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Aymeris

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A son gardien, un prévenu, dans la prison de Mazas, révèle son identité, parce que l’accent du geôlier est celui de Carcassonne; et ces deux hommes feront causette amicale, jusqu’à ce que se revenge de l’autre celui qui porte les clefs: dès qu’aura pris fin le dialogue en patois «de chez nous».

James, mon fils, je pense à toi.

A celui qui te succédera, en lui remettant le flambeau de la course, quelle langue parlerais-tu, homme d’aujourd’hui? Le sens des mots, d’une génération à l’autre, change.

Pierre Aymeris, mon père, tu m’as parlé. Ai-je retenu ce que tu m’as dit?.. L’ai-je compris? Il me semble…

Aurais-je déjà oublié? Pourquoi n’ai-je, encore une fois, traversé l’Océan? Jadis, le paquebot transatlantique fut pour nous autres, comme dans un cauchemar, quelque chose qui file devant soi, qu’on essaye de suivre, de rattraper, et puis qui va si loin que la fatigue des brassées réveille en sursaut le nageur dans son lit. On ne sait vers où se dirige cette ville flottante. L’Amérique? C’était où l’on n’irait jamais, oui, là-bas dans le lointain, dans l’inconnu, on ne savait où, oui, là-bas, dans l’au-delà. A écouter Gisell, les lieues diminuent, New-York se rapproche encore de moi. Je commençai par la revoir, comme, dans un télescope, la lune. Maintenant, l’Océan n’est pas pour moi plus large que l’Arno, ni New-York plus distant d’ici que le quai de Passy.

Dans mon enfance, Paris, il me semblait que ce fût nous, les Aymeris; puis il y avait Saint-Cloud, Versailles, tout contre, autour du noyau que nous formions; plus loin, la campagne, Longreuil, Trouville, enfin la mer… la mer… et, au bout, la ligne d’horizon. Comme Nou-Miette m’enseignait que «ça descendait» ensuite, je n’essayais point d’imaginer l’abîme où choit le soleil en lançant une lueur verte.

L’Angleterre, l’Amérique, la Russie, la Chine, tout était de l’autre côté de cette ligne d’horizon, tout cela, petit, tout petit, et Paris, les Aymeris, nous étions très grands. Et c’est comme cela, que nous autres, nous nous représentions l’Univers.

Aujourd’hui, je tiens l’Amérique dans ma main. Gisell m’ouvre de nouvelles perspectives et me tend des corbeilles de fruits exotiques. Cuisines! Que ne donnerais-je pour que les mets et les boissons exotiques inconnues me répugnassent! Mais j’ai dû, dans mes existences antérieures, y goûter; ces nourritures et ces breuvages ont comme un goût qui me rappellerait je ne sais quoi d’agréable, à retrouver après des siècles de privation…

Pour les Yankees, nous autres d’Europe sommes des morts; ils viennent nous visiter, comme des cadavres pétrifiés dans les rues d’une Pompéi.

Serait-elle transportée là-bas, chez eux, la vraie vie vivante?

Ici les ruines? Ah! non! Si le soleil se lève sur nos décombres, nous sommes du côté où le soleil se lève et se lèvera toujours. Gisell vient nous voir pour se faire lire nos vieux palimpsestes par ceux qui en possèdent encore le chiffre… Gardons le chiffre, donc… Mais où le cacher? Taisons-nous, taisons-nous!

Son admiration pour notre passé et nos traditions, lui inspire des mots ironiques et de vague défiance, elle a cet œil inquiet dont, chez nous, les jeunes regardent les vieux. Gisell n’en est plus à la phase du respect, et je croirais plutôt qu’elle prit un plaisir cruel à notre décomposition, qu’elle semble humer comme Baudelaire la charogne. Elle se pervertit dans notre littérature, et Mirbeau fut son maître. N’est-ce point elle qui, dans une cage, enferma une douzaine de chats mâles et femelles, pour la jouissance de suivre le combat jusqu’au complet écrasement du plus faible? Il lui plut de venir, comme une Reine des dollars, choisir, ce qui n’était pas à vendre, et qu’on achète puisque le monument de notre hoir chancelle. De sa fenêtre à grillages, elle voit Florence à ses pieds, et songe, en se limant les ongles: J’achèterai le meilleur, puisque tout y est à vendre; et que le reste sombre avec une civilisation qui a trop duré!.. il suffira de nos bibliothèques et de nos musées, pour l’érudition des philosophes.

C’est de l’informer, que Gisell demande à ma conversation. Je lui apparais comme un invalide qui, revenu de fameuses campagnes, dénombre les canons et les drapeaux, raconte ses petites anecdotes «historiques».

– Tell me, tell me, I want some more!

Elle veut tout apprendre au sujet de ceux que j’ai connus. Gisell collectionne les noms. Je suis son professeur d’histoire contemporaine (d’un tout petit coin de l’histoire contemporaine). Elle dévorera ces notions, puis, comme un boa gavé de nourriture, retombera dans ses silences, gonflée, gorgée.

Elle passe de l’un à l’autre, presse des citrons, puis jette le fruit dès que le jus l’a désaltérée.

Georges Aymeris, voici ton tour, c’est à toi de satisfaire Thamar.

Johnnie semble encore perdu dans le ménage de sa mère. Johnnie semble aimer son beau-père Links, si affectueux pour lui, plus même qu’il ne l’est pour Gisell, que Links ne comprend pas. Il appelle Links «mon père» en français (monne péïre); et son défunt père: «father». Hier, Johnnie, dont les grands yeux sont toujours tristes, demande, au milieu d’un de nos grands silences, la permission de parler:

– May I, mother? (Puis-je maman?)

Il avait, en rêve, rencontré «father» aux Cascine, habillé de noir et une fleur à la boutonnière, en tenue de visite. Johnnie voulait s’enfuir, se cacher derrière un arbre; mais il marcha à reculons, si loin, si loin, qu’il tomba dans l’Arno. Et il s’était réveillé.

– Mother? Qu’est-ce que m’aurait dit father? J’avais peur de ses questions. Supposez, si un jour father entrait, par le podere? Il monterait à la villa, peut-être je serais en train de jouer avec «doggy», le long des iris. Si je vois venir father, qu’est-ce que je dois faire? Father me demanderait si je suis heureux. Répondre oui? Est-ce que ça ne serait pas «improper» (inconvenant), de lui dire que «monne péïre» est si bon pour moi, si gentil, que mother est avec «monne péïre», comme si «monne péïre» était father? pourrais-je lui dire: – On vous croyait mort, dirais-je cela comme excuse?

J’ai interrogé Gouvernante. D’abord, elle n’a pas répondu… et puis elle a dit que les enfants ne doivent pas penser ces choses. – On pense aux morts, mais on n’en parle pas! Est-ce «correct» cela, mother?..

A ce moment, Links était en train d’écrire dans sa chambre. On entendait ses pas sur le dallage, et la machine à dactylographier tapait. Il éternua très fort, par la fenêtre. Johnnie leva la tête:

– Mother, est-ce que father écrivait aussi des drames? Father, que faisait-il le matin?

Gisell répond: – Father était tout le temps à la chasse. C’était un grand chasseur de grosses bêtes.

– Et «monne péïre»? Qu’est-ce qu’il chasse?

– Il construit des pièces.

– Qu’est-ce qui est plus difficile? Tuer des grosses bêtes, ou écrire à la machine?

Mrs Links me rend, comme des restes qu’un habile cuisinier travestit le lendemain, les notions qu’elle a reçues de moi. Elle m’excite sur les choses de l’«avant-garde». L’arrangement, par elle choisi pour son portrait (encore inachevé), elle ne l’approuve déjà plus. Je sens qu’elle n’est plus la femme de Shéhérazade, elle souhaiterait que je donnasse à son âme errante, une enveloppe autre. Elle forme des projets pour beaucoup d’autres toiles que je viendrai peindre à Florence, d’après elle, pour qu’en causant je «l’informe». Elle enrage de ce que je ne sois pas assez enthousiaste pour des œuvres qu’elle vient de découvrir, et me les explique à sa façon, «pour m’instruire». Elle élabore un vague projet de phalanstère d’«avant-garde»; elle recueillerait dans sa villa des artistes pauvres et les ferait travailler.

Elle interprète «Une dentelle s’abolit» avec ingéniosité; la syntaxe de Mallarmé l’arrête moins que moi. Je suis à l’école. Soudain, Gisell évoque un tableau, un vers, une page de prose, que j’oubliais, Gisell me les fait mieux sentir et d’une façon neuve.

Mes habitudes de pensée traditionnelle m’empêcheraient-elles d’en jouir ingénument? et cette élève me révélera-t-elle le sens de ce que je lui ai fait connaître?

Gisell, magicienne dans l’art des «pick me up», «cocktails» à réveiller la plus opiniâtre inappétence, Gisell les agite dans ses gobelets, sans avoir l’air de faire un geste.

Gisell me montrera peut-être celui que j’aurais dû être. Mais sait-elle bien celle qu’elle aurait dû être?

Gisell, je vous vois derrière un comptoir, à Chicago… Me trompé-je?

– J’aime – dit-elle – l’Italie pour sa sordidité. «It is not Beauty but Dirt in the Sun». «Ce n’est pas la Beauté, mais la Saleté au soleil». Connu, lui dis-je, depuis Baudelaire; et point ce que j’apprécie le plus en lui. Et Gisell est trop fine que d’insister. Telle une méduse, elle arrondit sa coupole gélatineuse: le flux l’avait amenée, le reflux l’emporte.

Quand saurai-je ce qui se passe, la nuit, dans cette villa dei Colli?

Elle aperçoit en moi «de la révolte, de l’anarchie comprimée», cette femme délirerait de joie, si elle provoquait une crise.

– Monsieur Aymeris, vous êtes fait pour traverser la vie dans la tempête. Vous viendrez avec moi à New-York? Promettez!

Se croit-elle assez forte? Ces mains courtes, cette chair d’ambre, cette cernure des yeux, cette crinière brune aux reflets rouges, j’en ai subi le pouvoir, chez une autre; vieilles lunes, les chaudes impassibles, les malades de curiosité!

Voici qu’il serait temps pour Cynthia…

A la villa, le soir, on marche dans l’obscurité. La grande salle ne s’éclaire que de quelques cierges, car Gisell en était hier encore au genre quattrocento; l’électricité est «inesthétique». Les beaux messieurs aux voix flûtées jugèrent qu’un bal travesti serait, sur cette colline, propre au déduit. Or, je me refuse à porter domino et masque; quelques poils postiches au menton me flanquent en dépression. Pierre Schlémihl… La nuit promettait d’être belle. Nous étions à la veille de la pleine lune; l’atmosphère était paisible, assez tiède pour que Gisell ouvrît les baies de la Sala sur la terrasse. Chacun avait gardé pour soi le secret de son travestissement. Isabelle Pappers, pour être toute rendue au bal, et craignant d’être plus malade, s’est installée à la villa, dès hier. A midi, Paul lui ordonne de ne point paraître à la mascarade. Depuis lors, il y a des allées et venues, des portes qu’on claque, des gens qui courent. En guise de séances de portrait, Johnnie et moi aidâmes Agostino à tendre les guirlandes, à remplir les vases de bouquets. Je suis passé partout, aux étages, dans le Patio, sur les terrasses: je n’ai rien surpris d’anormal, et il y a un drame dans l’air. Là-haut? En bas? Links a cassé un verre à déjeuner, en jouant avec Johnnie. Cela porte malheur, dit-il. Gisell fume plus encore que de coutume. Il y a drame, oui, il y a quelque chose quelque part, comme chez M. Maeterlinck.

 

Je n’ai jamais pu parler aux masques, dont j’ai l’effroi. Dans un coin de la Sala, derrière un paravent de Coromandel, je m’assis sur l’une des quelques marches qu’on descend pour passer du salon rouge dans la salle de bal, où j’ai vu ces muets se faire des révérences, les dames saluaient, de l’éventail; je reconnaissais à leur raideur les hommes enjuponnés. En attendant la danse, les dialogues ne s’animaient pas. Ces messieurs de chez Giacosa ont une préférence pour les habits ecclésiastiques: prélats, capucins, jésuites; des pélerins avec leurs coquilles; quelques mignons, des chanteurs florentins, des postillons, jeunes gens qui montrent leurs belles formes.

Gisell n’a invité que peu de dames, des Infantes de Velasquez, des Carmens, des Napolitaines; les laides sont à leur avantage, les jolies s’enlaidissent, toutes contentes de n’être plus elles-mêmes. Est-ce un bal homosexuel?

1re entrée: un Pape, avec sa cour; – appel de trompettes, «flabellas» de plumes de paon; à l’orchestre, une marche soutenue par l’orgue. Après les entrées, des valses lentes. On se met en train, on se cherche, on essaie d’intriguer.

Je bâille; cela va être lugubre, cette fête dans le noir. Les torches sentent mauvais. L’odeur des orangers monte du jardin et se perd dans celle des fards. Gisell ordonne au chef d’orchestre de jouer un «Virginia Real». Les couples se mettent sur deux rangs qui se font face. Le rythme de cette danse de nègres me réveilla, qu’ils étaient déjà en branle. Des combinaisons infinies de figures divisent les couples, les mélangent les uns aux autres; la prêtrise oublie son caractère sacré; les robes de moines se relèvent sur des jambes nues, les camails s’envolent, les rabats sautillent, les calottes tombent. Des voix de la Sixtine poussent de petits cris. Le Saint-Père brandit sa tiare, les crosses d’évêques frappent la terre: les femmes, cheveux épars, ôtent leur loup; toujours sur le même rythme nègre, le banjo plus strident met une sourdine à la viole et aux guitares. Gisell et l’Esmeralda tapent sur un tambour de basque. Les tailles se cambrent, les hanches, les ventres oscillent; un geste indique que tel enfant de chœur a reconnu tel Jésuite. Au paroxysme de la bacchanale, les cierges pleurent leur cire, une lampe file; on n’y voit plus, et le Virginia Real prend fin quand apparaît, sur un lit soutenu par quatre porteurs, une Ophélie.

C’est Isabelle.

Harry Links, un bouffon bleu et rose, l’annonce, en agitant les grelots de sa marotte. Un masque pousse un cri, signal convenu avec le chef d’orchestre. Les danses reprennent. Ophélie a déjà disparu. Où s’en est-elle allée? Prendre l’air sur la terrasse? Le bouffon amène des serviteurs avec des lanternes emmanchées de piques. Gisell n’est plus là.

Je sors de ma cachette, tandis que les danseurs sont au souper – et m’avance vers une fenêtre, d’où je vois, à travers les arbres, les flammes des chandeliers et des lanternes en marche. J’entends un coup de sifflet, des appels, des trompes d’automobiles. Sort-on déjà?

Harry Links s’écrie: – Agostino revient du podere, il a cherché partout Isabelle et ma femme. Si nous fouillions les berges de l’Arno? On prétend les avoir vues courir vers la ville…

La nuit pâlissait, l’aube était prête à poindre.

Nous ne connaîtrons jamais rien de plus sur cette histoire. Georges Aymeris ne m’en dit mot quand je le vis soudain à Paris, au milieu d’août, et prétendant avoir été plus impérieusement retenu par Darius Marcellot que par la dame américaine, qui semble disparaître à la fin de cette fête étrange. Je pense qu’il était temps qu’elle s’éclipsât.

A suivre Aymeris dans sa vie comme dans son journal, je me suis une fois de plus convaincu qu’à un certain type de femme correspond une certaine catégorie d’hommes; qu’il est des familles, ainsi qu’on dirait en botanique, qui s’attirent et qui par une sorte de fatalité s’unissent; Gisell, Lucia, sinon Rosemary, ces créatures d’un même sang, étaient, chacune à sa façon, capables de prendre au piège un bourgeois toujours sur le point de s’évader, toujours enchaîné, et qui n’avait jamais rompu avec Passy et ces Centenaires par lesquels son enfance s’était crue étouffée. Cette fois, comme en tant d’autres moments où il croyait agir délibérément ou regarder sans prendre parti, l’entraînait à son insu un charme pervers, étrange, violemment opposé à celui des femmes de son monde; et de même qu’au moment de l’Affaire Dreyfus il inclinait à prendre parti contre ses tantes, comme par protestation et mouvement d’indépendance, de même était-il sensible à ce que lui révélait de mystérieux Gisell de si loin venue vers lui. De plus, préparé, pétri par la main de Cynthia, peut-être avait-il espéré entraîner un acquiescement qu’il n’avait pas cessé de souhaiter; il retournerait vers son amie comme un artiste plus «avancé» qu’elle ne l’avait elle-même cru possible. Tout en s’en défendant, et entre deux conversations avec Mrs Links dont le goût pour la nouveauté lui semblait enfantin – et à qui Georges se donnait, par contradiction, pour un vieux classique – Aymeris, cédant à sa grâce et dans le dessein de paraître au niveau des admirations de l’Américaine, remplissait une toile de deux tons et d’un trait, où, se prenant à son propre jeu, il ne tarda pas à voir l’Univers.

Florence resta, pour moi, une cité maudite. Marcellot avait quitté la villa Epicuria, pleine encore de meubles et de bibelots. Georges les fit vendre aux enchères, et dans une saison mauvaise, afin de sauver pour la dernière fois, osa-t-il me dire, l’ancien directeur de la Revue Mauve. L’Allemande, sa femme, avait compromis Marcellot dans un scandale de faux tableaux; Darius l’avait chassée, il retombait à charge – et de tout son lourd poids – sur Georges Aymeris.

Tandis que mon ami réglait encore ces affaires si obscures pour moi, James était malade en Angleterre. Aymeris y alla; il revint à Paris, puis retourna à Londres. Il m’appelait chaque fois qu’il était à Passy. Cet ami si peu secret, me cela, avec une sorte de méfiance, les préoccupations intimes dont je le savais assiégé, qui n’avaient pas toutes pour cause la maladie de son fils: pleurésie déjà en voie de guérison, quand Aymeris l’avait revu chez Mrs Merrymore, au bord de la mer.

Mrs Links et la villa de Florence avaient-elles eu une telle influence sur lui!

Frappais-je à son atelier – l’atelier où chacun entrait jadis tout de go – alors Georges entre-bâillait la porte, me priait d’attendre, pour qu’il eût le temps de ranger sa toile: il semblait avoir la crainte des conseils, et même de montrer quoi que ce soit à un camarade.

Comme il a détruit toutes ses études, ses dessins faits à Florence, ou durant l’été d’après, je ne puis rien en dire ici; mais il commanda des perles de couleur, en fit des essais, et son refrain fut, désormais: «La peinture à l’huile est un moyen périmé».

Des caisses expédiées d’Italie, et encore empilées dans son jardin, sous une bâche, contenaient des toiles, œuvres de «post-impressionnistes», que Georges avait rachetées à Darius Marcellot; c’étaient des paysages et des natures mortes par les plus jeunes des cézannisants de France, de Florence et d’Allemagne: – Ceci n’est pas pour toi – me dit-il.

Deux ans plus tard, les caisses devaient encore être closes, sous les mêmes bâches. L’administration du Salon d’Automne invita Aymeris à réexposer en octobre quelques-unes de ses œuvres de début. Je lui fis observer que c’était là un traquenard: on avait le désir de prouver à tous qu’il avait eu du talent, qu’il n’en avait plus, et ses avances aux «fauves» ne serviraient qu’à appuyer, auprès du public ignorant, la réclame savante des négociants du «trust».

Ainsi j’exaspérai les hésitations de Georges, et, comme toujours, la sagesse d’une parole amie et sincère accrut son entêtement.

Il avait l’habitude, qui était un tic, de dire: «O mon Dieu! mon Dieu!», comme les Anglais qui contrefont un Français, et il poussait de gros soupirs; il avait des dépressions, des silences, des regards fixes, des mots blessants; nous ne comprenions rien à rien; selon lui, tout le monde était «bête», sauf je ne sais quels esprits supérieurs avec lesquels il avait noué commerce. Il voulut me conduire voir la collection de ce M. Stein, l’impresario d’un jeune Espagnol, Picasso, le seul aujourd’hui qui eût une parcelle du génie des maîtres quattrocentistes. Aymeris s’était remis à faire de la musique, il lisait avec Maurice Ravel les partitions de Moussorgski: les Russes le ravissaient.

Il projetait de passer l’hiver à Pétersbourg, dans le milieu des artistes qu’il avait rencontrés à Rome, où il y avait eu une saison de leurs merveilleux ballets. Il écrirait des poèmes pour Igor Stravinsky – compositeur encore obscur, du moins pour moi.

– Est-ce une «affaire» de Darius Marcellot?

– Pourquoi? Qui a dit cela? Les imbéciles!

Dans le tumulte d’une scène, de cris et de reproches impertinents, je débrouillai, petit à petit, qu’on lui avait fait croire qu’il était surtout un musicien qui s’ignore. Comme parrain de James, la question «argent» me parut alarmante; la somme gagnée à la villa Links s’était évaporée dans la villa Epicuria. L’Amérique secouait ses sequins; Georges, plutôt que d’y aller comme peintre, rêvait d’autres succès. Il n’y avait plus à raisonner avec lui.

Je déjeunais au restaurant Prunier, quand Georges vint, courbé et plus claudicant que de coutume, me faire lire une dépêche de Mrs Merrymore: «James n’obéit plus, il ne se laisse pas soigner, devriez venir…»

Il fallait partir immédiatement, par le train de 4 heures du soir, et je devais être du voyage. Je rentrai pour me munir de quelques vêtements, et retrouvai mon ami à la gare du Nord. Dans le wagon-restaurant, une douzaine de personnes reconnurent Aymeris; il causa avec elles, dans le train et sur le bateau, calmé, et à son ordinaire.

Le lendemain, dans l’après-midi, nous étions à Pease-Bank, le village proche de l’école de James. C’était à la fin de novembre, un vent humide et froid soufflait. Mrs Merrymore nous attendait.

– James – dit-elle – s’est échappé, malgré la défense du médecin, il est sorti pour un match de cricket, mais ni le tutor, ni sa femme ne l’ont retenu à la maison. Moi, je n’ose plus intervenir, n’étant ni mère, ni parente; d’ailleurs, même des parents trouveraient «bad form» d’avoir de la prudence, puisque James est considéré comme guéri par le médecin… Je vous «souhaite» ici, depuis que j’y suis venue… sans autorité.

Cynthia dit encore: – Vous avez l’air très fatigué, my dear friend – et examina Georges avec des yeux maternels. – Florence ne vous a valu rien de bon!

Il y avait à la fois une ironie et une immense tendresse dans ses paroles, qui fâchèrent Georges.

En victoria ouverte, nous traversâmes la petite ville de Pease, puis un parc, longeâmes un long canal auquel affleuraient les gazons d’immenses jardins, avec des «detached villas» sur la gauche, et de vieilles façades classiques sur la droite, un peu comme à Cambridge; la mélancolie de la saison et du crépuscule était poignante. Chez le «tutor», nul autre être vivant que les domestiques. Les élèves et les maîtres s’attardaient encore sur le champ du cricket. Notre voiture se remit en route, nous repassâmes par le parc, mîmes pied à terre devant une barrière blanche, et marchâmes longtemps sur une herbe boueuse et glaciale.

 

Mrs Merrymore nous précédait. Elle appela Mrs W., femme du professeur, l’alla chercher sous la tente où les garçons s’habillent; ces messieurs et ces dames l’avaient quittée quelques minutes auparavant et rentraient à travers champs, lui dit un jardinier; mais des «boys», quelques-uns seulement, finissaient une partie.

Il ne faisait presque plus clair, au cricket field, et le vent montait. Près d’un but, le corps d’un enfant tout recroquevillé, gisait sur le turf.

Mrs Merrymore poussa un cri: – James! Que faites-vous, child? Depuis quand êtes-vous ainsi? Qu’est-il advenu?

James avait reçu une balle dans la poitrine.

Et pas même un manteau pour le recouvrir! Il grelottait, en attendant un camarade qui, soi-disant, devait lui en apporter un.

Et la «matron»? Et le «tutor»? Qui s’occupait de James?

Georges Aymeris souleva James comme un ballot, et d’une course aussi rapide que le permettait sa jambe mauvaise, il s’enfuit sans dire un mot, du moins que nous entendissions. Le haut de son corps se profilait sur le ciel. A quelques mètres de nous, il butta, nous courûmes vers le point où ces deux ombres s’étaient abattues et qui se confondaient avec le brun de la terre. Les ayant retrouvées, nous les relevâmes, et je fis approcher la victoria pour les reconduire à la pension.

Georges Aymeris geignait, James était muet. Mrs Merrymore frotta les membres glacés de l’enfant, tandis que, sur le siège où j’étais assis, je hâtais le cocher qui excitait, avec les claquements de sa langue, un vieux cheval poussif.

Vers dix heures, nous étions tous les trois auprès d’un lit de sangle, où expirait le fils de Georges Aymeris. Le médecin l’avait plongé dans une baignoire d’eau chaude, les cordiaux les plus actifs n’avaient pu ranimer cette petite victime du sportif entraînement auquel les professeurs anglais et leurs épouses soumettent ces jeunes gentlemen qui sont les futurs dirigeants de la Société.

Rome, février 1911
Offranville, 25 juillet 1914