Za darmo

Aymeris

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Non, la Princesse est d’une autre essence que nous… J’ai été un imbécile! Elle souscrit pour dix abonnements de luxe à la Revue Mauve de mon brave Darius. Au résumé, elle est sublime.

Je m’attire des rebuffades; je n’ai point de chance, quand je laisse échapper des mots amers devant ces dîneurs macabres: «ces Pourceaux». C’est trop difficile, avec des vieillards, même avec des gens d’âge moyen, s’ils sont du monde, d’exprimer une opinion. Ils n’en ont pas, d’opinion; sûrement ils n’en ont pas, à eux, du moins. Maréchal pressait la Princesse de commander les statues du vestibule à Mercié, de l’Institut. J’ai boudé. Comment? Il y a un Dalou, il y a un Rodin, en France, et vous choisiriez ce faiseur de sujets de pendule? On me lance à la tête les petits coussins de la salle à manger: la cristallerie, les assiettes volent en éclats; les valets de pied doivent étendre un naperon devant ma place; frémissant, je fais mine de me lever. La Princesse a eu la vilenie de me crier: – Attendez d’avoir eu le prix de Rome, pour parler, vous n’y entendez rien. La menteuse! Elle aurait peut-être commandé les figures à Mercié, mais, une fois livrées, elle en aurait fait une cible pour sa carabine de salon.

Après le dîner, elle disait aux autres: – Vous savez, c’est Georges qui a raison. Votre Mercié est gaga, comme vous, mes vieux rotulards!

Tout le temps des insultes à double percussion et je crois savoirest son goût à elle; mais il faut donner tort, rabaisser, humilier…

Le philosophe, comme dans le Bourgeois Gentilhomme, a fait une dissertation contre moi, il me hait; les fidèles, pas mieux stylés que des figurants de province, poussèrent des hou! hou! Non! Contre moi? Contre le philosophe? Contre lui, a cru Bredius. Il ne me le pardonnera pas.

Lucia me demande de lui faire connaître Huysmans. D’où colère de Bredius.

28…

Jean Dalfosse est un malin, le chouchou des vieux; il les amuse et les flatte. Je voudrais avoir son entrain de sous-officier et sa verve tapageuse. Avec le rire bruyant, on peut tout dire; ce sont les lignes tombantes de mon visage qui prêtent de l’aigreur à mes moindres paroles, du sérieux à mes boutades, un ton de suffisance supercoquentieuse à mes jugements. J’aime trop ce que j’aime pour avoir des opinions molles et des jugements de dîner en ville.

Jean était gentil avec moi, au passage Geoffroy, et c’est un brave type. Il a le rire et l’organe de cuivre qui permet d’affirmer et de s’en foutre. Chez la Princesse, il me «blague», bien au diapason de la Princesse. Quand il est présent, je retombe dans l’ombre, ou sers de poupée au jeu de massacre. S’il assiste aux séances du portrait, je m’excuse, et ne fais rien. Ce sera à choisir: de lui ou de moi. J’en ai prévenu Lucia, elle m’a promis que nous serions seuls, un de ces soirs.

Je néglige Passy. Heureusement que maman ne se porte pas trop mal.

1er mars.

Nous avons commencé le portrait: Si les séances sont toutes comme la première, le travail sera «de longue haleine». Il faut truquer et adoucir. Je place Lucia dans la pénombre.

Un coup monté par Jean, sans doute: quand j’arrive ce matin, le mail-coach est dans la cour et les hommes me disent qu’on va tantôt à la Croix de Berny.

– …Comment? Et la séance?

Je monte chez Lucia, elle était prête à sortir, ravissante avec son cache-poussière gris, son voile blanc, un chapeau de printemps.

– Il fait si beau, dit-elle, j’ai changé d’avis, Jean voulait déjeuner chez Liliane, sur le chemin; nous y allons, venez Georges, je vous emmène.

– Non, je suis venu pour le portrait, c’est mal ce que vous faites. Ou bien ne voulez-vous plus poser, jamais? La première idée du portrait n’est pas de moi.

Une discussion s’ensuit. A ce moment, une grosse averse, Lucia donne des ordres: le mail-coach rentre aux écuries. Nous déjeunerons au Café anglais. A 3 h. 1/2, retour dans le salon où l’on roule mon chevalet; Lucia porte sa robe de peluche vert-bleu, (horrible), je n’ai pas osé la prier de mettre la noire. Elle s’est assise, grognon, dans un de ces énormes fauteuils de chez Penon, ses «bains de siège», dit-elle. Là dedans, plus de taille, plus de cou; fauteuil tout au plus bon pour une jeune fille maigre. Elle m’a fait des grimaces, a tiré la langue en me regardant. J’ai fait semblant de commencer, au fusain. Rien de bon! Je rageais.

A 4 h. 1/2, la table de thé est introduite dans le salon et il y a six personnes qui attendent en bas. Elle s’enfuit pour mettre sa «tea-gown Théodora», et me congédie.

Je suis resté une heure de plus, à faire des dessins, des esquisses de composition. Je sais comment je la veux représenter, je la connais par cœur, je vais faire un portrait de mémoire. Ce sera exécrable.

Voilà ce que c’est qu’un portrait mondain.

Cher Léon Maillac, quel ami vous auriez pu être, si votre retenue et votre discrétion m’eussent servi de règle! Cette discrétion, je me demande si elle ne tient pas autant d’un profond scepticisme d’homme à femmes, que de ce sentiment, faux, – je veux me le dire encore – qu’on n’empêche rien, qu’on n’aide personne, que chacun a sa destinée écrite dans les plis de sa main. Vous m’avez vu naître et c’est seulement aujourd’hui que vous abordez avec moi le grand problème?

Vous m’avez dit jadis: – Un homme entre quarante et cinquante ans est à son summum pour l’amour; cela, vous l’avez dit; mais à vingt-cinq ans, à trente, dans votre jeunesse, plus tôt encore? Peut-être m’avez vous célé ce qui vous arriva?

Hier, quand je fus m’asseoir à côté de votre chaise-longue, bon ami dont les yeux s’obscurcissent, vous m’avez pris la main, parce que vous vouliez que je tâtasse votre pouls. Florette, en caraco de pilou, tapota votre oreiller sale, fit quelque absurde remarque, de sa voix de harengère et, quand elle s’en fut retournée dans la chambre où vous coucherez ce soir contre elle, vous, cher Léon! vous soupirâtes longuement. Alors, reprenant la conversation interrompue par Florette:

– Georges, qu’est-ce que vous faites avec la belle Princesse? Vos parents savent-ils que vous êtes encore assidu à l’avenue Montaigne? Et le professeur Blondel? Il ne va plus, dit-on, au dîner des «Pourceaux», il y a là un mystère. Il change chaque jour; longtemps je n’ai pu y croire, aujourd’hui, j’en suis certain: C’est lui qui touche les objets sacrés; pourtant à cinquante ans on n’est plus Lévite; aussi meurt-il, mais je ne devrais pas encore vous révéler les mystères de la Tente d’Assignation, vous êtes trop jeune… Et vous, dites, qu’en faites-vous, de la Princesse?

Aujourd’hui, je ne comprends plus! Pourquoi ne m’avoir pas plus tôt forcé de me confesser à vous, le confesseur idéal, parfait, de Georges Aymeris? Vous m’avez bourré de littérature; si vous ne vouliez pas m’instruire autrement que par des livres, pourquoi m’avoir prêté les Liaisons dangereuses, tant d’ouvrages qui me troublèrent sans que je les comprisse? L’arrangement de votre misérable existence (heureuse, prétendez-vous, grand héros), l’économie en devient pour moi moins énigmatique que naguère: Florette, chez vous, et ailleurs… votre blonde que j’ai connue, Mme X. et Mme Z.; votre rousse, toutes vos maîtresses mariées, les complications, les drames! D’où cette mine plombée, votre apparence de cadavre! Cher Léon Maillac, vous qui êtes mon grand frère, pourquoi parûtes-vous ému par mon balbutiant récit d’un avant-dernier été? Dès après ma crise, et ensuite, vous sembliez ne vouloir pas que je parlasse. Maintenant, je me laisse aller en confiance; mais vous m’aviez dit ce jour-là:

– Attendez, vous verrez, il n’y a que cela qui compte! L’Art n’est rien, au prix des femmes.

Vouliez-vous dire l’Amour, ou les femmes? Je ne sais pas ce que c’est que la Femme, et je connais l’amour. Parlez! Il y a là une confusion que mon expérience et vos sous-entendus vont perpétuer. Videz pour moi le fond de votre cœur!

Séances, hier, aujourd’hui. Elle pose assez bien, la robe crème est bien, avec les mousselines de soie, près de la gorge. Nikko est venu ce matin, il a passé le temps de la séance, en face de moi, assis, me fixant. C’est odieux, Lucia me faisait des signes qui voulaient dire: Prends garde; il est jaloux.

De quoi, mon Dieu?

Il se taisait. Quand elle se lève pour venir voir le pastel, elle passe son bras autour de mon cou, mon cœur bat. Le Polonais s’agite. Tout cela est trop bête! Mais me trouble, m’irrite. Le mauvais pastel que je devrai signer!

15 mars.

Nous sommes de nouveau dans la folie. Le Polonais assiste aux séances, un pistolet dans sa poche. Hier, on dit qu’il a tiré sur Jean. Je suis sûr que Lucia prépare ces comédies. Il ne faut pas que cela tourne au drame. Passy commence à se douter de la crise…

Le dénouement.

(Lettre de Georges à la Princesse.)

Madame,

Ma dignité m’oblige à me retirer. Vous avez méconnu, j’en ai peur, un artiste pour qui vous étiez tant, qu’il ne saurait choisir un mot pour vous qualifier. J’ai de vieux parents à qui je me dois et dont votre charme m’éloigna. J’ai, pour vous, supporté toutes les brimades de vos fidèles. La balle du pistolet m’a frôlé et, dans un grand éclat de rire, vous avez dit: raté! Le portrait l’est aussi. Je ne serai pas plus longtemps ridicule. L’Art m’appelle ailleurs.

 

Je vous prie d’agréer mes plus respectueux hommages, mes regrets profonds, mon adieu.

Georges Aymeris.

P. – S. —Vous devez, madame, le prix de votre abonnement à 10 exemplaires de la Revue Mauve de mon ami Darius. Trois mille francs!

(Le même soir.)

Ma lettre à la Princesse est complètement grotesque. J’y fais allusion à «mes vieux parents», et j’invoque l’Art comme Brédius la Morale. Complètement ridicule. Je deviens plus ridicule encore à partir de ce soir. Et Darius m’a fait mettre un post-scriptum honteux. Quel goût! ô éducation! Voyons, réfléchissons: le modelé du visage était «endêvant», comme disait Nou-Miette; plus rien à sa place, ça dégringole. Pour la peinture, il est trop tard! Mais, pour une autre fin…? Ah! je devenais un vrai «pourceau». Je crois que je vais me marier. Mais je ne veux pas être choisi par les parents d’une personne…

Georges sentit la menace d’une crise semblable à la précédente; il s’en confessa, et Maillac l’obligea à rompre, par pitié pour M. et Mme Aymeris. Le professeur Blondel, qui n’avait plus jamais fait allusion à la Princesse, écrivit ce simple mot à Georges:

«Bibi, tu t’es mal conduit avec Mme Peglioso. Prends garde, ne va pas dans le monde. Tu y es mal jugé, les «Monstres» te revaudront cela. Il faudra que j’en dise un mot à ta mère, qui n’a cessé, depuis trois ans, sans que tu le saches, de me demander où tu en étais avec la Princesse. Tâche de comprendre que ce n’est pas ainsi que se conduit un gentleman. Tu es en train de te fermer tous les salons de Paris.

Ton vieil ami,
Blondel.»

Les événements se sont précipités; la courte reprise des relations de Georges avec la Princesse Peglioso aurait-elle suffi pour entraîner l’amoureux et l’artiste hors de leur route? Qu’est-ce qui allait être le plus fort, de l’Art ou de la Femme?

Maintenant, il devra choisir, briser des chaînes, par un effort plus énergique qu’au temps où il quitta son atelier de débutant, à Passy. Et Mme Aymeris, à un âge où autour d’elle on s’étonnait qu’elle fût parvenue, semblait, une contre tous, porter un défi aux calculs des plus optimistes. Elle voulait vivre, il fallait qu’elle vécût encore, car Georges n’était pas «arrivé». La bonne dame raillait le mot de Degas: «De mon temps, Monsieur, on n’arrivait pas».

Si les mères rêvent de ne pas partir sans avoir marié leurs enfants, la mère de mon ami ne songeait qu’à la gloire de l’artiste, et elle le détourna d’un mariage «raisonnable» que Georges fut à deux pas de conclure.

Mme Aymeris ne supporterait pas une rivale, cette bru que la sagesse lui eût conseillé d’élire. Elle répétait avec fureur:

– Le mariage de Georges serait un décret de mort!

3
Rosemary

MME Aymeris, afin de garder son fils auprès d’elle jusqu’au terme d’une existence qu’il lui rendait supportable, convertit une orangerie, dans le parc, en un atelier où Georges ferait son œuvre. Quand le local fut orné de boiseries, blanches comme les pages d’un cahier neuf, l’artiste en y rentrant pour la première fois s’écria: «Est-ce donc ici que se passera ma vie? J’y ferai quelque chose d’énorme ou je crèverai!» Il y avait de la solennité dans cette prise de possession, Aymeris pénétrait dans ce local vierge, comme il eût épousé une femme: avec dévotion.

Darius Marcellot n’était pas encore admis au Jockey Club. Georges ne l’avait pas introduit dans le monde – mais le snobisme de Darius avait ravivé chez notre ami ce qui était son instinct: un goût des irréguliers et de ceux qu’on appelait alors les «humbles». Plus exactement, c’est de bohèmes qu’il s’entoura. La soi-disant Malabaraise ayant engendré une fille au lieu d’un fils, Darius essaya d’une Rosa, d’une Myrtille, d’une Dolorès. Ces compagnes du Directeur devinrent celles de Georges Aymeris.

Sur l’ordre de la Princesse Peglioso, le vide s’était fait autour de lui. Elle l’avait représenté comme un malotru, et qui sortait de son milieu bourgeois pour porter des coups de boutoir contre une société trop complaisante à cet orgueilleux sans talent. M. Blondel rampait toujours aux pieds de Lucia; il ne sut, ou ne voulut rien empêcher. Jean Dalfosse feignit d’avoir provoqué Georges en duel, pour insultes aux «Monstres» et à la Patronne; Blondel, en cette seule circonstance, s’était interposé par commisération pour les vieux Aymeris; ils ignorèrent la cabale dont leur fils était la victime. Les nombreuses illustrations que Georges entreprit pour la Revue Mauve de Darius qui était devenu marchand d’estampes, lui furent un prétexte à prendre des habitudes casanières. Il se dit fatigué, le soir, et sortit moins souvent. Il rédigea son journal, fit des vignettes pour d’autres revues d’avant-garde, exécuta une série de gravures sur bois, et s’occupa beaucoup de musique. Darius Marcellot et ses femmes l’accaparèrent. Il émigra dans le pays de bohème.

Mme Aymeris insistait: – Je ne verrai donc pas ta «mention» avant de mourir? Tu n’auras jamais de récompense au Salon!

Georges, pour ne point désobliger sa mère, lui céla que ses espérances, ses goûts étaient ailleurs; on ne le verrait jamais couvert de croix et de rubans honorifiques, comme les Beaudemont-Degetz et les Charlot. Son cœur filial était endolori par cette pensée: Maman à qui j’ai tout sacrifié, je ne puis même pas avoir d’illusions sur elle; de l’enfant sensible que j’étais, elle voulut faire un faux artiste, un Beaudemont. Elle m’a conduit chez ce charlatan, puis chez la Princesse! Ignoré de mon père, j’aurai été insuffisamment compris de maman; mal jugé par mes confrères et mes camarades: trouverais-je un jour, en une épouse, l’aide dont un artiste a besoin, la collaboratrice de toutes les minutes?

Cette préoccupation est bien marquée dans ces pages du journal.

Jour de Pâques.
Grasse, Grand Hôtel.

La toux de mon voisin de chambre m’a empêché de dormir. C’est à peine si je puis croire à ma présence dans cet hôtel, en compagnie de l’ex-Dolorès de Darius Marcellot, lequel exige six toiles pour juin et douze dessins pour la Revue. Pourquoi suis-je venu à Grasse? Pour prendre quelques vacances, après cet odieux «envoi au Salon» qui les agite tant là-bas, comme si mon nom devait figurer sur un misérable palmarès, aux dernières pages du catalogue officiel. Vinton, lui-même, croit encore à ces balivernes, lui qui a grandi à côté de Manet et des Impressionnistes! J’ai envie d’embrasser Degas, qui m’a dit: – Jeune Aymeris, on expose chez le marchand de vins. Il aurait pu ménager maman. Me voilà, après la trentaine, avec un nom connu, mal classé; déclassé, je le crains, et plus seul qu’aucun vagabond de la route, moi qui eus tant de «facilités» et d’occasions, pour devenir celui que j’eusse voulu être, et dans mon apparente félicité, ne serais-je qu’un mécontent? Bien pis qu’un raté inconscient: un mécontent sans bonnes raisons à donner aux autres de son aigreur. Pas une circonstance de ma vie n’est digne de pitié… mes essais de confidence m’ont appris à connaître les hommes. Et je recommencerai tout de même! Pour celui qui peine à placer sa copie, qu’il sorte du ruisseau ou qu’il chante son manoir démantelé, la gloire abolie de ses ancêtres – rien ne compte, hormis la gêne quotidienne; ceux-là ont leurs raisons, mon cœur est avec ceux qui ont faim. S’ils savaient les mille autres façons de souffrir communes à l’humanité entière, peut-être auraient-ils plus de patience envers ceux qu’ils appellent les heureux de ce monde. Evidemment, mon lit est mol, la chambre est claire, le paysage divin; la Méditerranée, ce matin, d’un bleu d’indigo, semble accrochée aux palmiers du parc; cette vieille petite ville si blanche et si rose pourrait être Tunis, l’odeur des orangers monte jusqu’ici étourdissante. Dans un instant, je sonnerai pour le déjeuner, une Luxembourgeoise me l’apportera avec de bons pains croquants et de la confiture de mirabelles; rien à faire, si ce n’est de «me plaire» ici jusqu’à ce soir, et demain, et une semaine, et quinze jours, et toujours si je le voulais. Impossible!

Le Faune de Mallarmé voit le soleil à travers la peau du raisin, mais ma journée s’annonce «morale chrétienne» et peu conforme aux préceptes païens de Darius. Je pourrais connaître la joie, (je le sais maintenant), avec mes frénésies, mon optimisme indéracinable; mais je suis un heureux de ce monde, avec des menottes au poignet, bafoué, châtié dès que j’ouvre la bouche ou que je souris. La franchise n’est permise qu’à celui qui couchera, ce soir, sous les ponts…

Y aurait-il deux moi? L’un qui se dirige à gauche, et l’autre à droite? Je dois être un homme de dialogue et mon interlocuteur ne peut être que moi-même – ou Darius? Mais encore!..

Quelle fut l’influence de ces réflexions mélancoliques sur l’œuvre de mon ami? Comme un prisonnier, s’il fait le tour du préau, revenant sans cesse à son point de départ, il ne voit qu’à de rares instants les murailles dressées autour de lui. Donc, rempli de fierté, sentant sa force, il les veut abattre; il s’est évadé déjà. Il est parti. L’enfant prodigue était alors un sujet à la mode. Il se voit comme le biblique gardien de pourceaux dans le tableau de Puvis de Chavannes. Pourtant il est une épreuve dont il redoute le périodique événement: sa mère l’oblige à exposer ses œuvres au Salon annuel, ces graves assises dont l’importance sociale diminuait à peine à la fin du XIXe siècle. Un «Groupe de littérateurs de la Revue Mauve», le premier succès qui mit en évidence le nom d’Aymeris, avait rasséréné les centenaires de Passy.

A partir de ce printemps, l’absolution générale semblait acquise à Georges; on l’invitait à exposer aux «Sécessions» d’Allemagne où il avait vendu quelques toiles. Je l’abonnai à un service de Presse dont Mme Aymeris fit ses délices: une mère ne demeure pas indifférente à l’amusement de lire, chaque jour, imprimé le nom de son fils, qu’on le loue ou le critique en plusieurs langues. Georges «réfrigéra» Mme Aymeris:

– Ne te fais pas d’illusions, ma bonne chérie… la plupart de ceux qui signent ces «coupures», ne savent ce dont ils parlent. Si, par hasard, j’ai «conquis leurs suffrages», qu’importe? attends, ma prochaine toile fera oublier le groupe de la Revue Mauve; si elle le rappelle, on la trouvera inférieure à la précédente; si elle est différente, on dira que je ne suis plus le même. Il faudrait dorénavant peindre chaque année le même groupe, comme Vinton-Dufour, ou comme Didier-Puget ses bruyères. Si l’on surprend le public, un beau jour il ne vous permettra plus qu’on le surprenne, il associe une certaine image à votre nom.

Mme Aymeris s’avouait toute «requinquée» par les succès de Georges: – Enfin, je vois que j’avais raison de te rendre studieux malgré toi… Ton père haussait les épaules: – Laisse-le donc tranquille! Il est si chétif, ne le fatigue pas, disait-il… Or te voilà aussi robuste qu’un autre, et un homme connu, un artiste fêté!

Georges souriait: – Je ne voudrais pas te faire de la peine, mais «fêté» est de trop, maman. Il y a les bons petits amis, il y a… ce qui n’arrive pas jusqu’à toi… il y a…

– Quoi? Qu’y a-t-il? Ne me mets pas martel en tête… Mais si, au fait, je veux savoir.

– Eh bien! il y a que je suis un des heureux de ce monde, comme ils disent, un privilégié, un amateur, un «fils à papa», l’ennemi!

– Ennemi de qui? Ton père et moi, que je sache, nous n’avons jamais fait que du bien. Pourquoi, mon adoré, aurions-nous des ennemis?

Georges se taisait comme sur chaque sujet brûlant et sur lequel, avec sa mère, il eût voulu s’étendre. Des silences opprimants se prolongeaient, la pensée fixe du fils et celle de la mère se rejoignaient sur ce seul point: bientôt, nous ne serons plus ensemble.

Or les années s’écoulaient, et Mme Aymeris était toujours là. M. Aymeris, trop parisien pour se tromper lui-même, redoutait pour son fils la revanche des confrères, après le succès du Salon de 90.

Magnard, directeur du Figaro, demeurait à Passy; M. Aymeris et son voisin, rentrant parfois à la même heure, faisaient un bout de route ensemble. Magnard proposa de conduire Albert Wolf chez Georges. Georges n’avait rien de prêt.

L’année suivante, il envoya douze «numéros» au Champ-de-Mars, Sécession française, où l’auteur du Groupe de la Revue Mauve, sociétaire-fondateur, avait droit à un nombre illimité de toiles; il exposa, entre autres, un groupe de jeunes filles qui disposaient une nature-morte sur une table; par la fenêtre on découvrait un paysage maritime, une plage où jouent des enfants. Vinton-Dufour était venu jusqu’à Passy pour juger de cet envoi, se déclara content, quoiqu’il préférât la composition du groupe de 90. Des marchands, des critiques défilèrent chez Georges, et à son grand déplaisir, mais il ne put s’opposer à cette invasion de barbares. Magnard prévint M. Aymeris que son critique d’art insistait; Georges refusa une deuxième fois l’honneur de sa visite; M. Aymeris le supplia de ne point mécontenter un éminent critique, dont il n’avait qu’à se louer.

 

Le jour du vernissage était attendu avec impatience par la famille Aymeris. A l’heure où les journaux arrivent, M. Aymeris, qui se lève tôt, va lui-même ouvrir la boîte aux lettres, près de la loge du concierge. C’est un jour radieux, les cinéraires et les myosotis bordent la petite allée ombreuse qui conduit à la grille; la chienne Trilby, que réveille le soleil de mai, a quitté le lit de sa maîtresse pour suivre son maître. M. Aymeris fait sauter la bande du journal, s’asseoit sur un banc, les jambes molles; sa main un peu tremblante joue avec les clefs dans les poches de sa longue «robe de chambre-redingote», taquine le gland de sa calotte de soie, signe de trouble; parcourt les premières colonnes de l’article d’Albert Wolff. Rien! Rien! Rien dans le compte rendu des salles où il sait accrochées les toiles de Georges. Les yeux congestionnés, il va chercher sa loupe quand le nom de son fils apparaît en grosses lettres, et en tête d’un paragraphe, ce «chapeau»: Déchets. Et il lit ces lignes: «Nous serions-nous trompés en saluant l’an dernier, M. Georges Aymeris comme l’un des grands espoirs de l’Ecole Française? Nous nous sommes trop hâtés. Très rares les épaules assez solides pour résister au gros succès! Le morceau excellent que M. Georges Aymeris nous donna, il y a douze mois, et que l’Etat se hâta d’acquérir pour le Luxembourg, fut un ouvrage d’autant plus remarqué, que, chacun le sait dans Paris, l’auteur, fils de notre grand avocat, universellement célèbre, n’a pas besoin de son métier pour vivre. M. Georges Aymeris est un des heureux de ce monde, que les fées comblèrent à sa naissance. Son esprit facile était connu avant l’aurore de son talent de peintre. Que se passa-t-il depuis mai dernier? Nous ne voudrions pas encore renier ce que nous avons écrit alors, il eût été préférable de passer sous silence une erreur totale; mais les amis de l’artiste ne nous en laissèrent pas le loisir. Puisqu’on m’oblige à parler, je vous donne un conseil, M. Georges Aymeris: Travaillez, réfléchissez, brillant causeur, et ne vous croyez pas encore l’émule de Bastien Lepage. Excusez les critiques qui applaudirent trop tôt: nous ne vous savions pas le favori que vous êtes dans ce monde où l’on s’ennuie et dans celui où l’on s’amuse.»

M. Aymeris pâlit; il fit un effort, appela le jardinier qui l’aida pour se relever du banc.

M. Aymeris s’enferma dans son bureau, tandis qu’Antonin, envoyé par Mme Aymeris, impatiente d’avoir le Salon de M. Wolff cherchait son maître dans le jardin.

A l’heure où il recevait la visite de ses clients, maître Aymeris avait dit à Antonin: – Je n’y suis pour personne. Le patron écarta Antonin, s’habilla seul; dès midi, prétextant un rendez-vous, il s’en alla rue de la Ferme pour s’entretenir avec Mme Demaille sur l’inqualifiable «éreintement» du Figaro.

Le fidèle serviteur, plus courbé aujourd’hui, comme son patron, fouilla partout, mais ne trouva que le Gaulois, l’Echo de Paris et quelques «feuilles» à deux sous où Georges était «éreinté».

Les autres journaux du matin avaient pris le ton du juge suprême, qui rendait la justice; les trois semaines «d’accrochage» pendant lesquelles des professeurs de rhétorique préparaient «leur Salon», morceau de littérature alors dont Paris s’entretenait jusqu’aux grandes vacances. La bonne ou la mauvaise humeur du chroniqueur prussien, ses mots d’esprit faisaient loi. Georges, très fier, mais peiné par le souci de Mme Aymeris, qui s’était fait acheter le Figaro-Salon, s’employa de son mieux à la consoler. Hélas! chacun d’eux était dans un plan trop différent de l’autre… Quels reproches ne lui fit-elle pas!

– Pourquoi n’as-tu pas reçu ce Monsieur dans ton atelier? Tu lui aurais donné une étude! Tu feras toujours des bêtises, mon pauvre enfant! Que n’as-tu pris conseil de moi? Ton père a la haine de la publicité… Il me reproche sans cesse ma «manie», si je souhaite que tu te répandes. Je connais tes idées nouvelles, la bohème, les Indépendants, les «feutre-mou»… C’est la faute de Darius, de ta Revue Mauve; cette saleté de torchon! On ne voit plus ton Darius, mais il est toujours derrière toi, il te fait gigoter comme une marionnette! Ne me l’amène jamais! Il est trop ridicule.

Il faut avoir entendu le mot ridicule prononcé par nos parents. Ridicule était alors la pire de leurs injures.

– Maman, mon instinct me pousse à gauche, on m’a forcé d’aller à droite: aux uns je déplairai, j’inquiéterai les autres…

– Ça, Georges, c’est du Darius tout pur! Je me méfie des gens chez qui l’on dîne, sans potage, d’une langouste et d’une soupière de crème à la Chantilly… Quant aux parents, ils ont le mauvais rôle. Est-ce que je ne m’y connais pas, moi?

– Vieille chérie! Je vous adore et tiens tout ce que vous faites pour le meilleur du monde; mais ne vous rendez donc pas misérables, vous et papa, pour un article de journal! Et ne ris pas des modestes pique-niques de Darius, méchante!.. la crème Chantilly est merveilleuse, chez lui, elle a un goût de vanille, si tu savais!

– Je crains pour ton père, avec ces «coupures» de presse, les propos rapportés par je ne sais quels maladroits! Ton père change à vue d’œil. On m’a crue malade depuis dix ans, ne dis pas le contraire! Je le sais! Eh bien, c’est moi qui dois encore remonter ton père, car je ne me sens pas tout à fait au bout de mon rouleau. Quant à tes tantes… un mur à créneaux avec des mousquets chargés.

Je devins son confident, Georges me raconta ces scènes.

Léon Maillac dans sa sérénité olympienne, presque aveugle, souffrant les pires douleurs physiques, heureux cependant, puisqu’il était encore sur cette terre, présentait un admirable exemple de philosophie à Georges qui sentait la disproportion de ses peines, comparées à celles de ce sage. Il voulut partir en voyage, fuir Paris avec Darius. Sa mère le supplia:

– Mon fils, ne m’abandonne pas! Tu as encore si longtemps à vivre…

Nous avions rendez-vous chez la comtesse Pokiloff pour que Darius lui présentât Whistler. Femme de l’ambassadeur de Russie, la comtesse donnait des séances de spiritisme, – ce soir-là, une réception en l’honneur d’Oscar Wilde qui ferait une conférence, non pas à l’ambassade, mais à Neuilly, dans un hôtel avec jardin où la comtesse, morphinomane, faisait tourner les tables et évoquait l’esprit de Platon et d’Alcibiade. Une foule bigarrée de journalistes, de peintres amateurs; des douairières et des diplomates circulaient dans les salons où fulgurait l’organisateur de ce gala, Darius Marcellot, en gilet rouge, pantalon gris et frac à boutons d’or. Georges se garait de cette cohue, quand s’avança M. Carolus Duran, frisé, la poitrine étincelante de croix et de plaques, comme s’il était chez Son Excellence l’Ambassadeur.

Georges avait pour ce virtuose un peu moins de vénération que le maître n’en exigeait de ses cadets, comme de ses clientes; mon ami hésita s’il saluerait Carolus. Beaudemont vint prendre l’illustre mandoliniste par la taille, lui glissa quelque fadaise, puis, nous apercevant, M. Duran, dans un geste de défi:

– Ah! vous voilà monsieur Aymeris… Eh bien, vous n’êtes pas très content? Vous êtes trop fécond, mon cher!.. et vos toiles ont un kilomètre de long… on n’a pas pu accrocher votre groupe de femmes dans les galeries… mais il tranche, en montant l’escalier, parmi les projets d’architecture.

– Je ne me suis pas plaint, s’écria Georges.

Alors le peintre hispano-lillois bondit sur Aymeris, et de sa voix grasse de baryton:

– Monsieur Aymeris – dit-il – je tiens à ce que vous le sachiez, j’ai moi-même donné l’ordre de vous mettre dehors, puisque les amis de votre honoré père ont eu la faiblesse de vous nommer Sociétaire, avec l’élite de notre profession; c’est moi-même qui ai relégué votre scandaleuse tartine dans les pourtours, puisque le règlement s’oppose à ce qu’on la refuse. Votre assurance n’égale que l’impertinence de vos jugements sur vos maîtres. Je prends ici nos confrères à témoin. Vous devriez être prudent, car on rapporte vos propos. Ne niez pas, on ne prête qu’aux riches!