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Aymeris

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Quand vous me disiez: L’avez-vous reconnu? Est-il un bâtard ou un fils légitime? Sera-t-il un gentleman? – Mais chère amie, vous exprimiez alors ce que vous ne pourriez pas penser sincèrement (à moins que vous ne soyez pas celle que j’ai cru que vous étiez). Est-on un «gentleman» parce que votre père en était un? J’ai des parents éloignés, mais de même «descent» que moi, même beaucoup plus qualifiés, par leur sang maternel, et qui, affligés de médiocrité intellectuelle, retombent bien bas. Votre cousin, le nouveau chef de famille, supposez-le dans une Angleterre démocratisée, où le majorat n’existât plus! Ne me disiez-vous pas que vous ne le fréquentiez plus, tant il était ordinaire? Vous le méprisez; le mépriseriez-vous, s’il était un agriculteur «successful», un marchand prospère, un grand «ship-broker»? Dans dix, dans quinze ans, où seront les «good manners»? L’apanage de quelques fossiles provinciaux, de vieilles filles… «spinsters» (les fileuses), selon votre jolie expression anglaise.

Aussi bien, comprenez donc que j’insiste tant pour que vous alliez voir mon fils, chez ces Watkins. J’attache la plus grande importance à cette question: Si James n’est pas doué, comme nous entendions ce mot, il faudra découvrir ses aptitudes; je lui donnerai un métier, oui, un simple métier manuel, puisqu’il aura l’avantage, si rare à notre époque, de n’avoir pas reçu ses premières impressions dans un monde dont je crois fermement la fin prochaine. Bientôt, ce sera un privilège, que d’avoir été un enfant de l’Assistance publique, dans ce monde haletant bouleversé, en désagrégation, et dont les cadres craquent avant qu’il ne se reforme. Il faudra trouver un moyen pour que l’enfant, qui sera l’homme du siècle prochain, ne souffre pas comme nous aurons souffert aujourd’hui. Si j’avais pu causer avec mon père! Nous avions besoin l’un de l’autre et nous ne nous le sommes jamais avoué, par orgueil ou prudence de sa part, par impéritie, par peur quant a moi! Il aurait pu m’être utile, s’il m’avait dit plus tôt ce qu’il me dit sur son lit de mort.

Au contraire, avec ma mère, j’ai beaucoup trop causé. Combien je l’ai aimée! Et c’est à elle que je dois pourtant Jessie, Lucia, Beaudemont, bien des malheurs… Rosemary, même. La chère maman avait son orgueil… d’une autre époque! Enfin, ma bonne amie, faites un examen de conscience, considérez votre vie, l’artiste que vous eussiez été, sans votre orgueil, si vous n’étiez plus revenue chez vous, après votre mariage si courageux… mais pardon, Cynthia, Lady Dorothy vous attendait près de la fenêtre d’où elle regarde encore les bateaux glisser sur la Tamise; et vous savez que j’ai cru que je me devais tout à ma mère: Donc je vous eusse approuvée. Mon ami X… se vante qu’avant un peintre, il se considère comme étant un père; moi, j’aurai, plus qu’un peintre, été un fils; jusqu’à… ne disons pas quel âge! Je fus toujours attaché à quelqu’un, ma bonne Cynthia! Mais vous? Les Anglais ne s’imposent pas de ces servitudes, d’enfant à parents, de parents à enfant; sinon, ils ne peupleraient pas vos colonies. Chez vous, les parents lâchent leurs enfants comme des oiseaux. Deviendrais-je maintenant un père, à la façon de mon ami X…? Peut-être… et c’est vous qui vous y opposez! Alors, alors, songez aux conséquences qu’implique ceci… Que voulez-vous faire de moi? Je ne vous comprends plus. Il est là-dessous une sorte d’hypocrisie… protestante… Vous lisez chaque soir quelques pages de la Bible, et n’avez pas tort, car il n’y a rien de plus beau. Le Seigneur ordonne, le Seigneur condamne; mais vous ne tremblez plus, impie! Vous lisez les Prophètes, les Rois, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, comme ces poèmes hindous ou persans qu’illustrent de miniatures les derniers adeptes du préraphaélitisme. Il en va ainsi de tous les gestes que l’on nous apprit et auxquels nous ajoutons «notre petite note personnelle». Oh! que je ne suis pas sans émotion, en vous écrivant ceci; et vous ne me direz jamais ce que Votre Grâce en pense…

P. – S. —A propos, connaissez-vous ce mot de Wilde? Comme il exprimait son admiration pour l’Evangile, à un ami, il réfléchit et fit cette restriction: C’est complet, sublime… pourtant il y manque quelque chose… Saint Jean aurait dû trahir Jésus…»

Deuxième dimanche après Pâques
(Lettre à Cynthia)

«… Je crois que les élèves de l’Académie ne reviendront plus. Ils ont pris la clef des champs. La mode est aux berges de la Seine. A quoi sert ma présence, de quelle utilité leur suis-je? Je ne résisterais pas au désir d’aller vers vous, si je n’eusse accepté de peindre plusieurs «péchés capitaux» d’Amérique. La presse n’a plus aucune autorité. En dépit de son silence, on me sait être à Paris: téléphone; c’est une dame de Philadelphie, un monsieur de Francfort – et cætera – des invitations, l’ennui d’être repris par Paris. Je refuse toute sortie, le soir.

Les Américains me relancent. Qui l’eût dit? Mon cas est étrange: les gens du monde, les riches haïssent ma peinture, et pourtant mon nom les attire.

Toutes les «commandes» de l’Amérique donnerais-je pour, en votre compagnie, planter mon chevalet en plein air. L’existence du paysagiste m’a toujours paru la plus enviable. Un Corot a connu les joies du chasseur, du pêcheur à la ligne et du poète aux champs. Léon Maillac me racontait un certain retour de Bordeaux à Paris: dans le même wagon, Léon et Corot assis en face l’un de l’autre. Corot avait rusé – il était un paysan finaud – , et Léon décrivait la mine rose et fraîche du petit vieillard qui, malgré les cahots du train, dessinait sur des bouts de papier, une fuite de nymphes, un satyre sous les saules. L’heureux homme! Corot avait confessé à Maillac que ce qu’il aimait le mieux, c’était, après sa pipette, un verre de vin blanc, les saules de Ville-d’Avray… et la musique du divin Gluck. Je ne vous ai jamais dit cela, chère amie? A vous pour qui Corot, avec Cézanne… enfin, nous connaissons vos autels privilégiés.

Je suis bien ennuyé; vous ne me donnez pas sur James les renseignements que, vous seule, pourriez me fournir. Votre méfiance à l’endroit du fils de Rosemary est inexplicable et, je vous l’assure, pas tout à fait encourageante pour moi…

G. A.

Cynthia se sentait utile à Georges, elle prit le parti de venir à Paris quand il y était; et même, accompagnée d’une ou de plusieurs amies, elle l’entraîna en Italie. Georges, à cause de l’enfant, devait à intervalles réguliers, faire des séjours en Angleterre. Il allait bientôt être temps de mettre James au collège. Georges n’entendait plus parler de Rosemary. Il me demanda comme un service d’aller à Slough; je lui avais démontré, qu’avant de retourner en Angleterre, il se devait de finir chez lui quelques portraits d’Américains, de gagner de quoi remplir les engagements onéreux auxquels il s’était condamné dans sa généreuse imprévoyance; il empruntait sur l’immeuble de Passy, sur sa terre du Calvados, vendait des objets de sa collection, quoique je lui rappelasse que, plus tard, James lui en ferait peut-être des reproches. Georges, comme le père Aymeris, donnait, incapable de compter. Le fils de Nou-Miette, Ellen Gonnard, Antonin, d’inconnus parents aussi de Mme Démaille (qui était morte à 100 ans) tiraient sur lui; c’étaient les enfants des anciens fermiers de Longreuil ou des camarades de son frère Jacques, qui lui demandaient des secours; et il ne refusait jamais. Le commerce de tableaux de Darius Marcellot – ni d’ailleurs sa fabrique d’automobiles – ne «rendaient»; Darius avait fait des appels de fonds et fini par céder ses affaires à une compagnie allemande, sans que Darius versât un sou dans la poche d’Aymeris. Mon ami était – comme son père – assez fier d’être dupe et, quant à l’avenir de James, il disait: – Je vivrai très vieux; quand je m’en irai, l’héritage des miens aura rejoint les vieilles lunes!

Georges commençait à ressembler, surtout par sa silhouette, aux photographies de M. Aymeris, prises vers 1870. Il portait en arrière sa tête chauve, marchait d’un pas lourd, s’appuyait sur une canne dans la rue et, chez lui, s’accotait volontiers à un meuble. Il avait, comme sa mère, des mouvements nerveux qui parfois arrêtaient sa parole, et cette façon de rire qu’il a décrite: un rire qu’on n’entendait pas et qui devenait une grimace douloureuse. Il ne sortait plus; il s’alourdissait.

J’allai donc à Slough, comme un expert va faire l’inventaire d’une propriété, inventorier le pauvre innocent.

Combien eussé-je voulu rapporter à Aymeris cette réponse: James est un enfant prodige, comme Darius en souhaitait un…

Je pris en route Mrs Merrymore, enfin consentante, et sa sœur Marjorie. Nous arrivâmes à Windsor par une après-midi de mai, de celles que Georges aimait tant, avec un ciel bas mais clair sur les aubépines, les fleurs de marronniers, les gazons humides, saupoudrés de gouttelettes. Il avait plu un peu; les jeunes gentlemen d’Eton College les deux mains dans les poches, entraient dans les confiseries et en sortaient, avec leurs chapeaux hauts de forme et cet air d’assurance hautaine, si comique chez ces bambins. Nous prîmes une Victoria, et, par la route qui, contournant le château, suit la rivière, nous arrivâmes chez les Watkins, sans avoir prévenu: en étrangers. Les Watkins louaient des embarcations aux amateurs de la rame et habitaient une humble maisonnette sur le bord de la Tamise.

– Quel endroit – me dit Cynthia Merrymore – pour aller «visiter» le fils de notre ami!

Ce cottage me semblait parfaitement enviable. Miss Marjorie s’écria: Nous nous trompons de porte, ce n’est pas possible, car je suis sûre que les Watkins sont tout à fait «the wright sort of people» (des gens bien).

 

Six ou sept enfants accoururent à la barrière quand nous l’ouvrîmes, et aussitôt nous devinâmes James: une «réduction Collas» de son père. Je lui parlai français, il s’enfuit derrière un hangar à canots. Les enfants Watkins, au contraire, allèrent chercher «pâ» et «mâ», nous apportèrent des chaises et se conduisirent avec une aisance gracieuse.

– Est-ce des «punts» ou un «canoe» que désirent ces ladies et ce gentleman? – fit Mrs Watkins – et, comme je parlais ma langue, Mrs Watkins prit à part ces dames Northmount et Merrymore: – Je vois un «french gentleman» – dit-elle – Ne serait-ce pas quelqu’un de la famille Aymeris? Je vais appeler Watkins qui repeint des bancs dans un canoe, là en face. Johnie! Johnie! – Et elle lui fit signe.

Mrs. Watkins tâcha d’attraper James; je la suivis et elle criait: – Mauvaise petite chose! ah! il est comme «a mad dog» (un chien enragé), qui se cacherait pour se jeter sur vous! Ici, James! Vous êtes demandé ici par des visiteurs; ah! la mauvaise petite chose!

Nous avions apporté des chocolats à la crème, des oranges, des «buns», que ces dames distribuèrent aux jeunes Watkins qui n’en avaient jamais tant vu. Je m’approchai de James par derrière; il se retourna, m’aperçut, se sauva plus loin; je le poursuivis et le saisis par la manche de son sarrau.

– Attrapé! – lui dis-je en riant, – viens manger des bonbons!

Il n’entendait plus que l’anglais.

James ramassa une poignée d’herbe et de terre, la lança contre moi, poussa des hurlements.

Mrs Watkins le secoua, lui donna une torgniole; il la considérait avec un air de défi, et d’une grosse voix d’enfant de la campagne, la menaça:

– I’ll get sweeties, you wont catch me! (J’aurai les bonbons, mais vous ne m’attraperez pas!) et il frappa Mrs Watkins de toutes ses forces, planté sur ses jambes fines mais robustes, où se gonflaient les muscles.

J’étais très satisfait de cette scène: celui-là ne se laisserait pas tondre dans la vie, il saurait se défendre…

Je n’insistai plus, mais priai la bonne femme de lui laisser la boîte de chocolats et les «buns»; il reviendrait tout à l’heure à de meilleurs sentiments.

– Vous ne le connaissez pas, Sir! Il nous vaut plus de peine à lui seul, que toute ma marmaille. Si du moins on pouvait le laver! Serait-ce l’habitude dans votre pays, Sir, pour les petits, de ne pas vouloir l’eau froide?

Mr Watkins était en conversation avec les dames Northmount. Il tenait sa casquette dans son épaisse main calleuse de marinier; il ressemblait à ces vieux invalides de l’hôpital de Chelsea, dans le tableau célèbre de sir Hubert Herkomer: les cheveux gris ramenés en accroche-cœur sur les tempes, des yeux bleu-faïence, bons et respectueux.

James s’était glissé à quatre pattes jusqu’à lui. Watkins l’empoigna, le mit à cheval sur son épaule, et le fils de Georges Aymeris l’entoura de ses bras, le baisa sur l’oreille, ce qui fit dire au bonhomme: – Pas de ça, Master Jim! Watkins n’est pas Mrs Watkins! – Et il ajouta plus bas, pour nous: – Je suis son favori; on croirait qu’il a été maltraité par les femmes, il est méchant pour la «mistress»; moi j’en ferais tout ce que je veux.

Nos amies avaient expliqué aux Watkins qui j’étais. La patronne prépara du thé; nous ne pûmes nous dérober à ce repas magnifique, servi sous une tonnelle de clématites, au bord de la rivière. Les trois fauteuils du cottage, dont un rocking-chair qui m’échut, faisaient face à la Tamise. James s’apprivoisa, je le pris sur un de mes genoux, il mangea comme un goret; les petits Watkins gardaient une attitude de princes du sang.

Le brave marinier me confia qu’il faudrait bientôt, à son grand regret, prévenir M. Aymeris que les Watkins ne pourraient plus s’occuper de James, car la classe du village ne serait pas l’endroit où un jeune gentleman devrait aller, puisque le père était un gentleman comme moi, et la mère, naturellement, une lady comme «her ladyships», ces dames Merrymore.

Drôle d’enfant! En prenant son thé, James ne m’avait-il pas, entre autres choses, dit: – Vous ne sentez pas comme nous (you don’t smell as people do, here). Est-ce que les Français sentent comme nous? Et moi, est-ce que je sens comme vous, puisque je suis Français? James m’avait flairé, il reniflait comme un chien de chasse, sur la piste d’un lièvre.

Ceci m’avait paru très singulier… Miss Marjorie n’y trouvait aucun sens. Cynthia ne put croire qu’un enfant si jeune eût l’odorat si fin et l’intelligence si vive qu’il pût remarquer, comme elle l’avait fait elle-même, que les voyageurs rapportent d’Angleterre une odeur spéciale dans leurs vêtements, et que les gens du Continent en ont une autre.

Je demandai à James ce qu’il voudrait être plus tard. Il dit: – Quand je serai grand? Un de ceux qui ont une automobile pour aller plus vite à Windsor.

Et comme je lui offrais des jouets dans une boutique du village, il choisit une boîte de couleurs, et trois pains de vermillon: – Je peindrai tout en rouge! – dit-il.

Après des adieux très tendres et la promesse que nous reviendrions, nous retournâmes à la gare.

Dans la voiture et dans le train, nous échangeâmes nos impressions avec mes compagnes. James avait déplu à Cynthia; Miss Marjorie le trouvait «quaint» (bizarre). Je l’aimais déjà; mais qu’est-ce que son père penserait de la palette?

Quelques jours après, comme je racontais ma visite à Georges Aymeris, la palette provoqua les interjections auxquelles j’étais tout préparé.

– Encore un peintre! Mon fils en serait-il un? Horreur! Et il voudra conduire des automobiles! Eternel recommencement! Voici un marmot qui ne sait pas qui il est, n’a vu que des poules et des vaches en Bourgogne, des bateaux et des paysans en Angleterre; et il choisit une palette! Et les automobiles! Aurait-il le goût du luxe? Rien ne pouvait me faire plus de peine… Au fond de moi-même, j’espérais avoir en lui un petit gars bien portant et sans deux idées dans la tête. Enfin il a l’air robuste, dis-tu? Et il a mauvais caractère, il sait ce qu’il veut… Ça, c’est bon!

Georges Aymeris me parut plus que jamais préoccupé par des questions sociales que lui avaient soumises Mrs Merrymore et Darius Marcellot. Il relisait Jean-Jacques Rousseau, qui l’exaspérait et le fascinait à la fois; des jeunes gens lui apportèrent des tracts de l’Eglise de l’Apostolat positiviste du Brésil: «L’Amour pour principe, et l’ordre pour base»; «Le progrès pour but»; «Vivre pour autrui»; «Vivre au grand jour».

L’ordre et Georges Aymeris! Quelle rencontre!

Dès que je le quittais, quelque «intellectuel», envoyé par Darius Marcellot, venait le faire souscrire pour des publications, l’enrôler dans les ligues qui, je le savais, lui semblaient aussi vaines que ridicules. Et tout le décousu qui se marquait de plus en plus dans sa vie de célibataire, était dû, selon moi, à ses soucis de père, à cet enfant du hasard qu’il tardait toujours à revoir, par terreur de ce qu’il découvrirait.

Jusqu’en septembre, je parvins facilement à faire travailler Georges, en France, quoique Mrs Merrymore fût retenue auprès de sa mère. Des Américains l’emmenèrent en excursion, entre deux portraits, dans les premiers jours d’octobre; puis il alla en Angleterre d’où il m’écrivit quelques lignes nerveuses, dont celles-ci:

«… J’ai revu l’enfant; je me présentai sans prévenir, comme vous autres; la même scène recommença, presque insoutenable d’émotion pour un père; je croyais me voir à l’âge de James. Pauvre enfant, pauvre enfant chéri! Malheureuse créature! James a tout en lui de ce que mes tantes réprouvaient en moi, tout ce qui effrayait mon père; et il a aussi – mais cela vous ne pourriez, vous autres, vous en rendre compte – il a, de Rosemary, des expressions de chat sauvage. Cette mère! Nul ne sait où elle est. J’ai fait faire des recherches par la Police, par des Agences: rien! Mais cet enfant! Avec les couleurs que vous lui avez données, il a fait un album d’aquarelles que mes élèves de chez Scarpi voudraient pouvoir signer. Simplement stupéfiant! Il a surtout imaginé une maison et un jardin dans des plans inconnus, et dont les fenêtres de derrière sont visibles comme celles de la façade! C’est à la fois géométrique et fou, d’une couleur merveilleuse, d’une violence et d’une harmonie de sauvage. Je m’entoure des œuvres de mon fils, il me semble n’avoir jamais rien autant admiré. Est-ce donc cela le génie? James n’a pas dix ans; que fera-t-il de ses dons? C’est effrayant, effrayant à tous les égards! Mon enfant va-t-il être aussi hanté par le Formidable?.. Quelle curieuse époque!»

Par d’autres lettres, je sus que Georges, plutôt que d’aller à Windsor, faisait venir James à Londres. Les vêtements du petit garçon, ses façons de «sauvage» gênaient mon ami, quand Georges faisait luncher James au grill room de l’hôtel, ou le menait chez les Northmount; mais Georges ne voulait pas l’habiller autrement, ne le grondait même pas quand il lançait son assiette à travers le restaurant. James lui semblait admirable ainsi, mais il aurait fallu vivre dans une île déserte. Aymeris devrait renoncer à ses habitudes, ou bien ne plus avoir auprès de lui ce «chat sauvage», s’il éduquait James d’après les principes pour lesquels il avait récemment incliné.

Chez lady Dorothy, «l’anomalie» avait encore plus d’inconvénients qu’à l’hôtel, où cependant le manager demanda à Aymeris «qui était cet enfant comme on n’en recevait pas au Kensington-Gardens Palace et dont se plaignaient les voisins de table, ainsi que le personnel».

Alors, Cynthia découvrit dans Kensington, une école catholique, préparatoire à Beaumont College, et commença l’apprentissage de James comme «gentleman», Georges n’ayant pu résister plus longtemps aux prières de ses amies. Et, au fond de soi, il devait apercevoir comme il est malaisé d’être un révolutionnaire doctrinaire quand on est le fils des Aymeris et qu’on espère s’unir, quelque jour, à la petite-fille d’un duc. La vie détruisait, un à un, les plans de Georges Aymeris. Cynthia, son Egérie du moment, troublait l’artiste et n’organisait rien de solide.

James était en retard pour ses études, plus que ne l’avait été Georges. Celui-ci, agissant avec son fils comme Mme Aymeris avait agi pour le sien, exagéra ses soins, fit prendre à James trop de leçons; l’enfant voulut retourner à Slough avec les Watkins, il se disait fiancé à Lettie, l’aînée des fillettes. On le renvoya de sa pension, il fut bouclé chez un «tutor»; ses mains devinrent propres, les sœurs de Cynthia lui choisirent de jolis «complets». Comme il était intelligent et grand liseur, ses progrès furent surprenants; mais il dessina moins. Etouffait-on le génie du jeune phénomène? A la rentrée des vacances de Christmas, qui se prolongent jusqu’au début de février, les prêtres de Beaumont virent arriver une nouvelle recrue, coiffée d’un chapeau de soie haut de forme, avec un col blanc, une Eton jacket et un pantalon gris long. Adieu Jean-Jacques Rousseau et l’Ecole de la Nature!

Les Northmount allaient refondre dans le moule des anciennes traditions, le fils de Georges, celui qui serait peut-être devenu le Messie que le XXe siècle attend pour rénover l’Art.

Le studio qu’il avait occupé à Chelsea se trouvait encore vacant, Aymeris le reprit pour exécuter une série de toiles qu’il avait hâte de peindre pendant cette année où il ne s’éloignerait pas de James ni de Mrs Merrymore. Le monde des artistes, à Londres, suivant de très loin le mouvement de Paris, des jeunes gens silencieux mais d’avant-garde, créaient des chapelles, des clubs d’admiration mutuelle, et le Maître Augustus John, était déjà le fameux ancien hôte de Montparnasse, un Puvis de Chavannes néo-impressionniste, dessinateur archaïque à la façon des élèves d’Alphonse Legros. On s’entourait de marchands-amateurs, de dames esthètes, socialistes et humanitaires; la sœur d’un duc, qui avait épousé un modeste avocat, lançait des toilettes florentino-chinoises et exhibait dans les concerts de Richard Strauss sa figure de Blessed Damosel. Il sévissait, comme chez nous et à Berlin, des critiques-prophètes; le journaliste Cyril Edwards rendait oracle, avec les yeux clos d’un dieu de la Longévité, les mains croisées sur son ventre de matrone; ce cosmopolite, snob, fort spirituel, avait connu Georges chez la princesse Peglioso; la méchanceté de ce magot papelard s’exerça à loisir contre mon ami pour qui Londres devenait un second Paris des ans sinistres.

Cynthia raillait ce qu’elle appela la «phobie» de M. Aymeris, son «délire de la persécution», et elle le contraignit à fréquenter ces milieux artistes, les seuls où elle allât, depuis que la «Society», selon l’ordre et le désir d’Edouard VII, était envahie par la finance. On ne distinguait plus les frontières de cette «Society», si ouverte à tous ceux qu’une grosse fortune recommandait à un souverain fastueux, ami du plaisir et des milliardaires.

 

C’était alors à qui inventerait les plus belles fêtes; les danseuses du ballet russe, les comédiens de nos théâtres, nos auteurs dramatiques, allaient à Londres comme à Deauville pendant les courses. Mme Réjane, Jeanne Granier dînaient à la Cour et descendaient chez les duchesses. L’une de celles-ci, pendant le procès Steinheil, se prit, pour l’héroïne, d’un enthousiasme charitable, et allait proposer à cette vedette des tribunaux, de venir à Nimrod Castle, comme dame de compagnie de «Sa Grâce», dont la prestigieuse inculpée élèverait les filles.

Aymeris, comme confrère et collègue du peintre Steinheil (neveu de Meissonier), fut interviewé par des journalistes et alla au studio de la duchesse, qui avait un service à lui demander; invitation que ne put refuser Georges, lui, un des fondateurs d’une société dont un Français, ami de la duchesse, était le Président d’honneur.

Les enfants de cette femme-Mécène posaient pour un groupe que le rival de Sargent, le Chevalier von Münchstorff, brossait pour commémorer le couronnement du roi Edouard, dans la galerie des ancêtres, à Nimrod Castle. Le duc actuel était pour la première fois apparu avec ses insignes, en cette occasion historique, étant «entré» dans ses titres et propriétés peu de temps auparavant.

Aymeris fut reçu au studio, tandis que les jeunes gens et les jeunes filles venaient de prendre le thé; les plus jeunes se livraient à une partie de quilles avec les boules de carton argenté et les tiges d’or des couronnes ducales. Un des fils lui dit, comme il ne riait pas assez fort: – C’est du toc! Maman loue ces objets d’héritage chez un costumier de Covent-Garden, les «coronation-days» sont rares.

Les manteaux de cour avaient été portés par les figurants, le velours cramoisi était de coton; le second fils du duc, Lord X… agita une sonnette, fit un speech burlesque, en imitant la voix paternelle; c’était «father», à la Chambre des Pairs, bégayant son premier discours sur une question indienne. Le noble Lord ajouta, pour Aymeris: – Nous tremblons, les jours où «father» fait l’orateur au Parlement, et nous ne lisons pas les journaux, car «father» n’est habile qu’à la chasse et à faire des ronds avec la fumée de son cigare!

Tels étaient les jeunes aristocrates dont la femme Steinheil serait, si elle y consentait, la compagne et l’éducatrice.

Le Chevalier von Münchstorff, de New-York, un béret Rembrandt sur la tête, allait au-devant de nouvelles baronnesses du Royaume, d’épouses de «Knights» et de Baronnets à noms allemands, venus à la fin de la séance admirer l’ouvrage du virtuose, offrir à Mme la Duchesse des loges d’opéra pour le cycle Wagner, les ballets russes, ou payer tout ce que voudrait Sa Grâce, perles, meubles rares, robes et fourrures. En Angleterre, il est de bon ton d’accepter.

Le «second fils» fit un nouveau speech. Cette fois, il imita un commissaire-priseur: les cadeaux de Lady Nathanmeyer furent mis aux enchères et le marteau adjugea à la sœur aînée de Lord X. une limousine Renault que Lady Nathanmeyer fut ravie d’ajouter aux présents qu’elle concevait comme propitiatoires. L’épouse d’un ministre se fît adjuger aussi une salle de bain complète, avec mille litres de parfums pour ses ablutions présentes et futures. Lady Khannweill s’écria: – Non! à une autre!.. pour la ministresse, c’est moi que cela regarde! Et les deux baronnesses se disputèrent, en français, car elles étaient «parisiennes» comme la princesse Peglioso et le grand Souverain Britannique qui élaborait l’Entente Cordiale. Et ces gens étaient charmants, aimables, hospitaliers, faciles. Le mot «impossible» était rayé de leur lexique.

Une formidable ruée les entraînait vers le plaisir. Par tous ses pores, exhalant, suant la richesse, Londres, toute à l’insouciance, se prenait à rire d’un rire tragique au milieu de ses usines aux fumées d’incendie. Cela «puait» la révolution. Il fallait peindre cette époque, se cacher pour la mieux voir sans être vu; mais où pouvait-on travailler en silence dans ce vacarme festif et lugubre?

La sœur «conservatrice» de Cynthia déclarait que ce règne d’Edouard VII serait la fin du régime.

Georges reprit sa série de tableaux londoniens; il ne signerait plus jamais un portrait, disait-il. Il changerait de logement. Il loua des chambres à la semaine, habita quelque temps près des Docks, puis à Battersea, en face de chez Lady Dorothy; mais à portée aussi des quartiers indigents où Cynthia et ses sœurs avaient des ouvroirs, des écoles d’économie ménagère et d’«arts and crafts» (arts appliqués).

Peu à peu, les rares amis auxquels Aymeris donnât de ses nouvelles, et j’en fus un, se demandèrent quand ils le reverraient. L’intérêt que Georges «tout à son prochain» depuis l’affaire Dreyfus croyait porter vers les questions sociales, les universités populaires, disposition dont Darius Marcellot avait habilement tiré parti – était surtout dû, pensais-je, à la naissance de James, à la morne liaison avec Rosemary. Et peut-être à Cynthia aussi. Mais grâce à Dieu, en Aymeris, l’artiste primait le moraliste, et l’ardeur de peindre l’emporta sur son besoin de se jeter à l’eau, sans savoir nager, pour faire des sauvetages problématiques de filles-mères et de génies à la dérive. A défaut d’un intérieur régulier, d’enfants légitimes nés d’une bonne épouse, il fréquentait à Londres, celui des dames de Northmount où nul doute qu’il ne fût très aimé; nous espérions que son instabilité inquiète y trouverait un palliatif, car Georges ne reprendrait son équilibre qu’aux heures de réaction, après ses crises sentimentales.

Si Claude Monet avait peint – d’une façon tenue alors pour «définitive» – ses vues de la Tamise, prises des fenêtres du Savoy-Hôtel, «des poèmes en couleurs», Aymeris comptait peindre des êtres humains, vivre avec le peuple dont il m’écrivait: Son mystère est poignant. Que fera la nation anglaise, si jamais elle rompt, comme une mer, la digue qui cache à sa vue le reste du genre humain? Elle se croit au-dessus des hommes nés en dehors de son île «patentée»; elle ne voit pas au delà de ses murs de briques, prisons, docks, fabriques, ou des vieilles pierres gercées de ses clubs, de ses églises, de ses palais. Ses traditions lui font encore prendre la filière; elle s’en va comme un mineur aveuglé par la poussière et qui n’allume sa lanterne sourde qu’en descendant dans les puits du coron pour piocher dans les galeries sans fin. Que se produira-t-il le jour où quelqu’une des «anticipations» de Wells se réaliserait?

Ces millions de cancrelas qui noircissent, de leurs fatidiques allées et venues, les gares, les trains de banlieue, les rues, les omnibus, les bateaux, tous les moyens de transport dont ils s’emparent pour rentrer dans leur gîte et en ressortir, que serait dans leur île une révolution, une invasion? Une grande et terrible guerre?

Plusieurs de ces lettres se référaient à l’état de l’Angleterre du règne d’Edouard VII; Aymeris craignait qu’elle n’eût plus qu’à redescendre des altitudes sereines où elle s’était si longtemps maintenue. Il comptait peindre des «May-day», les redoutables défilés de manifestants, avec bannières et orchestres, marchant le long de Piccadilly, en route pour Hyde Park où, sur cent estrades, Russes, Juifs, réfugiés et proscrits des autres capitales d’Europe, discourent, clament leurs revendications, exigent et menacent la Société. Entre deux files de policemen, ils s’en vont tête baissée, coude à coude, vers les pelouses du parc où comme en une foire universelle, au son des orchestres, sous des guirlandes de fleurs, ils crèvent des barriques, se soûlent de gin et de paroles. Puis ils rentrent dans leurs «slums» des quartiers excentriques, plus décidés, se croyant plus forts encore de leurs droits. Georges peindrait aussi le «4 août», les saturnales nocturnes du Bank Holiday, les feux de joie, les danses des gypsies et des «costers» de Whitechapel, qui s’accouplent bestialement dans les bruyères de Hampstead Heath; il nattée de faveurs blanc-bleu-rouge; et avant que le régime ne fût peindrait les concours de chevaux de trait, ces monstres à la crinière aboli, il immortaliserait les cérémonies traditionnelles de Westminster, un bal de Cour, l’ouverture du Parlement, la Pompe royale avec ses «beef-eaters», ses uniformes antiques, les processions de carrosses de cirque, traînés par des chevaux pie, qui semblent lilas et roses, à côté des cochers, des laquais, des écuyers rouge et or.