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Aymeris

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En un tourne-main, Darius Marcellot avait fait d’Aymeris un homme en passe de devenir, plutôt qu’un producteur, une figure parisienne; ses œuvres déplaisaient de plus en plus aux amateurs élégants que Mme Aymeris attendait. Parmi les peintres, ses aînés firent «la conspiration du silence». En une chronique du Figaro, un de ces premier-Paris qui à cette époque cassaient les reins d’un maître, ou, en un jour, permettaient à un inconnu d’hier de louer un hôtel dans la plaine Monceau, Albert Wolff choisit Georges Aymeris comme type de l’amateur qui «étouffe» les professionnels. M. Aymeris voulut intenter un procès au Figaro; on l’en dissuada, et le mutisme fut acquis en échange d’un Corot dont M. et Mme Aymeris enrichirent la collection du chroniqueur.

Les avanies publiques couvaient.

Darius Marcellot talonna Georges pour qu’il assiégeât ces millionnaires israélites, si intelligents, si «avertis» et que les romanciers à gros tirage mettaient en scène, au milieu des bibelots du XVIIIe siècle et de collections moyenageuses: une nouvelle aristocratie parisienne de la culture et de la fortune, les héros et les héroïnes de Paul Bourget et de Maupassant, fidèles à la rue de Berri. S. A. I. Mme la Princesse Mathilde les recevait avec Sardou, en tête des auteurs dramatiques, avec les académiciens, les savants, les historiens; parmi eux Goncourt avait la contenance du précepteur qui ouvre la bouche pour parler, mais qu’on n’écoute pas.

Georges, le dimanche soir, dans les pièces basses tendues de soie rouge, causait avec Goncourt, de Péronneau, de Tiepolo, des maîtres de jadis, hérités par la nièce de Napoléon Ier, et dont elle célébrait moins souvent les mérites, qu’elle ne louait l’esprit des tableaux de chevalet par son amitié choisis depuis cinquante ans aux vernissages du Palais de l’Industrie, ou aux «envois» des prix de Rome: «ses protégés», dont les noms aujourd’hui sont tombés dans l’oubli. Quelques-uns vivaient encore, dont les habits noirs et les plastrons blancs tournoyaient dans le jardin-d’hiver-galerie, entre «les épaules endiamantées», les aigrettes et les éventails. Mme de Galbois, la Dame d’honneur de Son Altesse, rabattait les cohues du dimanche vers la serre du palmier et la table aux rafraîchissements, afin que la Princesse, déjà fort âgée, s’entretînt tête à tête sous l’abat-jour de «son coin à elle» avec un diplomate ou un intime.

Un soir, M. Gérôme, devant un cercle de femmes, fit à Georges, dans le jardin d’hiver de la Princesse Mathilde qui tenait grand cercle, une scène que racontèrent les journaux. Une des toiles de mon ami avait été, en milieu de panneau, accrochée sur la cimaise. L’importance de cette cimaise, à cette époque! C’était, je crois m’en souvenir, à l’Exposition Universelle du Centenaire, en 1889.

– Vous, jeûne poseur, – lui dit Gérôme qui avait l’air d’un général de division – vous ne seriez pas fichu de môdeler l’ossature d’un cheval, et, pour câcher votre ignorance, vous flanquez des rayons de sôleil sur un mânnequin en plein aîrrrr… et vous appelez çâ l’âllée des Pôteaux! jeune hômme! Vous nous foutez çâ comme un défi. Son Altesse Impériâle vous pistônne et voilà votre nâvet en face de la belle figure nue de mon collègue Jules Lefebvre! Et s’adressant à vingt personnes dont les yeux flambaient de joie: – Mesdâmes, vous êtes coupâbles!..

M. Aymeris, de loin, entendit le roulement franc-comtois de M. Gérôme, et Mme de Galbois vint lui demander, en clignotant, pourquoi Georges était si entouré. Il distillait sans doute des «rosseries»?

– Allons bon – dut-il se dire – Georges aura parlé de Manet à ce brave Gérôme; malheureux enfant! Encore les remontrances d’un vénérable académicien! Et cela, après M. Bouguereau!

Il respectait trop l’Institut, pour mettre en balance la sagesse d’un maître très cher à la Princesse Mathilde, et les impertinences de Georges, telles que Mme de Galbois, après information rapide, les lui rapporta de derrière le palmier et le pouf.

M. Aymeris rentra chez lui, «enfouit cette histoire en sa cravate», comme disait sa femme, mais Georges m’assura que cette scène si ridicule avait développé chez son père un pessimisme morbide qui allait détruire ce qui restait de force à cet homme trop émotif et trop bon.

Georges ne se laissa pas désarçonner, quoique qu’on le tînt pour un «faux confiant en soi qui, un de ces jours, jetterait le manche après la cognée…». Je jugeai, au contraire, que ses ennemis et la mauvaise fortune, pourraient devenir ses meilleurs collaborateurs.

Dans le caractère double de Georges Aymeris, je discernais des germes d’audace chez l’artiste, que l’homme n’avait pas dans la vie sociale. Sa conviction s’accrut qu’il avait «quelque chose à dire» et il inclina devant le chevalet son dos de piocheur, comme un toit sur lequel glissèrent les averses, tant que Darius ne le réquisitionnait pas pour un racolage mondain.

Mme Aymeris avait en Darius, et sans le connaître, un associé que fascinait, comme elle jadis, l’hôtel de l’avenue Montaigne. La lutte, les injures reçues, comme les ratages, longtemps firent la joie de mon ami. Il rebondissait à chaque insuccès, soutenu par sa rare puissance de travail: travail auquel il se remettait à volonté, comme un chien à dormir, n’importe où et n’importe quand. Darius prétendait que Georges devait peindre plus vite, «en faire davantage».

Je lui vis en effet recommencer trente-deux fois une étude qu’il peignit d’après ma tête; si bien que je n’osai plus, de tout un hiver, me faire tailler les cheveux, afin que je me ressemblasse à moi-même. Il fit des calques, des dessins au pinceau, et n’était jamais satisfait, alors qu’à la première indication il avait juré qu’il ne toucherait plus à cette esquisse.

Et il continuait, et il continuait, après d’incessantes interventions de l’entraîneur Marcellot, qui m’eût, à la place de Georges, complètement paralysé.

Mais je ne veux pas m’étendre sur le peintre, si ce n’est en relation avec sa vie privée: les lecteurs ne connaîtront guère les ouvrages de mon ami; il en détruisait maints par divination du sort qui attend l’artiste moderne – et la plupart sont à l’étranger, Georges n’aurait pas su, lui-même, dire où. Avec quelle mélancolie ne parla-t-il pas de ces bordures «à canaux» du jardin d’hiver, rue de Berri, qui, à la mort de la princesse Mathilde, ayant été vendues aux enchères, doivent encadrer déjà d’autres toiles, pires encore que les Heulland, les Lobrichon, les Boulanger, les têtes de Romaines au teint de malaria, les truands et les ribaudes d’Adrien Moreau et les femmes libellules de Louis Leloir! A quel collectionneur de documents napoléoniens était échu certain panneau de quelques centimètres, un James Tissot de 1866, que Georges ne se lassait pas de regarder: c’était l’entrée des Tuileries, à la grille de l’enclos où jouait le Prince Impérial. Des tambours de la garde, en bonnet de poils, battaient la retraite du soir. Des oiseaux, autour du groupe de marbre, l’Enlèvement des Sabines, s’envolaient vers les arbustes sans feuilles au travers desquels se distinguait «le Château»; quelques enfants cessaient leurs jeux, des garçons et des filles vêtus comme l’étaient alors Georges Aymeris et Jessie. Nul, hormis Georges et Goncourt, n’avait déniché ce délicieux tableautin; une draperie le recouvrait près d’une bouche de chaleur qui depuis vingt ans le cuisait comme un pain.

«Le monde» était, par Darius, amené aux réceptions de l’Impasse des Ternes; et aussi un autre «monde», celui de la «gendelettrie» des petites revues. Georges allait-il être mieux compris et apprécié par ses nouveaux compagnons auxquels il se donna sans compter?

Je l’observais au milieu d’eux dans son atelier où, trop rarement, un mot de sincère intérêt répondait à son expansion et à sa maladroite franchise. Ceux qui connaissaient la mère, retrouvaient, disaient-ils, dans le fils, cette gaucherie qui avait presque fait de Mme Aymeris une vieille fille comme les tantes Lili et Caro.

«Certains individus naissent avec une disposition congénitale à créer l’antipathie ou la méfiance – pour le moins!» – m’a dit Goncourt.

Cyprien de Sarjinsky, secrétaire de la Revue Mauve, musicien, critique d’art et reporter au Petit Journal, avocat sans causes, compilateur de mémoires à la Bibliothèque Nationale, s’empare des faveurs de Georges, se rend si indispensable à lui et s’en fait tant chérir, que pour des mois, il habite la soupente de l’atelier. Ce Sarjinsky est sur le point d’épouser une Allemande dont il a deux enfants. Il devient le secrétaire de Me Aymeris. M. et Mme Aymeris lui offrent leur table, et c’est moi qui, longtemps après, découvris tout un service d’espionnage dont ce Polonais était le chef; il allait de la Revue à l’hôtel Peglioso, tenait un bureau à Passy. Entre le fils et le père, c’est un double jeu, une perfidie que cachent des sourires innocents, des compliments discrets. Avec une politique adresse et une connaissance, toute slave, des familles aux relations compliquées, Sarjinsky manœuvre entre Mme Aymeris et Mme Demaille, entre Darius et Georges, entre M. Aymeris et Albert Wolff, grâce auquel il se glisse comme rédacteur au supplément du Figaro. Il a l’air d’aplanir: il brouille tout avec une joie de bedeau qui se venge de la chaisière et de M. le Curé.

Ce Sarjinsky allait faire une belle carrière comme écrivain politique conservateur, après avoir été le cerbère cauteleux d’une illustre revue, où, lecteur des romans, il rejeta des manuscrits de valeur, alors qu’il avait le goût le plus sûr.

Au moment où les inquiétudes de M. Aymeris se calmaient, Sarjinsky lui présenta des fiches où étaient marquées, au jour le jour, le nom des «mauvaises fréquentations de Georges» et les indices de ce «désordre cérébral» que le professeur Blondel avait naguère signalé. Sarjinsky fit même croire à M. Aymeris que son fils fumait l’opium et se piquait à la morphine. En même temps, il feignait de croire que M. Aymeris contremandait les ordonnances du Roumain, guérisseur de Mme Aymeris; il traitait avec malice l’artiste en présence des camarades ou des amateurs qui fréquentaient l’impasse, mais accablait de compliments son «Cher Georges».

 

Darius n’osait point dénoncer ce factotum, intérimaire à la Revue Mauve, les jours de «courses au trot» en province, où le Directeur espérait rencontrer la fortune; et Darius était fasciné par le génie de ce Slave qui traduisait des textes de toutes les langues et connaissait la littérature hindoue.

– Oh! Cher, me dit-il, silence! silence, très cher! Notre Slave est le fétiche de la Revue Mauve! Il a sur notre ami une influence merveilleuse et il est aussi précieux au vénérable M. Aymeris qu’à Georges et à moi. Prudence! prudence, cher! Cet atelier de l’impasse devient un cercle «précieux» et de plus en plus «select». Il ne nous manque que la Princesse Peglioso, mais «de» Sarjinski l’y amènera… par la musique. Nous allons donner des quatuors. Sous peu, Georges Aymeris n’aura que des amis, il devient très sympathique, il a tant d’humour… peut-être trop d’ironie, mais c’est là une petite affectation d’homme du monde, une humeur à la Lord Byron.

Ecoutons, au sortir de chez Georges, les propos des camarades qu’il a divertis par ses histoires tragi-comiques; une sourde rancune y perce, malgré le plaisir qu’ils y ont pris:

– Un des heureux de ce monde, pourquoi est-il si amer? De quoi se plaint-il? Il s’est embêté chez ses vieux parents; et nous, chez les nôtres, nous sommes-nous amusés? – dit le poète Aloys de Perdyeux, un Olympio qui drape ses «nonchaloirs» dans les plis d’un macfarlane râpé. Perdyeux a ajouté une particule à son nom, et vit misérablement avec trois gosses et sa belle-famille, dans un logement à trois pièces où il écrit de beaux vers.

– Aymeris veut m’attendrir et se plaint de sa solitude de Passy, où l’on mange à en crever… et moi? La tour de mon manoir ancestral est abolie depuis Louis XII et je fais des dessins de modes pour le Gaulois!

Aussi bien, Georges qui, nous l’avons dit, savait que pour un artiste l’indépendance de ses moyens pouvait être une servitude, après s’être vu, comme son père, en butte aux convoitises, connut-il les tentatives de chantage de la part de tels qu’il avait crus dignes de lui, et qui le bafouaient ensuite comme un «dilettante», un banquier amusant, mais avare et redoutable; et il ne comprenait pas que la camaraderie n’est bonne, possible, même entre jeunes hommes, que si leur genre d’existence a quelque similitude. L’ami de Jean Michel, le fils de l’emballeur, (dont on n’avait plus eu de nouvelles) ne se soumettrait jamais à une loi abominable de la société actuelle, où l’union, le mélange apparent ne se produisent que si l’intérêt du moment, ou le hasard, rapproche les classes. Comme je lui rappelais ce fait, il me répondit: – Oui, c’est ce que prétendaient les tantes, quand j’étais au lycée: si c’est juste, c’est tout de même inadmissible! On encourage le mal en proclamant son existence.

Georges s’irrite, par moments, de ne pouvoir retenir auprès de lui certains amis dont le commerce lui serait bienfaisant; il les implore par certains soirs de solitude, plus pesants que d’autres, quand il se dirige à pied par les quais vers Passy. La Seine coule dans les vapeurs poussièreuses, des points lumineux, des becs de gaz sur les ponts, le fanal d’un bateau-mouche, piquent de jaune, de vert et de rouge le crépuscule: la grande ville suspend son trafic, le travail cesse; l’esprit veille. Les vers de Baudelaire affleurent la mémoire de Georges!

 
Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte
Ou bien s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte
Et font sur lui l’essai de leur férocité…
 

Il retourne auprès de cette mère qui, elle, ne le maudit pas.

Elle ne «ravale» pas «l’écume de sa haine»… Elle ne «prépare» pas «au fond de la Géhenne, les bûchers consacrés aux crimes maternels».

Il retourne auprès de cette mère, aussi ardente que lui pour l’œuvre qu’il projette; il a envie de crier au ciel que lui, Aymeris, a une mère digne de ce nom, et s’accuse de l’avoir voulu quitter.

Et pourtant, les soirs qu’il dînait à Passy, Georges seul avec elle, n’avait plus joui comme naguère de la tendresse filiale; il éprouvait un sentiment vague, bien différent de celui qu’avaient attisé ses déceptions sentimentales d’adolescent, n’ayant plus à franchir l’obstacle que lui opposaient jadis ses parents: entraves au désir, accumulées par une jalouse et aveugle affection. Au contraire Mme Aymeris venait de le jeter dans la fournaise. Faudrait-il quelque jour confesser à sa mère tous ses autres soucis…? Et à quoi bon? Il patienterait, étant maître de soi, puisque sans Lucia, sans amour! Un moindre mal! Peut-être le bonheur sur terre?

Auprès de la chère vieille, il ne retrouvait ni ses exaltations ni ses craintes si douces; elle ne lui apparaissait plus comme la première femme aimée, ce qu’est si souvent une mère pour un fils.

Le temps coulait lentement dans le cabinet de Me Pierre Aymeris, près de la lampe Carcel et du journal la Patrie.

Voici le soir, l’instant mélancolique où, dans la pénombre, il tire sa montre. Est-ce l’heure du souper de la Revue Mauve, pour lequel Augustin a sorti de la cave deux bouteilles de «Cliquot»? La grande ville appelle Georges, il l’entend bruire au loin. Maman est moins pâle, ses joues sont moins creuses, elle semble rajeunir. Georges voudrait causer. Il s’ennuie! Le cercle des «centenaires» lui réapparaît, devant la bibliothèque; les bustes de Cicéron et de Démosthène, les Bergers d’Arcadie, gravure d’après Poussin, sont toujours là. Monsieur Aymeris dîne rue de la Ferme. Pourquoi donc la Princesse Peglioso lui a-t-elle dit des choses…?

– Georges, tu sembles soucieux? Pourtant tu es content de moi? Je pèse deux livres de plus!

– Oui maman, bravo!

Et puis il se tait.

– Qu’as-tu donc, Georges? Ta pensée n’est plus ici! Ne dis pas le contraire, je le sais, j’en suis certaine, je lis cela dans tes yeux, aussi tu les détournes de moi! Nous ne causons plus comme jadis, tu es ailleurs, oui, ça se voit, ça se sent! Certes, j’ai voulu pour toi tout ce que j’espère que tu possèdes maintenant; j’ai cru que, loin de notre Sainte Perrine de Passy, le succès, les fréquentations du monde illumineraient ton visage; et, au contraire, maintenant que tu as toi-même réalisé mes ambitions, je te devine plus tendu, plus agacé, plus nerveux… As-tu, dis moi cela, mon chéri (je ne t’en ai pas parlé à cause de ton père)… as-tu revu Mme Peglioso?

A ce nom Georges a envie de s’écrier: – Non, maman! Pas ce nom là! C’est justement celui qu’il ne fallait pas prononcer ici, ce soir. Mais il se maîtrise, par pitié, par respect…

Avec la maladresse des mères et des amantes, Mme Aymeris insiste:

– Tu me parles toujours des calques que M. Degas te conseille de faire; dessiner, dessiner! Et peindre donc? Ce portrait que tu devais faire avant ta fièvre, la Princesse y renonce-t-elle?

La maladroite! Chère maladroite!

Sa mère déclenche un ressort qu’il croyait brisé.

L’atmosphère s’alourdit dans la pièce sombre, elle sent la poussière des anciens tapis de Smyrne, le feu de bois vert. Le carlin Trilby ronfle sur les genoux de sa maîtresse, qui lisait du Sylvestre de Sacy; Georges essaye de regarder attentivement les dos de livres dans la bibliothèque: lequel choisira-t-il? Des ouvrages de droit, l’Histoire de l’Empire par M. Thiers, Montesquieu, Guizot?..

– Qu’est-ce que tu cherches, chéri? Moi, je me replonge dans Port-Royal.

Mais cette religion cruelle de sa mère est en même temps une religion de révolte, une arme à deux tranchants. Mme Aymeris est toute hérissée et, après un silence, comme elle ne se tient jamais pour battue, elle éclate:

– Dis-moi, mon Georges, je voudrais savoir: crois-tu que la Princesse t’ait préféré aux autres? Parlons un peu d’elle! Voyons! raconte, raconte, je te trouve beau comme un prince. Voyons, dis, elle a été folle de toi?

Alors Georges n’y tenant plus:

– Maladroite! maladroite! maladroite! C’est toi, mère insensée, cruelle, innocente, pauvre maman, c’est toi, c’est toi, c’est toi qui faillis causer ma mort! Tu m’as jeté dans les griffes de la Sirène, oui c’est toi! et après que j’ai réussi à oublier mon mal, c’est toi qui rouvres la plaie!.. Je ne viendrai plus à Passy, il ne faut plus que j’y vienne, c’est le poison, ici j’étouffe! Il est temps pour moi de vivre; songe donc, maman, que je n’ai pas encore vécu!..

Georges s’emporte dans une de ces colères enfantines qu’ont, aux moments les plus inopportuns, les êtres timides qui toujours dissimulent par nécessité ou par convenance. Il empoigne ses cigarettes et au lieu d’en allumer une, jette la caisse d’argent contre une fenêtre, brise une vitre.

– Georges? Es-tu subitement devenu fou?

La voix de Mme Aymeris tremble, les mots s’achèvent en hoquets comme ceux d’un enfant qui va pleurer. A mesure que Mme Aymeris pâlit, Georges se sent plus honteux de sa colère et de sa faiblesse; sa mère se lève, va vers lui, lui pose une main sur la bouche, l’autre sur le front, comme durant la fièvre à Longreuil.

– T… tais… tais… t…oi! Est-ce que M. de Sarjinsky aurait dit vrai à ton père? Tu es effrayant!

Alors il se jette à ses pieds et, la tête à la renverse:

– Pardon! pardon! je suis un misérable! Oh! ma chérie! ne me regarde pas, oublie mon visage de fou! Je ne te quitterai plus. Je vais revenir vivre à côté de toi, me voici. Ah! qu’est-ce qu’a dit Sarjinsky?.. Chérie! La typhoïde, est-ce là ce que j’ai eu? Tu me fais délirer!

A la suite de cette scène d’énergumène, Georges passe la nuit dans la maison de sa mère qui a une de ses mauvaises crises et, pendant quelques semaines, il n’ira plus à l’atelier que si l’exige une séance, et il s’échappera aussitôt pour revenir vers la malade.

S’il n’est pas très gai, Mme Aymeris plaisante:

– Georges, j’ai fait raccommoder ta boîte à cigarettes, on a remis le carreau, mais je crains pour les candélabres! Il y a aussi les Horaces et les Curiaces; j’y tiens, tu sais, à cette pendule du Serment, tu ne vas pas encore avoir une colère!

Et ils rient ensemble.

Jean Dalfosse, un ancien camarade de l’académie du passage Geoffroy, a pris un atelier contigu à celui où Georges s’est réinstallé. Fils de grands industriels de Moscou, il fait à Paris la fête, et «s’occupe de peinture en amateur». Il a un talent de caricaturiste, peint des jockeys; membre du cercle de la rue Royale, il ambitionne, comme Darius Marcellot, mais avec plus de chances, le Jockey Club, où un parent de sa mère, le marquis de Champbazé, sera l’un de ses parrains. Plein de verve et d’esprit, beau cavalier, «fine lame», très connu dans les salles d’escrime, il est le commensal de la Princesse, auprès de laquelle il a, comme «gigolo» et comme pantin, succédé à Georges; et dès le premier contact, ces deux cadets des Monstres ont conçu une insurmontable aversion l’un pour l’autre. Or, Jean Dalfosse, curieux de Georges, à cause de ce qu’il a entendu raconter de l’impasse, ne se borne pas à une visite afin d’enrichir de ses observations personnelles et de traits nouveaux, le casier d’un prévenu dont le nom se répand à Paris. Il joue donc le rôle d’admirateur et se lie avec Georges qui sera, une fois encore, la dupe de sa propre confiance en les autres.

Jean ne lui parle pas tout de suite de l’avenue Montaigne; mais en écrivant, un soir, Aymeris voit sur son secrétaire la photographie d’une femme voilée jusqu’au menton, et la gorge très découverte, avec, au bas du passe-partout, cette signature aux lettres pointues comme des lames de glaive: la Monstrueuse des Monstres. Derrière le cadre, une main d’homme a tracé ces mots: «Vous êtes destiné à mettre le feu partout et à ne le pas laisser mettre à vous-même.» (Amitiés, amours, et amourettes, par M. Le Pays, 3e édition, revue, corrigée et augmentée.)

Des matches de boxe avaient lieu dans l’atelier de Dalfosse; à l’une de ces séances, «gala franco-américain, blancs contre noirs», une centaine de personnes furent priées, dont Georges; il s’y rendit à l’heure où, le match terminé, des maîtres d’hôtel versaient du vin de Champagne dans les coupes et offraient des babas et des sandwiches. Georges reçoit un coup dans le dos: c’est l’ombrelle de Lucia Peglioso; la Princesse est voilée comme dans la photographie, mais elle a mis une robe de velours violet, avec un col de chinchilla qu’elle remonte jusqu’aux oreilles, quoiqu’il fasse chaud.

 

Aymeris entend le rire de Kundry:

– Georges? Comment! Vous? Je vous croyais mort! Vous savez que vous avez de très singulières façons! On vous a dit bien élevé, il paraît qu’on se trompait! Alors, vous me lâchez pour toujours? Vous avez sans doute des maîtresses très accaparantes. Quelle mine, Georges! On dirait que vous sortez pour la première fois après une maladie. Quand est-ce que vous vous déciderez à me peindre en madone? Que devenez-vous? Et mon portrait? Je ne vous plais donc plus? Sans doute, n’ai-je plus assez de fraîcheur pour tenter vos pastels? Mon voile ne signifie pas que je sois comme la comtesse de Castiglione! J’ai encore de quoi donner à manger aux Monstres…

– Madame, ne soyez pas cruelle; j’ai perdu la tête, j’ai été bien malade, je commençais à peine…

De ses rires, elle l’interrompt:

– Mais vous êtes donc éternellement malade? Venez me voir, demain, venez dîner, je serai seule, nous ferons la paix et de la musique… Si votre mère et vos tantes vous le permettent… Comment? On vous a loué un atelier «en ville»? Vous êtes donc un homme, maintenant? Venez, jeune malade, je serai votre guérisseuse… par l’harmonie… Venez à la piscine Frédéric Chopin!

Abasourdi, il promet de dîner avec la Princesse; appelée par d’autres amis, elle disparaît dans la foule des gens qui goûtent, au buffet.

Georges Aymeris passa vingt-quatre heures dans l’agitation, il brûlait de se rendre à l’invitation, tout en la redoutant. Il ne dormit point de la nuit, s’occupa à résoudre ce problème: Dois-je? ne devrais-je pas reprendre des relations avec l’avenue Montaigne? Il revécut, avec l’outrance de la lucidité nocturne, les mois excitants et magnifiques où la puissance de la femme s’était révélée à sa candeur.

Sarjinsky vint le relancer de la part de Lucia. Darius avait encore besoin de quelques abonnements de luxe. L’un et l’autre savaient Aymeris guéri de son amour, mais ils le croyaient aussi snob qu’eux.

Le lendemain, jusqu’au moment de se vêtir pour le dîner, entre plusieurs cravates blanches dont il rata le nœud papillon, il écrivit des lettres d’excuses. Il ferait porter la meilleure; le concierge du passage avait pris un fiacre. Georges déchira successivement tous ces billets, se coucha, puis se releva. Tentation trop irrésistible! il sortit, sauta dans le fiacre, la tête congestionnée, les mains froides, allumant une cigarette à la précédente, la langue râpeuse.

Je découperai dans le journal qu’il recommença de tenir à partir de ce jour, quelques pages, autant de stations de ce second «chemin de croix».

20 février 1890.

Rien de changé dans l’hôtel Peglioso, pas même moi! J’ai dû subir l’ironique regard des valets de pied, dès le vestibule. Ils en ont entendu sur mon compte, ceux qui sont à la salle à manger! J’ai gravi à nouveau les marches de marbre lilas, les lévriers ont fait laisser-courre après moi, le boule Fafner, seul, m’a reconnu et agita la queue, en vieil ami. La Princesse était assise à son piano, au fond du boudoir Louis XV du premier étage, dans un tea-gown bleu de paon, avec ses perles au cou et le parfum… Le bas du visage s’est épaissi. Elle est moins fine, mais plus désirable encore. Ses courtes mains pataudes, aux ongles d’ivoire. Quand elle m’entendit, elle ôta ses grosses bésicles de mandarin. Elle jouait la Fantaisie de Chopin (on ne résiste pas à la première apparition du thème); pourquoi a-t-il fallu qu’elle jouât la Fantaisie, au lieu d’un nocturne ou de tout autre morceau?

– Georges, je vous l’ai déjà dit, je n’aime pas qu’on me baise le dessus de la main: le bras, s’il vous déplaît de choisir autre chose.

Et tout a recommencé. Me voici de nouveau dans l’Enfer!

Le dîner fut agréable, mais nous étions trois. Donc, déjà vol. Elle avait fait trève de persiflage, à cause de Mandagora, le compositeur napolitain, troisième convive. Elle fut éblouissante de drôlerie, gamine, gentille. Mandagora est absurde mais peu gênant; deux des Russes et un Prince polonais venus en cure-dent. Quand j’allais me retirer, apparut Jean Dalfosse, Lucia est aussitôt redevenue gouailleuse.

La Princesse me «commande» pour dimanche prochain, midi; elle veut que Jean et moi nous nous mesurions, torses nus, ce serait un duel au pinceau trempé dans du bleu de Prusse… Lucia a des idées d’élève de l’Ecole des Beaux-Arts, cette brimeuse. Elle a fait allusion à ma boiterie. Charmant!

Cette fois je serai maître de mes nerfs; je crois que je suis guéri en sa présence; je ne sens plus le même trouble et, dès la première émotion du revoir calmée, je me suis senti vis-à-vis d’elle comme un peintre devant un beau modèle avec qui l’on cause librement, mais rien de plus. Elle n’est pas de ces femmes qu’on puisse aimer, ce n’est pas un cœur. Reste l’attraction prodigieuse de sa parole, la plus attachante, la plus spirituelle; et son cerveau, le plus compréhensif. Y aurait-il chance – et de combien peu de femmes peut-on dire cela! – de lui faire comprendre la peinture? La peinture! Ce trou noir pour presque tous, où chacun croit mettre quelque chose. La Princesse en a le sens, quand elle ne plaisante pas (mais elle se dérobe, se refuse aux explications). Si parfois vous obtenez une heure de causerie, elle vous dira des choses qui valent la peine d’être retenues. Mais impossible à déchiffrer! Peut-être y a-t-il au fond d’elle un sentiment noble et élevé, que l’expérience de la vie lui fait garder pour soi. Après tout, ne me fait-on pas les reproches mêmes dont je l’accable? Je ne sais quelle fut sa jeunesse, d’où elle vient. Sait-elle où elle va? Qui sait ce que fut pour elle le Prince Peglioso? Cette chambre à coucher, toute d’or et de marbre, qui dira ce qui s’y est passé? Les lévriers et le boule Fafner en ont dû voir de belles, eux, les défenseurs de la vestale qui a l’air de s’offrir, au moment où elle tue! Le faux-art d’un Gino Peglioso, sa retraite à Florence, telle qu’elle m’est décrite, nous pouvons en imaginer les… Enfin… Et tous les «Monstres» sous le dôme du palais de l’avenue Montaigne! Je retiens ce trait: la Princesse, pour faire peur, avait organisé des rondes de nuit autour du jardin. Un homme de confiance se promenait sous les fenêtres, une lanterne sourde à la main, et armé. Dom Gino fit cesser cette vigile, parce qu’une nuit, le gardien tira et abattit raide mort un garçon d’écurie qui se faufilait dans le cabinet de toilette. Six mois après, le prince s’établissait dans une villa de Bellos Guardia. Quelles abominations n’a-t-elle pas connues et peut-on lui en vouloir?..

Mais à moi? J’ai été un dégoûtant. Mon père me juge mal parce qu’il a deviné ce que je suis: mauvais peintre, mauvais amant, mauvais tout ce que je veux être!

Il reste certain qu’elle est cruelle. Je sais que je boite un peu, mais pourquoi sans cesse me le rappeler? Pourquoi ne parler que des choses de l’amour, pourquoi mettre en doute la santé de ses amis, comme si elle leur reprochait de ne pas monter à l’assaut de sa Tour d’Ivoire? Car elle est chaste, je jurerais qu’elle l’est, comme une vestale. Peur de l’Enfer? Sa religion vous porte sur les nerfs, agressive, intolérante, insultante comme elle l’est. Le vendredi, si vous vous laissez tenter par un mets gras (pourquoi en met-elle, sur ses menus?) c’est, pour huit jours, des réprimandes, des allusions intolérables. Elle a dit à notre copain Maréchal, vendredi dernier: Vous avez besoin de prendre des forces; je remplacerai le roast-beef par un bon plat maigre à la cantharide. Une Française ne ferait pas de ces grossières plaisanteries. Mais il y a la musique! là, elle est imbattable; l’autre soir, on se serait cru à la villa d’Este, du temps de Franz Liszt. Divine, sa lecture de l’Elisabeth de Hongrie, l’oratorio de l’abbé compositeur. Marie-Thérèse de Canteleu, avec sa voix de garçon enroué, mais de style, avait obtenu de Marcelin qu’il chantât avec elle. Dans les passages pour le piano seul, Lucia fut incroyable d’adresse et de compréhension; Christus, Faust, toutes les partitions de Liszt sont tour à tour lues, à la joie du Polonais Nikko. Je tourne les pages, je sens le parfum du corps qui sort du bain, de cette peau toujours sèche et fraîche.