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Aymeris

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La neige tomba; ils renoncèrent à Vérone, Padoue et Venise, quoique les gondoles fussent bien tentantes pour des amants. Ils mirent quelque espoir en la douce côte méditerranéenne, que Rosie appelait, à l’anglaise, la Riviera. Gênes est proche de charmantes stations d’hiver nichées douillettement au midi, qui surplombent la mer bleue, et pour lesquelles le soleil boude peu, puisque le palmier et les camélias y poussent en pleine terre.

Je les quittai à Gênes et filai sur Rome.

Ils revinrent par le midi de la France. La bourrasque, l’aigre mistral, avait changé Gênes en un lieu hostile. Georges avait fait des acquisitions chez les antiquaires, visité quelques palais et des villas dans les environs, à Pegli, Nervi, Santa Margarita, mais Rosie dut soigner un gros rhume et, confinée à la chambre, ne parla plus que de Monte-Carlo, ce Paradis terrestre. Ils y jouirent d’un temps plus favorable, mais quelques jours avaient suffi pour en dégoûter Aymeris qui, à chaque pas, m’écrivait-il, rencontrait des personnes de connaissance; on dévisageait sa compagne, Rosie en marquait son dépit par un refus net de sortir avec Georges. Ils brusquèrent leur retraite vers Paris, par Marseille où des stalactites de glace pendaient aux fontaines du Château Longchamp, et la température était si sévère, qu’ayant le matin commandé, pour le soir, une bouillabaisse à la Réserve, ils n’eurent plus le courage de sortir à nouveau, après être revenus se chauffer dans leur chambre, tant le mistral vous lacérait le visage, au croisement des rues désertes et silencieuses.

Comptant aller en Angleterre, Georges ne fut que de passage à Paris, il s’installa à l’hôtel.

On l’aperçut roulant, en compagnie de Darius, dans sa bizarre voiture mécanique, à forme de char romain, une invention dont le Directeur de la Revue Mauve, des Mains Unies et du Sélect Fin de Siècle-Music-Hall, comptait tirer de gros profits; Aymeris risqua dans la Société d’exploitation «l’Auto-Post», une bonne part des dollars que New-York lui avait rapportés.

A son retour, Maillac était à toute extrémité. Comme Georges allait lui faire ses adieux, Florette, dès la porte, lui dit que Léon ne passerait pas la nuit; Florette savait que Maillac avait des recommandations à lui faire, qu’il lui désignerait certaines choses, lesquelles il voulait lui laisser; et il lui parlerait d’elle:

– Pensez! Il y a quarante-trois ans que nous étions ensemble, comme vous nous avez vus! Et ce n’était pas tous les jours drôle, avec le pauvre garçon!.. Il y a longtemps qu’il n’était plus ragoûtant. Je l’ai nettoyé, jour et nuit, comme un gâteux! N’est-ce pas, il me doit bien un souvenir? C’est vous, M. Aymeris, qu’il chargera de me faire rendre justice par ses parents.

Georges recula, lui fit signe de se taire, se précipita vers la chaise longue. Deux mains vertes et transparentes se tendirent vers lui, Maillac avait reconnu la voix de son jeune ami. Le poète Malhaud et Vinton-Dufour regardaient quelques toiles charmantes qui recouvraient la lèpre d’une triste tenture d’andrinople, par places déchirée. Depuis que Léon était tout à fait aveugle, le désordre de l’appartement avait empiré. Vous étiez pris à la gorge par une odeur de chats, de tisanes et de pétrole. Un plaid de voyage devenu bis, et autrefois à carreaux blancs et noirs, glissait à tout moment des minces baguettes qu’étaient les jambes de Maillac, réduit encore et flottant dans un pyjama au vaste pantalon de houzard; un cache-nez, d’orange devenu noir, et couturé de reprises, sortait d’une veste que jaunissaient, sur l’estomac, des taches dont l’épaisseur eut permis de compter les œufs à la coque qu’avait mangés le malade. Ce sage ne se plaignait toujours pas!

Ses quelques derniers mots furent un hommage rendu au Destin, à la belle existence qu’il croyait avoir vécue, la profession de foi d’un souriant optimiste, qu’écoutèrent en silence les spectateurs de cette agonie paradoxale.

La visite d’Aymeris avait été un dernier plaisir pour Maillac. Il s’informa, dans les moindres détails, des conditions où Georges recommençait sa vie, lui parla en des termes si nobles, si affectueux, de M. et de Mme Aymeris, que leur fils fondit en larmes.

Le cas de Maillac et de sa maîtresse Florette, soudain frappa Georges par une trop évidente analogie avec ce qu’eût été le sien si…

Qu’aurait-il fait, s’il s’était vu pris, au lieu de repoussé, par cette Rosemary avec laquelle toutes tentatives d’éducation avaient échoué?

Maillac avait dit trop souvent à Georges:

– Gardez-vous libre, afin de jouir des années de triomphe qui s’ouvrent devant vous!

Georges s’y préparait en pensant combien il serait redevable à ce stoïque épicurien, qui discourait encore aimablement au crépuscule de son dernier jour de douleur ici-bas.

Le poète Malhaud et M. Vinton, en se retirant le soir, recommandèrent à Florette qu’elle leur envoyât, ainsi qu’à Georges, un télégramme, si les choses tournaient mal, la nuit suivante.

Ils ne devaient plus retourner dans l’appartement de leur ami, car ils apprirent, le matin même de la cérémonie, et par hasard, le jour et l’heure des funérailles. Au cimetière du Montparnasse, où était le rendez-vous, ils se rencontrèrent avec Florette, M. Lachertier, Blondel et les concierges de Léon. Florette eut des convulsions, une crise d’hystérie. La famille n’était pas présente aux obsèques. Quelques dames, très voilées, rôdèrent parmi les tombeaux, comme autant de veuves anonymes d’un Don Juan.

De retour à l’hôtel, Georges sentit qu’il avait pris froid en suivant, tête nue, le corbillard. Son cœur était crispé. Quoi donc encore le retenait à Paris? Passant en revue les maisons où il pouvait aller, il n’en trouva pas deux en lesquelles il se sentirait à l’aise, où il lui sembla qu’il pût jamais reprendre même un vague commerce social.

– Essayons de l’Angleterre! me dit-il. Je me dois à mon fils; je l’installerai là-bas et réglerai les rapports de la mère et de l’enfant, pour l’avenir.

Une photographie de James, prise au village par un ambulant, avait convaincu Georges Aymeris d’une ressemblance avec un portrait de lui-même à l’âge de trois ans, dans le jardin de Passy. Darius ne la contestait pas; je la trouvais frappante, quoique je disse le contraire.

Au moment de prendre une nouvelle direction, d’angoissants problèmes se posaient à mon ami. On ne subit pas le régime auquel il avait dû se plier, pour, d’un coup, acquérir l’autorité qu’implique l’usage de l’indépendance; il s’empêtrerait dans des pièges qu’il se tendrait à son insu, par complication, excès d’imagination, manque de sens pratique, et, surtout, épouvante de la solitude. Il y a des hommes qui ont peur de coucher seuls.

Rosemary n’aurait dû être que la mère de l’enfant, et elle ne demandait qu’à rendre facile une séparation que la raison dictait, que cette folle souhaitait encore une fois. Il croyait avoir besoin d’elle, refusait de rompre tout à fait, tel un propriétaire sur le point de vendre sa maison et qui, chez le notaire, voudrait, au moment de signer, que l’acquéreur renonçât au marché. Allait-il partir ainsi pour l’Angleterre, sans savoir ce qui s’ensuivrait? Darius Marcellot et moi, le vîmes, soi-disant, préparer «son exil», encore incertain s’il n’emmènerait pas Rosemary. – Je ne gagerais pas que l’absurde idée du mariage avec son ex-compagne fût alors tout à fait abolie. Il était de ces artistes qui cesseraient de produire, n’eussent-ils plus leur poële, leur modèle, leurs familiers, même le marchand qui les exploite; et seuls, en province ou en voyage, deviendraient d’indolents rêveurs.

Certains soirs, dans sa chambre d’hôtel, bien plus qu’à New-York, il se demandait: Que faire, que faire? Il suspendit la rédaction de son journal, lut, mais trouva peu de ressources dans la lecture; un livre succédait à un autre, il ne pouvait s’atteler à aucune besogne et, actif comme il l’avait été, avec les nombreux sujets d’intérêt qui auraient dû lui suffire, il était désemparé; les visages, les personnes, plus que l’Art lui-même, l’incitaient à peindre. Il était mû d’un impérieux besoin de causer, de se raconter, plaisir avec Rosemary impossible; il s’agissait, seul ou avec elle, de «tuer le temps», expression dont il comprit dans sa détresse le sens abominable.

Avant minuit, heure où de coutume sa journée prenait fin, et redoutant l’insomnie dans l’obscurité de son appartement, alors, n’y tenant plus, il m’a dit qu’il descendait dans le salon commun de l’hôtel, feuilletait des brochures-réclames, des itinéraires de voyages, les journaux illustrés, tandis que les gens revenus du théâtre, s’arrêtaient un instant pour prendre une boisson fraîche, parcourir aussi les journaux, dépouiller leur correspondance. Georges les regardait, les écoutait, causait avec les plus sociables, ou, sinon, avec ces messieurs du bureau; puis les douze coups de minuit sonnés dans le vestibule, il reprenait l’ascenseur, non sans avoir adressé quelques mots à l’Indien qui prépare le café, debout à la porte des salles où l’on soupe. Il aurait, si ces imbéciles l’eussent invité, accepté de boire sans soif, de manger sans faim; mélancoliquement, il tournait la clef de sa chambre et se déshabillait avec lenteur, heureux s’il distinguait à travers la cloison, des voix humaines qui, du moins, lui étaient un semblant de compagnie.

– Eh quoi! – me disait-il – répandu comme je le fus, ayant donné tant de moi-même aux mille personnes que j’ai dû fuir, au cœur de ma ville, je retrouve un désert! Je connaîtrais plus de monde à Blidah, au Caire, que dans ce caravansérail parisien. N’y a-t-il plus personne à Paris, avec qui je puisse passer quelques heures agréables, au lieu d’errer ainsi, tel un Hottentot, dans ce palace à rastaquouères?

Etait-ce à moi, qui venais à peine de reprendre les relations avec Georges, de lui rappeler qu’il s’était «brouillé avec la terre entière», comme disaient ses tantes – et qu’il n’avait plus de goût, semblait-il, que pour «les Marcellot»? Je le pressai d’aller voir les demoiselles Aymeris, puisqu’il regrettait les temps révolus, la maison de Passy, même la mauvaise humeur de ces braves filles et leurs plaintes; tout paraissait préférable pour lui à cette phase de tiédeur, après les premiers enthousiasmes de la liberté conquise! Par lâcheté, il me demanda, au paroxysme du découragement, s’il ne conviendrait pas mieux encore, pour la reprise de son travail, qu’il fît de Rosemary, ce que Maillac avait fait de sa Florette. Là-bas, en Angleterre, peut-être pourrait-il partager sa vie en deux, et Rosemary serait la gouvernante, – mais quelle gouvernante! – objectai-je.

 

Etait-elle l’humble compagne dont tant d’artistes ont besoin, à défaut d’une épouse «distinguée et exigeante» que Georges redoutait encore plus que le célibat? Rosemary, une gouvernante? mais a-t-elle, dis-je, même les qualités requises pour le plus subalterne des emplois?

Aymeris avait trop souffert par elle. A son amour pour Rosemary, à son aveugle asservissement, réseau serré sur lui comme les fils d’une toile métallique, la clairvoyance du réveil faisait-elle place, ou bien était-ce encore une fois le doute, les scrupules à quoi les hommes, honteux de l’objet de leur amour, mais loyaux, ne parviennent, par nul effort, à se soustraire? Puisque la mère s’était une fois de plus dérobée, et qu’à l’enfant, sous bonne garde, en Bourgogne, il ne s’était encore lié par l’habitude, il restait à Georges quelques chances de s’évader. Mais les issues se présentaient trop nombreuses. Il ne pouvait, à lui seul, choisir. Certains hommes sont irrésolus par indigence et paresse: Georges s’égarait dans les couloirs de son imagination, avec ses innombrables désirs; il entrevoyait toutes les possibilités comme dans un rêve. Une semaine entière il resta couché.

Je le menai faire une visite aux demoiselles Aymeris, le sachant enclin au pardon et à l’oubli… Ses tantes, vieilles filles dont la vie avait été si triste, n’étaient point responsables; je dirais: au contraire.

Mlle Caroline dit à Georges: – Nous sommes sûres ma sœur et moi que tu es un dreyfusard! tu ne peux être qu’avec les anarchistes et les ennemis de l’Etat-Major!

Georges n’avait pas lu les journaux, ni en Amérique, ni à son retour à Paris; depuis l’article d’Albert Wolff dans le Figaro, il n’en ouvrait plus un. Il savait qu’une grave affaire passionnait le monde; il n’avait pu s’y intéresser.

– Comme nous avions raison, Georges, tes parents et nous, de te prévenir, quand tu étais à Fontanes, qu’il fallait rester parmi les vrais Français! Rappelle-toi les fleurs du baron Aaronson, rappelle-toi ces immondes critiques d’Albert Wolff qui a torturé ton père!

Ces demoiselles feuilletaient des brochures, des journaux, des cahiers où elles prenaient des notes, dressaient des bilans en deux colonnes, dont l’en-tête était, de l’une: Chrétiens; de l’autre: Sémites et affidés des Juifs. Georges entendit les noms d’Esterhazy, du colonel Henry, de Zola, de du Paty de Clam; d’autres encore, que des passagers avaient prononcés avec passion sur le transatlantique, dans le train, et dans les rues de Paris; ces noms prenaient, dans la bouche des demoiselles Aymeris, le son d’une artillerie. Caro expliqua à mon ami, en le tenant par les épaules, les grandes lignes du procès.

En quittant ses tantes, il songea: tout ceci ne me semble pas net et puisqu’elles sentent de la sorte, il faut, sans doute, penser le contraire!

M. Degas qu’il eut l’occasion de voir, était aussi «déchaîné» que les tantes Aymeris; M. Vinton-Dufour, lui, était dreyfusard; Carrière bégayait des paroles sublimes, et son atelier, jadis si mélancolique, si vide, était plein de journalistes, d’universitaires et de dames bizarres qui le regardaient comme un Messie. Georges et moi le fréquentâmes beaucoup, à cette heure où la politique envahissait les plus ignorants et les plus tièdes.

Un jour, certain philosophe hirsute nous lut tout haut la page suivante:

«Le paysan déteste la guerre. L’échec du boulangisme dans les campagnes est dû à l’idée que répandirent les adversaires d’une revanche souhaitée par les partisans du général. Le dégrèvement des charges militaires enchanterait les populations des champs, dans les deux pays (France et Allemagne). Il faut donc espérer que, d’ici à peu de temps, le sentiment des élites et celui des rustres s’accordera, pour restreindre la mimique surannée des gymnasiarques, des soldats professionnels et des rhéteurs.

«Le civil n’a qu’à continuer son effort. Revues, journaux, voyages, représentations dramatiques, tout concourt à l’alliance des âmes. Il suffit d’une persévérance et d’une multiplication des mêmes moyens.

«Il est fâcheux, que les Etats restent en retard sur ce mouvement de l’opinion… Le moindre fait politique qui lui donnerait une sanction, répondrait au désir unanime.» Du pur Darius!

Gabriel Séailles était assis à côté de Jean Dolent, qui avait l’air du Père Eternel, au neuvième jour de la Création. L’assistance était magnétisée. Le même «intellectuel» poursuivit:

«Je pense donc que ces relations entre l’Allemagne et la France, déjà très heureusement rétablies par l’entremise de l’élite intelligente, doivent maintenant se renforcer par le concours de ces énergies qui opéreraient une pression sur la politique des gouvernements. Les artistes, les socialistes, les marchands des deux pays, devraient fonder une ligue germano-franque, avec le but bien net de réduire à rien les expectatives militaires d’une minorité ridicule, bruyante, infime.»

Georges ne savait plus comment causer avec ces artistes sociologues; il tenait encore l’Allemagne pour le pays des lourdeurs, des laideurs et de la grossièreté, étant un Français de 1870. Mais les idéologues du milieu Carrière flattaient, par ailleurs, ce qu’il y avait de généreux et de compatissant dans son âme, et «la raison est flexible à tout».

Georges alla encore une fois à la dérive. Il s’attarda dans un Paris de guerre civile.

Le Directeur d’une Académie de peinture, Scarpi, Napolitain et ancien modèle, mari d’une fameuse Stella qui avait posé pour tous les prix de Rome de la génération antérieure, sollicita Aymeris de venir corriger les élèves de son Académie. Georges avait toujours aimé donner des conseils aux jeunes gens, il se savait doué pour l’enseignement où son esprit critique aurait pu s’exercer à miracle. La proposition de Scarpi le toucha, il visita les ateliers, pleins d’Américains, d’Allemands et de Russes, et répondit qu’il ne pouvait encore s’engager pour aucune besogne régulière, malgré son besoin de se dépenser, de rendre service, et de mettre, entre son passé et le présent, un intervalle. A la prière réitérée de Scarpi, il promit de faire un essai, l’automne suivant, après les vacances.

Je découvris ce pourquoi Georges ne s’engageait pas. Il était encore esclave; la chair blanche, les cheveux roux, l’animalité de Rosie étaient les toujours puissants mobiles d’actes d’ailleurs incompréhensibles, et Rosie allait en Angleterre.

Nous dînions une fois ensemble à la terrasse de «Lavenue», quand Rosie passa sur le trottoir; avant que je ne la visse, Georges avait changé d’expression – l’avait-il sentie? Il l’alla prendre par le bras et la ramena au restaurant; n’avala plus une bouchée, et comme sa maîtresse allait nous souhaiter le bonsoir, Georges qui m’avait, une heure plus tôt, redit qu’il la haïssait, me pria de l’excuser encore s’il n’allait point chez un de nos confrères avec lequel nous avions rendez-vous – et il la suivit, sans prendre congé de moi. D’où une brouille momentanée.

A la fin de mars, il débarqua à Charing-Cross; Rosemary l’avait précédé, en lui donnant une fausse adresse dans le Norfolk. James était encore en Bourgogne; le père le ferait venir un jour auprès de lui, puisque la mère ne voulait à aucun prix et ne pouvait s’en charger; dès que possible, on le confierait à quelqu’un de sûr, en ville ou à la campagne. Des mois, il chercha Rosemary qu’il ne devait revoir que deux ans après: Aymeris tâcha d’oublier, de recommencer, comme s’il avait vingt ans.

Ses ouvrages étaient très connus à Londres, et surtout l’était son nom, la critique ne s’étant pas exercée contre lui avec la passion partiale qui le meurtrissait à Paris, où l’homme, croyait-il, plus que le peintre, devenait une cible.

Comment, à son âge, allait-il enfin se présenter au public, aux connaisseurs? Déjouerait-il cette conspiration du silence, qui avait succédé, depuis peu, aux articles méprisants et cruellement tendancieux? Certes, il se félicitait d’avoir été discuté, même avec aigreur; mais il n’avait pu atteindre le public que seul dirige l’instinct. Fût-il possible de changer de nom, de devenir obscur! Non, pas plus à Londres qu’à Paris. Il loua, au quartier de Chelsea, dans une triste «mansion», un atelier – il y en avait plusieurs à chaque étage, – derrière des maisons basses, à façade d’aspect riant, sur la rue, et qu’habitaient de vieux célibataires qui vivaient au club.

On traversait un long passage obscur, une serre remplie de géraniums et de plantes vertes, puis on pénétrait dans un vestibule, si noir que le gaz y brûlait en plein jour. Le studio de Georges, au premier étage, voisinait avec une «Académie pour dames» et l’atelier d’un peintre animalier, élève de Rosa Bonheur.

La lumière du soleil s’absorbait dans un papier brun mat; c’était une sorte de grenier, froid en hiver, étouffant en été, rébarbatif pour Aymeris, après la clarté du pavillon de Passy. Conduit par le portier et la «charwoman» son épouse, sortes de revenants du temps de Dickens, quand Georges visita ce vaste local, la cloche d’une église proche sonnait un glas, comme les coups réguliers d’un marteau sur l’enclume; le brouillard filtrait par les interstices des vitres dépolies. Une baie à guillotine s’arrêtait à hauteur d’un mètre au-dessus d’un homme debout. Donnait-elle sur une cour d’écuries, sur une école? Georges entendit les cris d’une marmaille dansant au son d’un orchestre de cuivre, un de ces «german bands» qui vont, de rue en rue, quêter des pennies; un piano-orgue, plus loin, luttait avec le tintement funèbre de la cloche paroissiale, et les omnibus roulaient dans la King’s road, avec le grondement d’un tonnerre lointain.

C’était là que s’écouleraient des mois, des ans peut-être, d’un exil volontaire mais forcé, pensait Aymeris. Il signa le bail, sans chercher ailleurs, vers Richmond ou Hampstead, plus loin encore, où il eût facilement pu prendre un de ces cottages de briques, couverts de lierre et de vigne vierge, tels que tant d’artistes en habitent, loin du centre où la nuit règne presque toujours. Il ne s’écartait guère encore du Brompton de son enfance, plein des souvenirs de 70-71, et un peu son «home».

Touchante, de Boulogne à Folkestone, une famille, de retour des Indes ou d’Australie, avait devant lui palpité d’allégresse sur le pont du navire; dès qu’on aperçut la côte, le père avait dit à l’aîné de ses fils:

– Regardez, la voilà, la chère vieille Angleterre! Derrière cette ceinture de falaises blanches, s’étend la Métropole, nous voici au Home!

Les félicités patriarcales auxquelles rêvent des millions de sujets britanniques retenus aux confins de l’Empire, Georges ne les goûterait-il jamais chez lui?

Il ne pouvait plus se défendre de comparer cette rentrée de «Britons» au bercail, avec les siennes dans ce Paris à l’approche duquel l’étreignait une si monstrueuse et inexplicable épouvante!

Dans Londres, où tout s’offrait à sa curiosité, Georges Aymeris allait néanmoins passer de meilleurs jours. Ses confrères l’accueillirent avec la grâce coutumière des Anglo-Saxons, flattés de son admiration pour l’Angleterre, et surpris de la façon dont il s’exprimait dans leur langue. Il dut bientôt se défendre, ses confrères se le disputant comme une «celebrity» et redoutant peu la concurrence d’un peintre qui ne venait, peut-être qu’en passant, en curieux.

Inscrit dans plusieurs clubs d’artistes, Georges subit la monotonie, la médiocrité de ces milieux sans indépendance, où l’on ne vous apprécie que si vous ne jugez pas vos confrères, mais souriez et approuvez. La critique y est interdite, la politesse en tient lieu.

Dans un club de district, il vit le plus illustre des peintres, le plus «demandé», le plus choyé, lettré et musicien de valeur, soir après soir jouant au bridge avec des rapins sexagénaires dont l’ignorance n’égalait que la bêtise et la prétention.

Il les amusa d’abord; puis on le redouta, comme dans l’impasse des Ternes; car rien n’aurait pu l’abaisser, même sa courtoisie, jusqu’à féliciter les uns et les autres de leurs œuvres, ni à rire de leurs lourds «jokes». Il faisait peur. – How unkind he looks! how critical – disait-on.

 

Il expérimenta tour à tour les différents compartiments de la société, dont les cloisons s’abaissent pour un artiste connu. Il s’amusa plus aux «week-end» élégants, à la campagne, qu’à l’empesté King’s Road Arts Club. On le prit pour un snob, quoiqu’il fût naturel que les châteaux anciens, si nombreux, avec leurs inépuisables trésors, fussent d’un bout à l’autre du pays un sujet d’études pour un étranger; et pour un observateur tel qu’Aymeris, la foule de visiteurs qui les hantent, un enseignement humain.

L’habitude de ces déplacements du samedi au lundi, l’incessante course vers la gare; les valises remplies et vidées, l’obligation d’être toujours aimable avec les nouveau venus, dans les vastes maisons de campagne où l’on compte parfois plus de soixante chambres, le lassèrent vite, en vérité, car rarement ceux à qui l’on plaît vous plaisent, et les maîtresses de maison, pour favoriser des rencontres d’amoureux, difficiles ou dangereuses à la ville, ajoutent à leurs listes de «guests», des hommes politiques, qui ont à causer d’affaires avec d’autres hommes, entre deux parties de tennis, de golf et autres exercices nationaux. Il faut respecter leur méditation, pendant de longues marches qu’ils font, la pipe à la bouche, et se rabattre sur de vieilles dames. La liberté n’est qu’apparente pour ceux qui n’ont pas un flirt ou d’autres intérêts à soigner; Georges était donc trop souvent la proie de quelque raseur vacant, d’un vieux sportsman qui vous empoigne, dès le breakfast du matin, dans la salle à manger; il vous raconte ses exploits à la chasse, vous reprenant, si vous coupez le haut d’une grappe de muscat, au lieu d’en détacher les grains inférieurs; ou si – cela m’arriva, je m’en confesse – on esquisse une poignée de main, ce qui choque tant les Anglais.

Nulle part, ce n’était, en somme, l’équivalent des milieux intelligents, ceux de Georges, à Paris. Irait-il dans les universités? Il tenta Oxford et Cambridge; les professeurs étaient alors dédaigneux des Français, fascinés par l’Allemagne; et dès que Georges était à quelque réunion, on l’attaquait sur le «Dreyfus case», avec des arguments auxquels il était sans réplique, par l’ignorance où il se trouvait des détails du procès, et ses discours en devenaient si puérilement chauvins, qu’il manquait son but. Ainsi, d’ailleurs, dans toute l’Europe, vers 1898, quand un Français sortait de son pays, il se rendait compte de ce que sa nationalité avait perdu en prestige, et du malentendu que l’abominable «Affaire» avait créé.

Il écrivit à ses tantes: «Vous avez raison, tenez bon». Mais leur réponse le scandalisa; elles portaient dans un médaillon une miniature du colonel Henry, et admiraient un faussaire pour son abnégation patriotique.

Aymeris, un instant sur le point de revenir à Paris, sentit qu’il y serait trop malheureux, avec les exigences de son sens critique que combattrait son cœur français. Le général Mercier avait été l’ami de sa famille; tous les «bons esprits» qu’il connaissait étaient contre Dreyfus. Il se mit à étudier, depuis ses origines, «l’affaire», et l’entrevoyant de jour en jour plus grosse de conséquences, s’efforça de la juger très objectivement, comme s’il était un Marsien: mais cela lui fut impossible.

Il chercha en vain une maison qui fût proche de son studio; la crainte des difficultés domestiques lui fit adopter certain hôtel, en face des Kensington gardens. Dans ses chambres, dominant les vastes pelouses du parc et de magnifiques arbres, il se serait cru loin de la ville; la lumière y était belle, alors qu’elle manquait dans le studio; d’autre part ces pièces étaient trop basses, et les dames oseraient-elles y venir? Il faillit donner congé à la «mansion» de King’s road, mais la fatigue d’une longue chasse à l’atelier le fit rester encore à Chelsea.

Dans Cheyne Walk demeurait la noble famille Northmount, quatre sœurs dont deux non mariées, l’une veuve, et leur mère Lady Dorothy, fille du marquis de Grevil. Elles s’étaient récemment vues dépossédées du majorat, par la mort du vicomte Durbridge, le père, terres et château passant aux mains d’un de leurs cousins. Les Honorables misses Northmount étaient toutes douées, quant à l’esprit; l’une à la musique excellait, l’autre, la veuve, se passionnait pour la peinture; une troisième se dévouait à la politique conservatrice; enfin la quatrième attendait, depuis dix ans, le retour d’un officier des Gardes qui, son service fini, s’attardait aux Indes, tout à l’étude de la flore de Cachemire.

Cynthia, veuve de l’historien John Merrymore, qu’elle avait épousé malgré les objections de sa très noble famille, avait plus de trente ans alors. Elle fut conduite chez Georges par la directrice d’une Académie de dames, où il avait accepté de donner des conseils; c’est une croyance établie chez les Anglais et les Américains, que les Français, seuls, «savent dessiner».

Aymeris avait souvent remarqué dans l’escalier, Cynthia qui, de séjours nombreux dans le monde universitaire allemand, gardait des habitudes de tenue et de mise très peu britanniques; elle l’intriguait par sa bizarrerie.

Elle parlait joliment notre langue, mais avec un tour trop littéraire, dû à ses lectures. Son ton brusque, sa voix presque masculine étonnaient. Une timidité que rien n’avait pu vaincre, rosissait ses pommettes, sous le regard d’un homme: ses yeux se dilataient, elle était prise d’une quinte de toux, ses mains osseuses tremblaient, les veines de ses tempes se gonflaient; lui donniez-vous un «shake hands», elle ne vous eût volontiers tendu que deux doigts, comme certaines douairières du faubourg Saint-Germain. Inquiétante par les sursauts de son discours, sa terreur des silences la faisait parfois rire sans mesure, au risque même de paraître un peu excentrique, sinon niaise. Selon l’âge ou le sexe de son interlocuteur, «une flamme semblait monter en elle, ou descendre, comme sous un réchaud à griller les tartines». Mrs Merrymore était différente d’elle-même, en tenue élégante du soir, au point que Georges, plusieurs fois, la confondit dans le salon de Cheyne Walk, avec la molle Celia ou l’anguleuse et brune Marjorie, ses sœurs.

Cynthia, toujours en costume tailleur sombre, le jour, ou, pour le dîner, en mousseline gris-souris, une touffe de pois de senteur violets, en toutes saisons, épinglée à son corsage, finit par être pour Aymeris la «Dame de la Mer», puis, l’on ne sait pourquoi, «la Scabieuse», l’«Eternel Demi-Deuil» et, ensuite «l’Ibsénienne».

La maison du style Queen Ann, où les dames Northmount avaient entassé chacune sa part du mobilier paternel, et quelques beaux objets provenant d’Elianmoore-Hall, s’ouvrit à Georges, toute grande. Vers l’heure du thé, il y aurait pour lui quelque chance de s’y divertir; Cynthia et Celia, la musicienne, avaient comme amis beaucoup d’hommes intéressants. «An intersiting set».

Les sœurs se séparaient par groupes, autour de tables volantes; chacune avait ses adorateurs, sa conversation, ses «sujets», son groupe, hostile peut-être à l’autre; celui de Cynthia était très envié, mais craint comme «avancé», trop original. Lady Dorothy, pâle, immobile, avec ses cheveux d’argent, son bonnet de veuve, ne quittait plus un grand fauteuil, près de la fenêtre, et somnolait; soudain, quelque ouvrage de tapisserie, ou un livre, glissait de ses genoux; on courait vers elle, croyant qu’elle venait de s’éteindre comme une chandelle.

Aymeris, prôné dans ce milieu charmant où Cynthia le faisait valoir, accepta vite un trop grand nombre de ces relations qui encombrent les étagères de cartons de bristol: dîners, bals, conférences, lunchs et séances de musique. Comment choisir parmi tant de noms inclassables, à moins d’avoir une longue expérience de l’Angleterre? Cynthia se chargea de ce «triage», elle marquait ces cartes au crayon: ennuyeux, à éviter, ou bien tolérable. Au bout de quelques mois, le peintre condamna sa porte, comme trop de niais voulaient voir ses ouvrages. A Londres, plus encore qu’à Paris, les oisifs ont décidé qu’un atelier de peintre est un lieu public de rendez-vous, avec tout ce qu’il faut pour se rafraîchir, entre le lunch et le dîner. Madame Merrymore saisit la baguette à écarter les importuns, ne toléra qu’une élite. Entre Cynthia et Georges se noua une sorte de camaraderie intellectuelle, mais cérémonieuse, faite de leurs singularités, c’est-à-dire ce qui, le plus souvent, nous sépare.