de la phrase – car je suis un «gogo», mes tantes auraient dit: un snob. Toute ma sympathie, en effet, est acquise au nouveau message que je ne comprends pas tout de suite, à la sonorité nouvelle, à l’inédit… à ce qui n’est pas vieux et décrépit. Je puis avouer dans mon journal, que si je me moque, en public, des portraits qu’écrit Elma Strauss, je les aime cependant. Et voici un autre portrait, celui de Gisell Links; tout s’explique: lettre et magazine.

Gisell n’est donc pas morte? Il semble qu’elle soit devenue Socialiste, dans la Fifth avenue, New-York City; elle vivrait la simple life entre deux palais de milliardaires, dans un modeste appartement: ascétisme (d’art!), mobilier florentin du 16e siècle, murs crépis à la chaux, et dessus, quelques Henri-Matisse, en attendant qu’elle achète une des Jeunes filles à la Mandoline par Picasso.

Donc, portrait de Gisell par Elma. Gisell rend à Elma la politesse; et voici un article de Gisell sur Elma qui, à Paris, comme écrivain, désavouée par son propre frère, en est réduite à distiller sa pensée pour trois personnes dont je fus une, et, dès le début, Elma est «advertisée» par la réclame de l’ingénieuse propagandiste; Gisell sera, cette saison, la lionne de New-York, les éditeurs tendent vers elle leurs espérances et leurs dollars. C’est l’alliance, bien moderne, de l’Art et de la Finance; allons, bravo! A cette heure du soir européen (il est onze heures, quand je rentre chez moi, encore ému par les marbres du Parthénon, revus avec Cynthia au British Museum), en ce moment même, l’aube dore déjà les gratte-ciel de la métropole américaine et, au vingt-cinquième étage, en haut d’une de ces tours de fer et de ciment armé, près d’une fenêtre que rougit le soleil bas de décembre, sous un ciel laminé par le vent d’est, des hommes, des femmes du Nouveau Monde, sont en train de goûter aussi au cubisme.

«Presque chaque personne pensante – écrit Gisell – est en révolte contre quelque chose, parce que le besoin de l’individu est pour plus de conscience, et que la conscience se développe en brisant les moules qui l’ont jusqu’ici soutenue. Et ainsi, laissons chaque personne dont la vérité personnelle est trop grande pour les conditions de sa vie propre, attendre avant de se détourner de la peinture de Picasso, ou de la littérature d’Elma Strauss, car le cas de ceux-ci est le leur.»

Nous voyons ainsi Georges Aymeris, encore une fois, aux prises avec le problème de l’art moderne. Hélas! il n’était point un dilettante, un orateur, ni un théoricien, mais un peintre; et sa peinture, dont Cynthia me montra quelques échantillons, trahissait un trouble douloureux. Je fus atterré en face de ses œuvres récentes, où je ne reconnus plus aucune de ses qualités.

Il y avait eu, entre Cynthia et moi, un silence.

Georges Aymeris et sa femme, car je sus, ensuite, qu’il avait légitimement épousé l’Honorable Cynthia Merrymore – se répandirent avec Darius Marcellot dans les petits cénacles de cubistes, de littérateurs et de musiciens d’avant-garde; ils étaient de plus en plus effarouchés par le monde, et se cachaient de leurs amis. Georges portait les cheveux longs, s’était rasé le visage, il épaississait; sa claudication s’était accentuée. Je me trouvai assis à côté de lui à une représentation de Tristan et Isolde, que donnait une compagnie allemande au théâtre de l’avenue Montaigne. La même saison, je le rencontrai à la même place, enthousiaste et tremblant, lors de la répétition générale du Sacre du Printemps. Il croyait voir en cet ouvrage si révolutionnaire, trépidant, convulsif, macabre, l’annonce d’une ère nouvelle, après un bouleversement universel. Au second tableau surtout, la danse épileptique de la Jeune fille élue, que les hommes-ours guettent comme des mouches noires prêtes à s’abattre sur un gros rat agonisant, lui offrait l’image de sa propre personne dans la société dont il était issu, et qui s’effondrait.

Darius lui fit connaître Richard Strauss, dont Georges méprisait l’art clinquant, faussement original, qui sous des apparences d’étrangeté et d’harmonie neuve, dans le tumulte d’une polyphonie la plus riche, la plus voluptueuse, était si pauvre d’invention, si bas d’intention, et agissait sur les sens des femmes et des faux artistes, comme les mélodies de la Tosca ou de Mme Butterfly.

Georges ne l’avouait point, par crainte de Darius, mais c’était l’Allemagne dont il redoutait l’influence et d’où venaient les sombres nuages qui s’accumulaient sur nous.

Un matin, c’était au mois de mai, Richard Strauss faisait répéter l’orchestre de l’Opéra où la compagnie des Russes allait donner le ballet Joseph. Georges avait eu la commande d’un décor pour un autre ballet où apparaîtrait Ida Rubinstein; Bakst n’était plus jugé suffisamment moderne, et Aymeris, avec un de ses amis, avait conçu des maquettes à peu près irréalisables, à mon avis, et assez médiocrement exécutées par un jeune cubiste dont Marcellot s’était entiché. Aymeris s’était attelé à ce travail, encouragé par Cynthia toujours soucieuse de combattre des crises trop fréquentes de mélancolie, et de lui faire croire qu’il était en état de produire, bien loin d’être un vieillard déjà oublié. Elle espérait ainsi le distraire, l’empêcher de repartir pour des voyages dont elle se lassait elle-même, ou bien leur trouver un objet. La compagnie des ballets Russes comptait emmener Aymeris en Espagne, puis en Italie; l’ouvrage d’Aymeris tiendrait l’affiche avec le Joseph de Richard Strauss.

Le Directeur de l’Opéra était absent pendant la répétition craignant les colères célèbres du kappelmeister berlinois qui créaient un malaise parmi les musiciens de l’orchestre, Strauss faisant recommencer vingt fois de suite une demi-page, un trait des violons, insultant un instrumentiste professeur au Conservatoire. Tout d’un coup, Strauss, debout, à son veston la rosette de la Légion d’honneur qu’il venait de recevoir, frappe de son bâton le pupitre, et pâle, en rage, s’écrie: – Il faudrait un sabre allemand pour les faire obéir!

On téléphona au Directeur, l’enjoignant d’accourir; déjà, ce matin, des propos belliqueux avaient été échangés, des journalistes allemands et le concierge de l’Opéra s’étaient gourmés.

Aymeris s’enfuit avec Cynthia, rentra chez lui vers midi par le tramway; sur l’impériale, de dix voyageurs, six parlaient allemand; Paris était envahi par l’Allemagne; le ballet russe lui-même se germanisait. Après le déjeuner, Georges écrivit une lettre à l’adresse de M. de Diaghilew, à l’effet de rompre son engagement. L’impresario vint le voir et le supplia de lui rendre sa promesse que le décor tant attendu par les critiques d’avant-garde serait prêt pour le mois d’août.

L’installation nécessaire pour ce travail, la recherche d’anciens élèves qui pourraient agrandir les esquisses, l’aider à mettre l’œuvre sur pied, et d’un local assez vaste pour y brosser des décors: toute la partie matérielle de l’entreprise mit Aymeris dans un état alarmant d’excitation nerveuse.

Une échelle manquait, sur quoi il pût grimper et s’asseoir. Il s’en fit faire plusieurs de divers modèles et, à chaque essai, dut reconnaître que sa jambe était si ankylosée que nulle échelle, si commodément établie fût-elle, ne lui donnerait satisfaction.

Il s’avisa que le vieux peintre espagnol Mendoza, qui habitait Versailles, avait inventé un système d’échafaudages et de poulies, ainsi se hissait-il et se soutenait à hauteur voulue. Tout, chez Mendoza, était ingénieux, il faudrait aller chez lui, se renseigner, faire copier cette installation.

Le dimanche suivant, M. et Mme Aymeris louèrent une automobile pour se rendre à Versailles. Après un déjeuner au Pavillon-Bleu, ils s’attardèrent à l’ombre des grands arbres dans le parc de St-Cloud. Des familles d’ouvriers étaient étendues sur le gazon où traînaient des morceaux de papier graisseux avec des os et autres reliefs d’un repas champêtre. Le parc était bruyant des clameurs d’une foule qu’Aymeris trouva hideuse et effrayante. Une bande de jeunes hommes et de femmes dansèrent une ronde en chantant la Carmagnole. Quand une automobile passait, les voyageurs étaient poursuivis par des cris et des insultes. Le chauffeur du taxi amena près des Aymeris sa voiture et les pria de ne point s’attarder dans cet endroit: on venait de percer le caoutchouc d’un de ses pneus; de la malveillance de ce public dominical, tout était à craindre.

Ils se remirent en route pour Versailles; peu avant d’arriver aux «Réservoirs», une roue se détacha. Le mécanicien, après une rapide inspection, comprit qu’une pièce avait été sciée, de façon que l’accident se produisît après quelques kilomètres de marche. Il avait bien cru voir un gamin tripotant sa voiture, n’avait plus songé à y regarder de près; et c’était alors, qu’il s’était permis d’engager ses clients à quitter en hâte le parc de St-Cloud. Mais selon lui, le mauvais drôle n’avait pas eu le temps d’accomplir son méfait à lui seul. Or le chauffeur raconta des histoires telles, qu’à l’entendre, les autos particulières étaient maintenant à la merci d’une populace prête à tout saccager. Aymeris n’était que trop préparé à croire ces paroles. Cynthia comptait prendre son thé aux Réservoirs, pendant que Georges irait chez le peintre Mendoza. C’était jour de grandes eaux. Les salles du restaurant étaient remplies de monde. Georges crut avoir laissé choir la carte de Mendoza en ouvrant son portefeuille pour payer l’addition; le garçon qui servait comprit qu’Aymeris l’accusait d’avoir ramassé un billet de banque. Il y eut discussion.

Puis, calmé un peu, Georges tâcha de retrouver son chemin; croyant se rappeler la maison du vieil artiste, il se mit seul en route, Cynthia s’alla promener dans le parc où il la retrouverait ensuite.

Il fit le tour de plusieurs pâtés de maisons, s’engagea dans des rues désertes, sonna à plusieurs portes. M. Mendoza y était inconnu. Il entra chez un antiquaire et s’enquit; cet homme, qui avait M. Mendoza pour client, donna le numéro et le nom de la rue à Aymeris; c’était très proche, mais il fallait descendre le boulevard de la Reine, tourner à droite, puis à gauche. Aymeris n’écoutait pas, il se remit tout de même en route, se perdit encore et, de guerre lasse, revint au parc. Cynthia n’était plus à la place convenue. S’il était en retard, ils devaient se rejoindre à la gare, puisque l’automobile était en panne. Georges entrevit qu’il n’exécuterait pas son décor, car il ne se procurerait jamais une échelle. Tout se retournait contre lui!

A huit heures, ils prirent un train pour Paris; les wagons étaient combles; des gens, avec des bouquets de lilas dans les bras et des paniers de provisions, encombraient les couloirs de seconde. En première classe, il n’y avait plus de place. Comme il fallait rentrer, Aymeris casa Cynthia entre deux commères suantes, et se tint debout contre la portière, provoquant par sa mine dépitée les quolibets d’un public bruyant, ignoble, ivre de chaleur, d’air et de boisson. Un homme en manches de chemise invita «le Monsieur» à se mettre à l’aise et lui tendit un verre de vin que Georges refusa. Les cris et les rires redoublèrent.

A la station de Meudon, des voyageurs descendirent et laissèrent la porte du wagon ouverte; le train s’ébranla… et Aymeris, dans un soudain vertige, s’élança sur le quai…

Un cri fut poussé par les spectateurs, Cynthia voulut se précipiter aussi; le chef de gare fit stopper la machine.

On releva un cadavre méconnaissable.

Georges Aymeris venait, pour une futile contrariété, de mettre fin à une existence qu’il aurait eu tant d’autres raisons plus graves, d’abréger.

J’appris son suicide par les journaux, en même temps que l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.

Ce fait divers passa inaperçu, dans l’effervescence du moment. Dirai-je pourquoi je ne me rendis point à ses obsèques? Je craignais de revoir Cynthia, Madame Aymeris; mais peu de semaines après, elle m’écrivit, me priant de lui rendre le journal de son mari.

J’hésitai, je fus même sur le point de ne pas répondre; j’avais fait copier presque en entier les cahiers de mon ami. Si Cynthia allait les vouloir détruire? Mais les connaissait-elle?

J’allai néanmoins chez elle, les lui portai à St-Germain où elle passerait quelques semaines, pour régler ses affaires avant de repartir pour l’Angleterre. La guerre était désormais inévitable.

 

Mme Georges Aymeris me reçut froidement, avec un embarras plus visible encore que ne l’avait été celui de Mrs Merrymore. Elle me raconta le suicide de son mari et les scènes qui précédèrent; très calme, très digne, son chagrin ne se trahissait que par l’altération des traits de son visage. Ses cheveux étaient blancs. Elle me dit:

– Je savais que vous possédiez ces cahiers. Je vous remercie de me les rendre. Sont-ils aussi intéressants que la chère personne qui les a écrits? Je le suppose; car Georges n’a pas accompli son œuvre, il ne devait peut-être pas se réaliser… sinon par le récit de sa propre personne. Je ne les lirai pas; mais, si je ne puis vous refuser le droit d’en faire usage, je vous prie de ne parler de moi qu’après que j’aurai rejoint mon mari.

Cynthia passa dans une chambre voisine; j’entendis le bruit d’une trappe de cheminée, le crépitement d’un feu de bois. Une odeur de papier brûlé se répandit dans l’air.

Elle revint, au bout de quelques minutes, tremblante…

– Ils flambent! – dit-elle – n’entrez pas!.. – et reprenant le récit du suicide: – Je croyais Georges capable de tout, sauf d’attenter à ses jours. J’associai ma destinée à la sienne pour éviter des malheurs. Il m’avait plusieurs fois menacée d’un «coup de tête»; une seule fois, je doutai de sa parole et lui portai un défi… il aimait trop la vie, et j’espérais qu’il voudrait encore et toujours recommencer! Le pauvre cher ignorait-il lui, si conscient, que quand nous nous réveillerons d’entre les morts, nous nous apercevrons que nous n’avons jamais vécu?

La veuve de Georges Aymeris allait s’engager bientôt comme infirmière dans une ambulance du front, et son corps devait rester en terre de France, mais loin du cimetière où repose enfin mon ami.

Prieuré de Saint-Louans, août 1918.

NOTES

ET

JUSTIFICATION

DU TIRAGE