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Darius Marcellot, complètement ruiné et sous le coup de poursuites judiciaires, compte venir ici. J’opère encore une fois son sauvetage, le sachant honnête homme, à moi dévoué et victime de son imagination romantique. Si vous êtes peu satisfaite de me savoir en sa compagnie, n’oubliez pas que, par votre refus d’être ma femme légitime, vous m’aurez valu ce compagnon – et sa bande. Car Darius amènera une «amie», une Allemande, et des enfants! J’ai loué pour lui cette villa Epicuria – nom absurde – et je vous écris sur le papier qu’y ont laissé les derniers occupants, des Américains.

Je ne suis pas encore installé dans cette villa, mais j’y passe l’après-midi. Une ruine. La partie habitable, date du 16e siècle. D’une tour fort haute, la vue s’étend jusqu’à Vallombrosa; un peintre autrichien y a vécu, et l’a meublée d’horrible façon; aussi, j’achète des meubles bolonais. Il y a des trouvailles à faire chez les Antiquaires; je viens de mettre la main sur un Ribera magnifique, le plus bel ornement de ma Sala. Avec les murs blanchis à la chaux, des rideaux de damas rouge, ce sera très florentin-esthète, conventionnel, bon à sous-louer à d’autres Américains, quand j’irai ailleurs.

En attendant que j’aie une cuisinière et un jardinier-valet, je prends pension au Lung’Arno, près du pont del Spirito, chez une vieille qui a des filles galantes; mais je dîne chez Volpi, dans l’immonde sous-sol où les artistes et les littérateurs tiennent leurs assises. Je veux «faire vie à Florence», complètement. Je suis déjà dégoûté de ce monde, presque de cette ville – mais j’y suis un inconnu, ce qui ne serait pas possible à Rome; Venise sera pour le printemps. – A Pâques, vous y amènerez James…»

Rome, janvier 1910.

«Chère Amie,

«Oui, je suis venu à Rome, Florence n’était déjà plus possible. Le fils d’un ancien magistrat que connaissait mon père, m’a rencontré à un dîner qu’on m’offrit au cercle Lionardo da Vinci. Florence est la province, immédiatement on apprit que j’y étais seul; des Français, très médiocres, m’ont fait la chasse; le fils du magistrat X… est directeur de l’Ecole française de Florence, une très pâle et pauvre institution, comme la plupart des nôtres, à l’étranger. L’Allemagne règne ici. J’en eus la preuve, dès que Darius et sa Rachel Luxembourg ont apparu chez Volpi. Cette femme, qui est de Dresde, semble célèbre parmi les traînards du Volpi. La villa Epicuria va devenir, par l’industrie de cette Rachel, un magasin de peintures néo-impressionnistes, et de bric-à-brac (meubles coloriés de la campagne toscane, vieilles étoffes de fil et de coton imprimées, etc., etc…). Lœser et Berenson, les esthéticiens américains, savent que Rachel a deux Cézannes à vendre, je n’ai pas de quoi me les offrir, car je suis toujours à court, malgré votre bon management des fonds que je vous ai remis, et Rachel prétend que, grâce à ses affaires avec Darius, la villa Epicuria ne me coûtera rien. Mais je ne puis profiter de cette maison… et la nourriture allemande, saucisse et choucroute, me réussit encore plus mal que celle du Volpi. Pickles, concombres, salades sucrées, café au lait: les régals de Fraülein Rachel Luxembourg. Ses enfants crépus renversent la sauce sur la table, ils sont plus sales que mon petit James ne l’était, du temps des Watkins. Combien je vous suis reconnaissant de l’avoir, malgré moi, mis à Beaumont College!..

Darius est à Naples, pour ses études sur Croce, le philosophe; je l’attends ici. Darius, en plein socialisme philosophique, est devenu très allemand. Nous trouvons des Allemands à chaque coin de rue; et, tout de même, Rome est presque pour moi comme Londres, je me promène dans la Campana, chaque après-midi, en landau ouvert, avec des Anglaises qui hivernent à Rome. Qui connaît du monde à Rome ne peut échapper aux importuns. Un jour, après un déjeuner au Castello dei Cesari, je me rendais, seul, à la Via Appia. Les voitures étaient si nombreuses et la poussière qu’elles soulevaient si épaisse, que j’attendais le crépuscule dans le jardin des Trappistes (catacombes de Saint-Calixte) d’où l’on aperçoit, comme dans un Corot, le dôme de Saint-Pierre, au bout d’une pergola, et, de l’autre côté, le tombeau de Cecilia Metella. Je croquais une tablette de ce bon chocolat que fabriquent ces moines, et je discutais avec un Père chocolatier des moyens de peindre chez eux, et de ranger mes ustensiles sous un hangar. Une voix de femme m’appela: c’était Lady Ethel, la fille de la marquise de Hintley, que je n’avais pas revue depuis 1871, ma compagne d’enfance; on m’avait indiqué à elle dans la chapelle Sixtine. La marquise voyage avec une grande fille phtisique et c’est avec ces deux dames que je fais mon tour quotidien dans la Campana. Elles me mirent en relation avec votre Ambassadeur et les habitués du Grand Hôtel; donc, obligation de déposer au Palais Farnèse une carte pour mon Ambassadeur, puis une autre à la villa Médicis. Les élèves de l’Académie me montrent leurs travaux, et que puis-je en dire? Voilà encore un des problèmes de ces temps: l’Académie de France à Rome! Des fonctionnaires, des petits bourgeois bombardés peintres-lauréats, des intelligences de clercs de notaire. J’imagine les ombres de M. Ingres et de Corot, errant, au clair de lune, dans les bosquets de buis, sous les chênes-lièges de la villa, et leur dialogue! S’ils entraient dans les ateliers des nouveaux Prix de Rome, que diraient-ils à ces déracinés?

Malgré la Via Nazionale, les quartiers-neufs de la Rome des Allemands, Rome reste divine et, quand on y vient pour la première fois, on sent que c’est un événement grave et considérable dans une vie.

Je ne sais pas comment me défendre! Il y a pourtant des hommes de pensée qui, à Rome, installent leur travail et évitent le monde. Héritage de ma mère? Ah! l’hôtel de l’avenue Montaigne, l’odeur en reste dans ma peau, je ne m’en laverai donc jamais!

Si je mange dans les trattorias, il se trouve toujours, près de moi, quelque «art-student», l’une quelconque de mes élèves de l’atelier Scarpi. Deux Anglaises, une miniaturiste et une aquarelliste, ont remis le grappin sur moi. Il faut voir l’intérieur de ces idéalistes, sans feu ni lumière! Toutes à l’Art! Il faudrait aussi que vous vous efforciez de m’avoir un éditeur pour les illustrations du «Songe d’une nuit d’été», dont cette Miss Smithson est l’auteur. Elles crèvent de faim, ces femmes, Lady Ethel a commandé des miniatures à Miss Reed (l’autre vieille fille). Pour soulager de telles misères, on regrette moins d’avoir fait la connaissance de votre Ambassadeur. Ceci: l’héritage de mon père. Misère, misère, misère…

Mais vous avez raison, j’aurais mieux fait de continuer ma série de Londres. On se cache mieux, là-bas.

Les lettres de James sont charmantes – mais je suis convaincu qu’il se demande si vous n’êtes pas sa mère. Ses questions deviennent trop précises… Si vous lui disiez la vérité?..»

Rome, janvier.

«… Vous rappelez-vous un élève de l’Atelier Scarpi, un Munichois du nom de X… qui faisait de si curieux fac-similés, dans la galerie des Sept mètres, au Louvre? – Un de nos meilleurs élèves – disait Signor Scarpi. Et le Polonais qui peignait des «suicidées» à la Tassaert, en grisaille, comme Carrière? La dernière fois que nous l’avons vu, c’était à la salle Erard, un soir que l’on jouait le quatuor de Debussy. A côté de vous, un macfarlane à capuchon, d’où sortaient des soupirs. Vous vous rappelez qu’ensuite, nous ayant reconnus, il nous fit ses adieux et nous raconta, tout bas, qu’il avait reçu une mission (il était nihiliste) et que cette mission était «au-dessus de ses forces». Il s’agissait d’un attentat, peut-être, contre la famille impériale. Mon Polonais n’a attenté à rien du tout, mais, tranquillement à Rome, il prépare des panneaux de bois déjà peints, et maquille les faux primitifs que le Munichois exécute avec un talent merveilleux. Comment ai-je découvert la chose? Rachel Luxembourg tente d’embaucher mon Polonais, Darius l’ayant retrouvé ici dans une trattoria. Rachel, qui l’a connu à Dresde, le juge propre à décorer des meubles toscans.

Darius a été chez ces misérables, et dans l’enthousiasme où l’avait mis une certaine figurine de cire du XVe. La figurine était déposée chez un antiquaire; j’y fus, car le studio de mes ex-élèves ne m’est pas ouvert.

– Voici, m’a dit l’antiquaire, une pièce de premier ordre, qui partira pour l’Allemagne. Herr Professor von Bode, de Berlin, est en compétition avec le Metropolitan Museum de New-York. Le Musée du Louvre ne met pas le prix pour acquérir les chefs-d’œuvre.

Or, ma chère amie, je jure sur la tête de James que cette figurine est un faux, la patine de la cire n’est même pas sèche. L’imprudent antiquaire m’a fait passer dans sa galerie des trésors; un certain Watteau qu’il me soumit est du pur «Munichois fecit», un «Amico del Dario».

– Ah! Cher ami, m’a dit Darius, mais ceci est fort grave! je préviendrai Rachel.

Rachel est restée huit jours à Rome. Le Professor Bode était ici, et Rachel a si bien fait la leçon à Darius, que Darius m’a dit, cette fois sans réplique possible:

– Ah! cher ami (imaginez son onction), mais vous faites erreur! Il n’y a que les savants de l’Allemagne, qui soient infaillibles aujourd’hui!

Mes compagnons sont, comme la plupart des Italiens que j’écoute causer, esclaves de l’Allemagne. Dans quelque endroit que j’aille, j’ai la sensation que la parole d’un Français n’est jamais prise au sérieux. Dans un Salon, au Grand Hôtel, dans une Ambassade, dans un train, un Français n’a plus sa place. Hélas! je dois à la vérité que le spécimen courant de mes compatriotes sort je ne sais d’où. «Dear me!» que nous sommes donc mal représentés en dehors de chez nous!..»

 
Volterra, 15 avril. (Cette lettre adressée à moi-même)

«Mon cher ami,

«C’est, en effet, très mal, de ne t’avoir pas répondu. Mrs Merrymore, ai-je pensé, te tenait au courant de mes faits et gestes, comme de la santé et des études de James, auquel tu témoignes tant de dévouement. Mrs Merrymore devait s’arrêter à Paris, avant de s’embarquer pour Florence, elle t’aurait montré ton filleul, puisque tu as fini par être le parrain de James – encore une des charges que toi et Cynthia avez prises en cachette. Les théories de Cynthia la font agir, sans me prévenir, et feindre de croire que c’est moi qui agis. Point juste, cela! J’ai cru James baptisé, dès après sa naissance, dans la Nièvre. Il sera donc deux fois baptisé. Et son état civil? En avez-vous refabriqué un, en Angleterre? Mrs Merrymore, avec laquelle je fais parfois un tour en automobile, ne m’a rien dit. Elle me traite en «lunatic», mais mon équilibre est parfait. James est dans la joie. Il apprécie ce que je lui montre. Je n’ose plus presser mon amie de revenir à Florence, quand elle aura reconduit James à l’Ecole. Nous évitons toute allusion au passé et a l’avenir, je suis comme mes parents, qui ne causaient de leurs affaires qu’avec les autres, d’où perpétuelle apparence d’hypocrisie, manque de sincérité: la crainte engendre la dissimulation, le mensonge même. D’autre part, Mrs Merrymore m’évite de ces soucis matériels, où je me perdais – et toujours le même regret me ronge… mais peut-être bientôt se ravisera-t-elle, puisque déjà elle ose voyager seule avec moi?

Donc nous voyageons en Toscane. A la fin du mois, je commence un double portrait, pour remplir les trous creusés dans ma caisse par tant de mains. Je te consulterai de vive voix, au sujet des affaires de Darius Marcellot. Mrs Merrymore me supplie de ne pas retourner à Florence, à cause des Marcellot. Quand elle sera à Londres, je lui apprendrai où je suis. Il y a urgence.

Et toi, mon cher?.»

Lettre à Mrs Merrymore
Florence, fin avril.

«Chère amie,

«Je vous ai désobéi, je suis à Florence.

A la vérité, j’avais à revenir ici, c’était promis, conclu, avec cette Américaine dont je vous ai parlé, celle qui, un soir de janvier, par un froid italien, c’est-à-dire de canard, descendit de l’omnibus et entra à l’hôtel mi-nue. Elle n’avait pas de bagages, et ne portait qu’une étole de fourrure, sur une jupe transparente en tulle d’or, et un grand béret renaissance. Toilette de voyage qui convient assez à cette Mrs Links. Elle a l’air d’une idole chinoise du Silence, on entendait à peine sa voix… la voix des revenants dans les séances de spiritisme.

L’affaire fut bouclée en un instant: j’irais peindre son fils et elle-même, dans sa villa dei Colli. Il le fallait, elle y tenait, cet ordre venait de l’au-delà. Elle sortit, comme elle était entrée: sans me dire son nom. Vous en souvient-il, Cynthia, comme toujours craintive pour moi, vous avez, sur-le-champ, pris ombrage! Tous les malheurs allaient m’accabler. Mon Américaine m’empoisonnerait, on me couperait les quatre veines, dans un bain d’aromates. Vous décriviez la salle byzantine, le «toc» à la vénitienne des salons où cette femme devait se plaire. Eh! bien, sachez-le: il n’y a pas de salle byzantine chez Mrs Links, mais sa chambre à coucher pourrait être un décor pour Roméo et Juliette, au «Lyceum», du temps d’Irving. Je ne sais encore si elle est redoutable. Elle possède un mari, homme charmant et doux. Je crois qu’ils sont unis. Harry est le second époux de Gisell. Le précédent fut tué à la chasse (ceci pour vous rassurer sur mon compte). Réussirai-je?

Le portrait est déjà en train. L’enfant, tout autre que James, a la mélancolie des petits êtres dont la mère s’est remariée et qui ne comprennent pas très bien où ils en sont, ballotés entre deux familles auxquelles ils ne savent jamais s’ils appartiennent, ou non. Il me fait penser à tout ce que vous craigniez pour James.

Les Links avaient préparé un logement à mon usage. Je suis descendu à l’hôtel Byron, au Lung Arno, près du Ponte Vecchio. Ainsi, je serai plus à même de me retrouver, de me recueillir, après les journées à la villa dei Colli…»

Mai 15.

«Vous voila bien, chère amie! Toujours la même! Vous vous ennuyez à faire les honneurs de votre salon aux relations de vos sœurs. Vous êtes possédée comme moi du démon de la peinture. Vous voudriez venir ici, peindre à côté de moi, causer, vous promener avec moi; c’est cela, oui, pour toujours. Les difficultés, les remarques aigres-douces de ces dames Northmount? Vous appartenez à vos sœurs! il vaut d’ailleurs mieux que nous mesurions le temps que vous et moi pouvons supporter, loin l’un de l’autre. Je continue d’être un peu comme dans le sleeping-car, malgré des alternatives d’agitation. L’art de Florence m’ennuie, la ville m’apparaît toujours froide et sèche, avec ses motifs tant défraîchis d’avoir été trop photographiés et aquarellés par les vieilles filles de votre pays et les étudiants d’Oxford.

Mais le ménage Links m’a fait découvrir une autre Florence cosmopolite, celle des villas et des environs. En automobile, nous parcourons le pays. Je ne parle qu’anglais, je ne vois que des Anglais et des Américains à la Henry James. Mon amour pour les types est à même de se satisfaire ici. Il n’y a donc que des fous? J’en suis peut-être un aussi, quoique vous m’ayez souvent rassuré: «les Français n’ont pas d’imagination». Je crois en effet avoir ma «tête sur mes épaules». Les Musées ne me la feront pas tourner. Je les avais évités, l’hiver dernier. Cela est mort, ou bien cela s’adresse aux littérateurs, aux vierges dévergondées et aux messieurs bizarres. A Venise, j’aurais la joie de la vraie couleur, de la pâte, de la peinture, telle que nous l’entendons. Votre Botticelli de chez William Morris, il faut «se battre les flancs» pour l’aimer. Michel-Ange? une autre affaire! Nous sommes du même avis, vous et moi. En attendant, je veux voir des personnes et non pas des œuvres.

Mrs Links est parmi les renoueurs de la tradition, «through» Cézanne. Elle oscille entre le quattrocento et les Indépendants. Elle me met au courant des philosophes de Florence. Quelle drôle de ville! Comme sur la Riviera, des chanteurs, des professeurs de musique, des diplomates à la retraite, qui ont cru trouver du soleil en hiver dans «la Cité des fleurs» l’une des plus froides d’Europe, mais à cause de la Primavera de Sandro, à cause de Donatello et de Michel-Ange, sous le vocable de l’Art, grâce au double snobisme qui régit la société moderne.

Et tout ce monde endormi dort, dort, dort, malgré l’air qui me stimule comme du vin de Champagne. Il n’y a plus ici de forces créatrices; étrangers et natifs dorment; ils croient travailler, parce qu’ils sont en contact avec de belles choses; mais ce ne sont que lazzaroni, qui pourraient être à Nice, avec Jean Lorrain, excepté que s’offrent ici mille occasions de plus – pour les vicieux. Vous me disiez naguère: «On revient toujours à Florence, mais c’est en passant, comme à Milan, entre deux trains». Pas tout à fait juste: on s’y accommoderait mieux que dans votre bien-aimée Pérouse, où vous voudriez vivre…»

Florence, 25 mai.

«Si je ne vous écris pas plus souvent, Cynthia, c’est que j’hésite, je ne sais que vous dire. Dois-je passer l’été en Angleterre, comme vous l’aviez souhaité? Mes devoirs auprès de James? Il faut aussi que je soigne son père, celui dont l’avenir de mon enfant dépend. Je vous assure, croyez-moi, ma situation présente ne peut se prolonger, ou je meurs…

I must settle down. En Angleterre, à Paris? J’aurais dit, il y a quelque temps encore: – A vous d’en décider, Cynthia! – Je vous avouerai que ce séjour à Florence me ferait du bien, physiquement, quoique tout l’art que j’absorbe, du matin au soir, avec Mrs Links, au cours de nos randonnées en automobile, me trouble extrêmement. Je tiens un journal assez exact; je vous le montrerai. Si jamais j’en avais le temps, j’écrirais une histoire des origines de la peinture moderne, avec en sous titre: «La mode et l’opinion».

Mrs Links, ou Gisell, si vous aimez mieux (c’est ainsi qu’on la désigne ici), porte une magnifique intelligence, comme un collier de perles sous sa chemise. Les poses seraient un régal, par la richesse de sa conversation, si cette morphinomane ne tombait subitement dans des silences que rien, pendant des heures, ne peut rompre. Elle a des aventures; je soupçonne un drame dans la maison. Avec ma maladresse habituelle, je m’y mêle, sans le savoir. Je ne vois peut-être point juste. (A éclaircir pendant un petit voyage avec les Links et d’autres amis, à Pérouse). On me supplie de passer juillet et août à la villa. Des spirites sont attendus, les tables qu’on fait tourner me donnent un détestable malaise. Je ne m’attarderai pas au delà du premier juillet…»

Georges Aymeris laisse à peine deviner, en ses lettres à Mrs Merrymore, les attraits qu’avait pour lui son séjour auprès de Mrs Links. Son journal, plein de réserve, de sous-entendus, de transpositions nécessaires, révèle un nouvel intérêt dans sa vie.

Extraits du Journal.
(L’art moderne infusé par Mrs Links).

Cynthia m’écrit que les femmes sont toutes semblables les unes aux autres en Amérique. Je ne la contredirai pas, car elle les connaît mieux et depuis plus longtemps que moi. Selon Cynthia, elles ne vivent que pour parvenir; les unes nous éblouissent par l’argent qu’elles gaspillent, les autres par leur science, leur connaissance de l’Art; et ce sont des femmes sèches, incapables de désintéressement (dans le sens intellectuel); personnelles, pratiques, qui marcheraient sur le corps de leur fils, s’il obstruait la route. L’habitude de la richesse rend les meilleures intraitables, elles n’admettent point que quelqu’un ni quelque chose leur résistent.

Quand elle pose dans l’immense galerie aux fenêtres toscanes, à grillages, et haut dans le mur, Mrs Links reçoit une lumière reflétée sur les dalles comme par les vitraux d’une église; elle est placide comme ses divinités de la Chine et ses madones Siennoises, dont l’or reluit sur la trame d’un brocart vineux et atténué, dont est tendue la Sala. Gisell porte une tiare chinoise. Si elle se tait, ses yeux sont effrayants, dans son visage bouffi et mat, encadré de cheveux qui moussent comme la perruque d’Ida Rubinstein dans Shéhérazade. La poitrine de Gisell se soulève à chaque reprise de la respiration, comme le levier d’une machine puissante, formidable au repos comme dans l’action. Gisell est un animal de la jungle. Et sa voix est un léger souffle, et sa bouche pâle, lippue et large, n’a jamais ri devant moi. Il faudrait des ans pour qu’un Européen reconstituât le passé d’un tel être. Elle a l’immobilité grave, les lents mouvements d’une odalisque, macérée dans les essences du harem; et cette femme de Chicago organiserait une fabrique de conserves, une boucherie frigorifique, un trust des chemins de fer ou un cinématographe musical! Selon nos définitions des classes sociales dans notre vieux monde établies, vous ne l’appelleriez ni une bourgeoise, ni une Lady. Elle a l’habitude du luxe, et ses raffinements sont d’une personne qui aurait tenu des comptoirs, mais oublié le prix de ses «articles». Toute simple, dans la direction de son «home», et ménagère pratique, ses doigts, si adroits pour l’inutile, n’ont pourtant jamais tenu une aiguille, et Gisell brise une épingle si elle assujettit son chapeau en l’absence de sa maid. Ses notions sont innombrables, avec des trous d’obscurité, une ignorance des plans et des valeurs; mais sa compréhension est si vive qu’elle vous arrête à mi-chemin si vous croyez devoir lui expliquer quelque chose. Elle vous coupe alors la parole, par économie de ce temps, qui «est de l’argent», et, si vous continuez, elle incline la tête sur ses colliers d’ambre, et pense à autre chose.

L’Europe? Tu l’as visitée, Gisell, tu sais, de notre histoire, mieux et plus que nous des dates; mais, Gisell, les livres ne suffisent pas. Si notre vieux Sphinx, qui s’enfouit dans la cendre du Temps, ouvre en amande son œil que tant de couchants n’ont pas fait cligner, renonce, étrangère, à obtenir de sa lassitude royale, toute réponse à tes impertinentes «colles» d’écolière!

 

Nous sommes donc là, elle et moi, face à face.

La guerre entre deux continents. Deux ennemis en présence, aux forces inégales. J’ai confiance dans les miennes, car je n’ai jamais encore tenu, au bout de mon pinceau, un visage impénétrable. Elles se défendent, elles feignent, mais, sonne l’heure fatale où un pli se déplace, et laisse le peintre voir ce que cachait le vêtement. Visages, mains, caractères, o visages humains! Mes brosses et mes couleurs sont mes balistes et mes catapultes, anodines, selon vous, mais redoutables, pointées par moi.

Quand nous fumons une cigarette, dans les intervalles des séances, vous glissez, Gisell, jusqu’à moi; devant mon chevalet, ce «Ah!»… J’avais donc deviné ce qui s’était, la minute d’avant, passé derrière la cloison d’ivoire de votre front? J’étais trop jeune, quand la Princesse Peglioso exposa le sien à mon innocence.

Maintenant, Gisell, retournez à votre sofa!

Le petit John range des pots d’arums sur la terrasse. Appelez-le par la fenêtre, qu’il vienne; j’ai besoin de lui à côté de vous.

Les rayons de midi tombent droit sur le tapis, rejaillissent, comme l’eau d’une fontaine, en gouttelettes d’or.

Harry Links s’est levé tard, il est dans sa chambre, tourne, va de sa baignoire au secrétaire où, soi-disant, il écrit une comédie pour une fête que nous préparons. Il veut être auteur dramatique, puisque son industrie de Chicago lui laisse des loisirs en Europe, où sa femme est esthète. On l’a déraciné; il n’a plus ses «affaires», l’homme actif de Chicago fait les commissions de sa femme dans Florence: c’est l’automobile à conduire en ville, des amis qu’il va chercher à la gare, il achète du chocolat chez Jacosa, porte des invitations dans les hôtels. Chaque midi, un déjeuner réunit à la villa quelques-uns des voyageurs de passage. Harry Links, abreuvé d’art, s’ennuie d’être loin de son «office». Il aime Gisell, en chien fidèle; il s’est attaché au petit John comme s’il était le père de cet enfant. Harry allait s’endormir dans les coussins de la villa dei Colli, la lune de miel durait encore, j’en suis sûr, quand j’ai connu sa femme!

Un escalier invisible le conduit de sa chambre à celle de Gisell. Elle vient d’en murer la porte. Je sais que ces amoureux se costumaient en Roméo et Juliette. Harry est mélancolique et s’occupe de l’éducation de John. Serait-ce un commencement de haine? Il y a un drame par là, je le sens, je connais tous les personnages et ne puis savoir lesquels accoupler, mais deux par deux? trois par trois? Sexes ad libitum et interchangeables.

En tout, de 20 à 25 personnes.

Lord X… est venu ce matin pendant ma séance. Gisell ne s’est pas enquise de sa femme (son amie intime). Lady X. part demain pour Paris, et elle n’a pas pris congé de Gisell. Je ne puis faire parler Mrs Links au sujet de Lady X. Des Américains pauvres, les Paul Pappers habitent dans le Podere; Paul, le mari, est précepteur du petit John; Isabella étudie l’art dramatique. C’est elle qui jouera le premier rôle dans la pièce de Harry, et le second est tenu par la demoiselle végétarienne aux coquilles Saint-Jacques, qui s’en va, deux fois l’an, jusqu’à Rome à pied (en sandales), un bâton à la main. Je n’assiste pas aux répétitions. On répète, au Podere. Grand mystère. La bonne figure grasse et rose de Harry Links se rembrunit, dès que ces femmes arrivent. Il ne dirigera point, dit-il, les dernières répétitions.

Le chauffeur m’a dit que Harry buvait du whisky dans un cabinet noir; il noie son chagrin. Il boude, quand Paul Pappers s’en va, la leçon de latin finie, et le petit John pleure. Lord X… ne rencontrait jamais Paul Pappers. Notons cela. Isabella se dit malade depuis huit jours. Et la comédie est remise à quinzaine.

Quand je monte par les viale dei Colli, le matin, j’aperçois souvent Gisell, en robe de mousseline blanche, ombrelle bleue, chapeau bergère à fleurs des champs. Alors Gisell n’est plus une Orientale du tout; moins pâle, elle est gaie, presque souriante. Elle se vante d’avoir parcouru dix kilomètres à pied, et d’avoir trait ses vaches, au podere. Une demi-heure après, elle a remis sa tiare et c’est la Divinité silencieuse, qui reprend la pose.

Demain soir, bal travesti, à la villa.

Gisell voit l’art italien de la Renaissance, à la façon dont Beardsley a vu le 18e siècle français. Verlaine, Mallarmé sont ses dieux. Elle me fait raconter mon époque, mais elle vit dans un décor de bric-à-brac, chasubles, fausses madones du quattrocento, – chromos anglaises, d’après Burne Jones, et paysages de Sargent. Elle se prépare déjà à changer toutes ces babioles contre du «néo-impressionnisme». Si je fais son portrait, c’est qu’elle a voulu me connaître. Elle m’annonce déjà que nous en ferons d’autres, sa turquerie n’est qu’une phase. C’est elle qui a choisi la tiare et le costume Bakst. Elle médite une toilette de 1867: «You know how Manet would have painted me». (Vous savez comment Manet m’eût représentée.)

Nous nous amusons beaucoup.

Cette femme, aux silences de mort, décrit la New-York d’aujourd’hui comme le lieu où la vie est la plus intense, et elle parle avec des mots de passion. Je la vois qui se trempe dans la foule de cette ville comme une ligne de fond. Je me sens tellement attiré là-bas, qu’il faut que j’y retourne. Gisell, encore plus que les autres, coupera-t-elle les fils qui m’attachaient à Passy? Puisqu’il y a des merveilles, aux quatre coins de l’univers, comment s’enfermer dans un atelier, à peindre toujours la même chose? Peut-on être d’un seul endroit? Problème jamais résolu.

Si mon père et ma mère me voyaient à Florence…

Quelquefois, dans le dévergondage de cette société cosmopolite, je rencontre un Français. Hier, c’était encore un des maîtres de cette Académie que nous fondâmes ici pour les études historiques et la propagation de notre langue. Une insurmontable répulsion me fait fuir les Français, si je suis «hors de chez nous». L’honorable professeur à redingote et à chapeau mou, sur les rives de l’Arno, représente notre culture. D’insctinct, je m’efforçai d’être aimable, ayant reçu de bonnes leçons. Le «monsieur» avait le même accent que moi; mais nous n’avions que cela seul en commun. L’odieux universitaire à binocle s’est permis des plaisanteries, il fit l’avantageux et le frondeur, parce qu’il a une histoire dans sa vie. – Il y a bien de quoi crâner pour cela!

Le plaisir que je m’étais promis, aux hors-d’œuvre, d’enfin causer avec un être d’éducation semblable à la mienne, se tourna en fureur dès que le «monsieur» parla. Cet homme éminent n’est qu’un commis voyageur, un placier en mots. Ne vous avisez pas de lui demander pourquoi il se déplaît en Italie! Il y apporte ses tares. Les Florentins le trouvent spirituel; moi, ils semblent me trouver stupide… Entre lui et moi, pour le moins, ils ne distinguent pas. Mais on se connaît mal soi-même. Si j’ai mes ridicules, le moindre n’est point (entre nous) l’adaptabilité et mes travestissements successifs. Il serait peut-être plus sage de ressembler à ceux de ma caste, comme ce Monsieur Balzangue, qui ferait un si bon chef de cabinet, à son père, l’ex-ministre; Balzangue n’a certes pas une collection de masques dans son bagage. Ceci est très français. Quant à moi, comme une Istar, je me présente à tous les guichets des remparts; à chacun, pour être admis dans la Cité Sainte, j’aurai dépouillé un de plus entre mes mille costumes de rechange. Quand j’aurai, jusqu’à ma chemise, arraché mes vêtements, que restera-t-il de Georges Aymeris? Ta pudeur de jadis, où sera-t-elle, quand tu abaisseras tes yeux sur ton corps enfin mis à nu? Seras-tu dans la Cité enfin admis? Quelle sera la réponse du guichetier?

Continue tes expériences, marcheur qui sens déjà les cloques saillir à la plante de tes pieds!

J’ai laissé ma malle à la consigne, sans donner mon nom, ni mon adresse. Allais-je déjeuner chez Lapi? Vite, dehors! Quelqu’un allait me reconnaître, et je ne veux plus être reconnu. Dehors, je serai peut-être un autre moi-même de plus. Faisons-en l’essai. Si je suis hors de France, ce n’est pas pour voir, en un autre Français, ce qui, j’espère, n’est pas en moi. Je me dénationalise.

Et le lendemain, faible, je me suis assis à la table du Normalien et, parce que je suis l’incorrigible Français, n’a-t-il pas fallu que je lui demandasse s’il était, lui aussi, un élève de Condorcet?