Za darmo

Aymeris

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Il commença par la Rivière, les docks, le Port de Londres.

Cynthia, à cause de sa mère, ne pouvait plus sortir aussi souvent avec Aymeris. Notre ami, chaque matin, jusqu’à l’heure du lunch, s’installait dans un fiacre à quatre places, dont la banquette de devant lui servait de chevalet et de table à couleurs. Si la température n’était pas trop inclémente, il baissait les glaces, et rarement le public l’importunait.

En semaine, London Bridge, vers midi, compose un des plus étonnants spectacles de l’activité moderne. Quelle que soit l’atmosphère, mais surtout sous un ciel glauque d’où filtrent les sinistres rais du soleil bas d’automne, les «cancrelas» humains essaiment sur chaque trottoir, se glissent parmi les véhicules, les bicyclettes, les chevaux aux harnais rutilants de cuivre, les omnibus sang de bœuf, aux affiches polychromes. Un bateau qui passe recouvre d’un panache bleu le pont chargé à faire crouler ses arches. Une fumée ferme son rideau sur ce gris, estompe les formes; puis le vent la dissipe et un rayon, maintenant orangé, réveille le vermillon des roues, allume une étincelle sur les métaux et farde les chairs: kaléidoscope dont un peintre ne peut retenir que de petits fragments de couleur et que Georges, plus souvent qu’avec la brosse qui les eût alourdies, notait par écrit sur un album.

Cynthia venait le retrouver vers une heure et le ramenait chez sa mère pour le lunch. Un jour, il allait ranger ses ustensiles, quand il aperçut une chevelure rousse qui se détachait comme une flamme sur le bitume du pavé de bois. C’était une femelle qui marchait, obèse, en se dandinant lourdement, le ventre en avant comme si elle était enceinte; et son visage rappelait celui de Rosemary. Il lui ressemblait comme vous ressemble votre image dans un miroir déformant qui vous élargit et vous rapetisse, fait de vous un de ces «péchés capitaux» dont Georges sentait de plus en plus le pathétique.

Elle s’approchait. Il voulut sortir de son fiacre et s’assurer que ce fût bien elle, sa Rosie… Etait-ce Rosemary, cela?

Sa langue se sécha, sa gorge se contracta, ses mains se mouillèrent. L’avait-il oubliée? Etait-elle ainsi?

Sur le trottoir, ses jambes flageolèrent.

– Cela, cela…? et mes souvenirs alors? – se demandait-il à lui-même; il se fit, de la portière, un écran, et suivit du regard, jusqu’à ce quelle disparût, cette mendiante, cette marchande d’allumettes sous un chapeau de plumes comme en portent les balayeuses. Rosie avait perdu les derniers traits de sa jeunesse, tout vestige de sa parisienne coquetterie; ses joues se gonflaient en des bouffissures d’ivrognesse: – Elle boit! Et c’est cela la mère de James!

Il s’excita pour la haïr… Puis se raisonna un peu.

Ses jambes le portaient déjà mieux; il ne tarda point à analyser ses sentiments, et dut enfin s’avouer que cette apparition ne lui causait déjà plus de trouble. Il s’en voulut d’être si insensible, ne pouvant admettre qu’une femme pour laquelle il aurait renoncé à sa peinture même, que Rosie, la mère de son enfant, ne fût plus rien pour lui qu’une passante sur un pont.

Il se rappela le poignant sonnet et le dessin de Rossetti Found! (Trouvée!)

Etait-ce la peur qu’elle vînt à lui qui lui avait fait battre le cœur, la minute d’avant? La peur? Oui, la peur sans doute; oh! il avait beau se monter, il ne sentait pour elle que de l’indifférence. Indifférence! Si ç’eût été de la haine! Il aurait fallu la haïr… Et il la regardait impassiblement, la jugeait, ne pouvait même pas la mépriser! Elle lui semblait grotesque, et il se demandait si elle n’avait pas toujours été telle qu’aujourd’hui.

– Voilà celle que j’ai aimée, comme j’ai aimé maman!

Tout ce qu’il avait prêté de noblesse et de générosité à sa maîtresse, était là, comme des sanies sur cette misérable face de sorcière, avec son nez rouge, sa bouche molle, une raccrocheuse du Strand, une buveuse de whisky…

Cynthia venait d’acheter des violettes, elle rejoignit Georges qui s’était assis de nouveau au fond du cab; la boîte de couleurs n’était pas encore fermée. Il méditait.

– Ne venez-vous pas luncher, dear?.. Lunch time!

Georges paraissait si distrait que Cynthia fit un tour, puis elle revint, l’aida à plier bagage. Il s’excusa pour le lunch, se dit fatigué et rentra chez lui.

Une subite envie lui était venue d’aller à Beaumont comparer une fois de plus les traits de l’enfant avec les siens. Il avait une terreur d’avoir un jour peut-être et trop tard, à le renier.

A côté de Beaumont College, était la villa d’un musicien amateur, fils de banquier; Sir Cyril Edwards, le critique d’art, y passait des week ends avec ce Julius de Campo: depuis Oxford une de ces liaisons que le temps rend plus étroites et fait admettre en Angleterre comme une amitié de vieilles filles. De Campo, converti au catholicisme depuis l’époque où Beardsley avait abjuré le protestantisme, suivait les exercices religieux à Beaumont, et recevait chez lui des ecclésiastiques de toutes nationalités avec des comédiens et des virtuoses…

Au départ du train, en gare de Paddington, la portière du wagon s’ouvrit; un employé poussa dans le compartiment de Georges le gros Cyril qui trébucha et tomba avec sa valise et un paquet de journaux. Il fallut bien causer pendant le trajet de Londres à Windsor. Sir Cyril s’informa de James avec trop d’insistance; il se l’était fait présenter, dans les jardins du collège, ayant su qu’un fils de peintre français y avait été admis. Cyril supposait que Georges Aymeris était marié, mais qu’il n’amenait pas sa femme en Angleterre; et il le laissait entendre avec une mordante et perfide ironie, avec des paroles telles, que Georges y répondait par de pires accusations à l’endroit de Sir Cyril, en un tournoi de paroles à double sens, polies et blessantes. Le peintre et le critique avaient toujours été sur le point de se prendre à la gorge, quand, naguère, ils se rencontraient aux expositions ou dans des maisons amies et cela depuis leur rencontre à l’hôtel Peglioso.

– Vous n’avez plus montré, depuis longtemps – avait dit Cyril Edwards – de peintures d’après cette belle femme rousse qui vous inspira vos meilleures toiles. La garderiez-vous toute pour le plaisir égoïste de vos yeux? Mais, au fait, n’est-elle pas à moitié anglaise?

– A peu près autant que vous-même.

Piqué au vif, Edwards rétorqua:

– Quand vous avez disparu de la société, on avait dit que vous épousiez votre inspiratrice: la Flora du moderne Titien.

Alors Aymeris reprenant son offensive:

– Vos succès à Oxford n’ont pas pu faire de vous un Anglais, malgré la naturalisation déjà ancienne de M. votre père, le revendeur de Whitechapel; vos compatriotes d’élection n’ont pas coutume de parler ainsi de la vie privée des autres. Imitez leur réserve!

Et Aymeris, dans une de ses colères irrépressibles, saisit le chapeau d’Edwards et le lança sur la voie. A la première station, il changea de wagon – et, à Windsor, aperçut le critique d’art qui allait acheter une autre coiffure chez un chapelier.

Des gamins riaient de ce vieillard élégant dont le vent avait enlevé le couvre-chef.

On espionnait donc Georges Aymeris? Le monde devait savoir qu’il avait un fils, que ce fils était à Beaumont College. Et qu’avaient pu manigancer, comme deux commères sorcières, les hommes de la villa? Pourtant, il réfléchit: James avait été admis sur la présentation des Northmount à Beaumont, où les Pères procèdent, préalablement, à un méticuleux examen. L’enfant passait pour un orphelin de mère. Aymeris avec franchise abordant le supérieur, le pria de lui répondre: – Qui est-ce qui lui avait parlé de James? Father Ambrose hocha la tête:

– We rely upon the Honorable Misses Northmount’s words (nous faisons confiance à la parole de ces dames) – dit-il. Or le prêtre devait être renseigné, autant que Cynthia et ses sœurs. Father Ambrose convoqua dans son cabinet les différents maîtres et le médecin; Georges visita la chambre du «boy», le parc, les grounds de récréation, les réfectoires. Il fut conduit avec beaucoup de cérémonie – peut-être un peu trop de compliments. James avait de bonnes notes, les Pères le rangeaient parmi les premiers de sa classe, se vantaient d’avoir maté son caractère avec leur science merveilleuse de la pédagogie; mais le médecin regrettait que le cricket et le football lui donnassent des transpirations, il avait confiné James, un quart de terme, à l’infirmerie.

De Windsor, où il resta toute la semaine, Aymeris alla chaque après-midi à Beaumont, causer avec James, se promener avec lui.

James avait déjà d’autres manières, et, plutôt que de répondre spontanément à son père, il disait: – Demandez à Father Ambrose.

Aymeris lui proposant d’aller voir les bons Watkins et «la fiancée», James n’eut plus l’air de savoir qui étaient ces gens; il était fier de son chapeau haut de forme, il ne permettait pas qu’on l’embrassât, se moquait des personnes mal vêtues: – Papa, chez qui vous habillez-vous? – fit-il, un jour qu’Aymeris portait une cravate de couleur, une veste grise et des pantalons d’un autre ton. – Un gentleman n’a que des cravates noires, le pantalon doit être comme la veste! Ou si votre veste est noire, alors le pantalon sera de fantaisie; ça pour la ville. Ici, les pères viennent en «flanelles,» quand ce n’est pas fête.

James ne faisait plus de peinture, et s’étonnait que son père ne suivît pas les chasses à courre.

Les maîtres prièrent M. Aymeris de ne venir à Beaumont que le dimanche, mais ils le retinrent au thé, et les voisins de la villa y assistèrent. Aymeris se retira dès qu’il le put, comme Father Ambrose l’avait présenté à Edwards et à de Campo, lesquels mon ami feignit de ne pas connaître. Se sentant pris dans un nouveau réseau, il appréhenda des indiscrétions dont l’enfant et lui-même, seraient l’objet dans ce Collège choisi par les sœurs de Mrs Merrymore, où quelques Français confiaient leurs enfants, depuis la loi sur les Congrégations. L’incognito serait moins respecté que dans quelqu’une des villes de province; or Aymeris tenant avant tout à l’éducation religieuse, il se lança à la recherche d’une autre école, moins célèbre, plus distante de Londres, peut-être en Ecosse.

 

Avant d’avoir découvert un établissement «de tout repos», il m’écrivit: «… Je me fais l’effet de quelqu’un qui change de restaurant tous les jours afin de dépister le mari de sa maîtresse. J’ai connu cette crainte de me faire voir en public, du temps où mes parents vivaient; et nous sommes, avec mon pauvre petit, comme des voleurs qui ne dorment jamais sur leurs deux oreilles. James est si fier et observateur! Un mot malheureux, et il comprendrait. Il me demande parfois où est enterrée sa mère, comment elle était, si elle était bien habillée, et riche. Je comptais le lui dire un jour; maintenant que j’ai revu Rosemary, je ne lui dirai rien. Je t’ai écrit qu’il y avait en lui d’un chat sauvage; j’avais cru d’abord reconnaître l’humeur de sa mère; or c’est le tempérament de la mienne qu’il me rappelle le plus; où aurait-il pris, ailleurs que chez la pauvre maman Aymeris, le goût qu’il manifeste pour «les grandeurs»? Ses camarades de Beaumont College, dont quelques-uns portent des noms illustres, l’enorgueillissent, et il m’a supplié de l’autoriser à prendre ses vacances dans le château de Lord W… avec un de ses amis. Quand je l’ai prévenu qu’il aurait peut-être bientôt à quitter Beaumont, il a fait une grimace et déclaré qu’il y reviendrait, à pied, du bout du monde. Nos hérédités sont d’une complication! N’essayons point de les connaître… et mon enfant en a de si terribles, que je pense souvent à la phrase de mon père, avant de mourir… Notre race? Quelle race? Voici toutes mes spéculations pédagogiques, sociales, anéanties par le spectacle de cet enfant que quelques mois ont remodelé comme une boule de cette grasse cire plastique dont, quand j’étais petit, je remplissais des moules: un soldat, des poissons, un artichaut. Qu’est-ce que l’éducation? Quelle influence les parents ont-ils sur les enfants? Il est probable que je serais le même, si je n’avais pas reçu celle qu’on me donna. L’hérédité – puis un jeu perpétuel entre un déterminisme effroyable auquel je crois de plus en plus, et un libre arbitre fort restreint, mais qui existe aussi, ou alors?.. Dans quelle fichue posture nous sommes!

Il évita Cheyne Walk encore quelque temps, de peur de céder à la tentation et de parler à Cynthia de l’apparition sur le pont de Londres. Il lui eût déplu que Mrs Merrymore s’exprimât sur le compte de son ex-maîtresse comme de coutume… Il n’accorderait, dorénavant, qu’à lui-même, le privilège d’en penser ce qu’il en pensait aujourd’hui. Il l’aurait encore défendue, eût-elle été critiquée, surtout par Cynthia: à cause de sa honte, aussi, d’avoir nourri si tard de si puériles illusions.

A la Pentecôte, j’allai à Londres. Georges Aymeris me montra six de ses grandes toiles, presque achevées; en dépit ou à cause de l’agitation de son âme, il y avait dans la facture un emportement, une fougue et un accent dramatique, un coloris brillant et mat à la fois, tout nouveaux dans son œuvre. Plusieurs grands managers de galeries le harcelaient pour organiser une exposition d’ensemble; de Paris, il recevait aussi des offres, et l’Amérique lui «câblait» qu’il était attendu. On voulait lui acheter d’avance la série. Je le trouvai vieilli, préoccupé; il effaça devant moi la plus belle de ses toiles, parce que je lui avais fait une légère critique sur le sens symbolique, trop accentué, d’une figure de femme: celle de Rosemary sur le pont de Londres. C’était donc, chez lui, encore l’incertitude, manque de décision, une sensibilité à vif.

James, comme une gibecière de braconnier, disparut; il était chez un «tutor» à la campagne, près d’un collège dont son professeur lui faisait faire les devoirs, sans que l’enfant assistât aux cours. Plus je causais avec Georges, et plus je le trouvais différent du Georges de l’an dernier. Darius Marcellot l’était venu relancer. Ce furent les débuts d’une autre phase, celle des voyages; son fils était à l’abri. Georges Aymeris voulait fuir; qui? Mrs Merrymore? Nous tous? Je dirais: lui-même.

Sa raison, alors, me sembla chanceler. Il fit un «rest-cure» (cure de repos) à X… et prit des bains de soleil. Inquiet, je restai à Londres, dans l’espoir de définir le personnage assez déplaisant qu’était pour moi cette étrange Cynthia: énigmatique comme, j’imagine, elle l’est encore pour le lecteur qui ne l’a vue, dans ce livre, que décrite par moi, ou dans les précédentes lettres d’Aymeris. Je ne doutais pas de son affection pour Georges; mais, avant d’abandonner mon ami, je désirais savoir quel fonds nous pourrions faire sur l’assistance morale et pratique de Mrs Merrymore. Georges répétait: – Elle est l’unique personne qui me comprenne. Elle m’est indispensable, mais ne sera jamais à moi; elle me tue!

Pendant notre séjour à Longreuil, elle paraissait souvent contrainte, mécontente, malgré sa politesse d’éducation; en discutant, elle s’enflammait et, soudain, comme par lassitude ou bizarrerie, humeur si irritante chez certaines femmes, elle faisait un tête-à-queue comme un cheval doux mais ombrageux, devant un chiffon de papier. Elle parlait de la chose la plus insignifiante; puis se composait tout doucement. Avions-nous commis quelque inconvenance, ou était-ce lubies, comme chez ces vieilles filles qu’on blesse alors qu’on se croit au mieux avec elles? Mrs Merrymore, ainsi que Mlle Caroline Aymeris, me semblait posséder une énergie un peu virile, qui se brisait au premier choc; son mutisme, ses airs déterminés, pouvaient être l’expression d’une créature irrésolue ou indifférente; ses «How funny!» et ses «Croyez-vous?», pouvaient s’interpréter comme un oui ou un non, ou plutôt comme: Vous êtes, soit un imbécile, ou un menteur! – Pour les autres, ces caractères-là suppriment toute velléité de poser une question précise. Serait-on compris, ou méprisé?

Nous allâmes, elle et moi, au «Court», où l’on jouait les pièces de Bernard Shaw. La salle était proche de Cheyne Walk et de mon hôtel; nous dînions ensemble dans un Grill Room, et marchions jusqu’au théâtre, par les longs crépuscules de l’été. La première fois qu’elle me parla directement de Georges, ce fut au retour d’une représentation de «Man and Superman», tandis que je la raccompagnais à pied, à travers Chelsea; nous nous assîmes sur un banc, près de la Tamise; les brumes du ciel se dissipaient pour la nuit. Comme il faisait chaud, Mrs Merrymore rejeta son manteau chinois, découvrit sa gorge blanche; nous nous attardions avant de rentrer.

– Ces personnages de Shaw sont extraordinaires – dit-elle – le public se demande s’ils se moquent des autres, ou d’eux-mêmes, mais comme ils sont vivants!

– En effet, certains me font penser à notre ami Aymeris.

– Cher M. Aymeris. Poor dear! Qui le connaît? Se comprend-il lui-même?

– Madame, son malheur ne lui viendrait-il pas d’une croyance en sa volonté? fis-je, et de sa faiblesse dès qu’il aime quelqu’un?

– Pour son travail – dit-elle – il a de la volonté, mais très peu, n’est-ce pas, dans la vie? Il ne faut pas qu’il se sache observé, ou dirigé. Nous ne lui donnons jamais un conseil chez nous, et, je pense, nous lui serons utiles un peu… autrement… de loin! Notre amitié est toujours en éveil, comme mon alarme, que M. Aymeris soit ici ou ailleurs, partout! Il faut avoir de longues guides flottantes, avec lui.

– S’il était marié, madame?

– S’il l’était, il désirerait de ne l’être plus. Il y a des femmes qui sont ainsi, monsieur…

– Oui, Madame, j’en connais – et comme je la regardais, Mrs Merrymore eut un geste de «self defence». Elle referma son manteau et reprit, dans le vague:

– Whistler a dû souvent se pencher ici sur la Tamise – n’est-ce pas? Il a inventé quelque chose d’admirable avec ses nocturnes.

– Parlons d’Aymeris – intercédai-je, – Georges m’inquiète, je suis sûr qu’il vous inquiète aussi, Madame? Il n’a plus de famille, ses tantes sont âgées et elles ne lui sont d’aucun secours. Je ne les fréquente pas, personne ne les connaît plus!

– Moi, je crois les connaître. J’ai tenu, par intérêt pour M. Aymeris, à garder des relations avec elles, ce serait un grand dommage, si M. Aymeris n’en faisait pas autant. J’essaie de les «keep together» (les retenir ensemble). Je fais ainsi des petites choses pour lui. Mes sœurs, de même.

Pourquoi Cynthia disait-elle «nous» avec insistance?

Mais, «Nous», c’était elle seule.

Mrs Merrymore toussa, reprit comme par acquit de conscience: – Parlons de Whistler… vous l’avez connu?

Comme je ne répondais pas, elle consentit à revenir à Georges.

– Ces demoiselles Aymeris ont dû être des personnes intéressantes (interesting women).

Et en pesant sur les mots:

– Savez-vous que je les aime assez? Elles sont si Françaises! M. Aymeris a beaucoup in common avec elles!..

– Comment? Quoi? Qu’ont-ils en commun?

– Mais, d’abord, le besoin de posséder quelqu’un à soi tout seul, qui dépende de soi, et dont on dépende… Un besoin d’obéir et de se croire le maître… conception française… le contraire de celle des Anglo-Saxons… une imprudence française et une prudence exagérée; l’audace dans la pensée, et l’avertissement aux habitudes, dans les actions… n’est-ce pas très caractéristique de votre race, Monsieur? M. Aymeris se promet de faire des voyages, des expéditions lointaines; O, poor dear! Seul? vous verrez Monsieur, il reviendra tout de suite, à cause de son fils, il imaginera que quelqu’un le rappelle; il faudrait à M. Aymeris une companion (dame de compagnie).

– Madame! Madame! partez avec lui…

– Mes sœurs et moi? O dear! O dear!.. Moi – soupira-t-elle, et comme pour, une fois de plus, me faire honte de mon indiscrétion, elle reparla de l’acteur Granville-Barker, de Bernard Shaw, de Whistler, avec la volubilité haletante que lui donnait toute émotion un peu vive.

– Mais Madame… notre ami, son petit James? Causons d’eux, puisque personne ne nous écoute! Vous m’avez dit que vous faisiez des petites choses pour Aymeris: vous pouvez plus, vous pouvez tout… Et James? Madame, il ne vous intéresse pas… je m’en suis rendu compte, à notre première visite avec vos sœurs, chez les braves Watkins. Que deviendra-t-il avec son père qui, à l’heure actuelle, compte voyager, hésite et n’est peut-être point encore sûr que l’enfant soit de lui?

– Si fait, Monsieur, notre ami Aymeris est positive! (convaincu). Qui, de raisonnable, aurait un doute, avec cette ressemblance? Depuis que James est en Angleterre, nous nous occupons de lui, d’une distante manière, et à l’écart de M. Aymeris. Soyez tranquille! James était tout à fait «safe» à Beaumont; son père a compromis les choses, avec Sir Cyril, le critique d’art. M. Aymeris fait un «mess» (grabuge) avec les artistes, il se rend «impossible» avec nos amis – l’avantage en est, qu’il travaille plus encore. Mes sœurs et moi sommes sur le seuil de son studio, ainsi que le Cosaque qui, l’on prétend, couche en travers de la porte du Tsar… je veux dire… symboliquement! Mes sœurs et moi, nous veillons. Est-ce le right word (le mot propre)?

Et dans son rire étouffé, je distinguai des interjections qu’il faut traduire en français par: Mon Dieu! Mon Dieu! Ayez pitié!

Suprême prudence, elle feignait toujours, avec moi, de ne pas trouver ses mots.

– Je serais plus heureuse, si Monsieur Aymeris n’était pas hanté par le rêve des ennemis. Nous corrigeons ses… dirai-je ses fausses manœuvres? Il est brillant, une remarquable personality! but he’s a wee bit… dangerous in society, we must admityet so kind hearted!

– Madame, tout en anglais, ou tout en français, je vous adjure! Vous vous servez si joliment de ma langue!

– Non, je la parle mal… depuis que je lis moins… Eh bien! je pensais: il n’est pas toujours très habile, notre ami! Mais nous le connaissons si bien! mes sœurs et moi, nous sommes toutes devoted to him. A big baby, that’s what he is!

– Encore l’anglais, Madame! Un grand bébé, cet homme-épouvantail? Quoi… Vous l’adorez toutes?

– Oh! Oh! Je suppose! Est-ce le mot?.. Nous lui sommes si dévouées! Oui! Il est si généreux! Mais un grand baby… Je ne lui souhaiterais jamais d’être autre chose qu’un bachelor (un célibataire). Je crois aussi ses esprits un peu troublés. Nous serions, comme vous, anxieuses pour lui, s’il voyage seul. Je suis retenue ici par ma mère…

Nous approchions de sa maison. Cynthia m’invita à prendre un verre de soda, elle se sentait fatiguée.

 

– Madame, je vous accompagne jusqu’à votre porte, mais dites-moi une chose avant de nous quitter: Aymeris vous a-t-il raconté… le Pont de Londres? Rosemary?

– Je sais, je sais! I know! J’ai le signalement de cette abominable créature; la Police nous informe, nous connaissons un haut fonctionnaire de Scotland Yard. Je travaille dur, de peur que le pauvre Monsieur Aymeris ne sache l’adresse. It’s all right!.. Si j’ai toujours caché la piste de cette femme, quand il la cherchait, j’aurais dû prétendre qu’elle était digne de pitié et parler hautement en sa faveur. Monsieur Aymeris m’aurait, alors, peut-être parlé d’elle. Il ne faut jamais contrarier notre ami. Il désire qu’on l’approuve, comme la plupart des hommes, et croire que c’est lui qui décide des choses.

Il était minuit quand nous arrivâmes au 62 de Cheyne Walk. Le domestique attendait sur le porche, Mrs Merrymore poussa un cri: – O dear, O dear! Anything happened? – Le butler, d’une voix assourdie, annonça qu’il avait peur que Milady ne fût plus mal; on avait téléphoné au docteur, qui serait ici dans un instant, et c’était ce médecin que Brown attendait sur le porche, pour éviter le bruit du timbre électrique.

Mrs Merrymore me pria de m’asseoir dans le vestibule; elle monta à la chambre de sa mère, et n’en redescendit pas.

Lady Dorothy n’existait déjà plus.

Cette mort allait-elle retenir Georges Aymeris à Londres? Partirait-il en voyage? Qu’allait faire Cynthia, maintenant qu’elle n’aurait plus que ses sœurs, à Cheyne Walk?

Pendant nos soirées au Court Theatre, même avant notre conversation encore trop peu libre au bord de la Tamise, j’avais appris quelques-unes des «petites choses» que Cynthia et ses sœurs faisaient pour Georges. La femme de charge, au studio, prononçait le nom de Mrs Merrymore, comme celui d’une personne invisible, mais toujours présente:

– Mrs Merrymore m’a ordonné de faire bouillir un thé de tilleul, pour la nuit; très bon, sir, pour les nerfs, croit-on en France, sir? – ou bien: – Mrs Merrymore a envoyé des draps chauds; – Mrs Merrymore a fait expédier les tableaux; – Mrs Merrymore prend grand soin que je n’introduise auprès de M. Aymeris que les visiteurs dont elle me donne les noms. – Je demanderai la permission à Mrs Merrymore. She’ll know how to do it! —Les misses Northmount savent faire les choses.– Dois-je dire votre visite à Mrs Merrymore?

– Non! Est-ce qu’elle vient ici depuis longtemps?

– Yes, sir! Depuis que M. Aymeris a pris le studio, je l’ai toujours vue ici, souvent, et surtout quand M. Aymeris est dehors. Je ne fais rien sans prendre ses ordres. Elle est si bonne, si habile et si discrète, Mrs Merrymore! Elle est comme une fille pour M. Aymeris… comme la fille de Milton, sir, selon l’image célèbre. Dommage que M. Aymeris soit trop vieux pour elle… quelquefois les élèves épousent le maître, sir?

– Vous croyez Monsieur Aymeris vieux?

– Il a beaucoup vieilli, depuis ces temps, n’est-ce pas, sir? Il paraît «uncomfortable», sir.

Georges et moi étions presque du même âge, ce que j’avouai à cette femme.

– C’est vrai? M. Aymeris paraît beaucoup plus vieux que vous, sir, avec votre permission.

Je ne pus rester pour l’enterrement de Lady Dorothy. D’ailleurs les obsèques sont à peine un semblant de cérémonie, en Angleterre, et se célèbrent sans invitations. Une note dans le Journal en tient lieu.

Georges m’écrivit à la fin de Juillet:

«… Mon premier voyage, à cause des vacances de James, sera au «Pays noir», où je compte faire des études dans les mines et les fabriques. Mon amie désire y aller aussi; elle est plus libre de ses mouvements, étant désormais seule avec ses sœurs. J’espère que mes ennemis ne me poursuivront pas jusque dans le village où la chère Cynthia a pris pour elle et ses sœurs, une maison… Peut-être suis-je à la veille du jour tant souhaité…»

Alors je perds de vue Aymeris. Le lecteur pourra, à sa guise, imaginer cet été-là dans la campagne anglaise; quant à moi, je vois le peintre peignant entre son fils et Cynthia. Heureux, calme, il réalise son idéal et, au moment où il croit atteindre le «jour tant souhaité», Mrs Merrymore regrette de s’être trop approchée d’Aymeris.

Nous allons suivre désormais les événements de sa vie, dans ses lettres, et les pages que j’ai fait copier dans le Journal de mon ami.

(Lettres de Georges en voyage)
Florence, novembre 1909.
Villa Epicuria.

«Dearest Cynthia,

«Attendre, attendre, toujours attendre, je ne le puis plus! J’ai cru qu’il fallait oublier l’Angleterre et ceux qui s’y trouvent, sauf ce malheureux enfant, principal obstacle, je le crois, à la réalisation d’un désir devenu pour moi de plus en plus violent. Vous semblez l’aimer, plus que vous ne m’aimez. Aujourd’hui, James est à vous et à vos sœurs. Je vous ai quittée sans mot dire, après une de mes crises de dépression, peut-être la plus forte que j’aie encore traversée, sans motif apparent, cette fois! Je ne puis vous en dire la cause – d’ailleurs futile. Si l’on savait ce qui détermine certains suicides! Mais j’ai alors senti, mieux encore, combien mon équilibre est fragile. Décidément, je ne m’accroche à rien. La vie du célibataire n’est pas faite pour votre ami. Du bruit, du mouvement autour de lui, et beaucoup de solitude pour beaucoup de travail, cela n’est point assez; il me faut une compagne, de moitié dans ce que je fais et dans ce que je pense. Je l’ai rencontrée, cette compagne, et il paraît qu’elle n’est plus pour moi, mais pour ses sœurs et pour mon fils. Donc, j’ai fui. Je n’aurai donc jamais à moi seul une créature aimée? Et l’on appelle cela égoïsme!

Me voici dans le pays où se cachent les détraqués, les vicieux, les mécontents, les irréguliers de toute provenance, les amours inavouables. Ce n’est pas à une Anglaise que j’apprendrai cela, Florence est la Cité à laquelle, depuis plus d’un siècle, vos irréguliers demandent asile.

Chaque jour, en montant à la villa Epicuria, je longe des murailles semées d’iris, derrière lesquelles le diable, seul, sait ce qui se passe: amours terribles, ici, pour ceux qui ont le mystère et la liberté; c’est un aveugle et son jeune compagnon, poète; on ne les voit jamais, ils ne sortent plus. Dans une autre villa, c’est la Princesse, qui plus jamais ne releva son voile que pour sa fameuse amie la romancière, depuis que son royal visage, reflété dans le miroir, a donné de l’inquiétude à cette folle. Elle cultive son jardin, suit la chute du soleil derrière la coupole du Dôme… Florence est le tombeau des déceptions.

Que de loisirs, ici, pour passer en revue mes années d’apprentissage, mes erreurs sentimentales, à l’ombre des cyprès, en cette Toscane dont la terre a produit de si éblouissantes fleurs d’art, mais que je n’ai pas envie de respirer! Quel endroit pour y venir renoncer! Aucun pays ne me donna moins envie de peindre. J’y suis venu comme dans un sanatorium, bâti par les plus grands architectes, et sans laideurs modernes. Une Suisse supportable.

Ici, je n’ai pas de nationalité, je deviens anonyme; un voyageur dans un musée. C’est la prolongation de cet état que vous connaissez comme moi, Cynthia: le rêve dans la couchette d’un wagon-lit; point de lettres, ni de téléphone, toutes communications coupées, une trêve de quelques heures. L’hier a pris fin sur le quai de la gare, à Charing Cross. Mon imagination construit le demain comme un château en Espagne.

Depuis que je suis ici, je vis comme un enfant qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre, et les yeux pour ne pas voir ce qui lui fait peur…

Donc, à vous l’enfant James. Je vous l’ai remis, je vous l’ai confié. Pendant les vacances, vous me l’amènerez. En dehors des vacances, puisque vous ne voulez pas être aux yeux de tous à moi, sachez ce que je compte faire.