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Aymeris

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– Je n’aurai plus même de respect pour toi, Georges – disait-elle. Les Français sont toutes pour la rigolade, vous ne croyez pas en Dieu, Dieu vous châtiera comme vous le méritez. Les riches n’aiment pas la famille. Si, au lieu de Rosie, vous aviez pour amie une vraie Française, iriez-vous voir votre mère? Vous êtes ignôbel! Tantôt, je prends le tram avec vous, je vous mène de force chez votre mère… Vous m’embêtez tant avec vos soins!.. la pauvre lady en a besoin plus que moi; pendant que vous ferez votre «duty», je resterai sur le pont, regardant la rivière, oui, je suis poétique, moâ!

Georges consentit:

– Mais tu pinceras une bronchite! Reste, j’irai seul, je te le jure.

– Je ne suis pas malade, Georges, mais votre mère est malade, elle. Vous êtes ignôbel! I’ll teach you how to behave (je vous apprendrai à vous conduire).

Enfin, il m’ouvrit la porte, l’air confus.

– Tu drogues là depuis quand? Rosie, tu l’as entendue, me flanquait un suif. Elle a un sens du devoir! J’en suis à plat!

Ainsi Georges passa-t-il quelques soirées à la maison Aymeris, au lieu de traîner Rosie de restaurant en restaurant. Comme Rosie négligeait de faire un bout de toilette, après son travail, il choisissait des traiteurs de Montmartre ou de Montparnasse, pour s’y tenir mieux à l’aise, et n’y être pas repéré. La question du repas soulevait des tempêtes. Rosie ne s’habillait pas, mais elle disait:

– Tu as honte? Tu pourrais bien me balader sur les grands boulevards! Pourquoi tu prétends que tu me respectes, si tu ne me conduis qu’auprès des grues et des «poseuses»? Je suis une dame! I was born a Lady, mon cher, comme toi un gentleman!

Et Georges reprenait le chemin de Passy, prévoyait le jour où il serait seul avec sa maîtresse, impuissant à s’en arracher, la suivant pas à pas, désemparé, honteux et vaincu.

La maison paternelle devenait pour Georges un lieu d’épouvante; il dut faire un effort, dont il ne rougissait même plus, pour accorder quelques instants à Passy.

Il faudrait transcrire ici tout le journal intime de l’année 1894, depuis ce moment. A la première page d’un gros cahier, nous lisons ce mot souligné: Personnel.

A la dernière: Prière de détruire ce cahier, à cause de mon fils.

Il n’y a plus de raison pour respecter cet ordre, comme on le verra beaucoup plus loin.

1er janvier 1894.

Le premier, depuis trente ans, que je n’aurai point fait les dix-huit visites protocolaires. Excuse? Maman, papa, malades. Je fus seulement embrasser Mme Demaille. Elle ne semble pas comprendre l’état où est mon père, et le croit retenu par maman.

Le déjeuner à la maison, comme tous les autres matins: ni Blondel, ni Lachertier, ni Fioupousse, ni les secrétaires, ni même les tantes, que je suis passé voir en revenant de chez Rosemary. Elle m’a dit que j’aurais pu attendre jusqu’à ce soir: – La famille avant tout, Georges! Voilà une leçon! Ses cadeaux lui ont-ils fait plaisir? J’ai déposé pour elle une somme de cinq mille francs, au Crédit lyonnais, dont elle pourra se servir selon ses premiers besoins, en cas d’accident. Livrée à sa fantaisie, loin de moi, que lui adviendra-t-il?

(Ma main tremble en écrivant ces mots, comme parfois après ma première cigarette du matin, si je suis pris d’un vertige).

Cette page liminaire ne devrait contenir que les noms de mes parents. L’an prochain, où seront-ils? Cette journée, je la leur devais.

Je vois Rosette telle qu’elle est, peut-être un peu embellie, quoique je connaisse ses limites, ses faiblesses. Je me force souvent pour rester là où elle est, mais si je m’absente, comme un aimant elle m’attire. Me désire-t-elle? Je ne la désire pas toujours non plus! La conversation languit, je m’ingénie à la distraire, et, désœuvrée, elle s’ennuie de mon ennui. Nous dégageons du morne. Et je suis à elle, comme les «Pourceaux» sont à Lucia!

Où sont mes craintes de naguère pour la santé de maman? Rosie, maintenant, m’en inspire et d’injustifiées sans doute?

Rosie me donne des conseils. Elle est admirable. Quelles leçons je reçois d’elle!

En vain! – En ce premier janvier d’une année dont je prévois les drames, je ne désire que le tran-tran quotidien, languissant, 365 jours égaux, fades, de bonne veulerie sans pensée.

Peindre devient chez moi un geste machinal.

15 janvier.

J’ai envie de faire des allusions devant maman, de lui dire que Rosette a aussi des sentiments pieux, et qu’elle m’envoie à Passy. Tant que je n’aurai pas fait mes confidences, ce sera intolérable. Maintenant, si je suis assis sur le sofa aux ressorts détendus, à côté d’elle, il me semble que je lui mens, puisque mon esprit est ailleurs. Je crois que je vais lui parler; mais par où entamerai-je la conversation? Maman ne me demande plus ce que je fais, quel modèle pose pour moi, on dirait que maman se doute de quelque vilaine affaire; elle me regarde et me dit: – Tu n’as pas l’air heureux, – mais elle ne se demande pas, grâce à Dieu! si c’est elle qui m’attriste. Sa pensée est à l’église; la mienne est dans le petit logement que Rosemary s’obstine à ne point quitter; maman attend l’heure où son nouvel abbé, paysan bourguignon, viendra la voir; et, je regarde la pendule: Rosie est-elle rentrée? S’habille-t-elle ce soir pour «son abonnement» de l’Odéon, où l’on ne va pas en peignoir? On joue Chatterton. Rosie eût préféré une pièce moderne. Dîner avec elle chez Foyot? Deux ou trois «Monstres» de Lucia y prennent pension; ce soir, nous dînerons donc chez Lapérouse, ou bien à la Tour d’Argent.

Je quitterai maman quand, à la porte, sonnera l’abbé Pingoud; je sauterai dans un fiacre, j’arriverai chez Rosette. Les concierges m’apprendront qu’elle n’est pas rentrée du jour. Où sera-t-elle? Où, où donc? J’attendrai sur le trottoir, n’ayant point la clef. Et le temps me semblera court, quoique je compte les minutes. Où est-elle? Je suis à la fois impatient et… et peu pressé.

A huit heures et demie, comme hier, la voici! Elle traîne ses talons. La représentation commence à huit heures, on n’aura pas dîné, elle sera sale et décoiffée.

– Mary, you really are too impossible, dearest, why do you make fun of me so?

Rosemary prétendra sortir de chez le dentiste.

Les dentistes ne travaillent pas le soir. Rosemary aura «fait des courses». Le Bon Marché, le Louvre? le Printemps? Où? Pas de réponse.

– On arrive toujours à temps au théâtre, dira-t-elle négligemment.

– Mary, Mary! Et moi qui me morfonds sur le trottoir! La concierge m’avance une chaise dans sa loge, mais je préfère, naturellement, à Mme Bard et ses ragots, le silence de la rue, l’oreille aux aguets pour reconnaître le son de ton pas, ton odeur, dès le tournant, à gauche. Ton odeur! ô Rosie! je vais toucher tes cheveux, ta peau froide…

Février…

Il lui échappe parfois des mots où sa véritable nature, noble et fière, sensible, réapparaît soudain; mais elle les regrette aussitôt dits. Hier, comme elle résistait à mes ordres après ses épuisantes bronchites, j’annonce que je vais la faire ausculter. Le Docteur Martin s’occupera d’elle. Mary affirme qu’elle ne s’est jamais sentie plus forte. Je perds patience et lui dis: – Triste jour, celui où je t’ai connue! Depuis que je t’aime, ma vie est telle, que je voudrais que nous ne nous fussions jamais rencontrés.

– Pas moi, fait-elle, que serais-je devenue sans toi?

Une pareille réponse vous chavire le cœur. Nous restâmes tout le soir la main dans la main. Les pauvres, qui ne peuvent pas s’extérioriser par la parole!

Février 17.

Mary tousse, elle a de la température. J’ai perdu confiance en le docteur Martin; il me fallait bien demander à mon père une lettre d’introduction auprès du professeur Lardan, spécialiste des voies respiratoires; papa me demande auquel de mes amis est destinée cette lettre.

– Pour un de mes anciens modèles.

Et je ne me contiens plus, je lui parle avec attendrissement de Rosemary, j’en ai peut-être trop laissé entendre!

– Il y a longtemps que je te suis – m’a-t-il avoué – je n’osais rien dire… Avec ta maman, tu n’es plus le Georges d’autrefois: Georges, tu as des préoccupations hors de chez nous… tu aimes quelqu’un. Ne me dis pas qui. C’est une malheureuse? Cela suffit.

La terrible réserve de papa! Comme il aimerait Rosie! A-t-il compris? Tout de même, le mur est plus haut entre nous! Trop tard: le brave homme n’aurait plus la force de faire le geste. D’ailleurs, il se désintéresse, chaque jour davantage, de tout, de moi. Il semble regarder l’au-delà. Sa voix est méconnaissable, M. Lardan ne m’a pas caché ses craintes…

Emmené Rosemary à la consultation. Dans le cabinet du docteur, une scène: elle ne voulait plus de ma présence à cette visite; donc je me retire dans un salon d’attente; mais au bout de cinq minutes, le professeur me rappelle, Rosie est incapable d’expliquer ce qu’elle ressent. Quand je la vois déshabillée sur un sofa, je me détourne. – Vous l’avez souvent vue comme ça, n. de D.! – dit cet animal de Lardan. Ça vous gêne?

– Mais, docteur, pourquoi la dévêtir complètement?

Ces médecins restent toujours les odieux carabins de l’Ecole, leur indiscrétion est telle que papa saura tout, Lardan a déjà peut-être fait des plaisanteries obscènes; et comment exprimerais-je à ce rustre la qualité de mon sentiment pour la petite?

 

Papa comprendrait, si j’avais le courage de me décrire! Sentiment tout à fait genre papa. Et cependant?.. La plupart des gens ne comprennent que ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti.

Au retour de la rue de Rennes (il était dix heures, M. Lardan n’ayant que sa soirée de libre), Rosette fut plus silencieuse que de coutume.

Nous passâmes une demi-heure au Concert Rouge. On jouait un trio de Schubert, assez plat (sauf le scherzo). Rosemary verse une larme.

– Pourquoi on ne va pas plus souvent à la musique?

Je lui promis de lui en faire entendre autant que possible.

– Au Concert Rouge? Je parie que tu ne te montrerais pas avec moi, le dimanche, chez Colonne! Pourtant, on y joue rudement bien la Damnation de Faust. Walter trouvait ça épatant.

Qui est Walter? Saurai-je jamais? Peu probable. Un de plus!

Je crois qu’elle est, au fond, artiste comme une autre; elle n’a pas d’opinions absurdes; quand elle regarde un tableau, elle ne répète pas ce que j’ai dit, et si elle se lance… eh bien! ça ne m’agace pas, ses remarques sont souvent justes. Mary, dearest! Si nous pouvions nous soigner ensemble! Malade, j’aurais plus d’action sur elle, nous prendrions les mêmes drogues: mais j’ai les bronches solides, hélas!

Mars…

Dois-je me réjouir ou m’alarmer? Rosemary m’a fait des aveux ce matin. Si c’était vrai: Etre père!

Mon orgueil, de ce fait, pour le moment, m’empêche de trop penser aux suites. Et pourtant? Elle s’inquiète de ce que je ferais s’il y avait un résultat. Je n’ose arrêter ma pensée sur un événement qui déciderait de mon avenir; car, n’ayant plus qu’un désir: Ne jamais la quitter (hier encore si invraisemblable, si irréalisable), me sentirais-je à elle, pour toujours, rivé, oui pour toujours… mais, nous ne ferons, ni l’un ni l’autre, de vieux os. Nous nous usons l’un contre l’autre comme deux bagues.

Mars 18.

Je ne laisserai point disparaître papa sans lui avoir montré celle qui sera peut-être la mère d’un petit-fils ou d’une petite-fille à lui. Il se promène après déjeuner sur le quai de Passy, au soleil de ce premier printemps qui fait sortir les bourgeons. Je me promènerai avec Rosie à la même heure, nous nous rencontrerons, et alors?

Mars 20.

Il advint ceci:

Nous étions en fiacre, papa marchait le long du parapet, et soutenu par Antonin. Je fis arrêter la voiture, présentai une Rosie muette, effarée et l’air arrogant. Papa lui demande si je travaille bien, si elle pose beaucoup pour moi. Elle répond: – Non, il y a longtemps que Georges ne me fait plus travailler; il me croit phtisique, il m’assomme avec ma santé, depuis l’auscultation; votre fils croit toujours qu’on est foutu, vous, monsieur, sa mère, nous tous foutus, enfin c’est rasant!

Papa parut frappé par ces paroles; je brusquai les choses, nous remontâmes en voiture.

Mais papa l’a vue! Enfin!..

Mars 23.

Je ne puis plus prendre sur moi d’entrer dans le cabinet de papa, depuis le dialogue sur le quai. Et pourtant, c’est le tour de ma pauvre chérie, de subir la présentation officielle; il est nécessaire, qu’elle connaisse Rosemary, je tiens à ce que Maman la connaisse. Tirons nos plans; ayons du doigté. Rosemary qui n’y comprend pas grand’chose me dit: – Tu sais, si c’est pour moi, tu pourrais ne pas te «décarcasser»…!

Mars 30.

Un nouveau souci: l’argent! trouver une somme suffisante pour assurer, à une compagnie anglaise, l’être qui naîtra bientôt de Rosemary et de moi; et ensuite, plus que le nécessaire, tout! Je supprime mes dépenses personnelles. Il est un plaisir divin dans la privation «sentimentale». Les choses auxquelles je tenais le plus ne m’intéressent guère, je me sens grandi, meilleur, dans un autre plan. Je ne puis croire qu’une affection comme la nôtre ne soit pas d’un ordre supérieur, puisque tombent tour à tour les préjugés; les menues habitudes des égoïstes font place à l’oubli total de soi-même – ce sentiment est une nouvelle forme de l’inquiétude, unrest, care. Il n’existe pas de mots en français pour ces subtilités impondérables, ces bonnes et mauvaises sensations qui vous stimulent.

Je m’avise que parmi tant de choses inutiles pour moi, il est, à l’atelier, des bibelots de valeur que je pourrais vendre. J’ai déjà proposé toutes mes études, en bloc, à Mannheimer. Combien allait-il m’en offrir? Je me mettais dans la gueule du loup. Il a pris le tout pour dix mille francs; je placerai donc cette somme au nom de Rosemary, en plus des 120 francs par mois, que je payais, avant, pour son assurance. Meubles, objets utiles ou d’agrément: je les fais transporter chez elle; si jamais maman s’aperçoit de ce que j’ai déjà soustrait et fait disparaître de la maison! Antonin demande: – Est-ce une erreur? Il n’y a que trois douzaines et demie de cuillers en vermeil, avec deux A entrelacés. Maman oublie, heureusement, et Antonin ravage l’office, cherche partout, ne trouve rien; Nou-Miette se rappelle quatre douzaines qui venaient de grand’mère. Alors on recommence les rangements. Enfin, Antonin s’adresse à moi; je nie; j’accuse Gonnard – on ne se servait plus de ces vieilleries-là… Ah! si l’on pouvait n’avoir point à mentir, comme si l’on faisait un crime, alors qu’on est tout flamme, tout don, au-dessus de soi-même, en état hyperphysique: propre, blanc, ardent comme un soleil!

15 Avril.

Une ardeur au travail, un besoin de produire… il faut vendre, et non pour soi: pour une mère, un enfant à soi. Obligation de se remettre au portrait; certes point aux portraits gratis, mais à ce que Rosemary appelle les «pot-au-feu». La pauvre fille ne m’y pousse jamais, elle qui refuserait tous mes présents (fière, vivant de rien) et elle ne pourrait comprendre que c’est pour moi autant que pour elle, que je veuille l’entourer décemment. De la part d’une demi-Anglaise, incompréhensible! Mais elle n’a nulle coquetterie. Elle est sublime! Il y a tout de même des saintes, sur terre.

– Si ça n’est pas pour moi-même que je te plais, mais à cause de tes nippes, tu sais, dit-elle, je n’en veux pas! Ce que tu peux être rasant, avec tes manies! Moi, je me sens bien dans ma robe de chambre. Sa robe de chambre! Oh! ce n’est pas anglais du tout, cela!

Je préférerais que Rosemary eût une moindre aversion pour la tenue et la toilette… Je crois qu’elle ne se mire plus jamais dans la glace. Mais la grossesse lui donne une majesté de madone flamande (Van Eyck). Tout de même, ne fût-ce que pour moi? Bête à moi, cela, pas très «hyper»…

Hier, j’ai descendu de la soupente d’anciennes études où Rosie porte sa robe de velours gris, d’Alfred Stevens; une ample jupe d’il y a vingt-cinq ans, avec une «tournure» par derrière, des gants de peau de Suède, une toque en lophophore, genre Lautrec et Degas. Ces morceaux prennent déjà du style. Il faut que les portraits datent. Rosemary avait alors un coloris charmant, avec ses roux, son teint de lait d’amandes.

Aujourd’hui, le visage osseux, les yeux insondables, elle n’a plus cette fraîcheur de poire à peine mûre! Je vois donc encore les êtres tels qu’ils sont, comme je voyais même Jessie, Lucia, Maman? On se damnerait pour une heure d’illusions et d’inintelligence! Bien naturel, que Mme Peglioso n’ait jamais été contente de son portrait, et que les Américains m’embêtent parce que je ne leur donne pas «a pleasing expression». Le visage humain, une prodigieuse chambre claire. Par suite de quelles conventions et de quelles habitudes d’esprit, les hommes forment-ils leur concept de la beauté? Une oreille est un appendice monstrueux et qu’on compare, en poésie, à une conque! Un nez, une bouche? des appareils peu propres. Et pourtant, le nez de Cléopâtre… si le nez de Rosemary eût été?.. Son nez n’a pas le galbe que les Américaines donnent à leur peinture, comme un schéma idéal de la «beauté dans l’éternel»! Et l’on dit que Dieu créa l’homme à son image!

25 Avril.

Dépression. Rosemary est lasse. Le tête-à-tête est épuisant. Toujours se mettre à son niveau, trouver un sujet de conversation; ce qu’il y a de sublime, c’est sans doute de s’aimer ainsi sans avoir rien à se dire?

Conversation? Monologue. Entre Passy et chez elle, plus d’occasions d’échange; plus même de théâtre, plus de restaurant, plus de concert. Sinon Maillac, avec qui m’entretiendrais-je? Je me rouille, je ne lis plus. Maillac s’étonne, il sent qu’il y a quelque chose.

Cet aveugle, misérable loque, me raconte les amours de Berlioz, et parfois les siennes. Je me retiens de lui répondre: – Si vous saviez! – car sa Florette nous écoute.

Vinton est toujours un passionné de Berlioz. Ces messieurs ont fait une description de Berlioz à vous tirer les larmes des yeux. C’est ainsi, les artistes. «On ne crée que dans la misère et la douleur.»

Maillac, qui ne crée rien, se dit heureux: et il a Florette.

Retour jusqu’à Passy, par les quais, par une fin de journée radieuse sur la Seine, les Champs-Elysées, les voitures, les femmes, les enfants qui jouent, les marronniers roses, l’air tiède et léger; chacun court, semble avoir un but. Où va-t-on toujours ainsi devant soi, qu’un train ne parte jamais vide, qu’il y ait cette mystérieuse répartition, égale, éternelle, de l’activité? Un but? Ils en ont tous un. Moi, j’avais mes devoirs à la maison… avant l’autre impérieuse obsession. Que de temps perdu, avec mon accoutumance aux attentes vagues, aux stations dans le fiacre; ou bien à m’asseoir chez Rosette, incapable de lire car elle est dehors, Dieu sait où! Aujourd’hui comme tous les soirs, après le mauvais fricot de la concierge, quand Rosie eut fini ses rangements de ménage, je suis resté immobile et impatient, cloué sur ma chaise. Et quand l’enfant sera là…?

Le Journal continuait de décrire le monotone dévidage des jours avec une ironie et une candeur qui se discernent mal l’une de l’autre. Mme Aymeris veut partir pour la campagne, dès Pâques. Georges lui représente l’état de son père, elle ne peut plus le laisser seul à Paris avec Mme Demaille.

M. Aymeris désire que Mme Aymeris s’éloigne, bien résolu à mourir seul, sans avoir à lui parler de son fils. Mme Aymeris passera l’été dans le Calvados. Georges se promet qu’il ira «de l’un à l’autre».

Après des semaines de pluie torrentielle, le temps se mit au beau, à la Pentecôte. C’était déjà l’été. Mme Aymeris, qui ne quittait jamais Paris de si bonne heure, avança son départ et expédia Antonin à Longreuil, pour mettre le manoir en ordre; les domestiques s’étonnèrent, car leur maîtresse semblait hier encore inconsciente des saisons. Ayant des travaux à achever, Georges dit qu’il ne s’absenterait que beaucoup plus tard. Me Aymeris déclara qu’il se sentait trop faible pour se mettre en route, les médecins ne le laisseraient d’ailleurs point s’éloigner d’eux. Mesdemoiselles Lili et Caroline approuvèrent leur frère:

– Alice n’est plus avec nous – disait Caroline à Lili – la belle besogne que ses confesseurs ont faite là! Sais-tu ce qui l’attire à la campagne? Alice cherche le prêtre qui flattera sa sénile manie, et ne l’ayant pas trouvé, elle retourne vers M. le Curé de Longreuil; ce paysan lui a toujours plu.

Lili ajoutait ses remarques: – L’an dernier, Alice a fait des tentatives pour se lier avec lui, mais la crainte, sans doute, d’une correspondance suivie, pendant l’hiver, l’aura retenue. Je l’entendais l’autre jour dire à Nou-Miette qui la coiffait: – S’ils étaient raisonnables, ils nous laisseraient toute l’année en Normandie. Pour les malades, les exercices religieux sont plus commodes au village, je suis trop infirme, Paris n’a plus de sens pour moi. A Longreuil, je reprends des forces, je ne me suis jamais bien portée que là-bas. M. Aymeris n’a plus besoin de moi. Mme Demaille le dorlotera.

Ces demoiselles ne ricanaient plus:

– Pauvre Alice! Elle ne se rend pas compte de l’état où est notre frère, il n’en a plus pour longtemps. Caro, la fin de Pierre sera abominable. Alice est d’une agitation qu’on ne peut soutenir. Par peur de la névrose, Pierre n’a point permis qu’on la soignât (comme je t’aurais soignée, chérie)… Mais après tout, Pierre la connaît mieux que personne, il a dû se renseigner auprès des princes de la science. Nous deux suivons notre ligne de conduite: Ne jamais s’occuper des affaires des autres. Pas de responsabilités! Quand on a souffert, comme moi, on en vient à se dire qu’à l’âge de Pierre, la fin est une bénédiction! Alice est heureuse, au fond, dans son égoïsme; son rosaire lui suffit, son regain de piété lui rendra plus douce la préparation au grand départ.

 

Pour une fois, la perspicace Caroline n’était point de l’avis de son adorée:

– Non, Lili, Alice est à la torture. Puisqu’elle veut aller à Longreuil, prenons-en notre parti, nous l’accompagnerons; là-bas, il n’y a pas de directeur janséniste, le bon curé fera tout à fait l’affaire.

Lili redoutait «ses coryzas à n’en plus finir».

– Je n’irai certes pas à Longreuil. Après les pluies du printemps, on en pince pour tout l’été; quant à l’automne… il ne manquerait plus que cela!..

La situation mettait à l’épreuve ces craintives vieilles filles, le sens du devoir et le culte de la famille auraient-ils la force de leur faire rompre des habitudes de cinquante ans? Elles se rendirent à l’évidence, puisque les médecins ordonnaient qu’on séparât Alice de M. Aymeris, «au moment où une catastrophe allait peut-être se produire». Les quatre-vingt-douze ans de Mme Demaille la rendaient, à leurs yeux, négligeable… «même à l’heure, disaient-elles, des testaments». Elles iraient donc à Longreuil.

M. Aymeris avait hâte de voir tout le monde quitter Passy. Il combina avec Antonin des arrangements domestiques. Mme Demaille viendrait encore une fois, pour l’été, chez lui; on meublerait pour elle le pavillon que les Gonnard avaient jadis… profané, mais ces horreurs étaient si loin, si loin!

Ces demoiselles, pleines d’amertume, dénonçaient la conduite de leur neveu: ce fils, naguère si attentif auprès de sa mère, ne venait plus qu’à de rares intervalles, et comme détaché des siens; nul doute qu’il ne fût «pris ailleurs» et la proie de quelque misérable créature. Avaient-elles été clairvoyantes, dès le temps où Georges, encore gamin, pleurnichait avec sa Jessie!

Pendant les préparatifs du voyage, Georges réoccupa pour quelques jours sa chambre d’enfant; une mince cloison s’élevait entre son lit et l’alcôve de sa mère. Nou-Miette, refrognée, le servit comme jadis, il retrouva sa veilleuse de porcelaine, la petite flamme faisait mouvoir les fleurs fanées de la tenture bleu pompadour; les fantômes reprirent forme, sa chemise, ses habits, redevinrent ceux du lycéen; il était incapable de sommeil: – Papa et maman ne se reverront plus, après les adieux du départ! papa seul s’en doute – songeait-il – l’atmosphère de Passy est suffocante; papa, selon sa coutume, ne parle point et il souffre. A-t-il un confident? Mme Demaille retombe en enfance.

Georges se relevait, la nuit, contemplait son père, du fauteuil où il s’asseyait pour avaler, avant le lycée, une tasse de chocolat; M. Aymeris fût-il éveillé comme alors, ou qu’il dormît comme maintenant, l’échange ne se faisait point entre eux. Georges conversait avec son père, à la façon de sa mère avec le crucifix de la rue d’Ulm. La respiration du malade s’arrêtait, la physionomie se contractait en une expression d’angoisse, les chairs étaient livides, à part les paupières si cernées et si sombres, que Georges crut parfois y distinguer une prunelle, un regard, alors que son père dormait.

Le professeur Blondel écrivit à mon ami, lui demandant un rendez-vous, et lui révéla le mal qui consumait M. Aymeris. Georges ne devrait plus le quitter; la volonté formelle de M. Aymeris était qu’on laissât partir sa femme. Craignait-il de s’attendrir, à l’ultime instant? Voyait-il dans sa chambre aux persiennes closes, deux femmes agenouillées auxquelles il ne dirait rien, devant les gardes religieuses, le professeur Blondel, et qui, s’il parlait, n’entendraient pas le sens de ses aveux?

Georges retourna chez Rosemary, s’arma de courage pour lui dire: – Je te quitte, Rosie, il faudra que je surveille mon père quand je ne serai pas à Longreuil auprès de maman… Et toi, ma chérie, te laisserai-je seule, dans l’état où tu es? Je vais être écartelé… Si du moins j’avais mon travail à la campagne! Mais non, rien à faire… quel temps perdu!

Mon ami, ces paroles à peine proférées, était confus de son égoïsme d’artiste. Son travail! Sa peinture, quand l’heure sonnait un glas! Abominable mysticisme de l’Art!

Parfois, dans l’atelier de Longreuil, l’artiste avait tressailli pendant qu’il se hâtait de peindre des fleurs dont les pétales se détachaient un à un, et tombaient sur la table, avec un bruit à peine perceptible; les cloches de l’église du village annonçaient aux habitants du bourg qu’une âme se séparait d’un corps.

Et ce soir, chez Rosemary, un carillon lent, lourd, funèbre, parti d’innombrables clochers, bourdonnait dans le tympan de Georges et il en avait une sorte de vertige, tout s’anéantissait autour de lui… Rosie tirait gauchement l’aiguille, elle ourlait un minuscule bonnet à trois pièces; cette femme était tout son espoir, incarnait un avenir, un double avenir, avec la petite créature qui déjà remuait dans ce ventre recouvert d’un tablier bleu de servante.

La plupart d’entre nous craignent l’âge qu’ils vont prendre; nous tressaillons comme l’avare qui porte sa fortune dans sa poche et croit entendre le pas d’un voleur sur la route. La trentaine déjà nous semble être la ruine, nous regardons fuir la jeunesse, comme un enfant regarde se vider un sac de bonbons.

Qu’est-ce que Georges avait à regretter? Du moins pouvait-il, de l’avenir, attendre un moindre mal?

Ce fragment du Journal (15 juillet) marque cet état d’esprit au crépuscule de la famille Aymeris.

D’ici quelques mois, il ne restera plus personne de ceux qui me formèrent, rien de ce que j’ai connu, depuis que mes paupières se sont, pour la première aube, ouvertes à la lumière et à la connaissance.

La maison de mes pères se fermera, je n’en dépasserai plus le seuil. Ce qui a cessé de vivre est, par pitié, recueilli dans l’urne funéraire ou dans un cercueil; jetez donc nos cendres à travers l’espace, qu’elles se dispersent dans l’air et se répandent au hasard des vents! Si je blasphème, c’est que je ne crains plus ce que j’avais tant redouté, car je fus l’enfant qui tient les jupes de sa bonne, qu’elle ne le perde pas dans la foule. A cet instant parvenu, et auquel je ne croyais plus, voici la dislocation du cortège, les «Centenaires» deviennent des morts. Et il me semblait que je ne pusse point leur survivre!.. O mélancolies sans cause, mélancolies «d’enfant de vieux», comme on l’a dit parfois! Et j’assiste à ces agonies, comme les chiens de chasse que le valet retient, tandis que les chevaux s’élancent au son du cor. Chez moi, impatience de vivre: soif d’autre chose, fringale pour tout ce qui vit, horreur juvénile de la lenteur, du silence, dégoût de la déchéance!

Même auprès de ma bien-aimée mère, si je caresse l’aveugle Trilby sur ses genoux, et m’avise que la chère respiration de maman tout à coup s’arrêtera dans la chambre, j’observe ma main, je m’efforce de m’apitoyer; mes bagues et celles aussi que Maman me laissera un jour, tomberont dans la bière, d’osselets dépouillés de ma peau, et qui auront été mes doigts. Mais, aussitôt, l’afflux du sang au cerveau m’entraîne, je galope à travers les blés mûrs et les vertes avoines, sous le soleil de juillet, vers les foules dansantes, vers la foire et vers la fête… et je rêve de trains, de bagages pour les confins du monde, je vois la fumée noire des steamers, et rêve des régions inconnues de l’Orient, de l’Equateur, je veux partir! Joie! Gauguin tourne le dos à la France, cingle vers les rives où Rarahu couronne de fleurs sa tête de faunesse tropicale, et enlace de guirlandes le flanc poli des grands nègres, à la cadence de reptiles qui se lovent.

Calme-toi, mon sang! Maman est seule à Longreuil. Depuis trois semaines, je ne lui ai point écrit – et elle commence de me désirer; les tantes me hâtent de la rejoindre; je prends pour excuse les soins plus pressants que je dois à mon père. Et je mentirai! ce n’est ni pour papa que je reste, ni même pour Rosemary qui ne sortira plus de sa chambre, mais pour peindre, produire, créer. C’est pour courir à mes pinceaux, améliorer ou compromettre, détruire peut-être, une petite étude de quatre sous, que n’importe quel maître d’autrefois n’eût pas condescendu à regarder.

Tel est, chez l’artiste, l’égoïsme, l’orgueil, son désir de laisser une trace de lui. Il pense à ses tubes de couleurs, auprès de ses chers agonisants!.. Amour, Art, Altruisme social, divinités aussi féroces que le Dieu de M. le curé… Mysticisme universel!

Georges prolongea tant qu’il le put son séjour à Paris, mais vers la mi-juillet, partit pour Longreuil.

Il retrouva Mme Aymeris galvanisée par le grand air d’une campagne, où l’influence de la mer se faisait sentir.

Mme Aymeris, ressuscitée, allait chaque matin à l’église, se promenait en voiture l’après-midi; les tantes assistèrent ébahies à ce prodige de la volonté.