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Aymeris

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On faisait cercle autour de nous, et c’était une troisième édition du «shampooing» dont MM. Bouguereau et Gérome avaient lavé la tête de Georges.

Le vice-président de la Société Nationale s’échauffait:

– Messieurs, n’êtes-vous pas de mon avis? M. Aymeris devrait être mis au ban de notre chère Société!..

Le bonhomme s’emportait dans une colère comique.

Oscar Wilde commençait sa conférence. Georges, pâle, d’une voix blanche, balbutia de vagues paroles. Je l’emmenai. Carolus Duran nous poursuivit jusque dans le vestibule, vociférant, trépignant. Des dames crièrent: Silence, silence, Maître!

Cette anecdote fit encore une fois le tour de Paris. Georges observa dorénavant une retraite rigoureuse. Mme Aymeris pensa: Toujours la faute de son Darius! Le plus atteint fut M. Aymeris: il prit en peu de temps l’apparence d’un spectre.

Sur ces entrefaites le critique du Figaro vint à mourir. Francis Magnard raconta à son voisin ce que l’amitié lui avait dicté de faire.

– Il avait conçu une véritable haine pour votre fils. J’ai pris sur son bureau, le lendemain de sa mort, une chronique folle; votre fils aurait, du coup, été célèbre comme Nicolini. Vous n’aimez pas cette gloire-là, mon cher Maître? donc, ma foi! la corbeille à papier! Mais, voyez-vous, Aymeris, il faut comprendre l’état d’esprit actuel. Les peintres abusent, il n’y en a que pour eux, dans nos colonnes! ils prennent une place aussi prépondérante que celle du théâtre, cette magnifique source de revenus pour nos actionnaires. Les amateurs, les hommes qui font de la peinture par plaisir, tout en se donnant pour des professionnels, vous l’avouerai-je… enfin… notre critique, notre spirituel mais très nerveux chroniqueur, allait entamer une campagne contre eux. Je ne veux pas que votre nom soit prononcé… Que votre fils prenne donc un pseudonyme!

– Je vous arrête, mon cher voisin, fit Me Aymeris, mon fils n’est ni brillant, ni heureux, sans amis; et moi…

Nous étions à l’heure où allaient s’établir des rapports quotidiens entre les artistes, la Presse et le Monde. La maison Aymeris ne s’ouvrit plus aux visiteurs. Georges allait disparaître. Darius loua pour notre ami un atelier à Montparnasse.

– Au pays de la bohème! dit Mme Aymeris, qui ne désarmait pas et intriguait dans l’ombre. Les «études» ne lui représentaient rien de sérieux; elle croyait innocemment aux tableaux «vendables», aux commandes de l’Etat ou du Conseil Municipal. L’Hôtel de Ville, livré aux peintres, chaque plafond, chaque pan de mur allait être un champ de bataille. Se rappelant les œuvres de Delacroix et de M. Ingres, qu’avaient détruites les incendies de la Commune, elle imagina que Georges serait «pris au sérieux» le jour où il serait un peintre d’Histoire, comme ces grands hommes de jadis; et complota avec le professeur Blondel, ami de plusieurs ministres, membre de l’Académie des Sciences, pour que son fils fût chargé d’exécuter un plafond ou plusieurs. Cette tentative échoua.

Parmi les maintes sultanes qui succédèrent à la Malabaraise sur les divans de la Revue Mauve, était une Rose-Mary que Darius avait poussée à «faire du théâtre»; disons de la pantomime… Plusieurs dents manquaient à cette fille, son bredouillement eût peut-être convenu pour la farce; or son visage était tragique. Sur les grosses lèvres de Darius, collées par la salive, ce nom moyenageux sonnait comme un olifant: Rosemary! Il me disait avec mystère: – Pourquoi, dites, cher, pourquoi notre ami Aymeris ne peint-il pas des portraits de cette étonnante taciturne, plus suggestive que les damnées de Baudelaire, avec sa peau de miel, ses yeux qui commandent le suicide? Ne la verriez-vous pas, cher, avec, dans une main, la boule de verre où nos Destins se marquent, et dans l’autre, la balance de la Mélancholia de Dürer? Ou en Demoiselle Elue? Très préraphaélite, n’est-ce pas?

Georges, pour lui donner du travail, la peignit en clownesse, et non point en Mélancholia; d’abord par complaisance pour Darius, il la prit à la semaine, mais il se sentit bientôt attiré par de l’inconnu. Ayant découvert que cette créature, rebelle à divulguer ses origines, était la fille naturelle d’un banquier de Hong-Kong, – si cette histoire était banale, l’imagination d’Aymeris allait en faire un roman magnifique de mystère, de douleur, d’injustice sociale. Abandonnée à quatorze ans avec une demi-instruction, Rosie avait «travaillé» dans un «tea room» de Marseille. Certains parents, négociants à Londres et à Bordeaux, assurait-elle, l’avaient appelée tour à tour, mais vite elle s’était enfuie pour venir à Paris «vivre sa vie». Elle rapportait de chez ses bienfaiteurs le mépris et l’effroi de la richesse, un besoin d’insulter ceux qu’elle croyait être ses supérieurs. Modiste sans adresse, incapable plumassière, partout insuffisante et déplacée, il était fatal qu’elle échouât chez un peintre et se fît modèle. Elle n’y manqua pas et, pour ses débuts, posa devant Toulouse-Lautrec.

Elle avait hérité de ses ancêtres anglais son sens du devoir. «My duty», disait-elle, et le sien était un peu celui du mercenaire exact, régulier dans son emploi, le «duty» des serviteurs britanniques, et qu’accompagne une orgueilleuse humilité, parfois si gênante pour leurs maîtres. Rosemary était ponctuelle; mais n’eût point dépassé de cinq minutes le «temps dû» pour les cinq francs que coûtait alors une séance.

Elle rappelait à Georges, par ses silences embarrassants, sa Jessie Mac Farren. Plutôt laide, selon l’idéal parisien, Rosie avait un type de bar-maid irlandaise. Son masque ravagé, mais d’une blancheur laiteuse de rousse, était, je l’avoue, pictural. Ses lèvres pâles pinçaient une moue délicieusement ironique, quoique l’ironie fût bien le dernier de ses défauts. Ses cheveux roux et mats étaient tordus derrière sa tête en un «bun» de coster girl. Elle aurait pu être une chiffonnière de White-Chapel, tant elle était mal tenue, mais préparait bien le thé et nettoyait les pinceaux à la perfection, ce qui n’est pas facile, vous diront les peintres.

Fallait-il que Georges fût abandonné par le monde, et tout à l’étude, pour qu’il louât le studio, à son intention choisi par Darius au fond de ce Montparnasse que Rosie appelait Montpernot! Il n’en sortait plus, et c’était moi qui l’entraînais à présent vers son père et sa mère. Nous restâmes en froid, quelques semaines, parce qu’il me reprochait d’être un «mouchard».

Un soir, j’allai au bout de l’avenue du Maine conclure la paix avec Georges. A la terrasse d’un mastroquet, il était attablé avec Rosemary. Je les aperçus silencieux, elle devant un verre d’absinthe, lui devant une menthe à l’eau. Je m’assis et entrepris – pourquoi? à propos des vieux parents et de Passy? – une fraternelle discussion qui dégénéra en une controverse sur le portrait de la mère de Whistler. Rosemary avait le nez court et les pommettes saillantes de la «Maud», un autre chef-d’œuvre du maître américain, mais qu’Aymeris ne connaissait pas.

Aux tables voisines, des Gugusses du quartier rigolaient avec des filles; Rosie s’ennuyait avec nous.

Je lui demandai, bêtement, si elle avait posé pour Whistler. Elle me répondit avec colère: – Qu’est-ce que c’est ça?

Georges, comme si je n’étais plus avec lui:

– Rosie, pourquoi cet air si mécontent?

et en anglais:

– You have a dissatisfied look, too pathetic! tell me dear, what’s the matter?

– Qu’est-ce que ça voo regarde, Georges? Fiche-moi le paix! Est-ce que je te demande pourquoi vous avez ce ravine le long de ta joue et ton air stioupide? Si on disait ses affaires aux autres, on ne pourrait pas toujours se tenir. Est-ce que je vous embête jamais, moi?

Georges supplia:

– Dis, tout de même! Tu sais que je voudrais tous les gens heureux autour de moi. Tu t’ennuies…?

Georges, j’en suis certain, profitait de ma présence pour lui parler ainsi. Il s’enhardit, comme je lui faisais signe de ne pas se gêner. Viendrait-il dîner avec moi, emmènerions-nous Rosie? Il n’était que six heures. Je fis semblant de lire mon journal en attendant qu’il en fût au moins sept.

Georges reprit:

– Mais, vois-tu, tu n’as pas les façons des autres femmes, il y a du mystère plein toi, je ne sais quelle réserve dont on aimerait à te faire sortir… Enfin qui es-tu? A certains instants, tu nous lâches des lambeaux de phrases et puis tu te tais! J’adore ta pudeur. Mais parle!

Et s’adressant à moi et à elle, tour à tour:

– N’est-ce pas qu’elle est belle? J’ai pour toi, ma vieille, une franche sympathie, je veux que tu le saches! Ah! si plus souvent elle m’exprimait ses petites idées! Elle en a de si jolies! Oui, je t’assure. Mais on ne t’a pas encore permis d’être toi. Ils sont méchants! Tu es une brave bougresse! Je ne suis pas méchant non plus, n’est-ce pas? Dis à monsieur comme nous passons des journées entières, gentiment, l’un avec l’autre. Eh bien, quoi? Dis? Je voudrais autre chose que cette indifférence extérieure! Ce n’est qu’une apparence, je le sais bien, je suis certain que je peux compter sur toi, comme tu peux compter sur moi. Nous sommes deux cœurs purs, n’est-ce pas Rosie? Tu le sais, dis que tu le sais?

Georges lui avait donné un bon baiser par-dessus la table. Les clients du bistro faisaient des plaisanteries. Rosie l’écarta rageusement:

– Je ne suis pas une de ces filles qui courent les ateliers, comme celles-là! Si je suis avec toi, c’est que j’ai à gagner mon pain, j’ai pas envie de me le procurer autrement qu’en posant, puisque je suis modèle; je fais mon besogne pour les dix francs par jour, ce que tu me payes; c’est comme si je servais dans une café ou dans un maison particulière; croyez-vous que je me laisserais peloter par la cliente! Je suis une «lady», moi, et aussi fière que tu l’es de ta famille, j’ai des parents aussi chics que les tiens: mais on fait ce qu’on peut, n’est-ce pas, quand on est pauvre?

 

Georges me regarda comme pour que j’attestasse qu’il disait vrai:

– Dis donc à Rosie que je n’ai aucune prévention de ce genre. Rosemary! Je vois toute l’humanité sur le même plan. Je ne méprise que les hypocrites. Les méchants? Il y a des êtres cruels… mais il s’agirait de savoir s’ils n’ont pas une excuse…

Rosie interrompit: – Ça est vrai! – Et Georges encouragé:

– On a ses raisons, tu crois aussi? Je suis sûr que nous nous entendrions… Tu dissimules, à quoi bon? J’ai souffert aussi… Parle donc, parle! ma vieille, je t’en conjure.

– Taisez voo, imbécile! N’est-ce pas que Georges est stioupide, monsieur?

Je m’aperçus que Georges en était encore aux préliminaires d’un nouvel amour. La suite n’allait plus être du service commandé par Darius Marcellot. Rosie renversa son verre qui se brisa. Elle avala une autre absinthe, et ordonna à Georges, encore une fois, de se taire. Il s’excusait:

– J’ai une trop longue habitude de me renfermer, pour commettre l’imprudence de la perdre, ainsi, et devant un ami à moi… Plus qu’un mot: alors, je ne suis pas ton copain, Rosie, ton ami à toi?.. réponds… je suis si sincère, Rosie!

– Aoh immbécile! sincerity! Cela est pour les pauvres!

Je commençais à regretter d’être venu; cette scène aurait-elle eu lieu, sans moi? Georges était de ceux qui parlent devant un tiers et ne se livrent pas dans le tête-à-tête avec la femme aimée; il profitait de ma présence, eût voulu que je me portasse garant de sa sincérité, et il m’expliqua Rosie comme un jeune auteur fait d’un manuscrit dont il n’est pas sûr, en le lisant à des amis plus expérimentés, et qui défend surtout les parties qu’il sait les plus faibles.

Elle se leva:

– Un copain? Aymeris, tu seras toujours, pour moi, le patron. I know what my duty is! Chacun à sa place! Je ne suis pas une oie! (I am not a goose). Moi, j’ai mon honneur. Tu as toujours été chic avec moi. Tiens, voilà ma main, shake hands! Vous entendez, monsieur? Allez donc dîner avec Georges au boulevard! Moi j’ai trimé, je prendrai un bouillon et je me coucherai. A demain matin, Georges: je serai «punctual»! half past eight, sharp.

Rosemary tendait à Georges ses mains osseuses, il les baisa. Elle perla un rire enfantin, qui dut persuader Georges de l’innocence de cette âme primitive, selon lui, mais non point pour moi, qui la devinais complexe; et je tâchai d’emmener le pauvre garçon vers de la lumière et de la gaîté. Il m’accompagna quelques minutes.

Il fit avec moi quelques pas, puis:

– Ah! non! un autre soir, reviens – dit-il – je suis trop fatigué, je rentre aussi.

Dès ce moment, c’en était fait! Ces deux êtres si disparates, que rien n’eût jamais dû rapprocher, et si éloignés, peut-être encore, quand je les avais vus à la terrasse du bistro, je les avais unis pour leur mutuelle punition. J’entrevis tout de suite les mornes tableaux d’un lamentable collage, l’ennui, le brouillard, le gris d’une existence médiocre, désaccordée, et dont cette scène n’était que le prélude: un de ceux où le compositeur pose les premières notes des thèmes qu’il entremêlera au cours de l’ouvrage, qui éclateront ensemble, de tout leur pathétique, avant la chute du rideau, pour la mort du héros.

Le sentiment de Georges s’était formé comme une tumeur interne; depuis des mois atteint, il l’ignorait. Sa passion avait grandi, cruelle, violente et haineuse; je crus à un de ces amours dont nous guérissons quand ils ne nous tuent pas. D’abord, et c’en fut une peut-être, je crus à une crise d’altruisme, aggravée de littérature – bien de l’époque d’Un amateur d’âmes; à une soif de sympathie qu’aurait mon ami, pour un être plus à plaindre qu’il ne l’était lui-même à ses yeux (et aux miens). Rosie avait la bizarrerie que goûtaient tant les artistes d’alors; elle n’était point parmi les «heureux de ce monde», et de quels abîmes, de quelle fange n’était-elle pas sortie, humiliée et vengeresse, pour venir, de Hong-Kong, s’échouer dans un bouge de Montparnasse! Georges, en fils de bourgeois, était subjugué par le mélange de cynisme et d’innocence, par la verdeur de langue, toute métisse, comme par la vision des choses, directe, disait-on, qu’avait cette fille garçonnière et si féminine, dont la peau, telle qu’un camélia, se duvetait de reflets verts, ou se colorait d’un rose métallique, sous une crinière violette et jaune, réservoir d’effluves que les plus durables parfums échouaient à dominer. Quand elle arrivait avant son peintre à l’atelier, et que nous revenions ensemble de chez Lavenue, Georges me disait, dès le seuil: Je suis en retard, je sens sa peau!

J’appris, d’un de mes modèles, que Rosie avait un amant, typographe; qu’elle amassait de l’argent et le plaçait pour lui à la caisse d’épargne, s’occupant chez elle à des travaux de broderies ecclésiastiques dont elle apportait de menues pièces chez «ses» artistes. Une moitié de chasuble à fond d’or, sur papier de soie, traîna toute une semaine dans le cabinet de Georges. Darius fit suivre Rosette, apprit que «le typo» abusait d’elle, la maltraitait, et qu’elle ne pouvait se passer de ces rudes hommages.

Voyant Georges s’engloutir dans cette amitié qu’il croyait sans partage, convenait-il d’exciter sa jalousie? L’affaire Peglioso m’avait révélé un Aymeris incendiaire. Darius le jugea trop oublieux de la Revue Mauve, et, s’avisant qu’il faudrait le distraire de Rosemary, lui révéla, bien mal à propos, que l’innocent n’avait que «les restes d’un autre».

– Cher ami, me dit-il, mais c’est plein de péril, cet envoûtement! Bon pour le Drageoir aux épices de notre Joris-Karl Huysmans! Notre ami y perdra sa distinction native!

Darius fit surprendre le typo et Rosie chez le traiteur où ils se retrouvaient après le travail.

Georges n’en ressentit que plus de pitié. Comment la sauverait-il? Comment pourrait-il jamais élever cette fille au-dessus du bas-fond où elle semblait vouloir croupir? Soudain Georges, admirateur de Dostoïevski, s’exalta sur la religion de Tolstoï, nous dit que son père avait, lui aussi, le «culte des infortunes». Georges devenait un prudhomme fort ennuyeux; il parla d’art utilitaire, d’art populaire, d’éducation des humbles.

Rosemary avait un faible: le théâtre. Où Georges pourrait-il l’envoyer pour l’instruire? Il l’avait jusqu’ici conduite dans les boui-bouis et les music-halls où personne de son monde ne les rencontrerait, comme il avait tout de même honte de sa compagne. Rosie insinuait: l’Opéra-Comique, le «Français»; elle n’avait que trop l’habitude des «boîtes» des quartiers extérieurs, des revues, des saynètes dont elle fredonnait les refrains imbéciles. Comment lui ferait-il perdre cette manie de chantonner, sans gestes, en insistant sur les paroles tendres ou grivoises? Rosemary ne riait pas et gardait sans cesse le front plissé par la dernière ou pour la prochaine colère.

Pauvre petite! Elle avait une trop bonne mémoire… Le «patron» la pressa d’apprendre des vers par cœur, elle choisit la Grève des Forgerons et l’Hymne à l’Epée, toute fière de déclamer du François Coppée et des strophes de la Fille de Roland.

Georges insista pour la poésie anglaise, relut, en songeant à elle, les Idylles du Roi, par Tennyson; Rosie les absorba comme du Bornier; mais il s’en lassait à mesure que Rosemary se familiarisait avec les Elaines et les Marjories préraphaélites auxquelles elle donnait trop de langueur, dont elle faisait des «Mimis». Il risqua les ballades de Kipling; l’argot soldatesque de la marine devenait savoureusement comique avec l’accent, plus anglais que français, mais ni l’un ni l’autre en somme, et montmartrois plutôt, de la «bar-maid».

Comme maîtresse de Georges, elle dégageait très fort la mélancolie spéciale des êtres inférieurs et incultes dont l’amitié est si pesante pour ceux même qui les aiment; et Georges, honteux, ne m’attira plus chez lui, à moins qu’il ne fût davantage en peine que de coutume, et il me disait alors: – Tu ne peux juger Rosie comme moi qui vis avec elle. Elle est extrêmement intelligente! Ses parents sont ignobles de l’avoir abandonnée… Elle a des raffinements, une délicatesse dans des riens… Je vais de découverte en surprise, elle est rafraîchissante comme une pluie douce en août.

Je demandais, discrètement, des exemples.

– D’abord, elle refuse tout de moi, ayant l’horreur de l’argent; je règle ses notes, mais elle exige que ce soit anonymement! J’adresse le montant de sa semaine de pose, à la poste restante. Du jour où elle m’eut accordé quelque chose, elle me défendit que je la payasse de la main à la main.

– Prends garde, mon ami, lui disais-je, tu deviens…

– Gâteux? Tais-toi! Tu ne comprends rien aux choses simples! Elle est si près de la nature, si humaine! Vous êtes tous sophistiqués.

– Je ne trouve pas cela humain, Aymeris! mais imbécile, comment voir ce à quoi riment ces pudeurs?..

– Peu importe… mais ne parlons que de son intelligence. Elle fait des remarques si justes! Comme les gosses!

– Exemple?

– Eh bien, Rosie a un sens épatant de la forme! Elle m’a dit: «Tu m’as fait la cuisse plus courte que le mollet, parce que, pour peindre, tu t’étais assis au dessous de moi.» Est-ce étonnant? Quel œil! Elle me corrige! Elle a l’instinct de la forme… même pour les vers. Elle m’a dit (je lui ai fait entendre le Cid et Phèdre), elle m’a dit: – Ton Corneille, c’est de la rocaille, au lieu que Racine c’est doux, ça vous chatouille comme le zéphir. Pas joli…? Voyons! Naturellement, zéphir lui vient de quelque chansonnette… mais l’emploi qu’elle en fait est bien exquis. C’est ainsi que l’art se renouvelle. Elle est moderne!

Il la parait de toutes sortes de falots petits mérites modestes, s’étonnant de ses «réponses inattendues» dans les occasions les plus banales, et pâlissait si par malheur une réplique sans aucun sens lui faisait, dans un éclair, voir qu’elle était vraiment, irrémédiablement condamnée à l’épaisse torpeur faubourienne; mais prêtais-je à Georges des pensées qui ne lui venaient pas? Il reconstruisait les phrases de son modèle, en donnait des gloses comme d’un sonnet de Mallarmé ou, si elle ne disait rien, il me priait de regarder les yeux verts de cette «chatte de Baudelaire», en lesquels sommeillait un monde que lui seul avait su découvrir.

Darius et moi définissions les silences de Rosemary, ceux d’une boîte qu’on secoue et qui est vide.

Georges étant si épris d’elle, Darius invitait le morne couple à de petits dîners de littérature, dans l’espoir d’entretenir une intelligence supérieure d’artiste, qui s’alourdissait.

Un soir, devant Mallarmé, Darius fit réciter par Rosie quelques vers d’Hérodiade. Bientôt elle se rebiffa:

– Tout cela vaut-il la peine que je me grouille? On ne se f… pas du peuple comme ça. Moi, j’aime la Grève des Forgerons. Un de mes amis l’a dit, c’est superbe!

– Quel ami? demanda-t-on.

– Sauras… sauras pas! Un copain de Montpernot!

On devinait que Georges avait froid à l’échine. Cette fois, je crus qu’il avait envie de s’en aller sans elle; il me dit en sortant: – Pauvre petite! Si je l’avais connue il y a dix ans, quelle artiste en eussé-je fait! Elle était intimidée, la pauvre petite, car elle peut être sublime dans Hérodiade, quand elle ne se trouble pas.

Le plus souvent ils s’entretenaient en anglais. Aymeris me donnait alors des explications, flatteuses et puériles, du vocabulaire indigent de sa protégée. Sa chaleureuse pitié insensiblement substituait à Rosie un personnage idéal qu’il fabriquait de toutes pièces; autour de la «fière et malheureuse épave» il dessina un jardin magnifique: la richesse des plantations la recouvrit, les fleurs parfumaient l’atmosphère pour le maître paysagiste, mais non point pour les promeneurs.

Un de nos plaisirs consistait à choisir pour Rosie des livres dont Georges lui lisait certains fragments, la suppliant de les achever quand il serait dehors. Mary, vaniteuse, s’efforça de lire, mais ne dépassait pas souvent le premier quart d’un volume; parfois encore, au retour d’un spectacle classique où elle prétendait s’être plu, Georges la priait, par façon d’exercice, de lui résumer l’ouvrage, de lui expliquer le scénario à sa manière; et quel bonheur trahissait-il au moindre signe de compréhension quand elle enchaînait quelques phrases qui eussent un sens.

– La pauvre enfant, qu’elle est judicieuse!

Combien de fois Georges et moi la laissâmes-nous seule dans l’atelier, non sans qu’il lui recommandât de «lire ferme» et, comme M. Aymeris à Mme Demaille, de n’aller pas dehors sans être bien couverte. Elle s’enrhumait facilement, ne savait prendre pour elle-même les plus élémentaires précautions, et moquait Georges qui avait été élevé dans de l’«ouate rose»; car si toute femme, même sans se l’avouer, est au début flattée par les prévenances, les attentions gentilles d’un homme, Rosie qui s’était d’abord laissé choyer, se lassa vite, si bien qu’à une question affectueuse de Georges, elle répondit devant moi: – Tu m’emm…es avec ton insistance! Les riches croient tout savoir, même la médecine, mais nous autres, on en sait plus long qu’eux, en pratique.

 

Georges retournait en arrière! Et il ne travaillait plus; absorbé par sa Rosette, comme jadis par Jessie, sa passion était là, très dangereuse, inconsciente, et se prenant pour de la pitié, pour un sentiment noble que rien ne rabaisse.

M. Aymeris, chaque jour un peu plus morose et plus faible, ne quittait guère son cabinet que pour se rendre chez Mme Demaille; l’indestructible nonagénaire lui survivrait: nous commencions de la croire immortelle.

Mme Aymeris restait dans son jardin, s’il faisait beau, ou près du feu, avec sa Trilby. Elle se desséchait, sans que les médecins constatassent une recrudescence de son mal. L’avocat feignait d’ignorer le traitement du docteur roumain que Georges avait rappelé; mais M. Aymeris ne parlait pas. Quant à lui, il se laissait mourir, respectueux des desseins de la Nature. Mme Aymeris se remit à lire son vieux missel latin, se fit conduire en voiture aux offices avec plus d’exactitude que jadis; elle priait à voix basse, en remuant les lèvres comme les écoliers qui se répètent à eux-mêmes leurs leçons. Georges la surprit un jour, agenouillée et comme en conversation douloureuse avec le crucifix de sa grand’mère, un souvenir de la rue d’Ulm. Il pensa: Je n’ai jamais vu maman remplir ses devoirs, même à Pâques; le catholique qui ne communie pas, est-il en règle avec l’Eglise? Il y a des ecclésiastiques si compréhensifs, si habiles! Un directeur pourrait être utile à maman qui, j’en suis sûr, n’ose plus se confesser.

A chacune de ses visites, il observait des livres que sa mère, avec le geste d’une femme qui se couvre, si quelqu’un frappe à la porte de son cabinet de toilette pendant qu’elle se lave, cachait dans sa chancelière dès qu’il entrait. Un volume, les Provinciales, dans une reliure du XVIIe siècle, timbrée d’armoiries, était en évidence sur la tablette du bureau. Une fois, il surprit d’autres ouvrages: Madame Guyon et Fénelon, l’Exposition des Maximes des Saints et un Traité du Quiétisme.

Georges, après s’être instruit auprès de Léon Maillac, interrogea sa mère:

– Avez-vous un directeur, maman? Voyons! Vous n’êtes plus janséniste, comme bonne-maman? La terrible férule, que celle de Jansénius! Mais j’aperçois là un Traité du Quiétisme… si je ne me trompe, Fénelon, imbu d’hellénisme, est indulgent aux pécheurs et tolérant pour nos émotions trop vives? Le Jansénisme impose trop d’austérité, de perfection, oh! maman, comment, vous, chérie, une janséniste, m’auriez-vous ouvert la cage et désiré pour moi tous les bonheurs… au lieu que ce soit papa, avec son peu de religion, qui ait eu peur de la vie?

– Laisse-moi, mon Georges! Ne parlons pas de religion; chacun la pratique à sa manière, bien peu atteignent à la perfection. J’ai peut-être eu trop peur de Lui, parce que j’étais trop éloignée de la perfection! Je me rattrape sur le tard. Tu en viendras là… mais laisse-moi à mes petites pratiques. Je lis. J’attends tout de Lui! En tout cas, je crois!

– Faites-vous donc faire la lecture par un bon prêtre, mais un prêtre jeune!

– Merci de tes conseils, mon enfant! Quand je ne lirai plus moi-même, Nou-Miette remplira cet office.

– Alice – disaient les tantes – a toujours été originale. Ses chagrins ne sont point sans l’avoir rendue ce qu’elle est aujourd’hui.

Cet état de concentration fiévreuse inquiétait Georges, si ce nouveau mysticisme plus doux occupait sa mère, qui semblait moins seule dans sa solitude et ne posait plus à son fils de questions relatives au travail, à ce qu’il faisait, à la santé de Me Aymeris dont tous, hormis elle, s’alarmaient, car elle ne pensait plus qu’à elle-même; les félicités éternelles lui semblaient-elles moins inaccessibles à l’humble pécheresse qu’elle était?

Si ses belles-sœurs s’asseyaient auprès d’elle, pour la journée, avec leur tricot et la Revue des Deux Mondes, cette assiduité l’interrompait dans ses prières, et Alice, qui avait encore des secondes d’emportement, ordonna à ces demoiselles de la laisser seule: elle avait besoin de dormir, ce qu’elle ne pouvait faire sans un ronflement dont elle était humiliée en se réveillant.

– Et puis, mes bonnes amies, vous me regardez trop. Ai-je donc très mauvaise mine?

Quelqu’un de très observateur eût deviné le frémissement religieux, l’angoisse de Mme Aymeris. Mais Georges me dit, beaucoup plus tard, que ce drame de conscience si pathétique, il l’avait suivi dans un rêve, car il était comme un stupide, et tout absorbé par sa Rosie.

Blondel, rappelé par Mme Aymeris, interrogea Nou-Miette, qui sortait avec sa maîtresse. Où allait Mme Aymeris? Le professeur recommanda à la Nivernaise de ne quitter Madame non plus que son ombre. Nou-Miette lui apprit que Madame allait dans les paroisses et les couvents, à la recherche d’un prêtre, d’un curé de campagne, d’un brave homme qui la rapprochât des sacrements; Madame aurait pu s’adresser aux tantes; quant à ces Demoiselles, Madame en avait peur, par rapport à la secrète «conversion» de Madame qui voulait se remettre à communier.

Blondel, théologien, seul devina les causes de la crise morale au début de laquelle tremblait encore sa cliente et amie. Il confia à Georges:

– Ta mère, Jojo, a vécu dans l’état d’âme effrayant des solitaires; je l’ai connue jadis telle qu’un Saint-Cyran, courbée par la crainte; ensuite, l’implacable Jansénisme a mis ta mère en état de révolte par amour pour toi; et afin de se justifier en te lançant dans la vie mondaine, elle a, je crois, tout rejeté de sa religion de jeune fille. Personne n’a suivi le drame intérieur de cette âme passionnée; aujourd’hui son cerveau, comme une machine qu’on surmène, a des arrêts; ta mère s’échauffe, discute avec des prêtres sur les différences d’écoles et la pratique des confesseurs; elle paie d’une façon bien noble, mais au centuple, l’austérité de sa vie, les soucis que lui donna son désir de te libérer, tout en n’offensant pas le Bon Dieu. Songe à ce qui doit s’agiter dans cette tête qui se désorganise…

Mme Aymeris changea cinq fois, cet hiver-là, de confesseur. Chacun de ceux qu’elle fit venir à elle, au bout de quelques jours lui paraissait insuffisant ou «trop supérieur».

Georges, on le devine, s’irrita en assistant à cette bataille quotidienne; l’idée du néant ne le tourmentant point pour lui-même, il avait à certaines heures de détresse appelé la mort, dans l’espoir qu’elle fût suivie de l’inconscience, sous la terre avec quoi son corps se confondrait. J’ai entendu Rosemary se récriant, quand il parlait de l’anéantissement de la chair et de l’esprit, en Protestante encore respectueuse des devoirs dûs aux parents; et ce m’était pénible de songer que, lasse parfois de la présence continuelle de Georges, ce fût elle qui l’expédiât à Passy, où Mme Aymeris, disait-elle sérieusement: «a besoin des conseils d’un fils quoiqu’elle ne compte plus pour lui.»

Si j’évitai les occasions de rencontrer Georges et sa maîtresse, Georges ne me les offrait pas non plus. Darius m’en donna plusieurs et qui suffirent à me convaincre que notre ami devenait précisément pour Rosemary, ce qu’il avait été naguère avec Mme Aymeris.

Il s’était mis à peindre d’après son modèle, des figures nues, chastes d’intention, mais d’une brutale sensualité. A une fin de séance, je pénétrai dans le vestibule de l’atelier, attendis que Rosette passât un peignoir: elle le grondait, il ne soufflait mot.