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Aymeris

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3 Mai.

«…Alors tu ne comprends pas? Tu me fais honte et tu choisis encore une carte postale.

Personne, heureusement, ne lit l’anglais chez nous: mais suppose qu’il en fût autrement! Ce que tu fais est monstrueux, je te le crie, parce que tu es capable, si tu le veux, de le sentir. Une femme sans pitié… Quelle mère aurais-tu fait! N’as-tu jamais eu de tendresse? Alors, tu te résignerais à m’apprendre une catastrophe dont tu aurais été la cause? Ton sexe est capable de tout, du meilleur et du pire, mais c’est le pire que tu réserves à ton Jojo.

Non, je ne puis y croire; viens, viens, viens vite, absolutely necessary!». N. – B. – Je traduis de l’anglais.

Lettre de Rosemary à Georges. – 30 juin…

«…Je ne pouvais pas venir, et je vais te dire le pourquoi. J’ai lutté tant que j’ai pu, il faut maintenant que je te l’avoue; j’étais malade. Eh bien! oui, tu es père d’un gros garçon rose et blanc. Si ça n’avait été que pour moi, jamais, entends-tu, jamais tu ne m’aurais revue. Maintenant que le fait est accompli et qu’il vit, the darling, déjà plus bruyant que deux diables, je suppose qu’il n’y a plus deux partis à prendre pour une honnête femme.

…Je suis au bout de mes ressources et, as a matter of fact, c’est toi qui m’as donné le darling. Veux-tu que je te l’envoie? Je pourrais même le mener à Paris. Dis-moi comment faire.

Yours ever, Rosemary.»

Georges faillit s’évanouir, au reçu de ces lignes. Sa mère avait été plus mal encore et, la plupart du temps, ne reconnaissait personne de son entourage. L’urémie s’étant établie, Mme Aymeris pouvait à chaque instant être enlevée. Georges n’était pas sorti de sa chambre, même pour ses repas, depuis la veille. Il tenait sur ses genoux la vieille chienne Trilby qui, quoique aveugle, sautait à terre pour s’enfouir sous les draps de sa maîtresse. Georges, seul, en la caressant, l’empêchait de gémir ou d’aboyer. Mlle Caroline disait à son neveu: – Cette chambre a l’odeur d’un chenil, on devrait donner une boulette à cet animal. Ta pauvre mère ne s’en douterait pas, elle est déjà ailleurs.

Nou-Miette et la garde donnaient raison à ces demoiselles Aymeris, il n’était sain pour personne de respirer l’air d’une chambre de malade, où une bête âgée de dix-sept ans exhalait des parfums innomables. Georges considérait que Trilby devait être là jusqu’à la fin.

Si maman reprenait connaissance? Restons tous autour d’elle avec Trilby, j’y tiens.

La lettre de Rosemary agit comme un ressort. Georges, après en avoir pris connaissance, sortit sans chapeau, courut vers le bois de Boulogne, éperdu d’une joie sauvage. Dès qu’il fut dans une allée solitaire, il poussa des cris, bondit en frappant de sa canne les feuilles des marronniers.

– Je suis père, j’ai un fils, je suis père!

Il passa le reste du jour ainsi dans un subit oubli de ce qui, le matin encore, le clouait au chevet d’une moribonde. Les voitures se suivaient en deux files, aux Acacias; pour traverser, il prenait brutalement les chevaux par le nez, se courbait sous leur tête; les cochers murmuraient; quelqu’un, d’un landau couvert, appela: – M. Georges Aymeris! Qu’est-ce que vous faites?

Il ne se retourna pas. Il erra jusqu’au soir, et, près de neuf heures, le bois devint noir, une pleine lune rouge montait lentement derrière les frondaisons épaisses. Haletant, couvert de sueur, il redouble de vitesse. A la grille de sa maison, des fournisseurs voisins demandent des nouvelles de Mme Aymeris. Il les bouscule; le jardin est obscur; sur le perron, la chienne aveugle, qui s’était échappée, essaye de retrouver son chemin; Georges n’y prend pas garde, l’animal renifle et, suivant la piste de son maître, péniblement monte l’escalier. Du premier étage, Georges entendit un bruit comme d’une éponge mouillée qui tombe, et un grelot. Trilby, dans les ténèbres, étant passée entre deux barreaux de la rampe, s’écrasait sur les dalles du vestibule.

Antonin la soulève, elle râle déjà. Georges s’écrie: – N’y touchez pas! Et la portant dans ses bras, tendrement, la dépose sur le gazon du jardin, à un endroit où la lune, maintenant, fait un grand cercle de blancheur verte. Il se saisit de deux épais coussins dans la guérite où sa mère s’asseyait pour prendre l’air, et recouvre de cet édredon la chienne pour l’étouffer; en pleurant il relève plusieurs fois un des coussins, baise la tête de Trilby, jusqu’à ce que la respiration s’arrête définitivement.

Quand ce fut fini, il retourna auprès de Mme Aymeris, mais le Dr Brun le repoussa:

– Laissez-nous faire, Georges, l’émotion et la fatigue vous ont mis hors d’état de nous être utile. Couchez-vous, je vous l’ordonne!

Rosemary était à Paris trois jours après avec l’enfant. Il s’appelait James.

Toute décence mise de côté, devant le Dr Brun et les serviteurs, Georges porta le petit paquet emmailloté, se pencha sur le lit, appliqua contre le corps de Mme Aymeris – inconsciente, mais les yeux ouverts – le peu de peau que ne recouvraient pas les langes; pour ainsi dire greffant, par ce contact, sur la chair grise qui se détruisait, ces tissus aussi tendres que ceux d’une rose en bouton.

– Le vois-tu, chérie? C’est mon fils! Le tien! Touche-le! Baise-le! – disait-il. C’est moi! Et c’est James! Il s’appelle James, chérie! Tu l’auras donc vu, puisqu’il est né à temps, touche-le, touche-le!

Et il frottait l’enfant contre les mains et le front de sa mère.

Mme Aymeris sembla le voir, et, comme si elle fût sur le point de parler… mais un hoquet fut suivi d’un soupir final, les spasmodiques lamentations de Georges se mêlèrent aux vagissements du poupon.

4
Cynthia

M’INSPIRANT de la morale des demoiselles Aymeris, j’évitai de donner à Georges des conseils, dans l’état d’hésitation où il se trouvait; j’eusse voulu qu’il reconnût d’abord l’enfant; mais s’il le reconnaissait, peut-être me reprocherait-il, plus tard, de lui avoir fait faire cet irrévocable pas. Il s’était repris à vivre avec Rosemary; James fut bientôt mis en nourrice. Mais je ne vis guère Georges Aymeris, de 1895 à 1899 – moment où nous reprendrons ce récit – car Darius Marcellot s’étant emparé de mon ami, je m’étais senti plus qu’inutile.

Mme Aymeris n’avait pas eu de testament à faire: la moitié de la fortune paternelle, sa part à elle et dont elle avait joui jusqu’à sa mort, revenait de droit à Georges; mais elle avait par écrit exprimé plus que des vœux, des volontés:

«Georges ne vendra jamais la propriété de son père. Ses tantes, qui n’ont que huit mille livres de rentes, pourront disposer du pavillon, que l’on remettra dans son ancien état. Si Mme Demaille doit dépasser la centaine, Georges pourra lui prêter un étage du pavillon – et toujours, veillera sur elle, comme l’a fait M. Aymeris, le modèle de toutes les vertus… Je désire que mon fils se marie immédiatement après ma mort. Il sait quelle est la cousine que je lui ai choisie…»

Georges et Darius Marcellot crurent que ce papier avait été dicté à la défunte par un prêtre. Mme Aymeris n’avait jamais prononcé le nom d’aucune cousine à marier.

La fortune des Aymeris se trouva si réduite par des legs charitables ou pieux, que Georges avait à choisir entre la vente de l’immeuble – que je lui eusse conseillée – et l’Amérique, d’où, par l’intermédiaire de Darius, lui étaient venues des commandes. Il s’y rendrait donc!

Darius insinua qu’il n’y avait point de preuves que le petit James fût l’enfant de Georges. Celui-ci, subitement, conçut des doutes et, sans dire adieu à personne, partit pour New-York après avoir fait une modeste pension aux vieux serviteurs de sa famille et à Rosemary. – Et James…? Comme on le verra il espérait, pour cet enfant, que James ne fût point son fils; si James était de lui, ce serait un malheureux, un dégénéré, un fou! La parole de M. Aymeris poursuivait Georges: Notre race a trop produit…

Il fit entrer Mme Demaille à Sainte-Périne.

La correspondance de son père prouvait que, depuis dix ans, Georges était en butte à d’abominables délations, l’objet d’un perpétuel chantage; et, une nuit, même avait-il failli être assommé, à sa porte, par des hommes dont quelqu’un offrit de lui donner le signalement. J’imagine l’état de désespoir et de panique dans lequel Georges partit pour New-York, mais le journal de mon ami ne se réfère pas à ce voyage, dont il se refusait aussi à parler.

Il m’a cependant écrit d’Amérique: «Je fais mon apprentissage sur la terre du Droit et de la Liberté (!!!) J’ai failli mépriser le Sacro-Saint-Travail, car je croyais ainsi, au début, jouir de mon indépendance, étant dans l’état d’esprit des gens du peuple, candides, ignorants des lois de l’espèce humaine, et qui se figurent que le bonheur est dans le plaisir et l’oisiveté.»

Georges m’a avoué, depuis, que certains soirs, éperdu de solitude et de silence, il allait causer avec les employés d’un tramway, à une station proche de son hôtel.

Au bout de six mois, Darius l’avait abandonné. L’ignorance des langues étrangères ajoutait à l’ennui qui dévorait le directeur de la Revue Mauve internationale.

Georges avait peint 160 portraits: la honte de sa vie.

Voici les quelques lettres d’Amérique, qu’après beaucoup de recherches, j’ai pu réunir.

A un ami.

En mer.

«Je t’écris du pont même du transatlantique. Me voici dans la situation idéale où mes rêves me transportaient pendant ma convalescence, après la fameuse typhoïde. La mer est unie, elle se confond avec le ciel, dans une légère brume à l’horizon. Je suis en complet de toile blanche, allongé dans un rocking-chair… ceci devrait être divin, selon ce que j’en attendais en te quittant, puisque je suis maître de moi-même; pourtant, je m’ennuie déjà, mille choses me trottent par la cervelle, et qui m’empêchent de me préparer à la vision trop escomptée de la ville de New-York, au premier coup d’œil qu’on en a, de la baie. Darius est, comme tant de jeunes gens modernes, hanté par le formidable, il me parle de Michel-Ange, de Vinci, de Cézanne, lesquels je connais mieux que lui et que je perche à leur barreau sur l’échelle des valeurs. Il me poussa à partir, à aller gagner ce que tu sais —tu sais pour qui; or, le premier, Darius me démontre que le métier que je vais faire est odieux et méprisable! Darius parle en homme de lettres, comme les critiques du Mercure et autres revues jeunes. Il est évident qu’il n’y a plus de critère; jamais le peintre et la critique n’ont eu le même… Je me dis ceci: quand le critique, le journaliste, porte sa copie au journal, il l’échange contre le pain qu’il donnera à sa famille; quand le sujet de sa chronique ne l’inspire pas (hélas! 99 fois sur 100,) il sera médiocre, (surtout s’il est hanté par le Formidable). Tout est bien, s’il écrit aussi proprement que possible, se mettant ainsi en règle avec sa conscience. Il en va de même du peintre: s’il est consciencieux avec son client, et se propose de donner du bien être, ou le simple nécessaire aux siens. Quand Franz Hals se confronte avec Descartes, il produit un ouvrage dont un Darius Marcellot sera plus frappé que par la tête des buveurs qu’entre deux chopes de bière, à l’auberge, Hals enlève en quelques coups de pinceau, pour boire un bon verre ou manger un bon souper – mais peu m’importe, à moi peintre, le modèle qui pose pour moi. Le métier de peintre, ce n’était autrefois que d’exécuter des commandes, honnêtement. Ne pas viser au Formidable! Darius me cite les croûtes des faiseurs de portraits modernes et me demande pourquoi, jadis, des artistes inconnus n’en faisaient jamais d’aussi mauvais. Je lui réponds: Parce qu’ils avaient du métier, de la science, et que le public ne se livrait pas à l’Esthétique..

 

Sur le pont de ce navire, voici parmi les passagers des Américains que j’aurai peut-être à peindre. Ils m’appellent chez eux! Pourrai-je demeurer honnête, en reproduisant leur trogne?

…Je passe en revue les faits de ces derniers ans. Il y a quelque chose d’assez nouveau et de peu négligeable, dans ce simple fait, que je sois, moi, Georges Aymeris, à bord d’un transatlantique, voguant vers le pays où l’on transporte nos vieux chefs-d’œuvre, avec nos ténors, nos acteurs et les coiffeurs de Paris. La carrière de Vinton-Dufour, ou de papa Cézanne, ne sera bientôt plus réalisable en France. Ni la tienne, cher ami. A l’hôtel de la princesse Peglioso, ses cosmopolites, ses hideux barons juifs fraternisaient avec un Blondel, un Lachertier et la dame-garçon qui fit du trapèze, devant l’innocent que j’étais, avec la duchesse de La R.! Un vent de destruction souffle sur la France, la tempête se forme sur les hauts plateaux de l’Est.

Les académies de peinture où j’ai fait «l’intérim» de M. Charlot, comptent plus d’étrangers que de Français.

Quelque chose d’effrayant et d’encore inavoué, de rampant, nous vient d’Allemagne, de Pologne, de Hongrie, de Russie, de l’Est. Les jeunes Israélites qui, de Fontanes, sautaient dans le commerce ou la finance, «font de la peinture» en professionnels. Ils parlent d’esthétique, d’éthique. Le cas Albert Wolff-Aymeris-Francis Magnard est «formidable», il en dit long sur l’évolution de la vie des artistes!

Le baron juif, qui fut le premier à déposer sur le cercueil de mon père l’hommage de ses fleurs, qu’en dis-tu? Voici le secret, pourquoi le taire? Le baron faisait une démarche propitiatoire: comme il m’avait repris un pastel qu’il m’avait donné quand la signature de Manet était sans valeur, mais qu’une exposition de Manet, chez Durand-Ruel, venait de réveiller l’attention du public, il achetait mon silence, d’une gerbe de roses à dix francs, pour le cadavre de mon père, et revendait le pastel dix mille! Nous allons voir grandir le négoce, la Bourse des «œuvres d’art» en même temps que la simagrée de la «pitié humaine». Mon ami Carrière va devenir une sorte de Jésus, ami des Humbles; ses grisailles, à la suissesse, seront le Chemin de Croix du Temple de la Démocratie. L’Art, sous la feinte de se dégager du commercialisme, va devenir un instrument entre les mains des barons de la finance. Comme le bibelot, oui, la Pitié, la Tendresse seront des fleurs noires du mandarinisme socialo-universitaire. Les mots perdent déjà leur valeur, se rétrécissent ou s’enflent comme la grenouille de la fable. Darius dit que la France «se vide» et il va chercher des fonds en Amérique pour monter une immense revue internationale, qui sera rédigée en anglais, en français, en allemand, en italien, en espagnol et en russe à la fois, et dont le titre serait: Les Mains unies. La France se rétracte, s’efface de la carte d’Europe. Israël triomphera sur les ruines de notre civilisation chrétienne épuisée.

Je fais un plongeon, pour fuir les pièges des faux esthètes, des faux indépendants de la racaille cosmopolite, de la culture journalistique et financière. Est-il concevable que, depuis le Passy de 1867-1880, j’aie pu voir une telle révolution s’accomplir – et le corps des chers miens est a peine refroidi! Je me sens moi-même contaminé.

Enfin, tu es là pour observer avec quelques-uns! Vivez, attendez mon retour!..

La liberté est un vin rare au goût duquel je ne trouve que trop de saveur, mais qui m’enivre très tristement…»

Dans une autre, de 1896

«…Chacun, ici, va à son office, pour gagner de quoi s’offrir, un jour, une maisonnette à la campagne. Chacun fait son métier, et le peintre aussi. Je me sens plus normal, d’avoir une tâche journalière à accomplir, jusqu’à la date de mon retour.

Ces ignorants avec lesquels je m’ennuie, sont tout de même plus dans la vérité que nos mandarins de Paris…: – Combien gagnez-vous? me demande un homme du tramway, avec lequel je cause pour me reposer des conversations de séances. Mes modèles-femmes en ont, des critères! La même confusion que chez nos esthètes. Ce pays est inhabitable dès que l’on se pose des questions «extra-business»; mais ici l’on croit au «business» comme en Dieu. Cela simplifie bien des choses. Le «business»? Peut être le Dieu du XXe siècle.

Les visages de certains hommes sont comme des péchés capitaux. Je termine le portrait d’un Allemand américanisé, qui revient de Vichy où il a soigné son foie; il est couleur jaune de coing et son pif, le bec d’un oiseau de proie malade. Sa fille me dit: – Father était blanc et rose et très gros, je vous montrerai des photographies de lui. Le père me dit:

– A faire une fortune, on perd sa couleur originelle – et il tire sa montre pour voir combien de temps il me donnera encore avant son rendez-vous au Conseil d’administration du South Pacific Railroad. Il se lève, pendant que je repeins ses yeux et son front, et c’est la dernière séance! Le chèque est signé et je voudrais recommencer le portrait, je n’ai pas fait M. X… assez péché capital, pour moi, ni assez blanc et rose, pour sa fille…

J’attends l’Ariane qui me tendra le fil. Triste Thésée… continence, chasteté.»

1896, à Darius Marcellot

«…La solitude m’épouvante et donne des ailes à ma pensée, de l’énergie à mon corps que l’hiver à New-York nickelle comme une vieille clef. Je n’en veux à personne, même pas à ceux qui m’ont trahi, et je suis en règle, puisque tu as brûlé leurs lettres à mon père et que je ne prononcerai plus leurs noms. Je regrette les miens et je ne voudrais pas revivre leur temps. J’ai toujours l’espoir de racheter et d’élever, de relever Rosemary. Elle m’écrit. Décidément je ne puis croire que l’enfant ne soit pas de moi. Elle est basse, par volonté, mais honnête et sincère; mon Dieu! elle est humaine, une créature humaine, les pieds pris dans la terre comme un chou. Je dirais presque que je l’aime mieux, de ce qu’elle ne regarde pas le Ciel. La terre a besoin de toutes les bonnes volontés et je ne regrette nulle de mes amours; ni mon amour pour Rosie, ni mon amour pour la Circé des «Pourceaux», car il reste quelque chose de l’Amour que l’honnête homme sème au milieu des insultes… Pourquoi ai-je maudit l’amour?

Je me répète, sans doute, souvent: c’est que je veux enfoncer ces idées en moi et en toi.»

A Darius Marcellot, 1897.

«… Deux mois à New-Port, le Deauville de New-York. Solitude dans «le monde», dans le luxe: ne prendre part à la folie des mondains qu’en employé, comme le maître d’hôtel qui sert le festin. Mais ne pas boire le vin qui reste dans les coupes. Difficile, de te refuser à qui te fait fête et reconnaît en toi quelque agrément; mais alors, prête-toi avec haine, tu es un livre rare de la bibliothèque de ces millionnaires, que manie une jeune fille entre deux matches de tennis. Quelle fatigue! Ces gens dansent, babillent devant des Titiens, des Cellinis, sous des plafonds de Tintoret et de Tiepolo. C’est là, la vie moderne, l’avenir de la société, si nous n’y prenons garde; car ces gaspillages se font dans le pays de l’Argent, du Droit et de l’Egalité. C’est ici que l’on se demande comment s’organisera la hiérarchie dans la démocratie. Mon esprit d’ordre et de désordre, d’orgueil et d’humilité, se demande: est-ce par le rayonnement lumineux du Cœur, que s’affirmera la Démocratie, qui nous fait horreur, à la fois, et seule est humaine? J’ai moins honte de mon métier d’ambulant, je fais la roue comme un paon en me mirant dans ma pauvreté; si fier de m’imposer tant de sacrifices! Oh! Darius! quand tu me fis faire la traduction de Parsifal, les dessins où la Peglioso était Kundry et où tu figurais le Pur Simple, notre emballement pour Parsifal, pour la Grande Communion du Saint-Graal! Combien nous étions naïfs, comme je piétinais mon orgueil sans lequel je serais aujourd’hui le photographe de New-Port, le capitaine du yacht de Mr W. H. V.; un serviteur! Car j’ai fait ce sacrifice, je l’accepte pour toi Darius, pour Rosemary, pour le petit, pour ta Revue Internationale, pour les orphelins que m’ont légués mon père et ma mère; pour garder la maison de Passy!.. Oh! bien un peu aussi parce que j’ai cru que m’amuseraient les spectacles nouveaux, les bâtiments à dix-huit étages, et de déguster la «térapine», car je suis gourmand comme toi! Non! Je vaux tout de même mieux que cela… grâce à l’orgueil. Je me calomnie. Tolstoï serait-il un pitre et un fourbe? Nous sommes parvenus à un point de civilisation finissante qui infirme les certitudes que nous avions hier. Un artiste ne peut plus être naturel!

J’ai du travail pour deux ans. Ils en veulent. Va voir le petit James, chez sa nourrice. Dans sa photographie de Nevers, ses yeux sont les miens à son âge. Ce que tu m’écris de Rosie est édifiant, elle est très courageuse, mais je ne puis pas croire qu’elle s’instruise. Si elle pouvait apprendre un peu de grammaire, je t’en serais reconnaissant. Elle écrit mieux. Qui donc rédigeait ses premières lettres? Mystère!»

1899, à Darius Marcellot

«Je reviendrai vers l’automne et j’ai promis à la Rosie de l’emmener en voyage. Un dernier essai de vie commune; James restera encore chez sa nourrice, par ordre de sa mère. «Her own one». James sera un petit du peuple, si je ne brise pas encore quelques vitres. Mon fils? Oui; mais aussi de Rosie! Ce que tu me mandes d’elle est excellent, mais tu es un brave bohème – tu ne sens pas comme moi. Ambitionnes-tu toujours le Jockey-Club? Mon cher, si tu prends tes bains de mer à Monte-Carlo, cet été, tu fricoteras les chèques d’Amérique pour Les Mains Unies. Et pendant ce, moi je bûche…»

1899, à un autre ami

«Déjà quatre ans, depuis la mort de maman! Que sont devenus les arbres de Passy, le jardin, la maison? Je n’ai point encore eu le courage d’y retourner. Le bon Darius en a les clefs, et j’ai ordonné qu’on n’ouvrît pas une persienne. Dirigerai-je jamais mes pas vers ce sépulcre? Je songe à faire raser la maison paternelle, ne gardant que le pavillon; que n’ai-je de quoi construire une autre demeure, pour y mettre ma vie, des êtres vivants, de la jeunesse!

Il est bien tard, est-il trop tard? Je suis loin déjà sur la route, j’atteindrai bientôt l’âge qu’avait mon père quand je vins au monde. Dois-je recommencer, moi aussi, la périlleuse aventure? Mon père m’a dit… Et j’ai un enfant!… ... Ces quatre années dernières m’ont paru doubles.

 

J’espérais éprouver le soulagement de celui qui ouvre un vasistas pour respirer de l’oxygène, s’il a pu se traîner jusqu’à la fenêtre, du lit où il allait être asphyxié.

Je cachais mon regard dans mes mains, quand ma mère me disait jadis: – Tu ne t’habitueras que trop vite à ne pas m’avoir avec toi; tu verras! Bientôt après, tu ne penseras même plus à moi. Et j’ai poursuivi mon désir et coupé les cordes! Le ballon s’est élevé… et déjà il se dégonfle et redescend.

Mais j’aurai connu la joie du départ, le «lâchez-tout», la terre qui s’enfonce et vous fuit, sous la nacelle. Je n’eusse jamais admis, malgré l’expérience des autres, ni pu croire à cette force d’expansion animale, loi magnifique de la nature, et qui pousse les vivants loin des tombeaux, dès que la dalle est scellée. N’eussè-je eu que ce bref moment pour goûter le sel de l’indépendance, depuis que commença ma vie nouvelle, exaltante aura été cette minute où je tournai mon dos à mes tombes. Tout mortel a le droit, au moins un jour, de se croire immortel. Tous mes appétits comprimés, plus violents, de ce que j’étais moins jeune, appelaient toutes les nourritures, comme la terre sèche appelle la pluie rafraîchissante. Fus-je cynique? Peut-être, mais approuvé par tous les égoïsmes, par tout le monde; excepté par Antonin, qui n’y tenant plus, me pria de le laisser partir. Il jugea, ce bon serviteur, que ce n’était point la peine d’avoir joué au bon fils pour, dès les tentures funéraires dépendues, prendre le large…

Antonin m’a écrit au premier jour de l’an:

«Monsieur votre père disait «les morts vont vite». Il avait trop raison. On se rend maintenant au théâtre, avec un chapeau de crêpe.»

Je n’avais servi que mes parents; j’allais servir d’autres maîtres, ceux à la face de péchés-capitaux… Me voici, je reviens chez moi… et je n’y trouverai plus personne, de qui recevoir le pardon que je me refuse à moi-même!»

Georges Aymeris revint, en effet, au début de décembre 1899. Darius Marcellot l’attendait à la gare dans une voiture «à traction mécanique», la première automobile dont Aymeris se servit. Il descendit dans une pension de famille de la rue de Lille, pour régler, avec Rosie, le sort et les affaires de James, encore chez une parente de Nou-Miette, en Nivernais, comme un réprouvé, un irrégulier qu’on ne produit pas au grand jour; et, nonobstant l’orgueil de son père, tel un gamin du peuple, il était «en nourrice», comme si ses parents ne pouvaient s’occuper de lui. Rosemary demeurait intraitable: James lui appartenait, à elle qu’une famille bourgeoise française n’eût jamais reçue; et plus légitimement qu’à Georges Aymeris, même si ce père, hésitant et soupçonneux, reconnaissait l’enfant.

Entre Rosie et Georges pèserait toujours un doute, comme une couche de brouillard que leurs colères déplaçaient, sans que rien ne le dissipât tout à fait. Rosie n’aurait jamais confiance, disait-elle. La guerre s’établit entre les deux amants, après une attaque brusquée; Georges la retint dans l’hôtel noir et malodorant de Montparnasse, dont elle avait fait à nouveau ses quartiers, où elle reprenait ses anciennes coutumes, pour satisfaire «les exigences de sa dignité», quoique Georges s’efforçât de lui représenter le ridicule des visites qu’il lui faisait dans ce taudis, et qu’une plus décente demeure fût nécessaire pour lui, un Aymeris, sinon pour elle.

Tentée, quoiqu’à contre-cœur elle accepta l’invitation au voyage que Georges était déterminé à faire en Italie: «Une tournée d’artistes», dit-elle.

Au sang anglais qui coulait dans les veines de Rosie, était peut-être dû son goût pour les pays nouveaux. Sur le point de se mettre en route, mon ami, prévoyant ce qui eut lieu, me pria de l’accompagner, comme un tiers qui pourrait être utile, parfois, entre le peintre et le modèle. Devant aller à Rome, je consentis à entamer avec eux la première étape, puisque nous avions, pour la cinq ou sixième fois, fait la paix, Georges et moi. Dans la gare du P. – L. – M. Rosie chanta des valses sur des paroles sentimentales de Delmet. Elle était vêtue comme pour aller au spectacle. Toute à la joie, elle refusa un sleeping-car, ne comptant pas dormir, mais lire le Baedeker «pour s’instruire et causer avec des gens».

Nous nous arrêtâmes d’abord à Milan. Un froid rigoureux couvrait d’une poussière blanche les dalles des longues rues droites de la ville. L’Albergo del Rebecchino était vide; aux chambres qu’on nous désigna, un poêle de faïence donnait une apparence allemande; Georges fit allumer du feu dans la sienne; un bois frais d’olivier répandit jusque dans l’escalier une fumée si épaisse, que Rosie, sans ouvrir ni sacs ni malles, descendit dans la rue, en quête d’un dîner; je les menai à la Galerie Victor-Emmanuel. Rosemary, insuffisamment dépaysée, marqua tout de suite de l’humeur, elle avait, me dit-elle, rêvé des Mille et une Nuits (sa lecture favorite), et Milan était une triste ville du Nord qu’on imaginait baignée de soleil et des parfums de l’orient! Il fallut prendre des billets pour la Scala, où l’on jouait Enrico VIII, du maestro Saint-Saëns. Des Américains nous reconnurent, Georges et moi, nous firent signe de monter dans leur loge; mon ami n’eût pas accepté, car il était en veston de tweeds, mais son amie, effarouchée et déjà lasse de cette musique qui «couvrait les mots du dialogue», rentra fièrement au Rebecchino toute seule:

– Reste donc, je vais me coucher, c’est mieux ta place, ici, que la mienne, va donc voir tes connaissances – fit-elle – je potasserai le guide, pendant que tu te retremperas dans ton monde

Le lendemain, ce fut une visite au Musée et à la Bibliothèque ambrosienne; Rosie accompagna son peintre «par sentiment de dignité», mais elle y grelotta, les pieds l’un contre l’autre collés aux petits ronds de sparterie qui prétendent pallier le froid du carrelage; elle s’asseyait, pendant que nous nous attardions à contempler le San Marco de Tintoret.

– Vous n’avez pas fini? How tedious! en voilà des cadavres! Georges, tu n’en as pas assez? Mon Bædeker est resté à l’hôtel, je me rase!.. Au moins, si vous m’expliquiez!..

Dès cette première étape de leur «excursion d’artistes», la partie était jouée, la belle Italie hausserait encore les barrières qui séparaient ces deux êtres.

Georges s’enthousiasma pour les originaux de tant de chefs-d’œuvre dont les reproductions photographiques n’avaient été pour lui, jusqu’ici, qu’un apéritif; il était enfin en Italie, et seulement, au seuil, dans ce Milan qu’il eût voulu déjà quitter pour quelque autre de ces villes aux noms magiques, où tant de vrai sublime et de formidable nous attendait!

Georges n’était pas «un homme du soir», il n’avait, «de bon», disait Rosie, que son premier sommeil; elle ne dormait que le matin, «tournant», piétinant tard, avant de se coucher; elle chantonnait, sifflait même, en se livrant à des «rangements» qui étaient un dérangement. Si Georges dormait, elle criait: – Tu dors? – et le réveillait en sursaut «pour causer sérieusement».

– James sera, plus tard, garçon coiffeur! C’est un gentil métier et propre; dans les ondulations Marcel, on gagne bien sa vie, pas?.. Mais tu roupilles, on ne peut jamais te parler! On est aussi bien seule!..

Elle «rangeait» donc, se plaignait de refaire des bagages, au départ de chaque hôtel. Pourquoi Georges emportait-il un tas de choses inutiles, des livres, des boîtes à couleurs. Avait-on le temps de lire des bouquins en voyage, et, par ce froid-là, Georges pourrait-il peindre?

Dès sept heures, Georges s’habillait, trempait dans un bol de café au lait quelques tranches de «panetone» aux raisins, s’esquivait avec moi, pendant que Rosie s’étirait au lit.

– Surtout, sois de retour bien avant déjeuner! Fais-moi des courses; j’ai vu des merceries comme à Paris, il me faut du cordonnet et de la ganse, le bas des jupes ne résiste pas à nos excursions de Cook’s. Et puis, tu prendras des boutons pour tes bottines; si tu en vois comme les tiens en te promenant, entre et achète. Tout le monde parle français ou anglais ici. N’oublie pas!

Georges s’épanouissait, dès qu’il était seul dans les églises ou dans la campagne. Nous allâmes en voiture à la Chartreuse, proche de la ville; quand il faisait trop froid, nous nous faufilions dans les musées que Rosie rendait odieux, et où elle s’obstinait à chercher les toiles chères dont elle voulait savoir le prix.