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Aymeris

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Seigneur, en qui je crus, Dieu de mon enfance débile, que voulûtes-vous de moi, quels furent vos desseins? M’élûtes-vous pour que je connusse toutes les formes de la peine? Voici le sang qui bouillonne en moi, avec l’impétuosité de la sève dans un chêne géant. Hélas! au lieu de la joie du printemps, c’est la douleur qui me crispe, comme si j’étais doublé de chairs à vif!.. Seigneur, faites, du moins, qu’ils n’entendent point mes hurlements!..

Trois mois après.

Georges est couché. Dans l’alcôve, son lit, loin de la muraille, donne plus facile accès dans la ruelle, à la religieuse qui le soigne. On a dû le laisser à Longreuil pour le temps de sa maladie.

L’automne tire sur sa fin. Par la fenêtre, pût-il regarder, Georges ne verrait que désolation. De grands froids immobilisèrent les derniers sursauts de la sève. L’herbe dans la cour de ferme est un paillasson jaune, les pommiers sont des squelettes, et le soleil pâle de décembre glisse un long rayon terne au travers de la chambre du malade, livré, tel un enfant, aux offices feutrés de la bonne sœur. Un feu de bois fait siffler l’eau de la bouilloire.

Nou-Miette, revenue «du pays» pour soigner Georges, a dû être écartée, elle n’entre que rarement chez lui, et quand il dort, car Georges en la voyant l’appelle; l’ancienne nourrice lui évoque de mauvais souvenirs, Jessie, Ellen, le siège, la Commune, et après ces conversations défendues par les médecins, il parle tout haut, la nuit. Nou-Miette juge qu’il est temps de reprendre pied dans la famille Aymeris. Elle rôde autour de Jojo, s’offre à remplacer la sœur, pour que celle-ci puisse accomplir ses exercices religieux. Les Aymeris ne savent plus comment la traiter, la Miette étant en visite à Longreuil; Miette prend ses repas à table, fréquente le salon, puisqu’elle s’est sacrifiée, a tout quitté pour accourir et disputer une fois de plus à la mort l’enfant qui «est autant le sien que celui de sa maîtresse». Une maîtresse? Non, une amie. Dans toutes les circonstances graves, n’a-t-elle pas promis d’être auprès de Mme Aymeris?

Georges l’avait réclamée; la bavarde ranimait une mémoire engourdie et toute douloureuse, au début de la convalescence, d’avoir à se rééduquer. Il préféra bientôt le silence coupé par les plaintes ou les aboiements du chien de ferme, qui supplie qu’on le délivre de ses chaînes. Deux fois le jour, les vaches traversent la cour, le bruissement de leurs sabots dans les feuilles mortes rappelle le froufrou soyeux d’une jupe. Mme Aymeris a fait abattre le noyer où perchaient les corneilles, importunes par leurs sinistres cris. Georges n’aperçoit du ciel que ce que lui en renvoie la vitre des photographies pendues sur le papier blanc à losanges bleus, qu’il fit venir d’Angleterre; parfois, l’ombre d’un des gros oiseaux de deuil passe, de droite à gauche, se reflète dans la glace d’un trumeau. La chambre basse et exiguë s’orne d’une série de paysages italiens que le président Lachertier rapporta jadis de la Ville Eternelle, où Georges devrait, à l’heure présente, accompagner Lucia; il ne pense plus à Elle.

A quoi pense-t-il dans son alcôve? M. le Curé est venu le visiter; le malade s’était d’abord leurré de l’espérance qu’il recouvrait peut-être de nouveau, la foi; mais cette confiance animale que donne aux jeunes gens le retour à la santé, ne le prédisposait pas à méditer sur le péché originel et le rachat. Cependant il se fit lire la Bible et la Vie des Saints. Il avait toujours cru bien agir et quand M. le Curé l’avait exhorté à faire de petits examens de conscience, Georges, très franchement, avait répondu: «Je ne sais de quoi me confesser!»

Il m’a dit que dans son égoïsme de convalescent, il adressait plus de reproches à sa mère et à M. Maillac, qu’à la Princesse ou au professeur Blondel, se croyant redevable à ceux-ci de son émancipation, donc de joies et de peines dont il était fier. Il méprisa le luxe et la richesse. Il envia le sort des enfants nés orphelins ou recueillis par l’Assistance Publique!.. L’inégalité des conditions humaines lui réapparut plus inique qu’au temps de Jessie. Mais il espérait que son enfance et son adolescence avaient été une école pratique d’où il sortirait mieux équipé pour la lutte. N’importe lequel de ses camarades d’atelier, sans famille, sans fortune, avait été plus libre que lui pour choisir son chemin. Ils lui disaient: «Quand on a des parents calés, pourquoi prendre un métier? Si j’étais toi, je ne ficherais rien!» M. Ulysse Charlot, qui aurait dû être un homme d’expérience, ne le lui avait point caché: «On vous souhaiterait même – avait-il dit – quelques revers, et d’avoir à gagner votre pain; il faut avoir mangé de la vache enragée!» La saveur de ce mets aujourd’hui lui paraissait devoir être exquise: celle de la nouveauté. Tout l’enchantait, le ravissait. Que n’allait-il pas faire dans l’avenir, espace sans limites s’ouvrant radieux devant lui?

Etait-ce une méningite ou la fièvre typhoïde, que Georges Aymeris avait eue? Il n’aimait point qu’on le questionnât sur cette maladie.

Dès qu’il put tenir une plume, ou plutôt un crayon, il griffonna à son ordinaire, sur des carnets reliés en peau violette; un genre d’inutiles petits albums que Klein et Susse, les maroquiniers du Second Empire, ajoutaient aux papeteries de voyage. Aymeris me confia ces notes en grisaille. Je ne tirai pas grand profit de ce grimoire, presque illisible. Honteux de son cynisme innocent, Georges dut redouter les fureteurs: il employa des abréviations et s’exerça même à renverser les mots. Certains paragraphes, notations selon la manière d’alors, valent comme renseignement sur l’impérieux besoin de jouissance du «rescapé» qu’était Georges.

(Extrait de ces notes:)

1º Je Le place partout, le bonheur, ou Dieu, que certains voulurent voir sous cette majuscule. Il est partout. Ne jette rien dans la corbeille à papier, comme la bonne les journaux, en faisant le salon…

2º Je m’écartai des temples – ou m’en écarterai – car Il ne veut pas qu’on Le traite comme le fait la dévote qui tempête si son petit pain de gruau n’est pas chaud à quatre heures – mais qui jeûne, sans qu’elle croie en Dieu.

3º Il est à chacun et chacun se le doit, sans faire de tort aux autres, et si tu l’imposes aux autres (comme tu le conçois), tu me dénies, presque, le mien propre.

4º Tu brises quelque chose, dès que tu veux; donc, voulant, tiens-toi au-dessus de tous, et ne brise que toi-même et ce que tu portes sur toi.

5º Revenir de si loin? Pour la peine, il faudrait que ce long voyage servît a quelque chose! Faire tout servir à Lui…

Ah! le premier seau, dont le métal tinte, aux granges, avant le lever du jour! Joie du réveil!..

Je me demandais en été, dans cette même place, à cette fenêtre que je vois dans les sous-verre, sur les losanges bleus et blancs: comment peut-on vivre ici en hiver? Or voici un décembre de mort dehors. Sœur Carméline sent la toilette des morts, et je nage dans mes draps comme dans une mer tiède: épanoui, si heureux!

Encore une porte ouverte! Ma sœur, je ne veux pas les entendre, en bas, ou je ne pourrai plus nager…

Faire comme si l’on était sûr qu’Il existe. Et d’abord, puisque je le veux! (Enfant gâté!)

Il est partout, dans vos tisanes et vos cataplasmes, dans vos bains, odieux quand on y entre. Je Le vois bien plus partout, que vous ne Le voyez, ô sœur Carméline!

Ailleurs:

Un soir, pendant ma maladie, j’ai entendu quelqu’un derrière ma porte; on disait (était-ce Nou-Miette?): C’est fini! c’est fini! Ce sera pour cette nuit! Se voit-il?

Je me faisais tout petit, je ne bougeais pas, je sentais les draps collés à mon corps, je n’osais plus un mouvement, comme si le moindre déplacement eût laissé la vie s’échapper…

Un soir, papa m’a demandé: «Tu es mal? tu souffres?» Il paraît que je lui ai répondu: «Je n’ai pas mal, c’est bien pire que ça.» Etait-ce le soir que la religieuse récita, avec les tantes et Miette, les prières des morts?

Or ce n’était pas «pour cette nuit», comme on avait dit dans le cabinet de toilette. Et j’ai vu l’aurore, d’abord sur une serviette, près de la commode. Une aurore de plus!

On devrait vous laisser le nez contre le mur. Il ne faut ni bouger, ni parler, quand on meurt.

Eh bien, j’y réfléchis tout le temps: la mort n’existe pas! La mort est une invention des prêtres. Du moins, nous ne pouvons la concevoir. La preuve? J’en reviens, donc je sais, moi! Non, ça n’existe pas! L’après-mort, c’est encore comme ici-bas.

Ils vous font une peur avec leur mort!

J’ai dit à M. le Curé (mais il ne comprend pas puisqu’il croit!): – M. le Curé, (ceci bien après mon essai de purification, lectures pieuses, vie des saints). – Alors vous concevez les tortures de l’Enfer, la punition (punition de quoi?) et les félicités éternelles? – Mais comment?

– Elles sont morales, mon enfant!

– Moi, M. le Curé, je ne puis concevoir les délices que sous le rapport des sens!.. La lumière éternelle est pour moi comme une belle promenade dans les champs, quand le soleil bas vous baise; et encore, si tu l’as dans les yeux, il est assez gênant, et tu aurais envie de marcher en sens contraire, de lui tendre le dos.

– Regarder le bon Dieu, face à face, mon enfant! Voilà la félicité.

– M. le Curé, Dieu ne peut pas être plus beau que le soleil! Décidément, je conçois mal les félicités du Paradis…

Je n’ai pas confessé mes terreurs! Je pensais: Dieu cet inconnu d’après, si tout était autrement? Non, non! La vie ne serait pas possible, si tout cela n’était pas une convention; les jeunes gens semblent mourir et en reviennent.

 

Donc je me suis levé, ce matin, et par la fenêtre, apercevant ce spectacle de dévastation, là où ce fut tout vert, tout beau, quand je tombai malade, je ne fus point effrayé puisque je connaissais la mort. Je me suis remis au lit avec délices. Oui, M. le Curé, la tisane bouillait, la sœur disait son rosaire… M. le Curé, c’est une plaisanterie, votre mort? Ou bien expliquez-moi, chrétiennement je vous prie, l’hiver, l’été et les félicités éternelles, les Béatitudes spirituelles…

Darius croit à la métempsychose et à la théosophie. Mais si je ne conserve pas ma personnalité… je serais comme les arbres, les pommiers de la ferme?

Je me relis et crains que ma tête ne soit encore faible un peu trop pour que je raisonne.

Je ne veux plus voir M. le Curé.

L’idée de la mort, telle que les prêtres et les parents nous la présentent, fait partie des restrictions de l’ordre moral, détruit l’existence de l’homme, à mesure qu’il la construit.

La chienne Trilby est restée dans ma chambre. Pauvre bonne bête! Darius m’a envoyé un poème exquis écrit par un garçon du midi, De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir.

LA PENSÉE DU CHIEN
 
O mon cher maître aimé! Quand tu me donnais des coups
je t’aimais. Près de toi, j’ai passé de longs jours,
mais maintenant ta voix ne sait plus m’appeler.
Je me souviens des jours où j’étais à tes pieds
et tu me regardais avec tristesse. Quand j’étais
un tout petit chien, tu me donnais du lait tiède.
 
L’AMI
 
Chassez le chien. Il fait du bruit…
 
(On chasse le chien.)
LE POÈTE
 
Si je pouvais
parler, je sais que le pauvre chien resterait.
Il a le droit de me voir mourir…
 

Mais, c’est que je ne meurs plus du tout! La situation n’a plus rien de pathétique.

Est-ce si vilain, de revenir à la vie?

Aymeris, déjà, s’était «fait une raison». L’aventure de la Villette lui était apparue risible. A quel jeune homme n’arrive-t-il pas d’attendre, à un rendez-vous, et de revenir bredouille? Quoi? mortification pénible à son orgueil? Se moquant du lyrisme enfantin avec lequel Georges – invraisemblablement peu formé – avait répondu à ses avances, Lucia l’avait mis sous clef comme un «gigolo», et le «gigolo» était sorti, bien près, croyait-il, d’être un surhomme.

Allait-il devenir un homme?

Le retour à la santé, c’est pour un être jeune, après une très grave maladie, comme s’il renaissait. La bienveillance universelle, l’optimisme de Georges fanfaronnait comme la joie d’Adam encore ignorant de la faute. —Si je n’avais noté mes impressions au jour le jour, je ne me serais rien rappelé, m’a-t-il dit.

Il me conta ce que fut pour lui son premier potage, puis sa première côtelette, après qu’un interne, mandé au paroxysme de la fièvre, fut reparti. Le médecin de Trouville et celui de Caen ne viendraient plus qu’une fois la semaine. On donnait à mon ami tous les livres qu’il demandait. La Bible et la Vie des Saints disparurent de sa table.

Maillac envoya des romans et des poésies dont Georges s’éprit au point de ne plus vouloir faire de la peinture; il esquissa un traité en vers de la «Joie de Vivre», dont il parla plus tard comme d’une des compositions les plus ambitieuses et les plus mélancoliques que pût inspirer à un jeune Français la rencontre de Nietzsche (traduit en anglais).

Je pense que jamais personne ne se sera mieux moqué de soi-même que Georges Aymeris – et cela, le lendemain du jour où il s’était cru Lovelace ou Pindare. Son sens, si juste, de la qualité, devait le rendre, selon l’heure, intéressant ou fastidieux à lui-même.

Durant cette résurrection, et jusqu’à ce qu’on pût, au milieu de l’hiver, le ramener à Passy, la famille Aymeris, y compris l’avocat, était demeurée à Longreuil, maison froide en dépit de ses deux poêles et des vastes cheminées. M. Aymeris n’allant que rarement à Paris pour ses affaires, avait établi Mme Demaille au manoir, après la fermeture de la villa; cette présence, qui eût hier obsédé tout le monde, fut agréée comme celle de Nou-Miette et de l’un des secrétaires. Ces dames tricotaient dans le salon; Mme Aymeris marchait, prenait l’air et se portait mieux: comme son Georges, elle était encore une fois sauve.

Si elle s’aventurait dans la chambre bleue et blanche, elle s’asseyait quelques secondes près de son fils: lui parlait-elle de certaines choses, il feignait d’être trop faible encore pour en discuter.

– Et ces livres, pourtant? Et ces cahiers? Tu écris trop! Ne te fatigue pas.

M. Aymeris venait l’embrasser, lui tâtait le pouls, redescendait à son travail. Les tantes passaient par la chambre, sur la pointe des pieds, et ne s’entretenaient qu’avec la religieuse. Mme Demaille apporta au convalescent son fameux parfum d’Houbigant, des sachets de vétiver. Georges, qui se retrouvait avec elle comme jadis à la rue de la Ferme, lui emprunta en cachette un vaporisateur et ses instruments de manucure, certain polissoir à ongles dont la vieille coquette ne se séparait jamais. Le coiffeur de Pont-l’Evêque tailla la barbe de Georges: elle avait crû aux proportions de celle d’un sapeur.

Un jour Mme Aymeris apprit que Georges, encore au lit, maniait la lime, s’enduisait d’une pâte rouge le bout des ongles; la chambre était tout imprégnée d’«une odeur qui vous renverse», le parfum que Mme Demaille avait fait acheter par Josselin chez Guerlain, selon le désir de Georges, ce contempteur du luxe et de la richesse. Le mangeur volontaire d’une encore invisible vache enragée, jouait à l’enfant gâté; de sa couche, il régna sur tous les habitants de Longreuil, les rôles furent à l’envers; et chacun s’en trouva mieux. La maladie de Georges avait réuni en un seul corps les membres épars de la famille. Après la tempête, c’était une bonace inespérée. Les tantes rouvrirent le piano et, «avec leurs pattes rouillées», sur l’Erard aux cordes détendues, M. Aymeris leur fit jouer la Symphonie pastorale.

«…Sentiments de reconnaissance après l’orage.»

Georges Aymeris ne reprit son journal que quatre ans plus tard. Dans cet intervalle, je m’étais lié intimement avec lui pendant un séjour à Cannes, où j’eus l’occasion de le mettre en rapport avec un médecin roumain qui venait de découvrir l’origine du diabète nerveux. Mme Aymeris, à l’insu de son mari qui ne croyait qu’aux vieilles méthodes, suivit un traitement auquel elle dut les quelques ans de survie que Georges allait prendre trop tôt pour la guérison.

Il se jette alors dans le travail comme un forcené. De retour à Passy, il s’enferme avec des modèles et il semble que la crise dont il sort ait grandi son talent; il prend une aisance à la fois et une pondération que Vinton-Dufour, lui-même, remarque, et dont il loue celui qu’il avait naguère si dédaigneusement découragé.

Léon Maillac espère, mais n’est pas encore convaincu.

Depuis sa rupture avec Georges, la Princesse Peglioso, pour la première fois, avait consenti à s’éloigner de Paris; l’une de ses cousines, qui vivait à St-Petersbourg, la retenait chez elle pendant que le palais de l’avenue Montaigne regorgeait d’ouvriers. Un gros héritage, inattendu de Mme Peglioso, lui avait fait acquérir des tentures et des boiseries flamandes qu’elle voulut mettre en place. «Socrate» eut la haute main sur les travaux, y occupa son temps, rendu libre par l’absence de la Sirène.

Aux questions de «Socrate», Georges ayant évasivement répondu qu’il n’allait jamais dans le monde, il ne fut plus parlé, entre eux, de la Princesse; le peintre, tout à son métier, connut enfin les joies d’un labeur régulier et productif. Petersbourg, avec des séductions nouvelles, retenait encore la Princesse. Chaque été ramena les Aymeris en Calvados, comme de coutume. Cette période fut la seule unie que Georges devait vivre.

Un succès, au Salon, avait amélioré sa situation vis-à-vis de sa famille et de la «critique»; son tableau la Plage de Trouville, attira l’attention des peintres par une hardiesse de coloris et une acuité de dessin qui, déplaisant à Beaudemont et aux autres maîtres d’Aymeris, avait fait admettre par Vinton que Georges Aymeris était peut-être parti! Vinton se serait-il donc trompé?

Etait-ce le fruit de ses méditations sur l’oreiller, entre ses gardes-malades? Georges avait fait un acte courageux d’émancipation: il avait renoncé à son atelier de Passy, en avait loué un assez modeste dans une impasse des Ternes, où trente peintres et sculpteurs faisaient alors colonie; et ç’avait été pour lui le début de la période, à la fois la plus active, et la plus périlleuse de ses «expériences».

Dans les fins de vie, il est des phases où les vieillards semblent oublier que le terme approche; les choses paraissent comme en certains jours d’automne mols et sans vent, ne point bouger. Mme Aymeris se sentait mieux portante, M. Aymeris eût été heureux tout à fait, puisque, pour Georges, à la tourmente succédait une embellie; mais l’indépendance du jeune homme devint vite suspecte… Des lettres anonymes apprirent à l’avocat que, depuis quelque temps, son fils fréquentait des anarchistes– à la vérité des hommes de lettres, des poètes, des musiciens et des peintres, dans les bureaux d’une revue «décadente» qui, quel qu’en fût le titre, n’étant pas la Revue des Deux Mondes, ne pouvait être «rien de bon». Antonin sut que, le soir, son jeune maître se rendait, rue de la Michodière, au bureau de cette «revue anarchiste», qu’il dînait «au cabaret», rentrait plus tard que de coutume; il lui arriva même de ne point rentrer du tout, et, excipant d’un rendez-vous de camarades, qui le retiendrait «dans Paris» trop tard pour le dernier train, M. Georges coucherait à l’atelier, dans l’alcôve de la soupente.

Georges n’osa point y faire porter son lit, mais un sofa en tiendrait lieu; dans une autre pièce, on pouvait prendre un repas.

Seules, Caroline et Lili furent aises de cette audace virile; elles se firent inviter à un thé par leur neveu.

– Emmenez-moi avec vous! supplia Mme Aymeris.

Ces trois dames s’exclamèrent sur la décence des lieux, le mobilier «simple, mais de bon goût», un peu effarouchées cependant par des toiles étranges, «des nus sans ces draperies classiques qui donnent le style et la noblesse au corps humain», et s’émurent d’être les convives de Georges, ailleurs qu’à Passy. Elles n’en revenaient pas! Telles des bourgeoises de province, rien ne comptait, rien n’existait pour les tantes, hors de la famille, de la maison, de ce qui «nous appartient». Elles partirent de chez Georges en querellant Mme Aymeris, l’émancipatrice, qui ne riait pas non plus, étant surtout mécontente qu’il habitât cette impasse «si peu chic».

Caroline avait choisi, pour faire le ménage et surveiller son neveu, une matrone de confiance que Georges congédia dès le lendemain de ce gala familial et commandé. Georges appartenait à ses tantes, il s’était senti depuis son premier jour de conscience, comme ce petit ballon captif dans la boule en cristal du presse-papier, un lot gagné par lui dans une loterie à la foire de Saint-Cloud; ses mouvements ne feraient donc jamais éclater cette prison diaphane et sphérique qu’après sa fièvre typhoïde il s’était résolu à briser?

Encore et toujours le fait odieux des traditions? Ah! zut! il ne serait plus le petit ballon bleu et jaune, blanchi par des flocons en corne de cerf, qui tourbillonnent et simulent la neige, quand on agite la boule de cristal.

De plus en plus, en son for intérieur, remercia-t-il Lucia d’avoir secoué les chaînes, puisqu’il se croyait guéri d’elle, comme de sa mauvaise fièvre d’octobre. Un désir violent, comme une aspiration d’air marin, lui avait élargi le thorax, il se sentait vivre physiquement à plein, l’équilibre de ses sens lui donnait une joie qu’il appela dionysiaque. O Nietzsche…

Je l’entends encore qui vaticine à Cannes: Le chardon pousse sur des ruines, mais il descellera les pierres entre lesquelles sa graine est tombée… Ce qui était une mauvaise image, un peu forcée pour le moins.

Passy s’enfonça sous sa ligne d’horizon, comme Longreuil; Paris revêtit pour lui le manteau de Peau d’Ane, et celles du soir devinrent toutes semblables aux premières heures d’un beau matin.

J’avais un atelier au fond de la même impasse, curieux observatoire d’où je pus suivre de près mon confrère, frétillant comme un poisson dans l’eau, avec les pires peintraillons, ne choisissant plus, dépensant ses réserves de sympathie; il ne demandait qu’à s’ouvrir, qu’à se donner, sans savoir au juste qui méritait sa confiance. Alors, son imagination généreuse peuple les ateliers voisins de personnages poétiques, charmants et exceptionnels; il frappe à toutes les portes, veut causer, voir, être reçu; invite «de la jeunesse» chez lui, même un certain Makowski, du nº 8, qui sifflote dans la cour, un béret de velours sur la tête, en blouse d’encadreur, et qui, d’après des agrandissements photographiques, peignit sous nos yeux plus de trois cents portraits d’inconnues défuntes, du quartier. Au no 17, un peintre amateur, botté pour la chasse, une trompe autour de son torse, faisait poser des chevaux de manège, dont les piétinements et le crottin furent cause que je résiliai mon bail, ne pouvant lutter contre ce monsieur de Charmozan, qui payait son terme avec des portraits au fusain, où notre propriétaire apparaissait en officier de territoriale, chamarré de décorations de fantaisie; et même – après un long retard du locataire à payer son terme – d’une rosette de la légion d’honneur. Nous avions, au 19, le caricaturiste Sec-Pett chez qui des filles du quartier, avec leurs souteneurs, menaient un train infernal jusqu’avant dans la nuit; si je me barricadais pour être seul, quelqu’un s’introduisait par un vasistas.

 

Georges se lassa bientôt des visites de porte à porte, toute l’impasse venant chez lui, selon l’usage, quand un nouveau locataire s’y installait. Il sentit le néant, la tristesse des pseudo-artistes, succédané de l’académie Charlot-Matoire. Nul de ces artistes n’exerçait son métier «pour le plaisir de peindre», me répétait Georges Aymeris. Et comme moi, il se barricada.

S’il a joui un instant du va-et-vient des jolies filles et des joyeux garçons dont les rires emplissaient l’avenue, il travailla avec rage. Tout lui fut alors sujet d’étude; il fit poser tous ceux qu’une boîte de cigarettes égyptiennes et une cave à liqueurs maintenaient immobiles sur la table à modèle.

Ici s’esquissa une des aventures qui déterminèrent l’avenir de mon ami Aymeris; s’il m’est d’ailleurs difficile de choisir parmi ses «histoires», comme disait sa mère, je dois ici découper la silhouette de la personne autour de qui la plupart de ces «histoires» se groupent: Darius Marcellot, directeur de quatre revues, poète dramaturge, philosophe-sociologue, qui concevait le monde parisien «à peu près comme Balzac».

Georges, à propos de ce Darius et de ses lyriques entreprises financières, a dû tirer à boulets rouges sur le papa Aymeris.

Nous suivrons désormais le sillage de Darius, l’«irréaliste transcendantal» jusqu’au bout de notre croisière.

Ce Marcellot était venu chez Aymeris après l’ouverture du Salon, sous prétexte de lui faire illustrer la Fille aux yeux d’Or et, peut-être, les œuvres complètes d’Honoré de Balzac. Georges parla des éditions d’Aloïsius Demaille, des dessins de Delacroix. Quoi? Georges connaissait le nom du grand Aloïsius Demaille? Mais Aloïsius était le père spirituel de Darius! En vérité, les plans de Marcellot devaient être d’ordre financier; Georges, fils de Me Pierre Aymeris, petit-fils d’Emmanuel-Victor, pourrait devenir utile à la Revue Mauve qui manquait d’abonnés pour «le grand format de luxe à 500 frs.». Les Aymeris bailleraient les fonds.

Ce Darius Marcellot, qui était-il? D’où venait-il? On le disait Arménien. Or il était né d’une Alsacienne et d’un journaliste de Toulouse. Sa mise rappelait l’époque romantique. Son gilet flamboyant, de velours ponceau, à double rang de boutons d’acier, se mariait périlleusement avec un veston de «tweeds» à carreaux verts; ses pantalons, comme taillés dans un plaid d’Ecosse, avaient des sous-pieds. Un feutre tyrolien, une plume de paon piquée dedans, surplombait des yeux clairs de jeune fille, toujours humides d’un rhume des foins; le gauche s’ornait d’un monocle. Une bouche aux grosses lèvres sensuelles, dénonçait de terribles appétits. L’accent de Marcellot, dur et traînant, rappelait l’Est, et sa voix grasse, le Midi.

La première visite de Marcellot à l’atelier déconcerta Georges. Embarras du quémandeur pour expliquer le but de sa démarche. Georges lui refusa de faire des dessins, mais désira le revoir souvent, causer avec cet homme qui possédait «le portrait de la Malabaraise de Baudelaire», des Toulouse-Lautrec et des Guys.

Marcellot avait déjà vu beaucoup plus de choses et de gens que n’avait fait Georges, son aîné. Il tutoyait tout Paris, depuis les derniers survivants du Parnasse jusqu’à des entraîneurs et des gens plus bas dans le monde des courses. Journaliste, brasseur d’affaires, chanteur et impresario, son information était illimitée, sa culture très jolie mais surtout germanique. Enfin, Darius était un homme à femmes. Il en traînait avec lui toujours une, à laquelle il demeurait un ou deux ans fidèle, dans l’espérance d’en avoir un enfant. Il était féru d’une ambition innocente: être le père d’un génie qui réalisât l’œuvre que Darius portait dans son cerveau sublime et empêché.

Je n’ai jamais connu d’être meilleur que cet agneau de périsymboliste, auteur de poèmes en prose, de tragédies absconces et d’inoffensives éthiques. Une frénésie de gloire, d’élégance et de fortune, un sens pratique (partiel) et une totale incompréhension, cohabitaient en ce grand corps, maladroit et dégingandé, qui échappait aux contingences par sa myopie.

– Quelles sont les démarches, me demanda-t-il chez Georges Aymeris, un soir qu’il avait perdu son dernier sou à Auteuil, que doit-on faire pour être reçu au Jockey-Club et accéder à ces tribunes si enviables, dans le pesage de Longchamp? Vous êtes membre du Jockey-Club, n’est-ce pas? Combien paye-t-on ce vert carton rond que les gentlemen du turf portent accroché à leurs jumelles? Mais il y faut une couronne au moins de vidame?

Il ne me crut pas, quand je lui répondis que je ne serais pas admis au Club, même si j’achetais un titre du Pape. Nous savions que Darius attendait cet honneur, récompense pour un ouvrage de théologie qu’il dédierait au Saint Père.

A peine une affaire avait-elle réussi, qu’il l’abandonnait pour en entreprendre une autre: il avait déjà publié des journaux comiques, une revue philosophique, un Courrier des Sports, et un magazine, la Danse. Darius Marcellot fut un précurseur dans le genre des Femina et des Excelsior.

Quand il rencontre Georges, Marcellot en est à sa troisième année de la Revue Mauve, qu’il tirera dorénavant en deux formats: l’un à 2 fr. 50, l’autre à nombre restreint d’exemplaires, s’il se fait une clientèle de riches bibliophiles et d’amateurs mondains. Ce périsymboliste devinait-il le snobisme artistique qui allait faire des ravages dix ans plus tard? Sa combinaison, alors prématurée, allait encore lui causer maints déboires… il employa la somme des cent premiers abonnements à l’essai d’un système scientifique de martingales, construit sur le tarot pendant une saison à Aix-les-Bains.

Georges se passionna pour cette Revue Mauve où les meilleurs écrivains d’avant-garde collaborèrent; mais ce ne serait pas parmi les relations de sa famille, qu’il récolterait une liste de noms tentaculaires à imprimer sur la dernière page de ces brochures. Je crois qu’il regretta, en cherchant en vain autour de lui des Patrons d’honneur pour l’édition de luxe, d’avoir rompu avec l’hôtel de l’avenue Montaigne; et ce fut sous l’influence de ce rêveur de Marcellot, qu’il réintégra «le monde» et, quoique décidé à ne pas voir Lucia, se rapprocha de certains amis de la Princesse auxquels il recommanderait Darius Marcellot.

Par le Directeur de la Revue Mauve, il fit la connaissance de poètes symbolistes, des peintres «indépendants» dont les œuvres lui étaient familières, mais qu’à lui seul il n’aurait su comment joindre. Il connut Villiers de l’Isle-Adam et Joris Karl Huysmans; il retrouva son ancien professeur d’anglais, Stéphane Mallarmé. Quand il n’allait pas aux soirs de la Revue, il organisait dans son atelier des réunions qui bientôt devinrent trop nombreuses.

En hiver et au printemps, il aperçut tous les «espoirs» de l’Art français et ses Maîtres, fréquenta chez Mme Judith Gautier, Leconte de Lisle, Heredia et chez M. de Goncourt, qu’il reconduisait parfois à Auteuil dans la voiture de M. Aymeris, après les mercredis et les dimanches de la Princesse Mathilde.