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Aymeris

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Darius suivit les courses de Deauville. Il portait maintenant des cols rabattus à l’allemande, il était gras, son gilet 1830 avait cédé à certain tricot à brandebourgs orange, et ses culottes courtes bouffaient sur des jambes que moulaient des bas verts à raies blanches.

Si Mlles Aymeris ouvraient la porte du salon, elles reculaient d’horreur: Darius, la poitrine découverte et montrant des poils roux, ronflait sur la chaise longue d’Alice Aymeris; il était pieds nus, deux espadrilles traînaient à terre. Lili et Caro répétaient en duo: – Nous brûlerons du sucre dans la maison de notre frère, dès que ce bohème sera parti.

Nous faisions des lectures à haute voix; Darius avait apporté du Rimbaud, du Laforgue qu’il déclamait.

Mme Merrymore traduisait de l’allemand, lisait aux tantes du Chateaubriand, pour éviter les escarmouches à propos de Dreyfus. Tout allait bien quand, un jour, elles annoncèrent qu’elles partiraient le lendemain; on signalait des cambriolages dans la région et Georges me dit que ces demoiselles lui avaient fait une scène, sa citerne n’ayant pas été vidée après qu’un rat s’y fut noyé. Il fallut les retenir; on vida la citerne, on filtra l’eau, et on leur promit que Darius serait rappelé en Allemagne. Une bonne les servit à part dans leur chambre. Huit jours après, elles prenaient le chemin de fer. Cynthia n’accepta donc plus nos invitations à dîner, par réserve; Darius amena ses deux maîtresses, qui logèrent à l’auberge avec Cynthia, et les trois dames firent ensemble du paysage très extravagant. Si M. et Mme Aymeris avaient pu revenir à Longreuil! C’était de plus en plus «la démence».

Mrs Merrymore me dit: – Nous avons aussi à Londres des artistes et des bohèmes, ils m’amusent, mais je ne les reçois pas chez moi: ce que nous apprécions en votre pays, c’est que nous nous y permettons tout ce qui nous est défendu chez nous, même de la peinture un peu bizarre.

– Oui, je sais ce que les étrangers apprécient en France; or nous avons autre chose que des bouffons et des irréguliers, lui assurai-je, si nous ne faisons parade que de ceux-ci. Et j’exaltai les vertus de la vieille et saine bourgeoisie. Cynthia me demanda si ces deux filles Aymeris étaient un exemple que je lui donnerais de notre «classe sociale». Elle ajouta: – Votre bourgeoisie est, avec l’italienne, ce qu’il y a de plus «dull» ici-bas; étant très attachée à M. Aymeris, je me suis proposé, comme un devoir de mon affection, de le faire voyager: il ne faut pas qu’il se laisse ressaisir par des habitudes qui étoufferaient son «génie».

Songeait-elle aussi au mariage?

Mrs Merrymore n’avait pu, pendant son séjour à Longreuil et malgré l’air détaché qu’elle affectait devant nous, feindre tant, que je ne la jugeasse éprise de Georges.

Quelques semaines auparavant, lors d’une promenade avec les demoiselles Aymeris, comme Georges, las, voulait rentrer, au bout d’un kilomètre de marche, Cynthia avait pris son bras et s’y était appuyée plus que de nécessaire. Je m’étais prévalu de ses conseils hygiéniques, pour lui insinuer qu’une femme légitime, seule, réglerait l’existence de Georges Aymeris. Lili et Caro applaudirent, si elles poussèrent quelques soupirs. Mrs Merrymore était silencieuse, je lui demandai quelle était la cause de sa tristesse. Elle prononça comme un axiome, après un de ses «Oh!» effarouchés:

– Monsieur, un artiste ne devrait jamais se marier! Un grand artiste surtout, n’appartient qu’à lui-même, son œuvre lui suffit. Aucune femme intelligente n’oserait s’imposer à lui, et peut-on se renoncer?

J’avais cité des épouses admirables, Mme Michelet, Mme Renan, Mme Fantin-Latour.

J’ignorais alors les lettres d’Aymeris à Mrs Merrymore et l’orgueil nobiliaire de notre gentille camarade.

Devenue presque rose, elle avait dit à Georges:

– Monsieur Aymeris détruirait-il un de ses tableaux, parce que sa femme, pour un motif grave, exigerait ce sacrifice?

Et Georges avait presque rompu sa canne sur un tronc de hêtre:

– Dites? ce serait assez stupide, assez idiot cela! – s’était-il écrié.

Et Cynthia avait repris: – Donc, votre œuvre avant votre femme!.. Je vous préfère ainsi, les grands artistes ne peuvent et ne doivent pas être modestes. Une femme peut avoir des raisons morales restrictives… Un grand artiste n’en a pas plus que les amants sublimes. Donc…

Les tantes se regardèrent, Caro fit remarquer une troupe d’oies qui couraient dans la ferme, et sortit pour les mieux voir; moyen de diversion à ce scandaleux dialogue. Tout de même, j’insinuai que Dante Gabriel Rossetti, par amour pour sa femme, avait enterré ses manuscrits avec elle; et sans que j’achevasse, Georges corrigea: – Rossetti, après exhumation de ses poèmes, les a publiés. C’est, d’ailleurs, une toute autre affaire!.. Mais non! je suis trop sincère pour ne pas confesser que pour personne au monde, je ne renoncerais à mon œuvre; je le répète, la femme d’un artiste peut n’être pas «stupide», et s’effacer devant son mari; mais diable! que diable!.. cela dépend de ce qu’est son mari…

Et Georges avait eu un accent d’orgueil, de satisfaction de soi-même, dont je ne le croyais plus susceptible; Mrs Merrymore sourit: «O dear, o dear!», avec son petit gloussement habituel, et elle avait affecté d’admirer un nuage mauve sur le soleil couchant, dont elle eût, un autre jour, dit qu’il n’était guère pictural, et même «un peu commun».

Nous étions rentrés au manoir, en causant d’esthétique sans conviction aucune; Georges tâchait de redresser sa canne, qu’il avait courbée en frappant un arbre dans sa colère – et, le soir, je l’avais entendu qui pleurait dans sa chambre. Le lendemain, il se plaignit d’avoir mal dormi et me parla des femmes qui, comme tant d’hommes, trouvent leur châtiment dans leur orgueil; mais lui s’en croyait totalement dépourvu, à cette heure du désir, où il eût accepté toutes les compromissions.

Septembre fut sec et chaud. Darius, après la saison de Deauville, laissa derrière lui sa plus grande «Essor», retourna en Allemagne, et, avec Cynthia, nous visitâmes Caen, les châteaux de la Basse-Normandie, le Mont Saint-Michel. Georges brossa, d’après une fille de ferme, des nus qui scandalisèrent les domestiques; il prépara sa série de «l’Enfer de Londres».

Nous revînmes tous ensemble à Paris, Mrs Merrymore fila vers l’Italie.

Aymeris agrandit et transforma son pavillon de Passy, tout en logeant encore à l’hôtel Continental où il passa plusieurs mois d’hiver. Il me fut impossible de connaître le point où il en était de ses projets matrimoniaux. Mais il bâtissait!

A Paris, on l’appela «l’Anglais»: – Vous êtes revenu? disait-on. Nous croyions que vous nous méprisiez. Londres a donc pour vous des attractions extraordinaires? Ah! le mâtin!.. Et les femmes?

Ces plaisanteries allaient de nouveau l’atteindre en plein cœur. N’eût-il été engagé par la promesse qu’il avait faite, l’an passé, au Directeur de l’Académie de Montparnasse, il abandonnerait tout. Mrs Merrymore vint lui tenir compagnie. Elle fréquenta la classe d’élèves en lui faisant jurer que personne n’en saurait rien, chez elle. Il n’y avait guère parmi ceux-ci que des étrangers; les Allemandes, les Hongroises, les Russes étaient les plus nombreuses. Plusieurs voisines quittèrent Chelsea et s’établirent à Paris, pour recevoir les corrections qu’Aymeris administrait, le pinceau à la main, souvent peignant sur une mauvaise étude de débutant toute une figure.

C’était, selon lui, le seul moyen de leur enseigner la technique; il institua des visites au Musée du Louvre, car il avait, comme Vinton-Dufour, cette conviction: on n’apprend qu’en regardant les œuvres des maîtres, le travail d’après le modèle nu, à l’atelier, n’est qu’un exercice. Mais se souciait-on encore de peindre?..

Dans cette Académie, autant que parmi les anciens camarades qu’il retrouvait, Aymeris dut bientôt reconnaître que Paris avait, depuis 1895, été balayé par le vent d’une sorte de cyclone, et que ses tantes étaient à peine plus aigries que tous ceux auxquels il parlait.

Mrs Merrymore, elle-même, était effrayée par les haines, qui ne se dissimulaient plus; le talent des artistes était jugé d’après leurs tendances politiques et sociales, dans un tohu-bohu de théories, de vagues aspirations humanitaires, libertaires, «intellectuelles», où se perdaient Charles Morice, le critique du Mercure de France, et ce Jean Dolent, l’apôtre de Belleville, dont elle avait fait la connaissance jadis, chez Carrière. De jeunes et de vieux universitaires distillaient de l’esthétique sentimentale, autour d’Anatole France; ils combinaient tant bien que mal des théories sur Carrière et Cézanne, et donnaient la becquée à des enfants prodiges du «Salon des Indépendants», les lumières de la Société Future, ces génies à la fois «individuels et anonymes, comme les constructeurs de cathédrales», artisans et artistes au front lourd de pensées, parmi lesquels les journalistes d’avant-garde berlinois choisissaient, chaque printemps, les plus vraisemblablement propres à établir la fortune des marchands de tableaux et les canons de la Beauté.

Darius, associé d’un certain Homberg, dit à Aymeris: – Il faudra que je jette un coup d’œil sur tes types de l’Académie Scarpi. Il doit y en avoir qui ont quelque don et qu’on pourrait diriger selon le goût de mes clients. Tu comprends, le coup des impressionnistes est à recommencer. Epuisé, l’impressionnisme! Un marchand ne peut vivre, à moins qu’il n’achète à très bas prix les chefs-d’œuvre de demain, qu’il revendra très cher. Si tu venais avec moi en Allemagne, tu comprendrais qu’un chef-d’œuvre, ça se fait comme l’on veut, quand on est commerçant! En Allemagne, nous avons les critiques à notre solde. Nous détruisons le système des grands Salons, nous faisons de petites expositions «d’un seul artiste» – quelquefois, consistant en pages de croquis – et nous commandons des articles dithyrambiques à des poètes, des auteurs célèbres… nous les emballons; ça coûte lourd, mais ça rapporte. C’est ma nouvelle passion, après les courses, et c’est plus sûr que mes martingales. Nous supprimons toutes les banalités, nous faisons sortir de terre des génies: il n’y a plus que le génie qui paie. Et Darius qui était ingénu «comme une vache bretonne» – avait dit de lui Huysmans – ajouta: – Depuis qu’on n’imite plus la nature et qu’on ne veut plus «faire ressemblant», c’est épatant ce que nous faisons peindre à nos pensionnés. Nous les bourrons de littérature.

 

Darius ne voyait dans cette renaissance d’Art, qu’une spéculation, comme dans les automobiles; mais, extrêmement intéressé lui-même dans l’incroyable vitalité des «Indépendants», achetant pour son plaisir des toiles dont la verdeur l’enchantait, Georges prévit avec une mélancolie partagée par Mrs Merrymore et moi-même, la déroute des esprits mi-cultivés, une croissante insincérité dans les œuvres.

J’étais allé, un jour de correction, chez Scarpi, surprendre Aymeris sous sa blouse de professeur, comme il m’avait engagé à juger par moi-même des extravagances que ses Russes et ses Hongroises élucubraient, d’un lundi à un samedi.

– Ce n’est pas de la technique, qu’elles veulent, c’est de l’esthétique! m’avait dit Aymeris. Qu’est-ce que ces mazettes appellent esthétique? Qu’elles aillent à des conférences de Charles Morice! Elles ne savent même pas construire un bonhomme, et elles parlent de «volumes», de rythme, de style et de leur «vision psychique»! Je t’en montrerai une, qui vient à l’atelier pour faire un album de phallus «déformés» selon sa vision psychique… la bougresse cachait ses ordures, mais notre massière a chipé l’album; – C’est grand, m’a-t-elle dit, comme du Michel-Ange que Rodin et un Japonais auraient stylisé!

La monomane finlandaise était absente, lors de ma visite, mais je pus jouir de ce spectacle: Aymeris corrigeant une fraülein von Schmutzig, jolie et fine blonde qui avait, par touches verticales, peint en vert et bleu, une figure d’ondine, d’après une Napolitaine grosse à pleine ceinture et couleur de cire à parquet.

Aymeris s’excitait: – Voyons, fraülein! Vous me parlez de Cézanne et de votre vision personnelle… mais votre étude ressemble à de l’Aman-Jean, copié par une élève de Lévy-Dhurmer!

Fraülein von Schmutzig grogna: – Je ne connais pas ces noms-là. Je suis sincère, j’ai ma vision personnelle…

– Mademoiselle, si telle est votre vision, au moins construisez!

– Je vois la nature en longueur, bleue et verte.

– Très bien, mais construisez, faites des «volumes» qui se tiennent! Allons! passez-moi votre palette et vos pinceaux, je vais démontrer qu’on peut construire, même en bleu et en vert! Nous voyons tous de même, si nous rendons, recréons différemment.

– Monsieur! Ne touchez pas! Je veux être personnelle!

Les autres élèves riaient. La massière pria fraülein von Schmutzig de laisser le «patron» donner sa correction au pinceau, sur la toile verte et bleue.

Et Aymeris, assis à terre, exécuta dans la technique «à touches verticales» de l’Allemande, une grosse Napolitaine, bleue et verte, un vrai Schmutzig; et cela à la grande joie des élèves. Aymeris s’appliquait. On faisait le silence. Tout à coup, un tabouret roula par terre, il y eut un cri étouffé. Fraülein von Schmutzig pleurait.

– Chè ne feux pas de la degnique! Chè fiens à Paris pour faire de l’esdédigue! Es ist aber zu!.. murmura-t-elle, et elle se trouva mal. On l’emporta dans le vestiaire, quelqu’un alla chercher un fiacre qui reconduisit chez elle l’émotive fraülein von Schmutzig.

M. Scarpi vint dire à Aymeris, quand midi fut sonné, et l’atelier vide: – Mon cher maître, cette demoiselle est recommandée par S. E. Monsieur l’Ambassadeur allemand. Vous ne savez pas le tort que vous nous causez… il faudra que vous fassiez vos excuses, ou je suis ruiné. Nous ne vivons plus que par l’Allemagne!

Georges reçut à propos de l’évanouissement de fraülein von Schmutzig, des lettres indignées de gros personnages politiques et de gens du monde; le prince Radolin lui fit demander un rendez-vous, par l’entremise d’un inspecteur des Beaux-Arts. Mon ami refusa le dîner à l’Ambassade, où le prince l’avait invité, avec le Professeur Liebermann, de Berlin, et herr Doctor von Bode.

En sortant de l’Académie Scarpi, Georges rôdant par son ancien quartier du Montparnasse, s’arrêta chez la concierge de Rosemary dont le logement venait d’être pris par deux Allemandes. Mme Bard lui dit: – Vous avez voyagé, Monsieur Aymeris? Où donc qu’elle est partie, la petite dame? Ça a bien changé, par ici, depuis qu’on ne vous a vus! Votre atelier est loué à des Danois, vous ne pourriez pas manger dans une crémerie où qu’il n’y aurait pas des étrangers… ce n’est plus du bon monde comme vous!

Il déjeuna avenue du Maine, au restaurant de Rosemary; sur les murs, des «Sécessionistes» avaient peint un Gambrinus munichois, nu et couvert de pampres, qui lançait des pintes de bière dans le treillis d’un bosquet de vignes; aux petites tables du café, des étudiants et des étudiantes à cheveux filasse regardaient avec colère un Français, inconnu d’eux, et qui entrait sans façon dans «leur club».

Ces hordes barbares devenaient bien envahissantes; tout Paris semblait à Aymeris aussi cosmopolite que l’hôtel de la Princesse Peglioso.

Si j’étudiais l’époque, au lieu de faire revivre la figure d’un homme, il y aurait lieu à ce début du XXe siècle, de consacrer plusieurs chapitres à l’Aymeris de 1900 à 1905, toujours entre Paris et Londres.

Mrs Merrymore l’avertit que, bientôt, il n’allait décidément plus appartenir ni à l’un ni à l’autre pays. Or n’était-ce pas elle qui, en ce moment même, arrachait à Aymeris ses dernières armes?

L’amour rejetait Georges Aymeris hors de la terre où il aurait dû se développer. Vinton-Dufour avait été pour lui le bel exemple d’un artiste qui naît, grandit, fait sa tâche et meurt dans le cercle étroit dont sa sagesse se contenta. Georges n’avait plus qu’ironie pour Vinton.

Comme sa correspondance le prouve, il fut conscient de ce que doit être l’hygiène morale d’un peintre; mais, trop sensible, il restait un douloureux solitaire dans la foule, mal soutenu par le suprême orgueil de l’artiste que n’atteint pas le bruit de la rue. Et la curiosité, l’appétit du nouveau, son goût de l’activité luttaient en lui contre sa retenue atavique.

Il était, en effet, contaminé.

Pourtant il nous disait: – Défends-toi, fais de toi le centre du monde! – Et nous éclations de rire. Une femme était toujours, pour Georges Aymeris, le centre de son univers.

Nous dînions souvent ensemble au restaurant italien, avec Mrs Merrymore qui, presque toujours, suivait Aymeris dans ses déplacements.

Darius Marcellot partageait parfois notre «minestrone» à la milanaise; nous passions ensuite une heure, à quelque représentation du cirque ou du music-hall, ou remontions à pied les Champs-Elysées, s’il faisait doux. La conversation était plutôt difficile, car Aymeris devenait irritable, même avec Cynthia.

– Je n’y comprends rien! – fit-il devant moi, comme elle voulait le convaincre que les universitaires qu’elle rencontrait chez Metchnikoff, et chez M. et Mme Curie, seuls comptaient en France:

– Vous voici replongée dans les U. P. de Daniel Halévy, je n’y comprends rien! A Londres, vous vanteriez-vous des opinions que vous professez ici? Paris est donc le laboratoire où les étrangers préparent leurs bouillons de culture? Vous venez à nous, comme les femmes curieuses allaient jadis en domino au bal de l’Opéra. Vous, Cynthia, dans votre île, quoique en lutte avec votre «Gens», vous êtes aussi conservatrice qu’elle, et ici, vous êtes socialiste, antimilitariste; chez vous, vous vous êtes passionnée pour la guerre du Transvaal, comme pour notre «Revanche» ce Déroulède, dont vous riez tant! Je ne comprends pas qu’un être tout en nuances se baigne si volontiers dans le gros vin de nos démocrates universitaires.

Darius, grand adversaire de Remy de Gourmont, nous rappela cette phrase d’un «Epilogue» sur la statue de Renan qu’on venait d’inaugurer: «La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l’intelligence.»

– Comment, «Mistress» – dit-il – vous marchez encore pour les universités populaires, la Science, le Progrès, la Réalisation de la Société moderne? Vous êtes toute conquise à l’«Idée»? Notre ami m’avait dit que vous étiez une «aristocrate»! Comme c’est bien cela, Mistress Merrymore! Je ne connais pas l’Angleterre, d’ailleurs! Vous devez être une exception, Mistress! Oh! Nous autres, n’est-ce pas, nous sommes tout à l’Allemagne, dans le monde intellectuel. Il y a tant à faire de ce côté-là! La question sociale se réglera à Berlin. Impérialisme, socialisme, art, tout viendra de la Kultur allemande.

Georges faisait taire Marcellot, ayant suivi les avatars de l’ancien fidèle des courses, qui avait voulu se présenter au Jockey Club et être le père d’un Surhomme.

– Tout est pour vous de la littérature – s’écria-t-il, – peinture, science, politique! Il n’est pas un mot dont vous ne corrompiez le sens. Chez Scarpi, entre les néo-impressionnistes, les Cézannisants et les Carriérisants, j’entends des propos insanes, des phrases de petites revues, on jongle avec les «synthèses plastiques», «l’élément naturel», «l’équilibre», les «reconstructions synthétiques», la «liberté de la nature», la «Piété humaine». Et le Sentiment, oh! le Sentiment! Et les natures mortes de Cézanne ont la «pesanteur des grands sauriens», Cézanne, notre cher Cézanne «arrache la vie à ses racines»… Nos sots me font l’effet d’accoucheurs de l’Infini, de chirurgiens de la métaphysique! Pendant ce temps-là, le sentiment ingénu d’un Corot, d’un Tourguenev, disparaît dans l’océan du gongorisme, et jamais on n’a plus mal écrit, ni plus mal peint. Combien M. Renan serait malheureux aujourd’hui quand, comme le dit Gourmont, – pardon, Darius! – «le peuple qui pense», doit s’instruire à l’école d’Anatole France, de Carrière et de ce terrible aristocrate: Cézanne!

Mais retournons à la correspondance d’Aymeris, à ces lettres adressées à Mrs Merrymore, qui l’avait depuis six mois quitté.

1914.

«Chère Cynthia,

«Ne parlons plus de mariage. Hélas! vous m’avez habitué à votre chère atmosphère d’affection; elle est indispensable à celui qui, à l’âge où la retraite a déjà sonné pour beaucoup, veut partir et courir à travers champs après les papillons qu’il n’a pas pris dans son enfance. Comme un pantin sorti d’une boîte ancienne, où il avait dormi pendant des ans et des ans, votre main m’a remis en action. Je commence à peine de vivre – par vous. On apprend donc à vivre après quarante ans? Tout est neuf pour moi, par vous, j’ai la candeur d’un débutant… enfin, si vous me connaissez mieux que personne, passez sur mes ridicules, pour vous à qui une famille Aymeris doit paraître un objet de collection, «monsters» – as you say.

Ne me lâchez plus! Sans vous ce serait la dégringolade.

Je ne respire bien qu’auprès de vous. Revenez ici, dans ce Paris que vous aimez plus que je ne l’aime. Faites-le-moi comprendre. Je ne vous importunerai plus de prières impuissantes contre votre détermination. Cependant! Il faudra que je renonce, un jour prochain, à cette position absurde de colosse de Rhodes, un pied sur chaque rive du détroit. Déjà, à Londres, mes confrères s’inquiétaient de m’y voir prendre racine. Prendre racine? Cet espoir n’est plus pour moi. Avec vous, je m’habituerais à Paris. Merci de m’avoir attiré chez vous – mais je m’y sens un «outcast», un paria. Revenez, revenez! Je ne crois pas aux vies manquées. J’ai mon lot, et pourquoi me plaindrais-je, puisque j’aurai connu une amie telle que vous? Ma maison est agréable, il n’y manque que vous. L’Académie Scarpi m’intéresse comme un pépiniériste sa pépinière. J’y reste en contact avec ceux qui sont l’avenir; je prends un plaisir âpre à me voir déboulonner. Vous reconnaissez vous-même que c’est à Paris qu’on se sent le plus vivre; nos amis du New English Art Club sont tout aussi méprisants que nos jeunes «génies», et ils ne sont que des succédanés bien pâlots… venez, venez, votre conversation me manque…

Yours sincerely.
G. A.

«P. – S. —Puisque vous ne voulez pas encore connaître James, envoyez quelqu’un de sûr a Windsor, faites-moi tenir des nouvelles du petit. – Expédiez-moi ses cahiers d’écriture.»

 
Autre lettre
(Jour de Pâques.)

«… C’est le jour de Pâques. Soyez indulgente, si je n’ai pas été vous rejoindre à Bandham. C’eût été délicieux, cette semaine de fêtes avec nos amis, les enfants en vacances, des randonnées en automobile; et vous, là, pour la causerie dans le parc, après le thé au fumoir (puisque vous vous obstinez aux cigares, homme manqué, chère amie). Cette matinée est douce comme celles des bords de la Tamise, sans un souffle d’air. Les feuilles d’un vert plus tendre que celui de Cézanne (je soutiens, contre vous, qu’elles sont faites de vert Véronèse); les pointes de lilas, les dômes blancs d’arbres fruitiers, les cinéraires bleus et les tulipes jaunes, se retrempant dans la fraîcheur de la nuit. Le silence de la rue est comme d’un dimanche à Slough. Paris, vide. Ne croyez pas que je joue au Faust… mais je me promènerai tantôt sur les remparts, nos «fortifs», du côté des courses d’Auteuil. Le pensionnat dans la maison voisine, est muet, vos jeunes compatriotes sont parties pour leur dear old England; fussent-elles ici, leurs hymnes du dimanche, venant au travers du jardin jusqu’à moi, me donneraient l’illusion que je suis le docteur Faust lui-même dans son cabinet, moins la barbe blanche. Pâques, Pâques! «Christ est ressuscité! Heureuse l’âme aimante qui supporte l’épreuve des tourments et des injures avec une humble pitié!» Recommençons. Il n’y a même pas un piano dans le voisinage, qui agite l’air alourdi, ce matin, du coton sur nos têtes, en denses flocons, comme ce jour de régates à Henley, où nous nous endormîmes dans le canot, à l’indignation de nos hôtes.

Je suis seul, comme Faust, quand il va se vendre à Mephisto.

La maison est tout à fait prête, Madame. Qu’une femme y vienne, il n’y manque que vous. Je n’ai pas encore tout essayé! Recommençons! J’ai quatre toiles au Salon, puisqu’il fallait faire acte de présence. J’ose à peine vous le dire, mais c’est encore un coup d’épée dans l’eau. J’ai parcouru les journaux au lendemain du vernissage, par acquit de conscience. Des choses m’arrivent, à peine croyables! Le vieux critique, ami de Beaudemont, celui-là qui a craché, il y a vingt ans, ses premières insultes, fait semblant de me croire mort… Georges Aymeris serait un nouvel artiste, du même nom que moi.

J’avais invité Emmanuel à déjeuner, il est de passage ici, je serai seul, car il a quelque engagement ailleurs. J’irai donc à Saint-Germain, me perdre dans la foule, puis je reviendrai «devant la porte de la ville», aux fortifs, faire le Faust, un peu avant le coucher du soleil, à moins qu’il ne pleuve. Voici des raies bleues dans le coton gris du ciel.

Je ne pense qu’à vous…»

Autre lettre à Cynthia

«… Cette journée de Pâques a tourné au rebours de mes prévisions. De Saint-Germain, où je n’ai pas déjeuné, je me suis fait conduire un peu au hasard dans la forêt de Marly. En montant jusqu’à l’abreuvoir, l’église à mi-côte; et ce fut, soudain, comme un coup de baguette magique. La belle ordonnance de cette façade à colonnes, je ne sais quoi dans le gris sale, mais si fin, me fit penser à l’Italie, que je connais très peu. Plus haut, derrière l’abreuvoir, je regrettai d’être venu sans ma boîte et un panneau; le peu qui reste de cette architecture majestueuse, l’eau où se reflétait un ciel bleu pâle, une maison blanche, les arbres; une analogie singulière, plutôt une association d’idées, je ne sais quoi! Et je me crus à Mantoue, sur les bords de l’étang du palais des Gonzague.

Moins que l’heure, le jour, la saison, les lieux m’importent; il n’en est pas où l’on ne puisse s’exalter, en avril, et je ne vous fatiguerai plus de mes jérémiades. Je regrette moins, aujourd’hui, de n’être pas en Vénétie, où je voulais vous emmener, et me demande même si ce n’est pas un snobisme, cette religion de la terre italienne. Avril est trompeur, méfiez-vous d’avril, car il embellit toutes choses.

Je me suis, dès les portes de la ville, senti renaître. Ce n’était qu’une neige d’arbres fruitiers, je ne m’étais jamais avisé que Paris eût une telle ceinture; les pétales blancs voltigeaient dans l’air. Claude Monet et Sisley ne sont pas de très grands artistes, mais il leur suffit d’avoir été les premiers à sentir et à faire revivre cette pauvrette beauté.

… Ce que devait, il y a cent ans, être cette banlieue!.. Mais c’est quelque chose d’autre qu’il faudra faire demain: retrouver le grand style, organiser, synthétiser, non pas en paroles, mais malgré soi, spontanément.

A Versailles, j’ai fait visite à mon vieux X… le peintre espagnol, il m’a dit:

– La peinture à l’huile est un art périmé. On n’en fera plus, on ne saura plus la faire. Il y aura autre chose…

X… habite Versailles toute l’année maintenant. A 70 ans, il construit un atelier où il compte bien encore faire des œuvres. Comme nous admirions ensemble la façade du château, qu’il connaît aussi bien que M. de Nolhac et que Lobre, il me disait qu’à son âge, il ne faut plus se préoccuper de ceux qui vous suivent, mais que le bonheur est dans la pratique du culte dans lequel on est né. Il prévoit un bouleversement dans l’art, comme dans l’ordre social; mais ayant vécu soixante et dix ans, il tient à l’«ancien», et lit des mémoires du grand siècle dans les parterres de Le Nôtre. Moi, qui me sens plus jeune qu’à vingt, je souffre de ce double attrait du passé et de l’avenir, je voudrais pouvoir jeter un pont où accompagner, comme sur l’arc-en-ciel à la fin du Rheingold, les jeunes héros dans leur nouvelle demeure; et ne pas les suivre en boiteux, comme Mime, malgré mon «limp» (qui va mieux grâce à votre masseur).

Mes élèves ne comprennent pas que je suis avec eux. Alors, je vais causer avec le vieux X… à Versailles, puisque je ne vous ai plus en ce moment, et je reviens plein d’inquiétude et me demandant si je ne suis pas très bête de me «tracasser» comme je le fais.

…A mon âge, ce sont des bains de Jouvence, ces après-midi de Pâques à la mi-avril…

Et la rentrée, vers le soir, se fit dans la sérénité, une lumière élyséenne où, comme en Angleterre, les visages orangés, les vêtements, tout se fond dans une vapeur d’aube où rien n’a encore eu le temps de se couvrir de poussière.

P. – S. —Je m’aperçois que je ne vous ai pas dit ce que je voulais. C’est à propos de James que j’avais le dessein de vous écrire. Faites un grand effort: voyez-le. Dites-moi ce que vous en pensez. J’ai de grands projets. Vous les trouverez subversifs.»

Autre lettre, même semaine

«…Je prends ici plaisir non sans mélancolie, car, chez moi, je revis une longue phase de mon existence, mon enfance, ma jeunesse. Je dois encore être pour vous un homme plein de mystères; mes biographes, si jamais j’en ai, auront maille a partir avec mon œuvre et mon «éthique». Je m’explique ici. Paris me rappelle bien les circonstances que «j’ai subies». Laissez-moi vous écrire longuement; sinon, je me sentirais plus loin de vous; permettez-moi donc de faire, pour vous, un peu de mes mémoires. En me retrouvant avec des jeunes gens dans l’Académie Scarpi, je sens, comme à un siècle de distance, l’abîme qui sépare l’époque de mes études et celle-ci. L’humanité, si elle se transforme toute, comme les artistes se sont métamorphosés depuis vingt ans, Dieu alors où veut-il en venir?»

Georges Aymeris passe en revue, dans cette lettre de douze pages, ses années de lycéen, puis d’étudiant-peintre, l’hérédité de son père et de sa mère, tout ce que nous avons raconté au début de ce livre. Il juge le rôle des parents, dans la société bourgeoise, avec une sagacité que tempère à peine sa grande affection pour les siens.

«… J’aurais sans doute agi comme eux. Quand mon père, en mourant, m’a dit que notre seul bien c’est l’indépendance, songeait-il que nous n’en pouvons pas avoir, dans notre classe, avec les traditions qui pèsent sur nous? Ce bagage de «l’honnête homme», selon la formule de jadis, devient un impedimentum qui s’ajoute à l’héritage physiologique. Je me sens, malgré moi, traîner une laisse, elle se prend au détour des chemins par où je m’échapperais. Mais ce n’est point de moi qu’il s’agit désormais: c’est de mon fils. Tels pourraient me faire des reproches, et je m’en adresse parfois, de l’abandonner à l’aventure; or, mon dessein est de le délivrer, en partie, du premier faix qui m’accabla. Si je tiens à ce qu’il soit élevé en Angleterre, c’est à cause de l’indépendance qu’une éducation à l’étranger m’assurera pour cet enfant. Ces Watkins, d’après ce que vous me dites et ce que j’en ai pu savoir moi-même, sont des gens sans culture mais bons pour l’éducation physique, – cela est excellent pour l’enfance. Le gros problème sera l’instruction. Je ne voudrais pas que James allât, comme votre sœur me l’avait proposé, chez un Pasteur. La Bible des Protestants farcit les jeunes esprits d’une substance dont l’efficacité est trop certaine, et redoutable pour un Français; je ne le veux pas sans religion; catholique, il faut qu’il sache l’histoire de la sienne comme celle des autres religions, comme la mythologie. Mais, je prendrai parti quand je me serai fait une opinion sur ses facultés, ses goûts; m’est avis qu’une grande erreur, c’est d’élever les futurs citoyens du XXe siècle selon les principes de la classe bourgeoise de leur père, à moins qu’ils n’y marquent des dispositions spéciales.