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Aymeris

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Aymeris devina en Cynthia une créature inquiète et découragée; elle racontait des voyages en certaine compagnie qu’il imaginait, mais qu’elle ne précisait point; des séjours à Paris avec une Suédoise, en des hôtels d’étudiants, rue Vaneau. Cynthia revenait du Caire, après une brouille avec cette Suédoise qu’elle avait voulu soustraire à l’influence d’un théosophe.

Cynthia connaissait le centre de la France; elle avait habité près de Moulins avec des artisans sociologues et lettrés. Et l’on s’étonnait qu’une personne, issue d’une famille si traditionnelle de la vieille Angleterre, qu’une aristocrate hautaine et froide d’aspect, comme la fille de Lady Dorothy, la petite-fille d’un duc, vous comprît à demi-mot, autorisât même, chez certains hommes, de libres propos et les opinions les plus révolutionnaires.

Aymeris fut gagné par la sympathie de cette femme, par sa gentillesse, comme d’une sœur, si altière cependant qu’elle aurait pu être la reine Alexandra, ou du moins une dame d’honneur de cette souveraine, tant admirée, copiée par ses sujettes, et dont le haut carcan d’un col à quadruple rang de perles (chez Cynthia, de l’onyx) – coinçait une mince nuque qui ne fléchissait que pour accorder un salut protecteur; ou girait de droite à gauche, comme un automate, afin que le schéma officiel du royal visage se montrât le même pour tous les humains, sourît, puis reprît son caractère de médaille. Mrs Merrymore ne parlait jamais de son défunt mari, ni d’un fils qu’elle avait eu et qui était mort subitement. Les avait-elle aimés? Jusqu’à ne vouloir plus «refaire sa vie».

Un jour de confidences, elle s’avoua meurtrie par de fâcheuses tentatives sentimentales; mon ami les eût devinées, quoiqu’il la connût depuis si peu de temps. Il est, entre ceux qui ont souffert d’un même mal, une télépathie, des formules cabalistiques, et, tacitement, ceux-là s’entendent. Derrière des façades aux lignes si sévères, se réfugiaient deux cœurs toujours sur la défensive qui, après s’être consumés dans l’attente, aujourd’hui se résigneraient peut-être aux tièdes régals de l’esprit: Georges et Cynthia le crurent, ou le désirèrent.

Peu à peu, un mot, une prévenance, un geste de sa nouvelle amie, firent croire à Aymeris qu’elle avait aussi un besoin d’expansion dont les ancêtres de Cynthia, depuis des siècles fixés par des peintres dans les boiseries d’Elianmoore-Hall, eussent frémi, si leurs cuirasses, ou leurs corselets, ne les avaient pas maintenus pour toujours en une attitude de parade.

Georges marquait des points de repère dans le passé de Cynthia: un hiver à Florence, avec une femme-peintre suédoise, parente de Gauguin; puis Dresde avec une des sœurs Northmount, la musicienne; et d’autres stations en Italie, sans Celia. Cynthia revenait à Paris, presque toujours passait l’automne en Provence, avec «l’artiste scandinave». Certain mois d’octobre à Aix, elles étaient à l’hôtel du Cours. Elles sortaient soi-disant pour faire des études, mais, à la vérité, suivre à la piste le maniaque de Bouffan. Cynthia avait vu Cézanne peindre, et certains idolâtres du maître avaient dit à l’Anglaise: Vous vous trompez, c’était un autre! Or cette victoire était attestée par une mauvaise photographie de kodak, qu’elle avait prise d’un vieillard à barbiche, une gibecière sur l’épaule, le chevalet et le pliant sous le bras. Cézanne étant à son avis le plus grand peintre, comme Rimbaud le plus grand poète du XIXe siècle, d’apprendre que mon ami possédât des pommes et un paysage de Cézanne, lui fit accorder à Aymeris une sorte de privilège sacré, jusqu’à ce qu’on en vînt à d’interminables débats esthétiques, qui dérivaient en des considérations de l’ordre passionnel, où l’accord était plus difficile à se faire entre Cynthia et Georges…

Inquiet, il eût désiré tenir sa confidente au courant de l’histoire de son ancien modèle, de James surtout; il lui fallait être sincère… peut-être se perdre. Cynthia avait déclaré ne plus prendre d’intérêt aux enfants depuis la mort du sien. Et Aymeris aimait-il vraiment le petit James? Comment parlerait-il de Rosemary? Cependant Cynthia se croyait tellement au-dessus des préjugés, qu’au bout de deux ans d’intimité apparente, il s’enhardit, et sans prélude lui fit part de ses soucis: ce fils, il comptait l’élever en Angleterre. Mais comment, et sous quel nom?

– Où est la mère? Pas ici, j’espère! Vous ne la voyez plus? demanda Mrs Merrymore, épouvantée, rougissant, la voix tremblante; car l’histoire venait de se dérouler en un récit terne, pénible, plein d’un parfum de «bohémianism», d’une crudité qui rappelaient à Mrs Merrymore, le Quartier latin, le Théâtre-Libre, les matinées Antoine à la Gaîté-Montparnasse, Huysmans, Zola, Goncourt; une littérature qui était alors, pour les étrangers, la France, la France de l’Affaire Dreyfus – soudain non plus de l’art, mais les mœurs françaises envahissant sa propre vie à elle, son Angleterre!

Mrs Merrymore prenait «bourgeois», dans le sens de philistin, et aussi de «petites gens»; Georges lui expliquait que notre bourgeoisie, celle à laquelle il appartenait, est une classe inconnue de l’Angleterre; et Cynthia se retranchait derrière son seul critérium, ou préjugé: on est un gentleman, ou bien du peuple. Georges était un «gentleman»… donc!.. Et les deux amis tournaient l’un derrière l’autre autour de ce concept, comme des chevaux de manège qui auraient les yeux bandés.

– Votre modèle – disait Cynthia, est une fille du peuple, malgré son origine sur laquelle elle a dû vous tromper; êtes-vous certain que le fils de cette femme soit jamais digne de vous? Dans les unions entre Anglais et étranger, c’est notre type qui l’emporte – fait incontestable – comme le sémite domine les autres et se reconnaît pendant plusieurs générations. What a pity! What a pity! murmurait-elle, ensuite, en réfléchissant à ce malheur irréparable, selon elle; quoique toujours incertain si l’enfant était de lui, Georges n’en démordit point: il se devait à James, il fallait qu’il l’élevât et jouât la comédie de l’amour paternel, comme pour éprouver Cynthia.

Dès le lendemain, elle se mit à la recherche d’une famille à qui confier le petit, puisque Georges tenait tant à l’éducation britannique.

Une égale passion pour les aspects et l’atmosphère de Londres les faisait sortir, lui avec une boîte de couleurs à l’huile, elle avec quelques pastels; ils prenaient chacun un four-wheeler, ils montaient sur le «bus» ou bien, par le moyen du «tube», faisaient de lointaines excursions dans les quartiers pauvres, du côté de la Tamise.

Aymeris se régalait des rouges, si vifs à Londres, dans la brume; il épiait les filles à la peau de phlox blanc, ou barbouillées de carmin, les ouvriers pesants, l’âpre population des docks, merveilles dont ne s’étaient jamais encore inspirés les peintres. Londres était une mine dont Aymeris voulait extraire les matériaux d’un sublime «poème humain».

Il prit le goût d’aller, le samedi, au théâtre en matinée, avec Cynthia. En s’en retournant vers le West-End, ils marchaient jusqu’à une station du Métropolitain, s’attardant sous les rampes et les réverbères aveuglants d’électricité, traînaient dans Leicester Square et Haymarket. La foule, que dégorgeaient les salles de spectacle, s’emparait avidement des journaux, lisait les placards des hommes-affiches, au reflet des vitrines et sous les globes électriques d’où ruissellent des cascades de lumière jaune ou crayeuse, sur des visages de spectres qui, dieux et mendiants, trois pas plus loin rentrent dans le noir d’une misérable ruelle sans boutiques; l’opulence et la misère, la mort, en pleine santé. D’où la sensation de joie cruelle et démoniaque d’un carnage dans la luxure, d’une pléthore de sève gaspillée, de richesse vitale anéantie dans le bitume et la vase, où, comme à Venise, baignent les fondations des plus beaux palais: splendide et peut-être ultime étalage d’inégalité sociale, de jouissance et de douleur, un ravissement pour l’artiste «qui doit ignorer la morale».

Ils marchaient le plus souvent jusque Sloane Street, le long de Saint-James Park et de Knights Bridge, dans la trépidation des énormes voitures publiques bariolées, aux formes, aux lignes d’une beauté moderne d’engins destructeurs, qui défoncent le sol comme un champ où des héros se battraient, et sonnent telles qu’une cloche que des titans copteraient de leur marteau.

Le matin, de sa fenêtre, Georges assistait au vidage dans les tombereaux du fondoir, de seaux pleins de volailles, de langoustes, de fruits, de légumes, reliefs de repas trop riches; les employés de son hôtel, le ventre à moitié vide, aidaient à remplir, comme d’ordures, des baquets d’aliments précieux qui, demain, seraient savons ou chandelles. Et dans le ruisseau, assistant à ce scandaleux «coulage» de la richesse, une mère famélique vendait des allumettes en pressant contre son sein un gosse moribond.

Le soir, dans quelque music-hall populaire de l’Est, il crayonnait sur un album, assis à côté de Cynthia.

– Regardez, regardez! Toutes les femmes sont belles, chez vous, belles de laideur, ou belles comme des nymphes d’Arcadie!.. Les contrastes de la lumière et de l’ombre prêtent à vos «costers» la majesté d’un Rembrandt, et c’est «d’aujourd’hui», du neuf, de l’inconnu, du moderne! On n’a jamais peint cela! Voilà ce qu’il faudrait rendre, mais comment interpréter ces choses en les magnifiant?

Dans un monde nouveau, des formules expressives restaient à chercher.

Cynthia prétendait qu’il était impossible de peindre Londres, sans quoi, un Anglais l’eût tenté.

Georges s’y consumerait, mais il essaierait de reproduire avec ses pinceaux cette fourmilière de géants, «race aux angles aigus, chez qui l’ossature a plus de forme que les pierres d’une cathédrale gothique»; il rendrait la qualité comestible de ces chairs où afflue le sang vermeil, quand les pâles chloroses ne les oxydent pas comme des plats métalliques; il peindrait les gosses aux hardes teintes des couleurs les plus audacieuses, ces fillettes qui lui rappelaient Jessie Mac Farren!

 

Aymeris et une sœur de Mrs Merrymore allèrent ensemble à Eton où était élevé un arrière-neveu de lady Dorothy, son filleul. Ces dames Northmount avaient l’espoir de prouver à un Français qu’un collège de «gentlemen» ne conviendrait pas pour James, quand il serait en âge d’y être admis; il y avait d’autres institutions moins aristocratiques, destinées à la «middle class», qu’elles s’obstinaient toutes à confondre avec notre bourgeoisie. Le Prévôt des Etudes, à Eton, était un charmant vieillard, dont la femme appartenait à la famille de Thackeray. Rossetti avait dédié un sonnet à Mrs X., et Holman Hunt l’avait fait poser pour une madone.

Le logis du «Provost» était parfumé encore de préraphaélitisme; du parloir de Mrs X., tendu d’une cretonne de William Morris, on distinguait à travers les saules, au delà du petit bras de la Tamise, le profil du château de Windsor. Le «Provost» prêtait volontiers des livres rares, il en offrit à Georges, qui parfois alla en compagnie d’une sœur ou l’autre de Cynthia à Eton pour le thé; le filleul y venait après ses leçons; on achevait la journée dans la Saint-George’s Chapel à écouter des fugues de Bach que jouait, pour ces dames, l’organiste du Roi. C’est là que le rejoignit parfois Mme Merrymore. Eton, les garçons, le filleul de sa mère, lui étaient un douloureux spectacle, car c’est là que son enfant aurait dû être alors.

On revenait, à la nuit, par les quartiers suburbains de Londres, parcourant des kilomètres de constructions basses, d’échoppes de bouchers, de marchands de poissons aux torches de gaz; le samedi, des ouvriers et des ménagères faisaient leurs emplettes pour le dimanche, dans les agglomérations des anciens faubourgs mangés par la Métropole, et où la campagne se fond dans la ville; Richmond, Chiswick, Kew et enfin Chelsea. Ces retours emplissaient Georges d’aise et de confiance en cette vie anonyme et pullulante de la banlieue où se dégorge la City, où le travailleur respire comme une plante que l’on met sur le rebord de la fenêtre, au soleil.

Aymeris et Cynthia s’arrêtaient dans les bric-à-brac, rapportaient presque toujours quelque trouvaille; ils visitaient d’anciennes villas du XVIIIe siècle que n’avaient pas encore renversées les entrepreneurs de ces interminables rangées de petites maisons à bon marché, qui les remplacent.

– Je me vois assez bien, ici! – disait Georges en sortant.

– Vous n’allez pas louer, j’espère, une de ces villas du temps des George! elles ont bon style et parfois leurs jardins sont jolis, avec leurs buis taillés, mais les entours sont odieux pour un gentleman – disait Mrs Merrymore en pinçant ses narines. Le peuple sent mauvais!

On aurait cru, d’après ses dégoûts, qu’elle méprisait les pauvres, quand, au contraire, elle s’occupait, à sa façon, de les éduquer et de leur venir en aide; à Paris elle avait fréquenté des classes du soir, des «universités populaires», où de jeunes «dreyfusards» tâchaient d’inoculer aux artisans le poison de la Littérature et de l’Art. Elle avait projeté sur un écran, avec une lanterne magique, des photographies d’après Léonard, Watteau, Cézanne, Degas, et mis en scène des pièces de Shakespeare, où elle avait apprécié la rapidité de compréhension des jeunes Français. D’où sa singulière propagande sociale dans nos universités populaires, son culte pour Séailles et Anatole France. Elle pensait ainsi nous guérir de ce qu’elle appelait la «sentimentality» bourgeoise, qui seule expliquait le tour pris par cette «affaire de trahison» qu’Aymeris lui-même se refusait à considérer du point de vue juridique, comme quiconque l’eût fait dans tout autre pays.

Or, n’était-ce point, de sa part à elle, une autre «sentimentality», l’anglaise?

Mrs Merrymore se montrait sensible à certaines vertus, au charme de la France, comme Aymeris l’était aux beautés de l’Angleterre; mais leurs sympathies inverses et contradictoires se heurtaient, car ils avaient, chacun, la passion d’épiloguer, de discuter et, l’un pour l’autre, une affection qu’ils ne pouvaient plus se cacher. Mrs Merrymore niait presque Racine – elle ne le comprenait certes pas, elle était fermée au lyrisme de Barrès – «ce nationaliste romantique», mais elle s’entourait de jeunes peintres qui commençaient de subir l’influence de notre néo-impressionnisme, après celle de notre réalisme terre à terre; et elle niait la peinture anglaise. Georges soutenait que l’art britannique faisait fausse route, en abandonnant l’idéal du moyen âge italien, celui du préraphaélitisme à la Burne Jones. L’œuvre de Ruskin était, selon lui, d’une «sentimentality» moins dangereuse, en ses efforts plastiques, que celle de nos «immondes» cartes postales et de notre littérature dramatique.

Mme Cynthia approuvait l’importation esthétique de ce que Georges tenait pour le moins assimilable au génie anglo-saxon; ils se chamaillaient, puis concluaient ensemble qu’il faut, avant tout, être de chez soi. – On ne juge sainement que les choses de son pays; et ils en revenaient à l’analyse de l’envahissante affaire Dreyfus. Le problème du Nationalisme, si aigu à cette époque, ne laissait point Aymeris indifférent, quoiqu’il se crût sceptique et se donnât, parfois, pour un cosmopolite. Combien peu l’était-il, le pauvre Aymeris! Il avait, à dix ans, comparé la vie d’un petit garçon, en France et en Angleterre; James serait un Français, mais d’éducation britannique, jusqu’à 18 ans. Quand le ferait-il venir? Mrs Merrymore lui conseillait de laisser cet enfant dans le Nivernais.

Au fond du landau de Lady Dorothy, côte à côte, Georges et son amie se sentaient, malgré leurs divergences d’opinion, comme deux frères, si peu Cynthia permettait à son compagnon de la traiter en femme. Et jamais Georges, aussi bien, ne s’était, à aucune femme, ouvert comme il le faisait auprès d’elle, sans ce malaise qui, à chaque tentative amoureuse, l’avait égaré.

Le journal de Georges m’apprit le sort de James et le peu que nous sachions sur les relations si étranges de Cynthia et d’Aymeris.

Londres 19.

Enfin, James est ici, il a six ans; dans quelques années je le mettrai à Beaumont College, école catholique. James porte mon nom, je l’ai reconnu, malgré les conseils de Cynthia. Quand j’ai revu James, ai-je eu un sentiment paternel, ou simple pitié? La pitié est un sentiment de faible, je me l’interdis. Je ne reverrai plus James avant que Cynthia ne le voie. Je ne rechercherai plus Rosemary, mais je demeure sans rancune; un autre se vengerait d’elle sur son fils. Son fils; le mien? Mais oui, le mien! Ne méprise jamais ce que tu aimas, ou tu te mépriseras toi-même. Sur cette créature obscure qui peut-être roule à quelques mètres de moi, mon amour déposa une patine comme le feu sur le cuivre d’une bouilloire. Un enfant est né, et il porte mon nom. Ses yeux! J’avais, à son âge, cet aspect souffreteux, antipathique; Nou-Miette et mes tantes ne me l’ont pas celé! A peine la Mrs Watkins que les amies des dames Northmount ont choisie, pour le mettre chez elle, et qui adore les enfants, à peine put-elle dire devant moi qu’elle le trouvât «gentil». James a l’air agressif; peut-être une force en lui se cache encore; l’eau qui sourd de la source noire, plus loin, élargira les berges de son lit et deviendra fleuve. Ce que je n’ai pu faire encore, que James un jour l’accomplisse! A James, l’indépendance, seul bien dans ce monde, m’a dit mon père à l’heure de sa mort, à l’heure de la vérité, à l’heure de la lumière.

Je suivrai James, de loin, comme les parents anglais suivent leurs enfants.

Repartons pour Paris, repartons en guerre!

Je reçois toujours des lettres de soi-disant amis. Ils me réclament. Darius Marcellot dans sa fabrique d’automobiles, désespère de moi. Ils m’appellent, et quand je suis près d’eux, ils se retirent. Ici l’intérêt de ma vie est dans un échange incessant avec les inconnus d’hier, demain disparus. Confessions, récits, milieux entrevus. Premier dîner dans une maison, joie d’être un inconnu parmi des inconnus! Les inconnus! A ceux-là j’inspire confiance, comme au garçon du sleeping-car le voyageur qui descendra à la prochaine station…

Mais les amis? De n’être plus sous leur main me rend plus cher à eux; il en est donc qui me veulent du bien? Ils se tourmentent à mon sujet. «Revenez», m’écrit-on. Mon exil est mal interprété, ils doivent m’attribuer des aventures scandaleuses; leurs lettres y font presque allusion. Ou bien: «prends garde, les absents sont vite oubliés»; de Pellells, cette phrase, (Pellells maigre, couleur d’olive et à la barbe d’Assyrien, les yeux cernés). Son agitation de peintre mondain, dans l’embrasure de la porte! il plastronne, fait des signes aux dames, aux habits noirs décorés; ne manque pas une soirée d’Ambassade, et de plus ennuyeuses encore, afin qu’on ne l’oublie pas. Il faut que Pellells «soit vu»; comme la correspondante mondaine du Figaro et les domestiques au buffet, il est de la soirée. Ne l’oubliez pas, Mesdames! M’a-t-il assez dédaigné, ce Pellells, comme s’il était un Vinton-Dufour! Il ne m’a jamais dit un mot qui ne fût banal ou méprisant, quand nous peignions ensemble. Je l’admirais. Je m’humiliais devant lui. Aujourd’hui, ses grands succès de jeunesse sont à peine dans la mémoire de quelques riches Américaines, auxquelles il s’accroche désespérément, en serrant dans sa poche les restes rancis de sa gloire. Jaune comme un citron, le cuir tanné, il fait le quart sur le pont des transatlantiques, en quête de commandes. Et c’est lui qui s’inquiète pour ma réputation! Beaudemont-Degetz, Matoire, Pellells, vous, les peintres aux petits hôtels de la plaine Monceau, qu’à cause de vous les hasardeux campements de Londres me sont devenus un havre désirable! Bientôt, je rentre. Pour vous irriter, pour vous dresser contre moi. Pellells cite l’exemple de Tissot après la Commune, son retour après vingt ans de gloire à Londres. Trop tard: Tissot était un inconnu! Ni son hôtel de l’avenue du Bois, ni ses collections, ni son œuvre reproduite par la mezzo-tinte, ni sa «Vie de Jésus», ne purent rien contre ceci: Tissot était d’un autre temps… perdu par l’Angleterre.

Je reviendrai, et j’ai chaque jour voulu revenir, le lendemain. J’accommoderai à mes goûts l’ancien pavillon dans le parc et le rendrai habitable pour moi et pour celle qui condescendra. Je reviendrai parmi vous! D’abord seul, puisqu’Elle ne paraît pas encore comprendre: mais je tiens son amitié au chaud, je la couve comme une poule ses œufs.

Cynthia, amazone qui chevauchez une haquenée au souffle un peu court, vous arrêterez-vous à ma porte? Voici le pavillon sous le lierre et l’aristoloche. Cynthia, je le ferai décorer pour vous et pour moi… Ne me faites pas oublier James, vous, si bonne! En guerre, en guerre! Combativité.

Une lettre à Cynthia.
Cofton Lodge, Green Forest.

«Dear Mrs Merrymore,

«De Cofton Lodge, où je viens prendre des idées d’architecture domestique, je vous écris ce que le cœur me manquerait pour vous dire de vive voix. La raison (plutôt l’esprit de lutte) me pousse de nouveau vers la France, au moins pour un temps. Déjà, des amis (je vous disais que je n’en ai pas, mais ce n’est pas strictement exact) me font sentir qu’il faut paraître. J’ai songé, comme vous le savez, à agrandir mon pavillon. Toujours incapable d’habiter la maison de mes parents. Des affaires, cet été, m’appellent à Longreuil; le manoir était loué depuis la mort de ma mère, il est aujourd’hui vacant. J’y passerai quelques semaines, pour m’entendre avec les fermiers; ce sera la moisson, des baux à renouveler. J’y voudrais être sans mes tantes; leurs dos voûtés se détourneraient, hostiles à mes actes et à mes plans, et je ne suis plus capable de «prendre sur moi». Dites-moi franchement, chère Cynthia: Vous et l’une de vos sœurs, même Madame votre mère, puisqu’elle compte changer d’air… et pour une Anglaise ce n’est rien de traverser la Manche… accepteriez-vous une hospitalité modeste à Longreuil? Feriez-vous le «house managing»? Une maîtresse de maison me fait défaut, je ne sais rien diriger, et mes tantes ont coupé les derniers fils qui attachaient à moi d’anciens serviteurs (vous savez que mes tantes ne croient ni au dévouement, ni à la fidélité). Nous avons assez causé ensemble, pour que je sache que vous êtes une étrangère, vous aussi, à Cheyne Walk, chez votre mère, comme je fus toujours un étranger dans ma famille. Nous sommes deux isolés qui semblent se comprendre. Alors? Cette lettre est maladroite. Ce n’est pas encore cela que je voulais vous dire…

 

Chère amazone, quel rire hautain, terrible, si je m’aventurais plus loin! Je désire quelque chose passionnément. Allons-y! Mais une Anglaise garde toujours sa nationalité, même si elle devient, ailleurs, une princesse royale. Je ne puis vous offrir qu’un mariage d’artistes?.. Mais, vous allez jeter ma lettre au feu… Je m’arrête court…

Ever yours.»
Autre lettre

«Alors, dearest, vous l’avez lue jusqu’au bout? Mais vous en riez encore; je bouche mes yeux avec mes poings, comme les enfants pour ne pas voir les éclairs, et mes oreilles pour ne pas entendre votre rire. Vous, si proche et si loin… ce n’est pas uniquement mon nom que vous ne changeriez pas contre celui de votre premier mari – les deux également roturiers. Vous êtes, pourtant, et plus qu’une aristocrate, une anarchiste… je ne veux pas dire une socialiste à blasons, une lady Warwick, une «socialiste au foie gras», comme il s’en rencontre dans les salons, et qui mangent une parcelle de grosse truffe, une lichette de cailles, laissant le reste pour l’égout collecteur. Alors?.. Nous aimons les mêmes belles choses; nous nous entendons, avant de finir une phrase. D’avoir beaucoup souffert par les autres, nous les connaissons bien… Mes tantes (oh! quand vous les connaîtrez!) hausseraient les épaules, si elles lisaient cette lettre… mais il me semble que nous pourrions faire quelque bien, si nous étions associés. Si vous refusez d’être à moi, vous ne m’en donnez pas la vraie raison. Peut-être… Mais dites-le donc!.. une expérience matrimoniale vous a suffi… hors de votre monde? Vous ne «récidiverez» pas! Ah! l’indéracinable idée fausse! Vous comptez sans ma pugnacité!

Je n’ai pas de morgue comme vous, mon amazone, mais il me reste quelques traditions de notre vieille… j’ose à peine dire bourgeoisie, parce qu’en anglais, «it sounds horrible». Je ne suis pas «peuple», et je le regrette, puisque vous méprisez surtout la classe intermédiaire dont je fais partie; nous aurions tout l’avenir pour traiter le problème social; mais si, entre vous et moi, il y a de l’infranchissable pour Votre Seigneurie, il en est aussi, de l’infranchissable, entre boulanger et boulangère qui ne s’aiment pas. Méditez, Cynthia. L’œuvre de la vie devient un drame aussi poignant que la création d’une œuvre d’art, dans les temps où nous sommes, pour ceux qui n’acceptent l’héritage paternel que sous bénéfice d’inventaire et sont tout prêts à rejeter le joug. Nous voici engagés dans une même impasse. Qu’un dernier préjugé ne nous empêche donc pas de nous allier pour les tâches de demain. Il y aurait tellement à créer, nous entrons dans des temps nouveaux; depuis que j’ai vécu à l’étranger, depuis la terrible Affaire, je sens qu’un abcès se forme partout: qui donc donnera le coup de bistouri? Mais vous riez: Il s’agit bien de cela!.. Pourquoi m’auriez-vous été si bonne et donné tant d’illusions?

La Religion? Voyons, ma chère, vous n’en avez pas! Il est pénible de vous voir chez vous à l’heure de l’office, quand vos sœurs sortent avec leurs gros livres de prières; oui, oui, Cynthia vous êtes une anarchiste déguisée, une suffragette honteuse, il ne vous manque que d’oser. Osons ensemble. Allons ailleurs. D’abord, viendrez-vous cet été à Longreuil? J’attends ici, de vous, une lettre ou un télégramme. Je préfèrerais la lire plutôt que d’entendre la réponse, et surtout, surtout que je ne voie pas vos yeux verts de Dame de la Mer…

Moi, je ne serais heureux qu’avec vous. Je nous verrais, nous deux, un ménage très agréable, un peu singulier; il y en a tant en Angleterre, que ce n’est pas cela qui vous effraierait. La chose serait possible. Mon pauvre petit James! Puisqu’il n’est point de vous, vous en seriez moins honteuse, s’il n’avait pas de génie, ma chère. Quant à moi, je lui souhaite de n’en point avoir! Une bonne moyenne, cela suffit.

Selon votre réponse, je serai à mon studio jusqu’à samedi, car je ne puis prolonger, à cause du week-end.»

La semaine s’écoula, des semaines s’écoulèrent, sans réponse de Cynthia.

Georges était à Longreuil pendant l’été 19… et allait relouer le manoir à des Américains. Un matin, comme il faisait réparer la barrière sur la route, une dame dont une ombrelle grise cachait le visage, s’approcha de lui. Cynthia était venue pour un mois, avec ses pastels, avant de se rendre à Naples où l’attendait la Scandinave, dont Aymeris n’avait plus entendu parler.

Cynthia lui dit: – J’ai pensé que ce serait charmant de nous revoir. Mes sœurs voyagent, Celia est avec ma mère, en Ecosse. Je suis à l’hôtel du village, comme il ne serait pas convenable d’habiter au manoir; M. Haupas l’aubergiste me traite très bien.

Georges fit venir ses tantes pour «rendre convenables» au moins les repas et les soirées que Mme Merrymore passerait chez lui.

Ces demoiselles, très vieillies, un peu radoteuses, reprirent leurs fauteuils, leurs tricots sous l’abat-jour de porcelaine; ces épaves devenaient chères à mon ami, quand j’allai le voir.

Georges me fit amener en automobile par l’inévitable Darius Marcellot, qui faillit nous tuer sur la route. J’ignore ce que le manoir de Longreuil avait été, du temps de M. et Mme Aymeris, mais Marcellot poussa des exclamations en visitant les chambres que Georges – ou ses locataires? – avaient redécorées au grand mécontentement des tantes; et celles-ci ne trouvèrent à leur goût que les anciennes lampes Carcel et quelques meubles en velours d’Utrecht – du moins quand elles relevaient les voiles des Indes dont les sièges étaient recouverts en manière de housses. Des bibelots de Passy et de Londres, ornaient le manoir comme si Georges eût l’intention de s’y fixer, et les lambris, qui jadis imitaient le chêne, avaient reçu un hâtif badigeon bleu, jaune, vert ou vermillon, parfaitement gai. Nous fûmes servis par des gars du bourg, et Georges engagea un cuisinier polonais, qui sortait de la prison de Lisieux.

Mlles Aymeris me comblèrent de prévenances; que le lecteur sache maintenant qu’elles m’avaient plusieurs fois envoyé à Londres, Georges n’avait jamais su que je fusse leur ambassadeur; je m’étais prudemment effacé.

Mrs Merrymore me parut délicieuse, mais plus très jeune, et je conseillai à Georges d’entretenir avec elle des relations de bons camarades, mais de ne point se fiancer. Elle se tenait exactement au courant de ce qu’il advenait à James, chez Mrs Watkins, mais elle n’avait pas demandé à le voir. Mrs Merrymore, par son indifférence, ravivait la tendresse du père pour James. Je compris que l’existence de James empêcherait de s’accomplir un malheur de plus: le mariage absurde de Georges et de Cynthia.

Georges et Mrs Merrymore étaient assez indépendants et assez âgés pour vivre en artistes, et avoir un commerce dont le plaisir ne créât pas de l’irréparable en cessant.

Je ne saurais dire ma surprise après deux semaines, de me sentir si bien à Longreuil, jusqu’à désirer que ma visite ne prît plus fin; or nous étions pourtant en pleine folie, et chaque heure semblait à Georges devoir être la dernière qui pût nous réunir chez lui, tant les conversations, à table et dans le salon ou le jardin, menaçaient de tourner au tragique, avec ses tantes, avec Cynthia, avec Darius.

Eût-il voulu prouver à Mrs Merrymore qu’une Anglaise, comme elle, ne doit, ne peut pas se marier chez nous, Georges ne s’y fût pas pris plus dextrement.

D’une part, Mlles Aymeris, malgré leurs efforts d’amabilité pour l’étrangère, – dont elles subissaient le charme – radotaient sur «l’Affaire», voulaient convaincre Cynthia que l’Angleterre serait, comme la France, dévorée par les Juifs; mais Darius, maintenant rédacteur en chef d’un journal dreyfusiste de province, était marchand de tableaux néo-impressionnistes à Dresde, il excitait Georges à faire de «l’avant-garde» et à quitter l’Angleterre pour l’Allemagne, où «se dessinait un bel avenir pour les artistes français». La fabrique d’automobiles, «Essor», avait des correspondants en Bavière, en Saxe, et bientôt, de Creil, se transporterait en Poméranie. La voiture préférée du Kaiser était de la marque Essor.