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Réponse de la Princesse.

«Je n’aime pas les vieilles têtes des tableaux du Louvre. Si c’est à une madone que vous songez en me regardant, sinon à la Vénus de Milo, mon cher, vous feriez mieux de ne pas me le dire. Vous songez à la bonne amie de votre père, «son ancienne», la fameuse Vénus d’Amaury Duval. Je vous assure que vous ne savez pas encore écrire aux femmes; cela s’apprend! Des leçons, non, Bibi-Jojo, pas pour moi, mais pour celles que vous seriez assez ambitieux pour courtiser, si cela était en votre pouvoir; car vous savez qu’on a des doutes sur vous; il serait temps de vous afficher. Nous vous y aiderons quand vous voudrez.

Qu’est-ce que vous faites là-bas? La campagne n’a pas de charmes pour moi et je trouve Paris un endroit exquis en été. Vous avez l’exemple de M. votre père: un passé de bourreau des cœurs. Venez donc. Les mères n’ont aucun besoin de leur fils. Vos tantes suffisent pour préparer les potions et promener le fameux carlin que j’ai fait engraisser pour Mme Aymeris. Les bains de mer, je l’espère, feront du bien à votre légère claudication.

A bientôt…»
30 juillet.

Les lettres de la Princesse me font froid dans le dos. Je n’ose plus ouvrir l’enveloppe, quand elles arrivent; je les garde sous mon traversin, la nuit. M’en apporte-t-on une? Je rougis, je la reconnais sur le plateau de la correspondance, dès qu’Antonin apparaît dans le salon. Je prétends avoir une commission à faire, qui me force de sortir, mais je m’enferme dans ma chambre, regarde l’enveloppe que je tiens levée entre mes yeux et la fenêtre; je la cache dans un tiroir, inquiet d’une joie ou d’une déception. La nuit vient, je me couche et souvent m’endors sans connaître le contenu de la lettre qui est sur mon cœur, prometteuse d’un lendemain calme ou agité…

Le lecteur en parcourant du cahier de Georges Aymeris les pages suivantes, se demandera ce à quoi mon ami fait allusion: une aventure dont un homme moins jeune et moins sensible n’eût pas été si profondément atteint, une fois son dépit et son orgueil calmés.

Je ne pouvais plus y tenir! J’y suis allé! Quarante-huit heures à Paris, à l’hôtel Vouillemont. Ceci fut ma première nuit passée hors de chez nous, puisque je dois toujours embrasser ma mère avant de gagner mon lit.

Lucia est bonne; mais elle possède un génie taquin. Elle n’avait aucune intention, j’en suis sûr, en me faisant faire cette ballade autour de Paris, sur le haut de l’omnibus. Nous aurions pu aussi bien être en bande, pour ce que je rapportai de cette escapade enivrante, épouvantable et humiliante! Mais non, Lucia m’a fait croire que c’était une faveur, ce tête-à-tête. Tout de même, dès le départ, sa conversation fut trop brillante pour une personne qui aurait eu des desseins sur moi. Quand on a envie de quelque chose, on n’en parle pas. Cependant l’arrêt devant l’hôtel borgne de la Villette?..

Par terreur que quelqu’un ne lise mes notes, et pour moi-même, je ne vais pas ici consigner les détails de cette humiliante scène! Oui, humiliante, et c’est là le pire…

Dois-je voiler? Non? si je relisais un jour? Ou bien déchirerai-je ceci? Il faut que j’écrive, c’est plus fort que moi…

Donc Lucia m’a mis au défi d’avoir le courage d’entrer devant elle, oui, devant elle!

Si je n’y étais pas entré?

Mais je suis entré, et me suis trouvé seul…

Enfermé.

Elle m’avait d’abord suivi. Mais alors, quel sens eut sa fuite? Femmes, femmes… Etre né de vous! Mourir de vous! Vous avoir connues! Femmes!

2 heures du matin.

Jean de Marguerille assure qu’Elle désire toujours oser, qu’elle en grille et n’ose pas. S’il en est ainsi, nous serions, elle et moi, logés à la même enseigne. Non cette fois, puisque je suis entré… mais…

3 heures du matin.

Quelque jour, je la jetterai à terre, dans une de mes colères d’imbécile, je lui casserai ma canne sur le dos, elle s’expliquera…

7 août.

Je me sens devenir furieux, je ne me reconnais plus: parfois je me demande ce qui se passe entre le professeur et elle; et son chapelain? Qu’est-ce qui se passe?.. Hier, j’ai écrit qu’elle était bonne. Elle est pleine de cruauté.

Trop longtemps Blondel a remis, pour me présenter; et qu’a-t-il fait en me lançant dans ses bras, ce jour de printemps où j’ai perdu la tête? A-t-il perdu la tête, lui aussi? Ou voulu l’amuser, ou encore pire? Ou plutôt – j’y suis! – m’exciter parce qu’il ne sait aucune de mes histoires. Les vieillards devraient laisser les jeunes gens dans leur mystère et leur réserve de lévite. Ces choses-la ne regardent pas les ancêtres, ils n’ont qu’à se préparer pour la mort.

Ce tutoiement, comme de nourrisson à nurse, ces attouchements du professeur, devant moi, et toujours cette excuse macabre: le privilège de l’âge canonique! Je n’y comprends rien. Je ne retournerai plus à Paris avant la rentrée. Les allusions de Lucia à papa et à Mme Demaille, intolérables. J’y repense! Je regarde maman, papa, Mme D. et c’est angoissant (rétrospectivement), mais odieux tout de même.

Le soir.

Les camarades du passage Geoffroy se ficheraient de moi. C’était, peut-être, une de ces farces que les femmes jouent à leurs amants. Pareille chose doit arriver souvent. Mais… amant? Quand on aime, l’on est, ou bien très susceptible, ou alors on accepte tout… Dois-je faire semblant de rire?

Quand on aime, comme j’aime, on ne sait plus rire. Je suis bien malheureux. On ne peut pas être plus malheureux! Et puis, ça me monte le long de l’épine dorsale, ça gagne ma tête. C’est horrible! C’est horrible, ne nous trompons pas…

15 août.

L’éloignement, seul, calme les plaies cuisantes. Je ne Lui écris plus et, quand Elle ne reçoit pas de lettres, Elle ne pense pas à écrire ou n’en a pas l’énergie, car Elle a l’indolence des Orientales. Le tran-tran de Longreuil me fait beaucoup de bien; il faudrait vivre à la campagne, toute l’année, pour travailler et se recueillir. Peut-être aller de temps en temps à Paris… et encore!

Heureux M. Nivelle, mon premier maître de dessin, qui, depuis 1848, n’a pas quitté la province et ne pense même plus à voir de la peinture moderne! Il en est encore aux admirations de sa jeunesse, Bonington, les paysagistes anglais dont il collectionne des gravures, celles qui m’enchantaient dans son atelier, à Trouville.

De belles natures mortes que nous arrangions, lui et moi, dans le coin sombre, près de la grande cheminée faux gothique! des coquillages, des coffrets surtout, et des miroirs, de ceux qu’on fabrique au Havre ou à Boulogne pour toutes les plages, selon un canon fort ancien.

Le père Nivelle avait un talent pour grouper les objets en pyramide, selon les règles classiques, avec des étoffes que nous chiffonnions, en vue d’accrocher la lumière et d’avoir des replis d’ombre; des fruits aussi ou des fleurs, un collier de fausses perles, des objets absurdes ou délicieux. Mme Nivelle, de quarante ans plus jeune que mon professeur, avec sa marmaille, la hideuse Pulchérie Nivelle, pleurnichante, suppliait son mari d’aller à Paris faire des portraits. La misère et la saleté du logis! Le bonhomme, comme un Père Noël, à la barbe blanche, soupirait: «Les femmes! les femmes! Mais, ma chère, soyez donc une ménagère! faites la soupe pour les petits, tenez-les donc propres, recousez leurs boutons, au lieu d’ambitionner des commandes de portraits. Je vis de mes natures mortes!..»

Mme Nivelle! Maman! L’ambition! Mme Nivelle, Florette. L’amour! Est-ce donc la comédie qui recommence, pareille, toujours partout? Ce que j’aurai vu dans ces vingt dernières années! et je ne sais encore rien…

L’amour? Ce qui déplaît, dans Tristan, c’est le philtre!

L’acariâtre Mme Nivelle vit encore près d’ici. Je l’ai rencontrée hier et elle a de nouveau gémi:

– On n’a rien fait pour empêcher votre vieux maître de s’endormir dans sa province. Il avait du génie; à Paris il serait tenu au courant. Il aurait pu avoir du succès auprès des grandes dames. La campagne: c’est la mort de l’artiste, mon pauvre Monsieur Aymeris.

– Que non pas! ma bonne amie. C’est là qu’on est le mieux, loin de Lucia, des Sirènes. Se répéter: tout mouvement est inutile. Rien n’empêche rien. Maillac n’eut pas tort de conserver sa Florette.

Mais, je comprends donc la vie, depuis Lucia? La comprendrais-je enfin, la vie? Entre Tristan et Isolde, le philtre!

Maman et moi avec son carlin, faisons des promenades dans la victoria. Après mes séances, je l’accompagne, et elle aime à faire toujours le même tour; les mêmes paysages suscitent les mêmes réflexions: Saint-Marin aux Chartrains, la route de Pont-l’Evêque, Touques; retour par le champ de courses de Deauville. Depuis mon enfance, ces campagnes d’un vert lourd, uniforme, assoupissant, sont le décor où maman et moi passons, assis à côté l’un de l’autre, souvent sa main gauche blottie dans ma main droite. Je voudrais éternels ces instants d’atonie, et je sais que, peut-être l’an prochain, maman ne sera plus là. Pourquoi faut-il, quand on aime, ainsi rêver d’éternité? L’intolérable souci: perte de temps; gaspillage, néant! Vins-je au monde pour assister à des adieux, à des fins d’existence, voir des vieux se détruire, incapable par moi-même de rien construire à mon propre usage? Sais-tu, Jessie, encore un peu quel j’étais? Mon souvenir de toi, Jessie, s’efface… Et Lucia envahit mon horizon… Si j’en finissais tout de suite? Quand le cheval de maman, au pas, s’endort le long des talus, l’envie me prend parfois de me jeter dans la Touques. Etre à l’âge de mon père, moi, peintre, un père Nivelle? Non. En finir! Tout de suite.

 

J’ai cru que Lucia pourrait remplir mes jours. Mais c’est déjà fini, je ne la reverrai plus. Il est sans doute des êtres pour qui la solitude est une nécessité. Elle est partout et dans la foule. Far from the madding crowd. Cher poète humain, ô Thomas Hardy!

A la minute où les gens rient, je sens qu’ils donnent à mes propos un sens qui me révolterait. De moins en moins, puis-je me rendre compte de ma drôlerie; et les gens disent: «Il est méchant, mais il est amusant!» Dis-je une vérité? Alors, ils s’écrient: «Quel esprit paradoxal! Il manque d’enthousiasme; les jeunes gens d’aujourd’hui n’en ont plus!»

S’ils savaient, eux qui disent ainsi!..

Et je brûle d’amour, je frissonne d’enthousiasme et d’amour, j’ai la fièvre pour toutes choses. Ce soir, j’ai amené la table près de la fenêtre. Seul debout dans le manoir, j’écoute le souffle des vaches dans la nuit, continuant leur éternel repas d’herbes et de rosée sous les pommiers dont un fruit, de temps en temps, se détache, tombe avec un son mat et dense.

La voie lactée saupoudre de son écume d’argent le dôme violâtre, une cohue de mondes et de vies qui se recherchent, se poursuivent, puis crèvent comme des cloques d’air sur un étang.

Une lanterne vacille au bout de la cour; c’est le vieux vacher borgne et bancal qui s’en va retrouver la grosse bonne Séraphine. Ces deux, au moins, savent ce que c’est que de se posséder. Sur le fumier, sur les ordures!..

Demain matin ils mangeront la soupe dans la cuisine, sans se regarder même. On appelle cela, aussi, aimer…

Nous sommes épinglés sur une pelote en forme de sphère, et les pieds maintenus en terre par la force centripète: singulière position! Une sorte de hérisson, de porc-épic, cette terre et les hommes. Les yeux, de là-haut, s’il y en a, voient comme, cette nuit, je vois les mondes dont pullule la voie lactée. Dans ce formidable système, je suis là, seul à ma table, conscient d’une fatalité qui pèse sur nous, – je suis un dieu… et donnerais pourtant la science, les découvertes de M. Leverrier et d’Arago, pour une cigarette, car Antonin oublia, tantôt, d’en refaire provision. Je ne dormirai pas bien, cette nuit, sans ma cigarette; je penserai au comique de ma position horizontale, à mon nocturne parallélisme avec quelque habitant de l’Australie, que je taquinerais en perçant le globe terrestre; mais pour cela faudrait-il avoir une tige de fer aussi longue que le diamètre de cette terre; et ce mystère m’intéresse moins que de savoir qui a dîné, tout à l’heure, dans l’hôtel de l’avenue Montaigne! Dans ce moment, Lucia doit reposer. Sa chambre toute en or, comme celle de Louis XIV à Versailles, sent la vanille de sa chair et le «Shaw’s caprice», son affolant parfum de Guerlain. Ses lévriers sont étendus contre la balustrade, au bas des marches qui conduisent au grand lit solitaire. Le veilleur accomplit sa ronde dans le jardin, de peur qu’un de nous n’approche, gonflé des désirs du vacher pour la bonne de la ferme… Si l’on pouvait ne point, cette nuit, rêver!

Septembre.

Qu’est-ce qui se serait passé dans l’hôtel borgne de La Villette, si deux, au lieu d’un, y fussent restés? Bruit des clefs… Qui donc les lui avait données? Où les avait-elle prises? Etre enfermé, seul… appeler à l’aide!

Aventure fatale! Oui! C’est d’elle que toute la suite dépendra. Au fond de moi-même, quelque chose me dit que c’était une des mauvaises brimades de la Sirène, et pourtant? Fus-je criminel en acceptant l’invite? J’ai encore des doutes, malgré l’expérience des autres, et ce qu’on appelle une «réputation bien établie». J’ai cru la ruiner, cette réputation, puisque Lucia me couvrait de ridicule. Je me dis, d’autre part:

Chacun des «monstres» a dû passer, comme moi le plus jeune, par les épreuves de la franc-maçonnerie de notre étrange confrérie des «Monstres». Ce n’est pas à tort qu’Elle les nomme «pourceaux», et le cochon d’or, la breloque qu’elle distribue aux dîneurs du samedi (tant ambitionné, ce bijou emblématique) avec l’inscription: Qui m’aime en meurt. Je ne l’avais pas encore mérité! Crut-elle que j’en deviendrais digne? Et à présent?

Ils ont fini par se ressembler, les «monstres»; une même expression fige leurs visages quand ils écoutent, après avoir cessé d’être sur la sellette. Ces dîneurs du samedi: la Confrérie des Pourceaux ou des Monstres; je ne sais que trop, aujourd’hui, pourquoi M. Blondel m’en a tenu au loin, jusqu’à ce jour de folie où il me jeta dans la calèche à huit ressorts.

Sur douze de ces dîneurs, il y en a huit de mariés, et qui ont des enfants, un intérieur comme le nôtre, des occupations graves, mille intérêts; pourtant, l’avenue Montaigne est l’objet de leurs constants désirs, ils inventent les plus saugrenus prétextes pour filer vers la Patronne, ils manqueraient des rendez-vous d’importance, laisseraient leur famille se noyer, quand le voile d’Isolde s’agite et éteint la torche du perron…

O lamentable Petriani, avec tes soixante ans, tes grands fils, ton passé de conseiller d’Etat; et vous, Bamboche, Coco, Marcellin, et toi Brédius, philosophe à la longue barbe de fleuve! Et vous Ambassadeurs, Excellences, fîtes-vous comme moi le tour de Paris sur l’impériale de l’omnibus? A votre mine tirée, à votre langue pendante, nul doute que vous ne soyez restés à la porte, mais en dehors; non pas comme moi, dedans, non pas comme moi!

De même que Cartel-Simon, l’homme des trirèmes, me gava en trois mois des notions nécessaires pour le bachot, alors que six ans de collège n’avaient de rien servi, j’ai appris, entre Pâques et l’été, tout ce que vingt-cinq ans de soins maternels me célèrent. Il y en a qui sont nés professeurs. Lucia, Lucia, tu es un maître dès arts de la Femme! Impénétrable m’était, avant de t’avoir connue, le grand Mystère, et ce pour quoi les bonnes femmes se signent, quand elles entendent certains noms d’autres femmes.

Maladie, mort, – la femme! – on vous entoure d’un voile assez lourd pour que vous, enfants, vous ne le souleviez pas; plus tard, vos parents s’ils étaient sages, plutôt que de faire le silence quand Elle approche, ne serait-ce pas le devoir d’une mère que d’illuminer, pour le cortège de la reine de Saba, et d’ordonner: «Regarde, mon enfant, mais n’y touche pas!»

Et le père, le père (réfléchissons), que dirait donc le père à son fils?.. L’homme reste-t-il toujours un enfant devant l’Amour?

Mme Demaille a eu de la beauté. Réfléchissons: donc Mme Demaille eut des traits réguliers; «elle passait pour jolie», dit maman. A 80 ans, elle est là, toute-puissante encore, et qui pèse sur la vie du meilleur des hommes.

Les éboulis jonchent le sol, je les écarterai du pied pour procéder plus avant! Le chemin ne fut point jusqu’ici très élastique, ni bien uni; mes semelles y collent un peu quand elles n’y restent pas tout à fait prises. Jusqu’à la porte de l’hôtellerie?.. Je me demanderai longtemps, peut-être toujours, ce qui se serait passé si je n’étais pas entré dans l’hôtel borgne de la Villette; et si Elle m’y eût précédé?.. Car enfin? Mais combien plus honteux serais-je, si l’auteur de la farce eût été moi? Alors, ce n’eût point été une farce. Sait-on en faire à qui l’on aime?

O mon corps, je t’ai respecté, je t’ai gardé intact contre mille offensives et les plus redoutables assauts! Et vous, Lucia, peut-être aussi, peut-être réservâtes-vous votre sanctuaire comme une qui sait le prix de l’Acte auquel on n’attache point (en général) l’importance qu’il cache sous son anodine apparence. Pour vous, Lucia, tous les trésors de mes réserves! mais était-ce contre moi que vous fîtes garder les vôtres par votre meute?

Orgueilleux, qui ne me crus pas indigne! Pourtant je suis entré dans le bouge de la Villette! L’attitude socratique, ironique, eût été, en ce cas, de saison? Quand on a vingt et bien peu d’ans… il n’y a tel que d’entrer le premier…

Septembre.

Tom Vivian, jadis, m’a raconté ceci:

Comme il avait atteint ses douze ans, sa mère décida qu’étant un gentleman, il serait envoyé à Eton College; la veille du départ, elle va le rejoindre dans sa chambre, où il dormira sa dernière nuit de petit garçon. Mrs Vivian s’assied près de lui, l’embrasse et lui demande s’il y a bien des choses qu’il désirerait savoir, ou dont le sens l’intrigue. Tom ne comprend pas les questions de sa mère. Elle est jeune, elle est belle. Elle demande à Tom: Savez-vous comment naissent les petits chiens, les petits frères, les «babies?» Dans les légumes?

Tom s’enfonce sous les couvertures et prie Mrs Vivian de le laisser dormir.

Elle n’en fit rien, posa la question à nouveau, et quand Tom, le lendemain, descendit chez le Master à Eton, il ne savait pas de quelle façon miss Mabel, la fille de son Master (laquelle il va d’ailleurs épouser) avait été faite par Mr. et Mrs Marsh.

Mais la mère de Tom l’avait prévenu qu’il est des garçons dont on doit se méfier; et le lendemain, chez le même Master, Tom comprit ce que sa mère avait eu la bêtise de lui dire.

Les parents se trompent toujours par excès de zèle, ou par prétérition.

Je fus très choqué par cette histoire, quand elle me fut dite. Mais si maman m’avait tout décrit de l’affaire Ellen-Jessie-Gonnard? Réfléchissons: Eh bien, quoi?.. Eh bien, non! Il n’y aurait tout de même rien eu de changé pour moi. Ce n’est pas cela qui eut, en rien, modifié les circonstances du drame de la Villette. Comment peut-on croire à l’éducation? Elle me semble une fameuse balançoire, l’éducation dans les familles! Deviendrais-je sceptique? Je ferai, plus tard, un Traité de l’Education.

Les liserons envahissent à leur gré la haie que taille si patiemment Jules, au potager.

Septembre.

De son album, j’ai arraché une photographie de la Princesse, je la conserve dans mon buvard. Lucia, comme une pensionnaire, est vêtue d’une robe toute simple, avec un tablier noir, et porte un ruban autour du cou, un cœur d’onyx.

J’ai volé dans l’album de Longreuil, parce qu’on ne le regarde jamais, un portrait de moi, en culottes courtes, complet de velours, bas écossais, chapeau ridicule, l’air minable; et ma poupée Sélika sur les genoux. Je les ai sous les yeux ici, et, sérieusement, compare. Où était, alors, Lucia, déjà grandelette quand j’étais en maillot? à Pétersbourg, Londres, Naples, Varsovie? Fort loin certes, du Passy où Juste, le concierge, m’a photographié. Quelle trajectoire suivirent dans l’éther ces deux êtres qui se rencontrèrent sur un point sublunaire et terraqué, à une minute que, peut-être, déterminèrent la position des astres, mille courants invisibles et inconnus des savants? Malgré tout, malgré tous, le huit-ressorts vint affleurer le trottoir d’un boulevard, à Paris. Ces deux enfants de jadis, ces quatre yeux, comme des phares de deux trains fous se sont confondus l’un dans l’autre, au coin de la rue de Bellechasse, un certain jour de printemps. Ces deux enfants, dans la photographie, avaient l’air de nigauds; Elle, avec déjà ses lèvres minces, dont l’inférieure incline à gauche, la prunelle que mange à demi une trop lourde paupière. Son nez n’avait rien encore de celui de la Vénus de Milo.

Quant au garçon, c’est indescriptible, la tristesse de son visage! Un élève des frères ignorantins, un futur frère ignorantin. Toutes lignes tombantes; un pli qui part du lacrymal et descend jusqu’au menton; des yeux si pâles qu’ils ne marquent pas en photographie. L’arcade sourcilière gauche recouvre l’un de ses yeux – mais point comme le croissant de Diane, qu’est le sourcil de Lucia.

J’ai un visage pathétique.

Tandis qu’Elle décrivait sa trajectoire, ce diamant, qu’un outil fin semble avoir taillé, se dégangua.

Non! Lucia est un de ces oiseaux qui happent les plus petits qu’eux, dans leur vol. Elle s’alimente de chair vive, elle appartient à la faune des cimetières (en me relisant, ces deux phrases me semblent rosses, comme l’on dit à Paris. Deviendrais-je méchant? à force de…).

 

Autre portrait: Celle d’aujourd’hui. Je le dresse entre les deux cartons pâlis, ces photos de nos enfances, et m’examine dans la glace-trumeau de la cheminée. Horreur! Je suis le même, sinon la moustache, tombante aussi; l’arcade sourcilière, le pli; tout tombe! Mais Elle a redressé la tête, depuis, et sa bouche s’est épanouie, ses yeux se sont enfoncés et brillent dans leur grotte. On ne sait quoi la rêveuse regarde; l’opérateur la gêne, qui compte les secondes avec son chronomètre. Et elle a l’air d’un grand sphynx d’Egypte, avec une esquisse de sourire, comme pour dire: «Le petit oiseau va sortir?»

Dans le stéréoscope de Passy, un présent de Fioupousse, ce qui me fascinait, c’était toujours le désert; l’île de Philæ, les gigantesques têtes de Pharaons en granit, avec, auprès d’elles, un homme petit comme une mouche, pour nous donner «l’échelle» des géants. J’ai lu le Roman de la Momie. Quand on débute, telle est la littérature qui vous fait comprendre l’«art plastique». Je suis un double «monstre», car je n’ai jamais aimé que les belles choses, toujours attiré par ce que je ne comprenais point, d’avance vaincu par ce qui éloigne les autres. «Monstre» chez mes parents à Passy; «monstre» au milieu de mes camarades, à l’atelier, cette tour de Babel; «monstre» à la Villette? Et, peut-être, simplement ridicule…

Septembre.

Les tantes, avec leur regard, sont des personnes terribles. Elles affectent la discrétion, mais elles devinent chez moi quelque inquiétude. Dans la maison du malade, on vient d’apprendre la gravité du cas; un mal se forme, se développe à côté de vous, mais l’on n’en prononce pas le nom. De même ici, mille giries pour parler, rire et faire des projets futiles, avec trop d’animation et un effort pour paraître enjoué, jusqu’au moment où je me retourne du côté du mur, et bâille sans qu’on me voie… bâillement qui s’achève en un soupir d’irrépressible ennui.

Propos de table à Longreuil:

– Qu’est-ce que tu as, ma chérie, dis?

– Rien, mon amour, à l’ordinaire… Je vais bien, je t’assure, peut-être un peu de mal à la tête. Je me disais: si l’on faisait tantôt une visite à la Générale? C’est son jour et il y a trois semaines qu’on n’est allé à Yanville. Georges, viendras-tu? Il me semble que tu as un goût pour la campagne, cette année! Tu oublies Paris, cette fois! N’est-ce pas qu’on est bien, tous en famille?

Et je bâille.

Malgré Mme Demaille qui est ici, papa ne vient pas souvent à Longreuil. Nous nous partageons tous la surveillance de son amie. Papa a dû parler à M. Blondel. Je suis sûr qu’il se doute de quelque chose! Il n’a pas prononcé le nom de la Princesse depuis deux mois. Rien d’impossible à ce qu’il fît tenir à l’œil mon courrier par Antonin. Les lettres ne sont pas fréquentes; pourtant, je reçois des lettres. Si papa savait comme elles sont d’un mince intérêt! A les lire, il me semble qu’on n’y verrait qu’une camaraderie (peut-être point toujours d’un ton parfait, mais les étrangères ne sont pas comme nous); le professeur a dû faire quelque nouvelle allusion au voyage de Rome. Ni papa, ni maman ne m’en parlent; et quand on ne parle pas d’une chose aussi scandaleuse que mon absence d’un mois avec la Princesse et le professeur, c’est qu’on ne pense qu’à cela. Tout le manoir et tout Passy doivent être gourds de cette gêne que crée une catastrophe «surprobable», inévitable même, et dont on laisse toute la responsabilité à celui qui l’a rendue telle par son imprudence, et ce qu’on appelle dans mon cas «sa folie». Si jamais Lucia «me plaque», maman et papa croiront que j’ai fait quelque chose d’incongru! N’est-ce pas, Georges a toujours tort!

Là, pourraient-ils faire quelque chose, quoique j’aie vingt-cinq ans?

Pourquoi est-il fou, de la part d’un jeune homme qui marche sur sa trentaine, quoique n’en étant pas encore très proche, de souhaiter faire un voyage à Rome avec une très jolie femme et un vieil ami de la famille? Il y a trois mois, maman en eût été joyeuse. Aujourd’hui, est-ce les tantes, est-ce mon père? Elle a dû être travaillée, comme dit Mme Demaille. On ne cesse de me dire que j’ai mauvaise mine. Il faut avouer que je ne suis pas très bien. L’estomac ne va plus du tout.

L’heureuse vache, là-bas, se roule dans l’herbe de la cour aux pommiers, elle s’englue de sa propre bouse, comme se vautre le chien dans une belle crotte puante, pour le plaisir de la sentir sur soi, en soi, de la pénétrer. Ce sont les derniers jours de l’été. Les clématites duvètent encore les treillages du jardin où des boutons de roses veulent s’ouvrir, que le soleil couchant safrane. L’herbe n’a pas été fauchée; ce soir, je m’y roulerai, j’y verdirai mon complet neuf de flanelle blanche (de chez Nicoll), pendant que les tantes seront à l’église.

«Me fondre avec l’humus!»

25 septembre.

Rien de plus intéressant à observer que les visages pendant le repas de midi à la campagne, quand, tous, sommes réunis par nécessité, à moins que, si l’on se sent incapable de jouer la comédie, au second coup de cloche on n’envoie dire à l’office: «Je ne me mettrai point à table». Alors un petit tumulte se produit:

– Antonin, fais-je, qu’est-ce qu’a donc ma tante Caroline, elle ne descend pas?

Et maman:

– Ne le demande pas à Antonin, tu sais que Caro est mécontente parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville. La maison de Mme Demaille sera, aujourd’hui, le but d’une excursion à pied. Ton père a envoyé de Paris les boules de gomme Tanrade, et j’ai promis de les faire tenir, avant ce soir, à notre voisine. Tu les porteras avec tes tantes.

Alors Caro descend; on remet son couvert: elle nous regardera manger. Dès qu’on est assis, le spectacle commence. Sur chaque visage, je lis ce que fut la nuit, puis la matinée, pour chacune des hôtes. Caroline regarde Lili, en face d’elle, avec une tendresse éplorée, une compassion de Madeleine. Son nez, sec et pointu, se courbe comme un arc, les coins de la bouche «à l’Aymeris» retombent comme les miens, le visage devient concave. La peau se fripe, des pigments de safran chassent ce qui pourrait y rester de blanc. La tête se penche sur une épaule. Silence. Lili, qui ne ressemble pas à Caroline, finit par lui ressembler si elle est en dépression. Parce qu’il n’y aura pas de voiture pour aller à Yanville, et que ça les embête, comme moi, de porter les boules de gomme. Au fond, serions-nous tous pareils?

Maman, depuis qu’elle a commencé de maigrir, à cause de son régime (sur la valeur duquel j’ai mes doutes), les cartilages de son nez ont pris une direction nouvelle; ce nez s’affine et grossit à la fois, la bouche, à la moindre pensée noire, se déforme jusqu’en une grimace mauvaise: juste le point où l’extrême douleur, l’extrême colère, le désespoir et la cruauté se rejoignent. Est-ce là maman, avec son cœur incomparable, derrière tout cela?

Eh! bien non! Ce ne sont ni les gommes, ni le pas de voiture, ni le régime antidiabétique: les visages se détournent de moi, chacun veut déjeuner dans sa chambre, parce que le voyage à Rome!.. Enfin, il fallait bien en reparler, puisque je me débats contre mon désir, et qu’il grésille mon cœur. J’en ai, fichu maladroit, reparlé devant ces dames! Tout me conduit à Rome, tout me ramène à Elle, même ces visages autour de la table, tout, tout, tout, Caro, Lili, Tanrade et la saccharine!

26 Septembre.

Je relis ma page d’hier soir. Ah! oui, tout, tout, tout!

27 Septembre.

On raconte que mon arrière-grand-père, en 1789, mit le feu au théâtre de Rouen, pour faire griller ensemble sa maîtresse, la prima donna, et le directeur, avec qui cette chanteuse trompait Georges-Célestin Aymeris du Houssoy.

Je brûlerais la maison avec ceux qui y sont renfermés, si je savais qu’après avoir commis cet acte stupide, j’obtiendrais ce que je désire de toute la force de mes sens. Je n’ose me regarder en passant près d’un miroir, ou bien y jeter un coup d’œil furtif, de peur d’y voir une face monstrueuse, dégradée, une caricature de Vinci; on ne peut pas être en l’état de possédé où je suis depuis quinze jours, sans qu’il y ait quelque chose en vous qui vous dépersonnalise. Ces mains, cette main qui tient ce porte-plume bleu, sont-ce celles qui caressaient les joues de maman, dans les jours de mélancolie et d’insipide désespoir en face de l’avenir? Se sentir seul? Je faillis en crever. Aujourd’hui rien ne compte plus pour moi, en dehors de… écrirai-je son nom?

Etre seul sur une terre rase?.. Mais qu’Une y soit avec moi! Adam et Eve, mais avant le remords. Ah! le remords! le désir! le besoin de se ruer, de posséder et de tuer. Ah! il n’est ni de tendresse ni d’abnégation, le sentiment qui m’envahit dans l’hôtel de la Villette! Ce que j’ai lu dans les livres d’amour ne ressemble guère à mon état présent. Oubli de soi-même, don de soi-même, hommage d’esclave à la maîtresse? Allons donc! Cela? une humble forme de l’amour, un sentiment de femme, celui d’une mère pour son enfant; peut-être même d’un amoureux sénile. Mais le mien? Salut mon plein été! Je flambe comme une meule dont la fumée s’étale sur la plaine et empoisonne, une lieue à la ronde. Je te veux, je te veux, je te veux, quitte à te battre jusqu’à te faire crier, je t’écraserai contre moi, je t’étoufferai! Si les autres, qui rient là-bas en inspirant ses dernières lettres, faisaient pour Lucia un rempart de leur corps: alors, tel le jeune David, – oui, je m’en sens capable! – je les affronterais avec un glaive d’acier, froid comme ma rage, et haut brandi dans ma dextre exterminatrice! A nous deux! J’ai vingt-cinq ans!