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Aymeris

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Il ne restait que l’excitation nerveuse, à laquelle chacun s’était fait, depuis si longtemps, et ce que Nou-Miette prenait pour de l’animation.

Avec une verve fiévreuse, Georges commença et acheva, en deux semaines, ce qui devait être une de ses meilleures toiles: un châtelain des environs, M. de Champore – en costume de chasse – entouré de ses enfants.

Un soir, après la séance, modèles, peintre et autres habitants du manoir sont assis autour de la table à thé; Mme Aymeris est encore au presbytère, la petite bossue qui porte les dépêches se montre sur le perron, elle tend un télégramme à Georges: Présence indispensable, danger imminent. Georges cache le papier bleu dans sa poche, monte à sa chambre. Il n’y a plus pour Paris que l’express du lendemain matin. Il s’agira d’expliquer un départ si hâtif, mais, surtout, ne rien dire à sa mère, ne point mettre les tantes dans le secret! Il fera sa valise pendant la nuit, sans l’aide des serviteurs; Antonin, le seul auquel il puisse se fier, était auprès du moribond.

Georges, qui souffrait souvent de migraines, se couche avant le dîner. A la réflexion, il décide qu’il laissera un mot pour sa mère: une toile s’est crevée en tombant, il la lui faut réparer tout de suite, l’expédier en Amérique où Darius l’a promise à date fixe.

A 5 heures 1/2, il saute dans le train et il sera rendu, avant midi, auprès de son père.

M. Aymeris, seul dans le grand salon du rez-de-chaussée, où l’on avait dressé son lit, reposait, pendant que deux gardes, ses religieuses de la rue de Bayen, mangeaient à l’office. Les médecins, venus à la gare, avaient dit à Georges: – Et surtout, Monsieur Aymeris l’a encore répété hier: Que mon fils ne fasse pas venir sa mère!

Quand M. Aymeris l’aperçut, il se redressa contre deux oreillers placés derrière lui; il regarda si les portes étaient closes, fit signe à Georges de s’asseoir dans l’antique fauteuil vert; signifia d’un geste autoritaire, inconnu chez lui, qu’il ne faudrait pas l’interrompre, mais assez nettement prononça d’une voix sourde:

– Mon cher enfant, te parlerai-je donc, cette fois? Il le faut! Que je ne t’aie jamais rien dit, j’en ai souffert autant que toi. T’ai-je toujours bien compris? M’as-tu compris? Il me faudrait plus de forces et plus de temps qu’il ne m’en reste, pour… (M. Aymeris balbutia): – je ne retrouve plus ce que je voulais lui dire! – … et il reprit: Ecoute-moi: J’ai attendu la dernière minute, par égard pour ton excellente mère, car je la croyais plus malade que moi… et par crainte aussi que tu ne fusses point assez fort… pendant trop longtemps ai-je en toi vu le frêle rejeton de deux proches parents, trop tard unis? Ton frère, après ta sœur, nous furent ravis. Pour toi, j’eus des craintes, je me suis trompé… heureusement, je le sais… trop tard aussi… On m’a beaucoup prévenu contre toi; les tiroirs de mon secrétaire sont pleins de lettres. Ne les lis pas! Je n’ai rien cru… Certaines signatures te feraient de la peine… tes amis…

Georges ne put retenir: – Pas de Darius, papa, ces lettres?

– Non, mon enfant, pas de lui. D’ailleurs, ne te méfie pas… et rappelle-toi qu’il est plus noble d’être dupe que de duper.

M. Aymeris se reposait entre chacune de ses phrases.

– Rends à ceux qui te les demanderont les innombrables dossiers où leur nom est inscrit: secrets d’atroces misères… Mais revenons à toi: la plus intelligente, la meilleure des mères, que tu adores et qui t’adore, a-t-elle su ce qu’il faut éviter surtout dans la vie commune?.. Ne contrarie personne, mon enfant! Respecte l’individualité des autres, car l’on n’empêche rien… Cette gêne si pénible entre toi et moi, je l’éprouvais avec ta mère, la seule femme cependant que j’aie aimée. Si tu me juges mal, sache que je n’agis que par respect de mon prochain… Je meurs plus tranquille, maintenant que je te crois capable d’indépendance; tu jouiras de la vie. T’en avons-nous empêché? J’eusse absous tes fautes, si tu en avais commis… ces fautes eussent été les miennes, les nôtres. Pardonne à des vieillards. J’agissais pour le moindre mal de tous. Il n’y a sur terre, pour un cœur loyal, que de choisir sa mission et de l’accomplir… les croyants et les incrédules atteignent les mêmes fins, en donnant des noms divers à une seule et même chose: il s’agit d’être un honnête homme.

Tu as pris de ta mère ce qu’il y avait de plus précieux en elle: la volonté; ta persévérance dans le travail m’en est garante. De moi, tu as reçu un don qui fait souffrir, mais dont il n’y a pas lieu d’être honteux: la commisération humaine. Va! Tu peux marcher seul; tu le seras bientôt…

Ici, le moribond s’arrêta encore.

Georges découvrait son père. Georges n’aurait point autrement parlé… Pourquoi avaient-ils, tous les deux, attendu pour se reconnaître?

M. Aymeris réclama un oreiller de plus, et soutenu par son fils qui lui baisait le front, il dit:

– Et que ta chère maman ne soit pas ici, quel souvenir pour toi, quelle douleur pour nous! Ai-je eu trop de ménagements? Fût-elle venue, je ne t’aurais sans doute rien dit!.. Je te recommande la marraine de ta sœur, Mme Demaille. Avec son angélique douceur, elle était l’une de mes pupilles, je lui étais indispensable, parce qu’elle croyait en moi… Et demain, toi?.. Je te laisse une fortune honorable, suffisante à tes besoins. Aime les pauvres. Crains la richesse. Réfléchis, si jamais tu songes au mariage… peut-être notre race a-t-elle assez produit. Que vas-tu faire? Que vas-tu faire, ô mon enfant? Je n’en veux rien savoir, de tes desseins, car rien ne sert à rien, s’agit-il de prévoir ou de conseiller. Laisse-moi croire que tu marches vers le bonheur, sache donner, ne méprise que l’égoïsme!

Après un long silence, M. Aymeris laissa choir sa tête, et ajouta ces quelques paroles:

– Vois comme il est doux de mourir, quand on ne se raccroche pas au clou! Si tout pouvait être fini après ceci! Je ne demande qu’à ne plus rien voir! J’ai trop vu de misères, je n’en puis plus!

La voix devenait à peine perceptible… ç’allait être le coma.

Serait-ce facile de mourir? – pensa Georges. Il appela les deux religieuses et le prêtre qu’elles avaient mandé. Antonin entra quand tout fut fini, une serviette sur les yeux en guise de mouchoir; s’agenouilla; puis, ayant poussé Georges vers le cabinet de toilette:

– Monsieur Georges, au nom des serviteurs, c’est Antonin qui vous cause, pourquoi que vous n’avez pas amené Madame? Toute la maison réclame Madame, on dit que ce n’est pas bien, ce que vous avez fait! Monsieur Georges sait que Madame Demaille est dans le pavillon, on la tient au lit, depuis ce matin elle tempête, elle veut voir le Maître; sa bonne nous injurie. Ah! Monsieur Georges, qu’est-ce que vous avez manigancé là? Les fournisseurs, les voisins vont faire une mauvaise réputation à Monsieur Georges, c’est abominable! Monsieur Georges si bon, est-ce croyable! Tenez: moi, je paye une dépêche! J’vas en faire une pour Madame… Oui, mais trop tard… Monsieur ne reconnaîtra plus Madame. Que faire, mon Dieu, mon Dieu! Si on appelait un autre médecin? C’est pas Dieu possible, que Monsieur soit mort… Moi, j’disais qu’on le laisserait passer, la garde disait qu’il fallait tenter une opération.

Georges prit les mains d’Antonin.

– Merci, mon bon. Mais vous ne savez pas ce que vous dites. Faites porter ceci.

Il s’assit au bureau, écrivit deux dépêches: l’une pour Longreuil: «Ramenez Maman par le premier train», l’autre pour Rosemary: «If you felt strong enough, might come before five o’clock.»

Antonin allait en charger la concierge; Georges se ravisant en rédigea une autre, quelques minutes après: «No, don’t come, your presence not wanted yet.»

Deux heures après, un fiacre apportait la réponse.

«Bien sûr que je ne serais pas venue! Inutile de m’inviter dans une maison où, le père vivant, je n’aurais pas été admise. J’ai pris mon parti, je sais ce que j’ai à faire. Si tu as pour moi de l’estime, tu approuveras ma conduite. Je t’ai été fidèle, je t’aimais.

Rosemary.»

Georges a deviné la détermination de l’étrange fille, veut courir jusque chez elle, mais comment s’absenter? On procède à la toilette, ce sont les répugnantes besognes, les formalités et les rites funéraires, à la mairie, chez Borniol. Quelqu’un désire voir Georges, et Antonin dépose sur le lit des fleurs avec la carte du baron Wladimir Aaronson, d’Odessa, et celle de Sarjinsky. Antonin murmure: – Voyez, M. Georges! le baron Aaronson; le lâche! comment qu’il ose? Et le Sarjinsky? O les cafards!

Cet Aaronson, l’ennemi acharné de Georges chez la Princesse Peglioso, Antonin se rappelait le mal qu’il avait fait à Me Aymeris déjà malade, les calomnies dont il avait été le colporteur. Et c’était lui le premier à venir, quand les journaux n’annonceraient que demain le décès du maître.

Voici pourtant d’autres bouquets, des gerbes avec inscriptions sur des morceaux de papier et des cartons: «A mon bienfaiteur», «Une reconnaissance fidèle», «Trois orphelins de Grenelle, qui ont retrouvé un père». Le timbre du concierge retentit; «des dames» sollicitent de Georges un entretien privé, immédiat; elles montent, envahissent la chambre. L’une d’elles debout à la tête du lit se lamente, psalmodie comme une pleureuse antique, manie des ciseaux et injurie les gardes qui l’empêchent de couper une mèche de cheveux: Assassins, assassins! Vous avez tué le grand homme! Qu’on fasse l’autopsie.

Georges entend une autre voix d’hystérique dans le jardin:

– Où est Antonin? Antonin! Antonin! votre maître n’est pas mort… J’amène un chirurgien allemand, le seul opérateur possible, suivez-moi, docteur, je suis ici chez moi! Au nom du Ciel, sauvons mon grand ami, les médecins français sont des ânes…

Dans le vestibule, quelques reporters notent les documents biographiques que d’autres énergumènes leur jettent en pâture. Georges compte les minutes en attendant sa mère. A huit heures, Mme Aymeris arrive de Longreuil, accompagnée de ses belles-sœurs et de Nou-Miette.

 

Sans ouvrir la bouche, d’un pas assez alerte encore, elle monte, se prosterne, baise les mains et les joues du cadavre, et s’empare d’un prie-Dieu, où elle égrènera son chapelet jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse.

Nou-Miette la déshabille, la porte dans son lit, qui est dans la pièce contiguë. Elle s’endort sans avoir pu proférer une parole.

Le lendemain matin, après avoir dit ses prières au chevet de M. Aymeris, elle descend, traverse le jardin, pour voir Mme Demaille. La nonagénaire n’aurait pas compris la nouvelle, lui en eût-on fait part. Pour elle, M. Aymeris, ne pouvait pas être mort, elle ne savait plus ce que c’était que la mort. Les deux femmes se regardent, s’embrassent.

– Alice, vous voici donc revenue? – sourit Mme Demaille. Ce n’est pas encore l’hiver! Il doit pourtant faire bon, à la campagne!

Georges ramène près du cadavre Mme Aymeris, toute impatiente de savoir si M. Aymeris était prêt. Quel prêtre avait-il vu? A-t-il reçu l’extrême-onction? Qu’a-t-il dit? Comment s’est-il comporté avec le prêtre? Et Georges subit une autre scène, Antonin, les dames amies accablent Georges de nouveaux reproches. M. Aymeris est en léthargie. Des pointes de feu, aux quatre membres! Ah! Si Mme Aymeris avait été prévenue! La maison retentit, à nouveau, de cris et de conversations, Georges enferme sa mère dans la chambre, et c’est alors que les religieuses peuvent enfin raconter les visites de M. le Curé; mais la malade, d’une pâleur jaune et translucide, se recouche sur l’ordre des médecins.

Georges, vers le second soir, avait à se commander des habits de deuil. Il courut à Montparnasse.

– Où est Madame? demanda-t-il à Mme Bard, la concierge?

– Madame est partie sans donner d’adresse, la femme de ménage a battu tout le quartier; moi, je crois bien avoir entendu Madame dire au cocher: gare du Nord…

Georges essaye de parler. Impossible. Il escalade les cinq étages, pénètre dans le logement. Sur une crédence de cuisine, une enveloppe ouverte porte son nom.

(Je traduis de l’anglais).

Mon bon Georges,

Tu vas être furieux, je suis au désespoir de te faire de la peine, dans un moment où tu devrais être tout à ta famille. Je t’avais volé à tes parents, ils te reprennent, tu n’aurais jamais dû les quitter pour moi qui ne demandais pas, et au contraire, ce que ta bonté te dicta. Ai-je fait erreur? Je ne crois plus être enceinte. Je ne voulais pas te le dire, mais maintenant je le dois. J’ai des parents à Wolverton, ma fierté m’a retenue d’aller les voir en Angleterre, comme ils me le demandent. Si les choses s’arrangeaient, je t’écrirais plus tard. J’ai assez d’argent, ne t’inquiète pas. Tâche d’oublier une «inférieure» qui n’aurait jamais été ton égale, même si tous les notaires y avaient passé. Il n’y a, vois-tu, qu’une chose qui sépare un homme et une femme pour toujours, et tu sais quoi.

Tu m’as trop souvent, et ça n’était guère adroit, parlé de la Florette de M. Maillac. Non, tu n’as pas de tact; aussi, bon et généreux comme tu l’es, tu ne te fais pas aimer. Tu m’as blessée tout le temps, aux heures où tu croyais m’élever, m’éduquer, me cultiver, comme tu disais. Tu n’es qu’un «intellectuel», comme tu le répétais sans cesse avec mépris, quand il s’agit de certains de tes confrères. C’est moi qui suis inquiète pour toi: tu ne sauras jamais t’arranger. Je t’embrasse tout de même de grand cœur. Mais quelle chance qu’il n’y ait pas un polichinelle, tu sais où, le pauvre petit, qu’est-ce que tu en aurais fait? Allons, adieu, peut-être au revoir, qu’est-ce qu’on en sait?..

ta Rosemary.

Georges chancela, s’écroula sur une chaise de la cuisine, foudroyé. Mme Bard, comme il ne redescendait pas, monta voir ce qui se passait. La brave femme avait son idée: une rupture, un départ brusque, Madame ne reviendrait plus. Elle sonna à la porte; n’entendant rien, recommença, frappa. Enfin Georges vint ouvrir.

– Madame Bard, la vérité: elle vous a parlé? Qu’avait-elle comme bagage? Je n’ai pas encore visité l’appartement, venez avec moi.

La concierge, émue par la pâleur de M. Georges Aymeris, pénétra la première avec une bougie, et inspecta les quatre pièces du logement. Les armoires étaient vides; nulle trace des «affaires personnelles». Madame avait fait place nette, on aurait pu mettre un écriteau: logement à louer.

– Je vous laisse les clefs, Madame Bard. Il faut que je retourne chez moi, mon père est mort, je ne sais quand je pourrai m’occuper de vous; d’ailleurs il n’y a rien d’elle ici.

– Monsieur – gémit Madame Bard – Je la trouvais bien nerveuse depuis quelque temps, la pauvre Madame! Je disais l’autre soir à Bard: elle a l’air de se ronger, cette petite femme-là. Peut-être qu’elle attend un bébé, pardon de l’indiscrétion, M. Aymeris. C’était si fière, on n’osait pas la traiter comme une autre, dites, Monsieur? C’était une petite femme qui se tenait bien, malgré ses airs d’indépendance – on savait, quand c’était dehors, que ça ne vadrouillait pas, ça s’était bien rangé. Peut-être qu’elle n’est pas loin, elle reviendra! Mais vous devez en savoir plus long que moi, Monsieur Aymeris?

Georges brusqua l’entretien et, sans prendre congé, sortit de la maison, arrêta une victoria qui maraudait dans la rue. En voiture, il relut la lettre plusieurs fois; de retour dans la chambre mortuaire, il se mit à genoux entre ses tantes et, vaincu par l’excès de ses émotions, sanglota comme un grand enfant.

Antonin annonça: Son Altesse Impériale Madame la Princesse Mathilde. – Georges s’enfuit.

Mlles Aymeris se demandèrent sans doute ce qui provoquait cette crise et pourquoi donc en ce moment-ci plutôt qu’hier, au retour de leur belle-sœur.

Pouvaient-elles deviner qu’auprès de ce lit où gisait M. Aymeris, une «misérable drôlesse», qu’elles eussent tant méprisée, une inconnue, hantât l’esprit de Georges, petit-fils d’Emmanuel-Victor et fils de ce Pierre auquel une nièce de Napoléon était venue, de Saint-Gratien, rendre un dernier hommage; le grand homme auquel tous les journaux consacraient un article nécrologique en première page?

Le surlendemain, un corbillard des pauvres apparut. Une messe basse fut dite selon la volonté du philanthrope.

Les obsèques eurent lieu sans le concours de monde auquel les voisins se seraient attendus: nous étions à la mi-août. Paris était vide, la chaleur torride. La famille, quelques magistrats, MM. Blondel, Lachertier, Darius Marcellot suivirent jusqu’au caveau, avec une foule d’indigents du quartier, des sœurs de charité, des ecclésiastiques. Mme Aymeris ne put quitter ses appartements. M. le Doyen était venu, exprès, de Longreuil pour lui offrir son soutien; Georges, après la cérémonie, s’alla coucher, il avait la fièvre.

Quand il fut rétabli, il prit la résolution d’enlever sa mère, de ne plus jamais revenir à Passy. Ils vivraient à Longreuil.

Mme Aymeris, Georges et les tantes dînèrent, la veille du départ, chez le docteur Brun, l’ami intime de la famille. Mme Aymeris causa, elle paraissait plus présente, tenait des propos pleins de raison, insista même pour obtenir un rendez-vous avec le notaire. La soirée était chaude. M. Brun avait fait mettre la table dehors, sur une terrasse qui ressemblait à celle des Aymeris; le jardin était encore fleuri. Georges se réjouissait de voir sa mère presque gaie en cette réunion intime. Vers dix heures, elle se retira au bras de Nou-Miette; il n’y avait qu’à traverser la rue, car M. Brun habitait en face.

Le docteur retint son jeune ami sur le seuil, et lui dit tout bas: – Georges, j’ai peur que vous ne vous leurriez d’un vain espoir; votre maman est plus malade que ne l’était votre père, il y a un mois. Je ferai prendre des nouvelles demain matin; je ne suis pas tranquille pour la nuit.

Le docteur n’avait pas pitié! Quel coup, alors que Georges se demandait s’il ne marchait pas dans un rêve, et qu’il voyait sa mère plus consciente que naguère!..

L’expérience de la vie, pensa-t-il, rend les médecins cruels. Comment, comment allait-il tout de suite se préparer à une séparation qui, quelques minutes auparavant, lui paraissait lointaine? Il venait d’escompter les douceurs d’un armistice; sa tendresse pour sa mère se réveillait, et plus intense depuis que sa camarade l’avait quitté; quel besoin il aurait eu de quelques heures d’embrassement, larmes confondues, tout cœur à cœur avec la chère vieille!

M. le Doyen recevait l’hospitalité à Passy, pour la nuit; en cas de besoin, on l’appellerait. Georges dormit pesamment. Quand il se réveilla, Nou-Miette lui donna de bonnes nouvelles, sa maîtresse avait bien reposé, elle acceptait quelques aliments. Le train n’étant qu’à deux heures de l’après-midi, Georges eut le temps de passer à Montparnasse, il ferma le logement, alla chez le professeur Blondel dans l’espoir que le docteur Brun se trompait. Blondel lui conseilla de tenter encore le traitement roumain, ce régime féroce, toujours condamné par M. Aymeris. Ce n’offrait plus de péril, même si la malade, moins nerveuse, apprenait la nature de son cas. Les ordonnances furent remises au pharmacien, qui enverrait les médicaments à Longreuil, avec de nouvelles étiquettes.

Au bout d’une quinzaine de jours, les traces de diabète diminuèrent, puis disparurent. Georges crut à un miracle; il n’eut plus avec la malade de ces impatiences irritées, mauvaise conséquence, se dit-il, de la crise sentimentale dont il était délivré.

Et Rosie avait menti! Elle ne portait pas dans ses entrailles le fruit d’une triste passion. Il reprendrait pour quelque temps peut-être sa vie de jeune homme, celle d’un petit garçon et d’un protecteur à la fois.

Le mensonge de Rosie le rendait à sa mère.

La température fut à la fin de l’été et en automne, d’une douceur dont la Normandie nous récompense après des printemps humides et pluvieux; Georges peignit, à l’intérieur ou en plein air, des fleurs, si colorées à l’arrière-saison et qu’il préférait à celles des autres mois. Sa mère s’intéressait aux études, combinait avec lui des harmonies charmantes. Quelquefois, un peu agacée par les conciliabules de ses belles-sœurs, elle pensait: – Si nous étions seuls ici, Georges et moi, ce serait le bonheur parfait!

Mme Aymeris se laissa tromper sur l’espèce de sa maladie; son manque d’appétit, seul, lui donnait quelques soucis.

Jusqu’à la mort de son mari, elle n’avait plus fait attention à son régime, mais le professeur Blondel était «draconien». Les mets permis semblaient insipides à Mme Aymeris, de plus en plus privée de ceux dont elle était trop friande.

Elle se dessécha encore. La correspondance redevint régulière, de Georges et du Roumain; de féroces exclusions furent maintenues. Emportée et autoritaire comme elle le demeurait, la malade protesta à chaque repas, se plaignit de mourir d’inanition. Plus d’entremets, plus de ces fromages à la crème, son régal aux collations dans les fermes, et but des promenades qu’elle faisait, comme jadis, en compagnie de son fils, ou bien avec les tantes Caroline et Lili.

Entre le presbytère, les visites aux «points-de-vue» qu’elle ne se lassait de déclarer les plus beaux paysages de toute la France, qu’elle connaissait d’ailleurs très mal, la vie avait repris paisible; les affaires de succession viendraient plus tard. Georges et le notaire les lui avaient décrites normales et toutes simples. Le nom du cher défunt n’était presque jamais prononcé; on eût dit que par un accord des êtres et des choses, en cette saison de légères brumes, sans vents d’équinoxe, sans brusque hausse ni baisse du baromètre, Mme Aymeris dût jouir d’un double été de la Saint-Martin.

Georges se posa tout à coup cette question: Que devient donc Rosemary?

Il finit par découvrir une parente «aisée» de son amie, dont il avait perdu l’adresse. A force de diplomatie, il se la procura. Cette personne écrivit que Rosemary avait pris une place de house-keeper près de Wolverton. Il apprit le nom du patron et de l’endroit. Georges lui écrivit une lettre pressante, ne pouvant plus vivre sans nouvelles, mais il eut l’inutile prudence de prier Rosie qu’elle répondît poste-restante à Trouville. On attelait la carriole du fermier de Longreuil, quand la promenade de maman prenait une autre direction, et en ce cas il sortait seul. Il attendit des semaines, rien ne venait. Chaque jour enlevait un peu de ses espérances; il forma une résolution, de celles que Rosemary appelait ses «maladroites impulsions», ces incoercibles et brusques besoins qu’il ressentait comme sa mère. Il écrivit aux patrons de Rosemary: – Que devenait-elle? Il s’intéressait à elle comme à «une sœur», Mr et Mrs Mac Donald devaient savoir qui il était «de grâce, tenez-moi au courant, protégez-la, soyez indulgents pour elle».

 

La veille de la Toussaint, que l’on passait à Longreuil, Georges reçut un billet dont l’écriture lui rappela celle de Mme Peglioso: écriture conventionnelle, pointue et élégante d’Anglaise. Deux pages seulement. Il y était dit, d’un ton froid et n’invitant pas à plus ample correspondance, que Rosemary n’avait pas convenu pour le service de «parlour maid», et que son congé lui avait été signifié. Elle travaillait, disait-on, dans une auberge de Slough, près de Windsor, à l’enseigne: The Unicorn, chez une Mrs H. S. Smyth.

Tout ce que Georges avait craint, depuis qu’il vivait avec elle! Cette fille altière et folle d’indépendance recherchait ces situations-là, moins humiliantes pour l’anonyme qu’elle était chez ses maîtres de hasard, que pour son ami, si désireux de l’élever à lui; et ç’avait toujours été là entre Georges et Rosie, sujet à litige, s’il voulait lui faire entendre que, vis-à-vis de son amant, elle, si ambitieuse de «respectability», créait ainsi entre elle et ses «employeurs» des rapports plus pénibles pour lui que ceux d’une bar-maid ou d’une habilleuse d’actrice, avec leur clientèle… Rosemary avait eu bien des métiers, et celui d’habilleuse dans un théâtre de province lui avait paru le plus dégradant de tous. A Bordeaux, traîneuse de coulisses, elle avait fait les commissions des galants, bien profitables d’ailleurs, jusqu’au jour où, en plein visage, frappant d’une pièce de cinq francs un vieux rocantin de la ville, elle l’eut défiguré. D’un coup de tête, Rosemary refusa ce que son service l’obligeait d’accepter; de même rompue aux servitudes sans grandeur, la vagabonde, illogique, à une observation de Georges, le menaçait: – Attends un peu! je me mettrai dans une maison à gros numéro! Quand on ne peut avoir ce qu’on veut, moi je suis pour le pire; je rirais en montant à l’échafaud! Tu ne me connais pas encore!

Et je crois entendre mon ami qui lui répond:

– Et toi, te connais-tu? Si tu m’écoutais! Mary, Mary! Aies donc pitié, cesse de te moquer de moi!

Or elle était bien «dans sa ligne» et le destin de Rosemary déterminait cette nouvelle chute, les bas-fonds l’appelaient. Elle avait choisi l’Angleterre, sachant que Georges comptait, plus tard, y faire de longs séjours, peut-être s’y fixer, au cas où l’avenir ne modifierait point ses rapports fâcheux, depuis ses succès, avec les gens de son pays. Georges qui eût à tous ouvert son brave cœur enthousiaste, était si las des luttes stériles, si meurtri par l’incompréhension et l’injustice des autres, qu’il s’était promis de s’exiler en Angleterre, quand rien ne le retiendrait plus à Paris; et la grossesse de Rosemary avait donné plus de force à ses desseins, lui faisant entrevoir un possible ailleurs, la paix du «home», une villa dans ce Hampstead, qui est Londres et la campagne à la fois, une sorte de banlieue provinciale, comme l’ancien Passy des Aymeris.

Des nouvelles de Slough lui parvinrent. Grâce à des combinaisons subtiles, il avait organisé un système d’espionnage. Dès le retour de Mme Aymeris à Paris, il se remit à tirer des plans insensés: quelqu’un l’assurait que Rosemary avait été malade, après la naissance d’un enfant. Il se laissa convaincre, tant il souhaitait d’être père, et écrivit à son amie.

Rosemary lui répondit; ils entretinrent une correspondance de gamins, dont Georges me lisait des phrases sentimentales et ridicules qu’il admirait. Son travail était mou, il redevint plus impatient avec sa mère, retombée malade depuis peu. Une bronchite avait détruit tout le traitement roumain, et par une indiscrétion, elle réapprit le nom du mal dont elle était atteinte. L’hiver fut rigoureux. Elle s’empoisonna elle-même, de ne plus sortir. Les médecins ne surent quoi tenter. Bientôt la rupture de vaisseaux sanguins provoqua des embarras de la parole; Mme Aymeris se remit vite, puis ces accidents se répétèrent, se prolongèrent; et rien ne fut plus douloureux à Georges que le spectacle de ces attaques, l’hébétude qui s’ensuivait, un long débat avec la mort, aussi déchirant qu’avait été douce l’abdication de M. Aymeris, le père.

La religion n’était plus un secours.

Mme Aymeris parfois s’asseyait auprès de son fils, barbouillait la toile d’un doigt trempé dans la couleur.

Georges travailla dans l’atelier de Passy; sa mère était-elle absente? alors au moindre bruit, il croyait qu’on l’appelait au secours. N’osant plus prendre de rendez-vous pour des séances, il fit de la nature morte. Ses tantes ne s’éloignèrent plus, le Dr Brun traversait la rue, au signal qu’elles lui donnaient.

Georges n’eut donc que trop de temps à lui pour ratiociner, sans même la diversion coutumière des modèles, allant et venant, qui apportent un écho du dehors, et étouffent les soucis du peintre dans le bruit de leurs voix. Sa pensée, plus active dans le travail, se dédoublait, il se souvint que, dès son enfance, comme il déchiffrait la partition de Tristan, il avait entrevu son avenir, tout en s’escrimant contre les chromatiques harmonies; l’exercice mental et manuel d’une lecture ardue où s’absorbent les pianistes, semblait favoriser, chez lui, les plus précis des rêves diurnes. Indulgent à sa manie de noter, il nota ceci parmi ses impressions de chaque jour; par discipline, il notait tout et recopiait même ses lettres à Rosemary, qui se multiplièrent jusqu’à devenir un besoin maladif.

15 avril…

«Dearest, je ne sais plus que croire, tu t’ingénies à me tromper; et que me cache cette manigance?

Tu sais que je serai toujours, que je suis même aujourd’hui (et dans quelles difficultés), prêt à prendre le bateau pour te rejoindre. Il en va de ma santé, de ma vie. Fais, je t’en conjure, que j’aie la force d’accomplir jusqu’au bout ma tâche filiale, toi, si respectueuse de ces sentiments-là, ce dont tu m’as donné mille preuves. Aide-moi, au nom du Ciel, aide-moi à ne pas forfaire, je m’adresse à ta noblesse de cœur, écoute-moi! Ne serais tu donc plus la même créature?

«Un mot, une carte postale, une fois la semaine, n’importe quoi… c’est absurde et très mal, de m’avoir renvoyé les timbres-poste. Le sens de cette boutade m’échappe. Puisque tu n’as pas beaucoup d’argent, quoi de plus naturel que je te paie au moins des timbres? C’est un peu comique, tout cela. Si tu ne peux, de moi, accepter des timbres-poste, de qui accepteras-tu le nécessaire pour vivre? Je suis pour toi un père et un mari! On ne fait pas à ce point souffrir un autre être. Quel démon te possède? Mais je sais que tu haussais les épaules, quand je t’ouvrais le fond de mon cœur… Misérable petite femelle, tu tombes, tu tombes, à mesure que je veux t’élever! Tu m’obliges à te voir plus noire, moi que tu avais ébloui… Aurais-tu compris que, de toi, je pensais trop de bien? Te verrais-tu indigne de mon généreux égoïsme? Ton orgueil de misérable petite femelle, crois-tu le dissimuler quand tu prétends que tu n’as pas de droits sur moi? Façons de cuisinière qui fait de la dignité!..

Orgueil! That blasted pride of yours!.. Vis-à-vis de moi, qui suis inoculé contre ce venin! It is really too mean of you, bewitching little dear of mine. Why, why, why do you go on so?..»

27 Avril.

«…Une carte avec une vue de salle d’hospice: mieux que rien! mais après des courses et des courses à la poste, des nuits blanches ou de cauchemars, recevoir ce bout de carton! Puisque tu en es réduite à soigner des malheureux à St-George’s Hospital, vais-je donc enfin te faire une proposition? J’y ai depuis longtemps pensé, sans jamais t’en écrire. Ma mère emploie (et fait plus que de les occuper) deux femmes. Les médecins, absolument hostiles aux religieuses, réclament une trained-nurse. Pourquoi ne viendrais-tu pas? J’arrangerais tout, je dirais que l’on t’a prise à Neuilly. Ce n’est pas très bien, peut-être, ce que je t’offre là, si l’on envisage la chose d’un certain point de vue; mais c’est le moindre mal pour un grand bien, pour me sauver et, comme je te le dis toujours, me protéger. Que puis-je faire de plus que d’implorer pour que tu rendes tes offices auprès de ma mère, c’est-à-dire près de moi? Consider it, Mary, a case of emergency…»