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Des homicides commis par les aliénés

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ACCÈS DE MÉLANCOLIE. – SEMI-GUÉRISON. – PERSISTANCE DE TRISTESSE SANS DÉLIRE. – SECOND ACCÈS DE MÉLANCOLIE. – SUICIDE AVEC TENTATIVES NON SÉRIEUSES. – PENSÉES D'HOMICIDE SUR LA PERSONNE DU MARI, SANS EFFET. – AGGRAVATION DE L'EXCITATION. – IMPULSIONS IRRÉSISTIBLES QUI ABOUTISSENT AU MEURTRE DE L'ENFANT. – IRRESPONSABILITÉ

Nous, soussignés, docteurs en médecine, chargés d'examiner la nommée Sophie B… femme M… inculpée d'assassinat commis sur la personne de son fils, âgé de moins de 4 ans; de rechercher quel était son état mental au moment du crime qui lui est imputé, quel est son état mental actuel, et de déterminer si elle doit être considérée comme responsable de ses actes, avons consigné dans le présent rapport le résultat de notre examen:

Sophie B… femme M… âgée de 45 ans, s'est mariée au mois de novembre 1861. À la suite de la mort de son premier enfant, en 1862, elle fut atteinte d'un accès de délire mélancolique; pendant trois semaines, elle resta dans un état voisin de la stupeur, ne parlant pas, ne voulant plus manger, indifférente à tout, ne prenant aucun soin d'elle-même, ne se souvenant de rien, et son mari nous affirme qu'elle était alors beaucoup plus malade, en apparence du moins, qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cet accès dura six semaines environ.

En 1864, elle accoucha d'un garçon qu'elle nourrit elle-même, ce qui la fatigua beaucoup; elle fui assez triste pendant quelque temps, mais elle n'eut pas de délire.

Le mari travaillait beaucoup, le ménage était dans l'aisance, et, de son propre aveu, elle était heureuse. En 1866, elle eut au mois d'avril une hémorrhagie utérine très-abondante et qui la laissa longtemps dans un état de faiblesse extrême, que vint accroître encore une cholérine à la fin du mois d'août. L'hiver fut pénible à passer pour elle; elle ne put travailler, elle en conçut une tristesse profonde, mais sa raison ne fut point troublée; elle n'avait qu'une crainte exagérée d'être un jour complètement incapable d'élever son enfant auquel elle témoignait une vive affection et dont elle prenait le plus grand soin. Vers le mois de juillet 1867, sa santé s'altéra et déclina de plus en plus jusqu'au mois de janvier 1868, où elle donna de nouveaux signes de mélancolie. Affaissée, languissante, incapable de toute occupation, inaccessible à toute distraction, elle se plaignait d'être fatiguée de vivre, et plus d'une fois elle dit à son mari, à quelques amis: «Je voudrais mettre ma tête dans un trou» ajoutant: «Pauvre homme, je ne suis bonne à rien, je voudrais mourir. Je ne peux pas m'occuper de l'enfant, le laver, il est malpropre.» Puis, elle prenait son petit garçon dans ses bras, le caressait et le repoussait tout à coup, en disant: «Tout me fatigue, tout m'ennuie.»

Le sommeil devint irrégulier et se perdit tout à fait. Le 4 mai, son mari se réveille à 4 heures du matin, il trouve sa femme assise dans le lit, il lui demande si elle a dormi, elle lui répond: «Je ne peux pas: si tu savais quelle idée me passe par la tête, il faut que je te tue; c'est une idée qui me vient; que je suis malheureuse! Si je pouvais déchirer ce drap.» Et en parlant ainsi, elle chiffonnait et tordait les draps du lit, elle se frappait le front sur la muraille. Vers 7 heures du matin elle se calme, se lève, fait son ménage. À 9 heures une de ses amies vient la voir; dès qu'elle l'aperçoit elle la prend par le bras, la supplie de l'aider: – «Sauvez-moi, aidez-moi, lui dit-elle, tout le monde me déteste, je vois l'échafaud devant moi.» Elle dit au médecin: «Sauvez-moi, Monsieur, je sens que je perds la tête. Mon pauvre homme, que va-t-il devenir?»

Pendant huit jours, elle reste dans une profonde mélancolie; puis elle semble aller mieux, et le jour du meurtre, elle était même sortie pour se promener. À six heures elle rentra chez elle et prépara le dîner; son mari ne s'aperçut pas qu'elle fût préoccupée. L'enfant jouait dans la chambre avec un maillet en bois. À huit heures et demie, elle coucha le petit garçon, et l'embrassa. Le père qui avait à porter son travail de la journée chez son patron, crut pouvoir laisser sa femme seule, elle lui paraissait bien, il n'avait, nous dit-il, aucun pressentiment. À peine était-il parti que la femme M… prenait le maillet, et frappait à la tête son enfant endormi.

Tels sont les faits qui ont précédé le meurtre.

Dès le lendemain, la femme M… fut conduite à l'asile Sainte-Anne; c'est là que nous l'avons examinée à plusieurs reprises: nous reproduisons textuellement ses réponses, afin de leur laisser le caractère de sincérité qui nous a frappés.

– Comment vous appelez-vous?

– Sophie B… femme M…

– Vous êtes allemande?

– Je suis née dans le duché de Bade.

– En quelle année?

– En 1823.

– Depuis quand êtes-vous à Paris?

– Depuis douze ou treize ans, je ne me rappelle plus bien.

– Vous êtes-vous mariée à Paris?

– Oui, Monsieur.

– Que fait votre mari?

– Il est confectionneur pour Dames.

– Étiez-vous heureuse, était-il bon pour vous?

– Très-heureuse, il était très-bon pour moi.

– Votre ménage était très-tranquille?

– Oui, très-tranquille.

– Avez-vous des enfants?

– Oui, j'en avais un, un fils.

– Qu'est-il devenu?

– Je l'ai fait mourir. (Cette réponse est faite avec le plus grand calme).

– Avec quoi l'avez-vous tué?

– Avec un martinet.

– Qu'est-ce qu'un martinet?

– C'est gros comme un manche en bois.

– Comment avez-vous fait?

– J'ai frappé sur sa tête avec ça.

– Combien de coups?

– J'ai frappé trois fois, je crois, très-fort.

– Pourquoi l'avez-vous frappé?

– Je ne l'aimais plus, sans cela je ne l'aurais pas frappé.

– Pourquoi ne l'aimiez-vous plus?

– Je l'aimais bien au commencement, puis, j'ai cessé de l'aimer. C'est cet hiver que cela m'a pris, je n'ai jamais été pareille; j'ai souffert tout l'hiver; il n'y avait pas d'ouvrage comme il devait y en avoir; j'étais toujours chagrine, toujours triste, il m'est venu cette idée comme ça de le frapper pour le tuer.

– Pourquoi? pour vous en débarrasser?

– Oui je voulais m'en débarrasser.

– Aviez-vous de la peine à le nourrir?

– Non, ce n'était pas une charge. Ça m'est venu de le tuer. Je savais bien que c'était mal, mais je me suis dit: «On va me tuer après». J'avais déjà pensé à me tuer depuis cet hiver, mais pas mon enfant. Je me sentais malheureuse, sans motif de l'être.

– Vous n'avez jamais été maltraitée par votre mari?

– Oh non, au contraire.

– L'enfant n'était pas méchant?

– Oh non.

– D'où venait votre tristesse?

– J'ai eu un mal au pied. Je ne suis pas sortie de l'hiver; j'étais toujours triste, mon mari me disait de sortir, je ne voulais pas. Avant l'hiver je n'étais pas comme cela.

– Y a-t-il eu d'autres époques dans votre vie où vous avez été triste?

– Oui, j'ai été une fois très-triste, à la mort de mon premier enfant.

– À ce moment-là, avez-vous eu la pensée de vous faire mourir?

– Non, pas cette fois-là.

– Cette pensée de tuer l'enfant est-elle venue tout à coup?

– Non, je l'ai eue plusieurs jours, je me disais, il ne faut pas, c'est mal.

– Quand vous le voyiez, l'idée de le frapper vous revenait-elle?

– Oui, pour la plus petite chose, j'avais envie de le frapper.

– Avez-vous essayé de vous tuer vous-même?

– Oui, cet hiver, j'ai voulu me jeter par la fenêtre, je l'ai ouverte et je me suis dit: «il ne faut pas faire cela.»

– Aviez-vous peur de vous blesser sans vous tuer?

– Oui, je me disais, je ne vais pas me tuer, je vais rester accrochée.

– À quel étage demeuriez-vous?

– Au troisième sur la rue.

– Vous rappelez-vous à quelle époque?

– Non, je ne me souviens plus bien.

– Est-ce la seule fois que vous aviez voulu vous tuer?

– Non, cette pensée-là m'est venue plusieurs fois.

– Quand vous avez frappé l'enfant, qu'avez-vous éprouvé?

– Quand l'enfant a été mort je me suis dit: «Ça n'est pas bien, puis je me disais aussi: Mon Dieu, je voudrais bien qu'il ne souffre pas longtemps.»

– Qui est-ce qui est venu chez vous après cela?

– Un monsieur qui demeure chez nous; je lui ai dit: «J'ai tué l'enfant.» J'étais agitée, je ne pouvais presque pas parler. Le monsieur m'a dit; «Vous, une si bonne mère,» et il est parti chercher le médecin.

– A-t-il envoyé quelqu'un près de vous?

– Oui, puis le médecin est venu, et après, on m'a conduite au poste.

– À quelle heure est-ce arrivé?

– C'est après que mon mari a été parti, vers 8 heures et demie.

– Quel jour était-ce?

– Il y a aujourd'hui huit jours.

– Qu'est-ce que vous avez fait depuis?

– J'ai raconté cela comme à vous à des messieurs, je ne me rappelle pas où.

– Où êtes-vous ici?

– On m'a dit à Sainte-Anne.

– Qu'est-ce que cette maison?

– C'est une maison de santé.

– Quelle espèce de malades y a-t-il?

– Ceux qui ont la tête dérangée.

– Et vous, est-ce que vous avez la tête dérangée?

– Je n'ai pas la tête dérangée, mais je ne peux plus réfléchir comme autrefois. Je me rappelle que cet hiver j'ai senti comme tous les fils cassés dans ma tête, pendant cinq minutes; je me rappelle très-bien cela. J'étais comme perdue tout à fait. J'étais toute seule, c'était à la nuit; le lendemain, j'ai dit à mon mari: «je suis comme une imbécile, je ne sais plus faire ce que je faisais;» j'étais toute étourdie; c'était avant l'hiver que ça a commencé.

 

– Avez-vous eu d'autres fois l'idée de tuer quelqu'un?

– Oui, une fois, le matin avant 5 heures; je ne pouvais pas dormir, j'étais toute agitée, j'étais couchée à côté de mon mari qui dormait; je l'ai tiré par sa manche pour le réveiller, et je lui ai dit que j'avais de mauvaises idées, que je voulais le tuer.

– Et l'hiver précédent, comment étiez-vous?

– L'autre hiver, j'ai été prise comme cela, je ne pouvais plus lire, j'aimais bien lire autrefois.

– Etes-vous très-malheureuse de la mort de votre enfant?

– Oh oui, très-malheureuse, j'ai mal fait. (Ceci est dit avec la plus grand calme, sans apparence d'émotion.) Mais je n'ai pas pu pleurer. Autrefois je pleurais pour un rien, maintenant je ne peux plus du tout; j'étais très-sensible, on se moquait de moi parce que je pleurais quand je lisais quoique chose; je ne suis plus sensible du tout maintenant.

– Vous rappelez-vous ce qui s'est passé le jour où vous avez tué l'enfant?

– Je ne me rappelle pas tout, mais bien des choses. J'ai frappé sur sa tête avec un martinet en bois.

– Quand vous avez, cessé de frapper vivait-il encore?

– Oui, il remuait, mais je pensais tout de même qu'il était mort, je ne voulais pas le faire souffrir.

– Dans les nuits qui ont précédé, avez-vous entendu des voix qui vous disaient de le tuer?

– Non, je ne pensais pas à le tuer avant, je l'aimais bien, et son père aussi. C'est dans l'hiver que je me suis trouvée très-malheureuse que l'idée m'est venue, je la repoussais, et elle est revenue, je ne sais pourquoi.

– Êtes-vous bien sûre de n'avoir pas entendu des voix qui vous disaient: «Tue-le»?

– Non, jamais.

– Et pour votre mari?

– Non plus; je n'ai jamais pensé à tuer quoiqu'un avant cet hiver; c'est moi-même que je voulais tuer.

– Vous n'avez pas pu résister à votre idée de tuer l'enfant?

– Non.

– Dans cette journée-là, vous ne vous rappelez pas d'avoir eu des bruits dans les oreilles, des étourdissements?

– Non, pas des étourdissements, mais j'avais mal à la tête, je n'avais plus de mémoire, j'oubliais les objets, une fois je pensais à une chose, et puis j'oubliais, je pensais à une autre. Quelquefois je me souviens de mon enfant, je me dis que je l'ai tué, que c'est très-mal, et puis je n'y pense plus.

L'idée me vient que j'ai rendu mon mari malheureux, qu'il ne méritait pas cela, parce que c'est un brave homme, et puis tout d'un coup je n'y pense plus.

– Quand vous y pensez, l'avez-vous devant les yeux?

– Non, je ne le vois plus bien, je ne me rappelle plus sa figure, je l'aimais pourtant bien.

– De quelle couleur étaient ses cheveux?

– Bruns.

– Quel âge avait-il?

– Quatre ans le 28 juin.

– Depuis que vous êtes ici, que faites-vous?

– Je ne fais rien, je ne peux pas travailler. Depuis longtemps je suis comme cela, c'est ça qui m'a emmenée dans ces idées là. Je croyais que je ne pourrais plus travailler autant; j'étais très-faible, je ne pouvais plus aider mon mari. Cela me faisait désirer de mourir, me faisais des reproches pour tout, pour tout.

– Avez-vous revu votre mari?

– Oui, il est venu dimanche, c'est la première fois que j'ai pu pleurer un peu. Il a été très-bon pour moi, mais je n'ai pas pleuré depuis, je ne peux plus réfléchir.

À toutes nos visites, la femme M… s'est montrée la même. Son état ne s'est pas modifié depuis son entrée.

Sa physionomie est triste, toute son attitude est celle d'une lypémaniaque. Elle s'isole, ne parle jamais, ne recherche aucune occupation; elle dit qu'elle est incapable de tout travail. Ses idées sont très-confuses. Elle essaye de ressaisir quelques souvenirs, ils lui échappent, et elle reste dans un état d'incertitude, de vague, dont parfois elle a conscience. Depuis longtemps déjà sa mémoire est profondément troublée; elle s'inquiétait de son état. Son regard est sans expression, son visage impassible. Notre présence lui est presque indifférente, elle ne songe pas à nous demander ce que nous venons faire auprès d'elle. Nos questions réveillent en elle des souvenirs qu'elle n'eût pas retrouvés seule. «Quand on me dit les choses, je me souviens, répond-elle,» et, c'est parfois avec un peu d'hésitation, mais toujours avec une extrême sincérité qu'elle nous donne des détails sur les faits passés. Elle n'essaie pas d'excuser le meurtre qu'elle a commis, elle ne cherche pas même à donner une explication de cet acte qu'elle dit regretter aujourd'hui, elle a tué parce qu'elle a été poussée à tuer, et qu'elle a été dominée par une irrésistible impulsion. Elle s'est servie du maillet avec lequel l'enfant avait joué dans la soirée, parce que cet instrument s'est trouvé là, sous ses yeux, sous sa main. À ce moment, elle n'a pas eu la pensée qu'elle serait condamnée à mort après avoir tué son enfant, elle a été fatalement poussée au meurtre. Depuis plusieurs jours elle nourrissait cette idée, elle avait pu jusqu'alors la repousser; elle l'avait combattue, et elle a fini par y céder. Il est arrivé chez elle ce qui arrive chez ces malades, la préoccupation délirante a dominé tout à coup ses sentiments, sa volonté, et elle n'a pas été capable de résister à l'impulsion. La femme M… est atteinte d'un accès de délire mélancolique, des longtemps préparé, et dans lequel la lutte contre les idées d'homicide et de suicide a été longue. «Aidez-moi, sauvez-moi, je vois l'échafaud devant moi, disait-elle.» Elle a été vaincue, et rien n'a manqué pour caractériser aussi complètement que possible l'acte délirant. Elle a éprouvé le sentiment comme d'une détente après avoir tué; elle est restée calme, au milieu de l'émotion de tous ceux qui l'entouraient; à ce moment, elle n'avait ni regrets, ni craintes; seule, elle est restée impassible. Elle s'approche du berceau de l'enfant, elle veut le toucher pour voir s'il est mort. «Je ne voudrais pas qu'il souffre trop longtemps, dit-elle.» Elle le regarde, les yeux secs, et comme on lui demandait pourquoi elle, une si bonne mère, elle avait frappé l'enfant qu'elle aimait tant, elle répond:

«C'est moi qui ai fait cela, je ne sais pas pourquoi; je ne voulais plus vivre.»

De ces faits, de l'examen attentif et prolongé auquel nous nous sommes livrés, nous nous croyons autorisés à conclure que:

1° La femme M… née Sophie B… était atteinte d'un accès de délire mélancolique avec impulsions homicides et suicides le 12 mai 1808;

2° L'accès n'est pas encore terminé aujourd'hui, et s'il est vrai que la femme M… a pu répondre d'une manière assez précise aux questions qui lui étalent adressées par nous, il est vrai aussi qu'en prolongeant l'examen, nous avons constaté un affaiblissement évident de la mémoire, de la confusion dans les idées, et provoqué une véritable fatigue.

3 °Cet accès dont le début remonte à quelques mois et qui dure encore aujourd'hui, avait été précédé, en 1868, d'un accès analogue dont les traces n'avaient jamais complètement disparu.

Nous déclarons donc que la femme M… est depuis longtemps aliénée, qu'elle ne saurait être considérée comme responsable de ses actes, et qu'elle doit être maintenue dans un asile spécial.

Paris, le 20 juillet 1868.

Signé: CH. LASÈGUE, A. MOTET, É. BLANCHE.

Ce fait est un de ceux qui viennent le plus manifestement à l'appui de la proposition que je cherche à établir dans ce travail. On peut y suivre les progrès du mal, depuis le premier accès jusqu'à la crise finale.

D'abord, de simples préoccupations mélancoliques, sans idées apparentes de suicide; puis une tendance habituelle à la tristesse, mais sans délire. Enfin, survient la crise qui s'est terminée par le meurtre, et dans le cours de cette crise, les pensées de suicide se montrent les premières, mais jamais assez dominantes pour déterminer une tentative sérieuse; à ces pensées de suicide, succède l'idée de meurtre; la femme M… avoue à son mari qu'elle a le désir de le tuer; l'impulsion est encore assez faible pour que la malade n'y cède pas; enfin, le mal monte, la surexcitation cérébrale augmente, et l'impulsion devient irrésistible; la femme M… tue son enfant.

Le processus morbide est ici des plus clairs, des plus éclatants, et l'enseignement que ce fait porte en lui-même me paraît sans contestation possible. Conformément à nos conclusions, une ordonnance de non-lieu est intervenue, et la femme M… a été maintenue dans un asile d'aliénés.

MÉLANCOLIE SUICIDE. – ACTES DE VIOLENCE. – TENTATIVES D'HOMICIDE

Mademoiselle X… compte parmi ses ascendants plusieurs aliénés dont deux ont péri de mort volontaire.

À l'âge de 20 ans, elle a une première crise de mélancolie qui nécessite son placement dans une maison de santé spéciale. Au cours de cette crise, elle fait plusieurs tentatives de suicide; après quelques mois de traitement, elle se rétablit assez pour pouvoir rentrer dans sa famille.

L'année suivante, nouvelle crise, tentatives de suicide plus graves. Mlle X… s'ouvre une veine du bras gauche et est sur le point de mourir d'hémorrhagie.

D'autres crises se succèdent, avec des intervalles de deux ou trois années, et chaque fois les tentatives de suicide sont plus sérieuses. Mlle X… a recours à tous les moyens pour se tuer. Après avoir cherché à se pendre, à s'étrangler, elle cherche à s'étouffer, soit avec les aliments, soit avec les objets qu'elle peut atteindre avec ses mains, ou avec sa bouche et ses dents; à la promenade, elle se jette à terre et se remplit la bouche de sable et de cailloux, ou d'herbe et de feuilles; elle arrache avec ses dents les boutons des vêtements et les étoffes des meubles qui sont à sa portée, et cherche à les avaler; elle refuse de manger, et on doit la nourrir avec la sonde oesophagienne.

De plus en plus agitée, elle injurie, frappe, pince et mord ses gardiennes et voudrait provoquer une lutte dans laquelle elle espère être tuée. Elle fait plus encore. Elle combine une tentative de meurtre avec guet-apens, et se lamente d'avoir échoué, parce qu'elle comptait que la justice la déclarerait responsable et la condamnerait à mort.

Mlle X… a succombé à une pneumonie.

Madame L… présente tous les mêmes symptômes, et depuis vingt-cinq ans que je lui donne des soins, elle a eu plusieurs crises de mélancolie et a fait de très-nombreuses et très-sérieuses tentatives de suicide. Comme Mlle X… madame L… a eu des accès de surexcitation pendant lesquels elle a commis des actes de violence et fait des tentatives de meurtre sur les personnes qui la gardaient. Depuis deux ans, elle est habituellement assez calme, elle a toujours le désir de mourir, elle a même parfois encore des moments d'agitation dans lesquels elle se montre disposée à la violence, mais elle est le plus souvent dans un état de passivité; elle croit qu'elle ne peut succomber que dans un cataclysme universel; pleut-il pendant une journée entière, lit-elle dans un journal qu'il y a eu dans tel pays des secousses de tremblement de terre, sa figure s'épanouit, et elle dit, avec une joie mal dissimulée, que c'est le commencement d'un nouveau déluge, que nous allons tous être engloutis dans les eaux, ou dans les profondeurs de la terre. Pendant le Siège et pendant la Commune, Madame L… n'a cessé d'être parfaitement tranquille; elle a déclaré depuis qu'elle était absorbée dans l'espoir d'être atteinte et tuée par un des obus qu'elle entendait éclater nuit et jour.

Ce qu'il importe de relever dans ces deux observations, c'est le progrès constant de la surexcitation et l'intensité de plus en plus grande des accès impulsifs qui se bornent d'abord à des tentatives de suicide pour aboutir à des tentatives d'homicide. Dans ces deux cas, l'impulsion au suicide était devenue la disposition d'esprit habituelle et pour ainsi dire normale des malades; l'impulsion au meurtre est apparue et a été la manifestation d'une surexcitation cérébrale plus prononcée. Les faits de ce genre ne sont pas rares dans la science, mais je n'ai voulu rapporter ici que deux des plus saillants parmi ceux que j'ai observés dans ma pratique personnelle.

Quoique les deux rapports qui vont suivre aient été déjà publiés dans les Archives générales de médecine (numéros de janvier 1875 et 1878), je vais les reproduire. Ces deux documents ont, en effet, leur place marquée ici, puis qu'ils retracent deux des faits principaux qui ont inspiré le travail que j'ai eu l'honneur de soumettre à l'Académie:

 

Le premier est relatif au nommé Th… inculpé d'un meurtre commis le 12 juin 1874 sur la personne de la nommée Marie C… dans un restaurant de la rue Cujas.

Th… arrêté immédiatement, avait avoué être l'auteur du meurtre, et les conditions dans lesquelles il avait agi étaient telles que la justice crut devoir faire procéder à une expertise médicale sur son état intellectuel.

MM. les Drs Lasègue, Bergeron, et moi, nous fûmes chargés de cette expertise, par ordonnance de M. de Baillehache, juge d'instruction au Tribunal de la Seine, en date du 12 août 1874, et le 13 novembre suivant, nous déposions le rapport qu'on va lire et qui renferme, avec l'exposé des circonstances dans lesquelles le meurtre a été commis, l'histoire pathologique complète de l'inculpé, et les déductions scientifiques qui en découlent. Conformément à nos conclusions, Th… a été déclaré irresponsable et transféré à Bicêtre.

Th… est de taille moyenne, d'une physionomie assez intelligente, et qui ne présente aucune expression particulière. La longue détention à laquelle il a dû être soumis l'a peu éprouvé, il l'a supportée et la supporte avec plus d'insouciance que de résignation. Dans la prison, où il vit en cellule avec deux autres détenus, il lit, dessine assez correctement et écrit beaucoup. Sa vie est régulière et on n'a eu ni à le soigner pour un malaise intercurrent, ni à le punir pour une infraction à la discipline.

Ses écrits, dont nous reparlerons, consistent en lettres ayant trait pour la plupart à des demandes de vêtements, de tabac. Dans une d'elles, il réclame une chemise blanche afin d'être plus présentable quand le photographe de l'administration viendra; dans une autre, adressée à sa mère, il lui recommande de ne pas s'effrayer, et il termine en réclamant des mouchoirs. L'orthographe est incorrecte, et l'écriture très-variable.

Th… a rédigé des manuscrits auxquels il attache plus d'importance. C'est d'abord un résumé de sa vie, destiné au juge d'instruction chargé de son affaire; c'est ensuite une page romanesque et sentimentale sur les avantages de la vertu. Nous extrayons de ces deux pièces quelques passages significatifs, qui nous dispenseront d'ailleurs d'un exposé biographique.

«Je suis né à Paris, à la maison de correction des femmes de Saint-Lazare (sa mère avait à peine 15 ans). Sur mon bas âge je ne ferai remarquer qu'une particularité: ma mère disparut tout d'un coup de la maison où habitait ma grand'mère. Tout d'un beau jour, j'étais bien petit et ne marchais pas encore. Dans quatre ans plus tard ma grand'mère reçut une lettre avec un mandat sur la poste de 500 francs…; au bout de huit jours, nous reçûmes une autre lettre qui nous disait de l'attendre à la gare Saint-Lazare…»

«À quelque temps de là je suis rentré chez M. B… instituteur, et au bout de cinq ou six ans je suis sorti, ayant une bonne instruction primaire.

«En 1862, je suis rentré au pensionnat des frères de P… où je suis resté un an et où j'ai fait ma première communion. Les vacances sont arrivées sans que l'année puisse se signaler par quelque chose de remarquable.»

En 1868, Th… est placé comme externe au collége Ch… et c'est là, dit-il, en parlant de sa mère dont il incrimine longuement la conduite, qu'il a été bien à même d'apprécier le bien et le mal.

Les ressources de la famille ayant diminué, Th… quitte le collége, revient habiter près de sa mère et est placé, en 1865, chez un fabricant d'instruments de précision, où il reste six mois.

«J'étais tellement malmené, je fus tout de suite dégoûté, et je me trouvai placé à demeure chez M. V… éditeur d'imagerie religieuse, où je suis resté quatorze mois. Au bout de quatorze mois, je quittai M. V… avec qui je ne m'étais pas entendu pour les appointements, et je suis entré chez M… libraire-éditeur, où je ne suis resté que peu de temps.

«Une voisine, qui avait un frère sculpteur, donnait à ma mère le conseil de me faire apprendre la partie: elle se chargeait de me présenter au patron. Ce qui fut dit fut fait, et quelques jours après j'entrais chez M. C… où je suis resté six mois, encore à cause des mauvaises manières de ma mère à mon égard… Si bien qu'un beau matin, très-exaspéré, je finis par lui dire que je ne voulais plus travailler et ne pensais qu'à m'engager dans la marine. Trois jours après, je partais pour le Havre, où je suis resté quatre jours, et, n'ayant plus d'argent, je suis revenu à Paris à pied en cinq jours. Je n'avais pas pu m'engager au Havre.»

Après un long exposé des difficultés que ce retour précipité lui suscite près de sa mère, Th… raconte qu'il se place d'abord chez un fabricant de biscuit, puis chez un crémier.

«La, j'eus une grande envie pendant près d'un mois d'assassiner la bonne. Je m'arrangeai de manière à la faire venir à la cave au moins sept ou huit fois, sans jamais pouvoir me décider. Je ne lui en voulais cependant pas; nous étions très-bien ensemble. Enfin, à partir de ce moment, j'avais la tête tournée; c'est ce qui fait que je suis parti comme un fou, et je restai cinq jours dehors, vivant de quelques sous que j'avais sur moi et couchant dehors.»

Il revient prendre ses effets, se replace chez un restaurateur, et au bout de quinze jours il entre à l'hôpital de la Charité pour se faire traiter d'un rhumatisme articulaire qui se prolonge pendant deux mois et demi.

À sa sortie de l'hôpital, il est admis dans un pensionnat comme domestique et y séjourne près de huit mois. «J'étais, dit-il, très-bien considéré; malgré cela, mon idée criminelle me poursuivait toujours et ne me laissait pas tranquille. Un élève avait un couteau poignard, j'eus envie bien souvent de le lui prendre et de me sauver.

«À cette époque, j'avais l'idée d'assassiner ma mère, et c'est, je crois, l'idée qui m'a tenu le plus longtemps et ne me laissait pas un moment de repos du côté de l'esprit.»

Il s'enfuit du pensionnat, retourne au Havre pour s'engager dans la marine marchande, revient à Paris où il est arrêté et condamné à trois mois de prison (octobre 1867), pour n'avoir pu payer sa dépense dans un restaurant et avoir refusé d'indiquer son domicile.

À sa sortie de prison, et après un court séjour dans un établissement de patronage, il s'engage dans le corps des zouaves pontificaux. Il déserte après quatorze mois de service, revient à Paris et trouve un emploi de garçon d'office dans un restaurant.

«J'avais fait la connaissance d'une fleuriste; nous nous aimions bien et j'étais heureux, quand l'idée du crime me revint. Tous les jours j'étais prêt à prendre un couteau de cuisine chez mon patron, et cette fois j'avais grande envie de frapper ma mère; je restai dans cette alternative pendant quinze jours.»

Nouveau départ et nouveau voyage au Havre, où il est occupé dans divers restaurants. Il passe l'hiver à Honfleur, revient encore à Paris en mars 1870, et est occupé comme homme de peine chez un brocheur, qu'il quitte bientôt pour devenir ouvrier champignonniste aux environs de Meulan.

De là il rentre à Paris pour s'engager dans un régiment de zouaves qu'il va rejoindre à Alger. Rentré en France, il est libéré le 16 mars 1871. Pendant la Commune, il sert dans les vengeurs de Paris et trouve plus tard une place chez un fabricant de cols. Nouvel engagement dans les zouaves, dont le régiment tenait garnison en Afrique. Il fait la connaissance d'une fille R… dont il a un enfant. Il quitte régulièrement le service, rentre à Paris avec sa maîtresse, qu'il voulait épouser. Sa mère le détourne de ce mariage, et il perd de vue la femme et l'enfant.

«Tout cela revint me retourner l'esprit, et après vingt-quatre heures de résistance contre moi-même, j'assassinai la fille C… Le malheur que m'avait prédit R… et d'autres personnes le voici: c'est d'avoir assassiné une pauvre femme que je ne connais pas et d'aller passer vingt ans, peut-être ma vie, dans les bagnes.

«Fait à Mazas en attendant jugement, Henri Th… l'assassin

L'autre écrit débute par cette phrase sentencieuse: «Quand l'homme vient au monde, la destinée s'empare de lui: elle le suit dans toutes les étapes de la vie, elle en fait un honnête homme ou un malfaiteur, et quelquefois ce qui est pire, un assassin.» Suit un exposé de la vie heureuse de l'ouvrier vertueux. La destinée a voulu qu'il fût un assassin, qui donc devait-il assassiner? Sa mère, et il termine par le regret de ne pas s'être arrêté, comme il dit, à l'idée précédente.

L'exposé biographique de Th… est exact et n'a été contredit qu'en un point par l'enquête. Son instabilité date presque de l'enfance, et l'excès de mémoire dont il fait preuve dans ses écrits comme dans ses récits, a un caractère pathologique. Il omet seulement une seconde condamnation à 25 francs d'amende pour résistance aux agents et ivresse supposée. Ces deux condamnations sont d'ailleurs les seuls antécédents judiciaires du prévenu.

L'interrogatoire de Th… a eu lieu presque immédiatement après l'accomplissement du crime. Le procès-verbal du commissaire de police du quartier de la Sorbonne fournit les renseignements les plus explicites que l'instruction judiciaire confirme et complète. Il est ainsi possible de suivre pas à pas le prévenu depuis son enfance jusqu'au jour, 26 novembre 1874, où la justice décida de son sort.

Th… entre au restaurant de la rue Cujas pour y prendre un repas. En traversant de la pièce du fond où il avait déjeuné dans celle du devant, il passe près de la fille C… assise à une table et occupée à nettoyer les couteaux. Il met la main gauche sur l'épaule droite de la victime et la frappe en pleine poitrine avec son couteau qu'il tenait de la main droite; le couteau ensanglanté tombe à terre et le coupable sort de la boutique.

B… qui passait dans la rue Cujas, raconte que Th… en sortant promptement de la boutique dont il avait fermé la porte avec violence, a commencé par s'enfuir, puis il a marché tranquillement; le témoin et son frère l'ont saisi par le bras en lui disant: «Venez, une dame de la rue Cujas veut vous parler.» Th… s'est retourné et a répondu: «Laissez-moi tranquille, je ne vous connais pas.» Puis il s'est décidé à suivre le témoin.

Arrivé rue Cujas, il a regardé la femme qu'il venait d'assassiner et a dit: «Eh bien oui, c'est moi, ne me laissez pas au milieu de la foule, emmenez-moi au poste de police.» Il a prétendu, ajoute B… que c'est une monomanie qu'il avait depuis six ans, et que les femmes avec lesquelles il vivait ne se doutaient pas de ce qui les attendait.

Fouillé au moment de son arrestation, Th… est porteur d'un carnet où sont consignées les notes suivantes: «Depuis longtemps, j'ai l'idée du crime. L'envie de donner un coup de couteau date de 65; je voudrais n'être connu de personne et que personne ne se soit jamais intéressé à moi.

«Je suis le plus grand ipocrite que la terre ait supporté; à quoi ai-je été bon jusqu'à ce jour? à rien, c'est le mot.

«Tout le monde se demande pourquoi j'ai assassiné! Tout simplement pour sortir de la situation où je me trouve. J'ai essayé de travailler, de me bien conduire; en un mot, j'aurais voulu être heureux; mais il est écrit dans ma destinée que je dois aller au bagne ou sur l'échafaud. Ainsi, en ce moment, je déjeune et, en même temps, de deux femmes qui se trouvent dans l'établissement, je me demande laquelle je vais frapper. Après le coup fait, je ne demande à mes juges qu'une chose, c'est de me faire couper la tête immédiatement. Le définitif de tout est que, s'il y a un Dieu, il est bien injuste. J'ai voulu bien faire; mais je n'ai jamais pu chasser toutes ces idées de crime!!!»

Interrogé par le commissaire de police, il répond à la question qui lui est posée sur le mobile du crime: «C'est la satisfaction d'une idée que j'ai depuis longtemps.»

«Je n'avais pas choisi de victime spéciale J'ai passé la nuit avec une femme; si je n'en ai pas fait ma victime, c'est par suite de circonstances qu'il m'est impossible d'indiquer, car j'avais déjà ouvert mon couteau et le lui ai montré. Elle l'a trouvé joli, et je n'ai pas osé mettre mon projet à exécution.»

Plus tard, Th… expliquera avec moins de réserves les motifs qui l'ont retenu, et la déposition de la fille avec laquelle il a passé, en effet, la nuit précédente, fournira d'utiles éclaircissements. Th… continue: «J'ai acheté le couteau hier, et j'avoue l'avoir acquis exprès pour satisfaire mes idées de meurtre.

«J'ai écrit les notes que vous me représentez avant et pendant mon déjeuner, et j'ai taillé le crayon avec mon couteau.»

Confronté le soir même avec le cadavre de la fille C… il indique froidement dans quelles conditions il l'a frappée, et il sourit quand on lui demande si c'est bien lui qui est l'auteur du meurtre. Le commissaire de police a cru remarquer sur le visage de Th… une expression de satisfaction sensuelle en regardant le cadavre et le sang. Tout au moins, ce magistrat ne retrouve pas, chez le prévenu, la tenue accoutumée des coupables dont le crime vient d'être découvert.

La déposition de M. C… son patron, nous éclaire sur l'attitude de Th… pendant les quelques jours qui ont précédé le 12 juin. Son humeur s'était assombrie, il parlait moins, semblait être plus en lui-même, il avait fait une visite à sa mère et avait eu quelques démêlés avec elle.

Le 11 juin, jour où il est sorti de chez son patron pour faire des courses, il avait l'air préoccupé, absorbé, ne paraissant pas comprendre, faisant répéter les questions. On n'a jamais remarqué qu'il fût enclin à la boisson ou à une excitation quelconque, ni qu'il eût, dans ses actes ou dans ses paroles, la moindre tendance à un dérangement de l'esprit.

Le témoin rappelle incidemment un fait important. Th… lui aurait raconté qu'il aurait déserté, étant aux zouaves pontificaux; qu'un jour ayant été arrêté pour ivresse et mis à la salle de police, il avait simulé un accès de folie, qu'on l'avait transporté à l'hôpital et qu'il avait obtenu un congé de trois mois.

La fille S… avec laquelle il a passé, en effet, la nuit du 11 au 12 juin, dépose que, pendant la nuit, Th… avait, par intervalles, le sommeil agité. Le 12, au matin, ils ont déjeuné ensemble de pain, de vin blanc et de café au lait que Th… était allé chercher. Puis, sans motif, il a tiré un couteau de sa poche, qui était neuf et joli, ce qu'elle n'a pu s'empêcher de lui dire, à quoi il a répondu que ce couteau lui avait été donné la veille par un de ses anciens camarades de régiment.

Comme la fille S… ne pouvait ouvrir le couteau, il l'ouvrit. Elle était couchée, il était assis au pied de son lit, tenant toujours le couteau à sa main; puis il l'a refermé et remis dans sa poche en disant qu'il servirait.

J'étais un peu émue, ajoute la fille S…; mais il ne fut plus question du couteau et, à 10 heures et demie du matin, il me quitta. À propos de cette déposition, Th… explique que, s'il n'a pas dit à la fille S… qu'il avait acheté le couteau la veille, c'était pour ne pas lui laisser craindre, de but en blanc, le dessein qu'il avait de l'en frapper. Il n'a pas dit que le couteau servirait. Le soir, son projet était de tuer la fille S…; mais il y a renoncé le matin parce qu'il était dans une maison vaste et habitée où il ne voulait pas risquer d'être arrêté; il ne voulait pas surtout être soupçonné d'avoir tué pour voler, ce qui n'était pas son intention.

Depuis lors, Th… est revenu, à diverses reprises et avec une insistance marquée, sur cette crainte de passer pour un voleur. Le logis de la fille était convenablement meublé, l'armoire était pleine d'effets et, malgré ses dénégations, on aurait eu peine à reconnaître si quelques objets avaient été dérobés. Il se complaît d'ailleurs, en toute occasion, à discuter dans leurs détails les plus insignifiants les dépositions des témoins, à rectifier ce qu'il appelle leurs erreurs, et à exposer lui-même les faits tels qu'ils se sont passés, dans leurs moindres circonstances. C'est ainsi qu'on présence du commissaire de police, trouvant que ses explications n'ont pas été suffisamment comprises, il prend une règle et s'en sort comme d'un couteau pour bien montrer comment a eu lieu l'assassinat,

Au dépôt de la préfecture, où il est écroué, le prévenu conserve le sang-froid qui avait tout d'abord étonné les magistrats, et la conscience vaniteuse de sa personnalité.

Le 16 juin il écrit à sa mère: «Je te demande mille pardons si j'ose t'écrire après le coup que je viens de faire. En attendant que je sois expédié à Cayenne ou à la Nouvelle-Calédonie, très-chère mère, tu voudras bien m'envoyer quelques petites choses dont j'ai besoin. Ce sont les dernières choses que je te demande, ne me les refusent pas, d'abord du papier à écolier, une main si tu le peux, des plumes, un porte-plumes, de l'encre, etc. Je voudrais bien avoir mes souliers napolitains. Ton fils, Henri Th…»

Le 18 juin, il écrit de Mazas une plus longue lettre où se trouve cette phrase: «Crois à une chose, c'est que je ne suis pas fou.»

Le 19, il s'excuse près de son patron d'avoir emporté 40 f., et termine en disant: «Je croyais porter ma tête sur l'échafaud mais je n'aurai que les travaux forcés.» À partir de cette date et pendant le long espace de temps où il est soumis à l'enquête judiciaire et à notre examen, Th… reste identique à lui-même. Pas une crise épileptiforme, pas un malaise ne vient troubler sa santé physique, et rien n'aurait échappé à l'observation intéressée et assidue de ses deux compagnons de captivité.

Une seule fois, il aurait commencé une tentative de suicide. Après le départ de M. J., un de ses anciens protecteurs, qui lui avait adressé quelques reproches, Th… dit le directeur de Mazas, s'est mis à pleurer. Tout d'un coup, il a voulu s'étrangler avec son mouchoir. Les détenus qui sont près de lui l'ont empêché, en se jetant sur lui, d'exécuter son projet.

La période de sa longue détention préventive à Mazas, du 18 juin au 26 novembre 1874, s'écoule sans incidents sous la plus attentive surveillance. Il passe son temps à écrire des lettres au juge d'instruction, demandant qu'on lui fournisse les menus objets dont il a besoin, écrivant, dessinant, et il dessine avec quelque facilité, causant avec ses codétenus et prenant le rôle de chef de la chambrée. Jamais une plainte n'est portée contre lui pour une infraction à la discipline. Les surveillants le trouvent docile et déclarent qu'ils n'ont rien à lui reprocher. Jamais ils n'ont eu à signaler une crise d'excitation ou de dépression exceptionnelle.

On nous saura gré d'avoir exposé avec un excès de détails l'histoire de Th… Il est rare qu'on puisse suivre ainsi pas à pas toute la vie intime d'un malade. Ces observations prises sur le fait et indéfiniment poursuivies deviennent de véritables matériaux scientifiques.

L'opinion que nous avons exprimée dans notre rapport pourra trouver des contradicteurs ou soulever des objections, mais l'approbation ou la critique portera sur une base solide. [M. le Dr Legrand du Saulle ne partage pas l'opinion que nous avons émise sur la nature de la maladie de Th… (Voir Étude médico-légale sur les épileptiques. Paris, 1877. Page 164).]

De ce rapport très-développé, nous extrayons la partie relative à l'étude pathologique, sans revenir sur les faits que nous venons d'exposer.

Il est évident que, pendant la surveillance prolongée à laquelle il a été soumis, Th… n'a donné aucun signe d'aliénation de nature à justifier une expertise médicale. C'est le fait seul, accompli en dehors de ce qu'on appellerait la technique du crime, qui a éveillé la sollicitude des magistrats.

Mesurer la sanité intellectuelle d'un homme d'après un seul de ses actes est un problème toujours délicat et souvent insoluble. Le médecin expert doit, en principe, faire abstraction du fait et chercher ses éléments de décision dans l'examen direct du prévenu. S'il est démontré qu'il existe une perversion pathologique, le crime ou le délit, quel qu'il soit, cesse d'être le résultat d'une libre délibération, et la responsabilité passe du malade à la maladie.

Il n'est pas toujours vrai que plus un crime est énorme, plus la moralité de celui qui s'en est rendu volontairement coupable est abaissée; il est encore moins conforme à l'observation que l'énormité de l'acte commis par l'aliéné et qui serait criminel pour tout autre, corresponde à l'intensité et surtout à la continuité de la folie. La proposition inverse se rapprocherait davantage de la vérité. C'est par une rare exception que les aliénés qui représentent le dernier degré de la déchéance intellectuelle se livrent à des actes graves, de nature à appeler l'intervention de la justice.

Il convient donc de se dégager de ce préjugé instinctif, mais en contradiction avec l'expérience que la profondeur des troubles intellectuels est en proportion avec les agissements nuisibles qu'ils ont entraînés.

L'étude des rapports de l'acte avec l'état mental de celui qui l'a perpétré a, dans le cas de Th… une telle importance, que nous nous sommes crus obligés d'exposer les données acquises à la science avant de les appliquer.

En limitant la recherche à l'homicide, les meurtres commis par les aliénés peuvent être classés dans les catégories suivantes:

1° Le malade agit conformément à ses convictions délirantes. Il suppose, par exemple, qu'il est persécuté par un individu dénommé, que cette poursuite sans excuse menace sa vie, et, se considérant dans le cas de légitime défense, il va au-devant d'un assassinat dont il serait victime. Le point de départ a été une conception maladive, mais l'élaboration logique de l'idée s'est faite presque régulièrement.

Th… semble avoir, par intervalles, côtoyé cette forme d'impulsion délirante. Sa mère était, à ses yeux, responsable de ses découragements, de l'infériorité de sa situation, et même de son instabilité de caractère.

L'idée d'en finir avec cet ennemi intime se serait plusieurs fois présentée à son esprit, mais elle n'a jamais reçu que des commencements douteux d'exécution.

Ces accès confus, racontés par l'inculpé, échappent à notre contrôle. En tout cas, il est certain que le meurtre de la fille C… ne se rattache à aucune des modalités pathologiques désignées sous le nom de délire de persécution.

2° L'aliéné faible d'esprit, imbécile, et par suite incapable de résister aux propensions, quelles qu'elles soient, est ou croit être insulté, menacé, violenté, par un tiers. Il obéit à l'instinct brutal, frappe, tue, sans être arrêté par une délibération intérieure au-dessus de ses forces intellectuelles. Là, encore, le crime s'explique par une provocation imaginaire ou vraie. Le tout se fût réduit pour un homme sain à une querelle, mais l'aliéné a perdu le sens de la mesure. De même qu'il eût pu supporter, sans se plaindre, des violences extrêmes, il repousse, par un assassinat, des offenses prétendues ou insignifiantes.

Th… n'est pas davantage dans cette condition. Bien que son intelligence réelle soit fort au-dessous de l'opinion qu'il en a, elle rentre dans une moyenne qui suffit, et au delà, à la gouverne de la vie.

Dans ces deux espèces de meurtre, l'aliéné reste après le crime ce qu'il était auparavant: que le fait nuisible ait eu lieu ou non, l'aliénation se reconnaît, indépendamment des conséquences, aux caractères séméiotiques qui lui sont propres.

3° Il existe des types de folie d'un diagnostic plus complexe et qui fournissent au meurtre l'appoint le plus considérable. Le délire est intermittent, il apparaît par crises plus ou moins prolongées, et ne laisse pas de traces durant les intervalles.

De ce nombre sont les folies toxiques et au premier rang l'alcoolisme aigu. C'est d'ailleurs aux intoxications alcooliques qu'il faut recourir toutes les fois qu'on veut pénétrer dans l'étude approfondie des délires impulsifs se répétant par accès.

Le malade, sous l'influence de l'empoisonnement alcoolique aigu, est pris d'entraînements soudains qui le portent à l'assassinat ou au suicide. L'idée de la mort domine son trouble intellectuel, et même, s'il est inoffensif, il a encore peur de l'échafaud, de la condamnation à une peine capitale, etc. L'acte succède à la pensée, plus ou moins soudain, plus ou moins conforme aux conceptions dominantes qui agitent l'aliéné, mais souvent en désaccord avec l'excitation apparente. On voit alors combien les entraînements maladifs comptent peu avec les lois physiologiques de la moralité humaine; l'alcoolique commet indifféremment un meurtre ou un suicide, et son éclair de violence porte également sur un objet inanimé et sur un être vivant. Th… n'a pas d'habitudes de boisson, ou tout du moins on ne trouve chez lui aucun des signes pathognomoniques qui persistent si longtemps, même après la cessation de l'accès. D'ailleurs, si réduite que puisse être la durée d'une crise d'alcoolisme aigu, elle ne s'épuise pas par le fait du crime accompli, et on n'eût pas manqué de noter, au moment de l'arrestation, un trouble manifeste de l'intelligence.

Les affections cérébrales déterminent des attaques encore moins durables, avec tendance impulsive au meurtre; tel est le cas de certains délires aigus et de l'épilepsie. – L'épileptique frappe sans raison; il tue pour tuer, et ne semble même pas avoir été dominé par la pensée de nuire. Bien que les violences comitiales présentent le plus souvent des caractères distinctifs, il se peut que, dans la précipitation de l'enquête immédiate, ces indices aient échappé.

Étant donné un crime sans motifs, sans explication, et dont l'étrangeté avait frappé les magistrats expérimentés en ces matières, nous avons dû rechercher les moindres symptômes d'une maladie cérébrale à attaques épileptiques ou épileptiformes, et la plus minutieuse investigation n'a fourni que les données suivantes:

Th… n'a ni insomnie, ni tremblements, ni embarras de la parole, ni trouble fonctionnel intermittent ou durable du système nerveux. Sous ce rapport, il est absolument explicite, et, d'ailleurs, il ne paraît pas supposer qu'on puisse jamais tenir pour aliéné un homme tel que lui.

Les pupilles sont inégalement dilatées, la vision de l'oeil gauche est affaiblie, mais l'examen ophthalmoscopique, qu'il serait inutile de reproduire, a permis d'exclure une lésion encéphalique se propageant à la trame nerveuse du fond de l'oeil.

En remontant dans le passé, Th… raconte qu'à diverses reprises il a été frappé d'un vertige subit avec perte de connaissance. Une attaque de ce genre aurait eu lieu pendant une revue, à l'époque où il servait comme zouave en Algérie. De pareilles défaillances se seraient produites depuis lors, mais à de rares intervalles, moins intenses, et n'entraînant à leur suite aucun désordre physique ni moral, même passager.

Bien que ces indications, les seules que nous ayons été à même de recueillir, ne soient pas sans valeur, elles ne suffiraient pas à motiver le diagnostic d'une épilepsie larvée, si tant est que ce diagnostic puisse être, dans l'état actuel de la science, sûrement établi. Il resta acquis seulement que Th… a présenté des phénomènes cérébraux qui, pour être accidentels et transitoires, n'en ont pas moins de gravité et constituaient une vague menace pour l'avenir.

4° Est-on autorisé à admettre une dernière classe de malades poussés au meurtre par une violence irrésistible et passagère, sans autres perversions physiques ou psychiques constatables durant l'accès, sans troubles caractérisés de l'intelligence après la crise? À cette question, aucun médecin ne peut hésiter à répondre par l'affirmative.

Des exemples nombreux, observés, analysés, commentés par les plus éminents observateurs, ont été publiés, et quelques doutes qui s'élèvent sur leur interprétation, leur authenticité est restée hors de discussion.

Il nous serait aisé de rapporter une série de ces faits probants, si les preuves de ce genre n'excédaient l'étendue d'un rapport médico-légal.

Les aliénés qui rentrent dans cette catégorie obéissent à des impulsions limitées. Aucun n'agit sans la pression d'une vague tendance qui le porterait, comme dans les espèces précédemment énoncées, à n'importe quelles violences. Chaque fois que la crise se répète, elle a lieu sous la même forme, avec les mêmes appétits et les mêmes aboutissants. Tantôt moins intense, elle s'épuise d'elle-même; tantôt elle s'éteint après un commencement d'exécution avortée; tantôt, au contraire, portée à son maximum, elle ne cesse qu'après l'accomplissement de l'acte commandé par ce délire de sentiments. Il en est ainsi, d'ailleurs, de l'épilepsie, des folies toxiques et de la plupart des maladies à accès, qui varient de degrés sans changer de types.

Si les attaques sont plus ou moins intenses, elles sont également plus ou moins fréquentes et plus ou moins durables.

De longues périodes, des années, peuvent s'écouler sans qu'elles se renouvellent; elles sont instantanées, fugaces, ou au contraire elles se prolongent pendant des journées et des semaines, croissant par une progression continue ou soumises à des oscillations.

Elles diffèrent des crises épileptiques par un caractère essentiel: les malades n'ont pas perdu la conscience, ils se souviennent, et ils sont en mesure de raconter leur accès souvent jusque dans les moindres circonstances,

Leur description uniforme permet d'instituer la séméiologie de ces attaques. L'impulsion consciente s'exprime tout d'abord ou par la pensée obsédante, ou même par la crainte de commettre l'acte qui répond au délire. Peu à peu s'adjoint à cette idée dominante une sorte d'état vertigineux qu'on retrouve dans tous les appétits maladifs, mais qui n'abolit pas l'intelligence. Aux premiers stades, le moindre obstacle peut devenir un empêchement, une diversion puissante suspend ou supprime la crise; la moindre cause d'excitation, qu'elle soit morale ou physique, la redouble, et ces causes varient suivant l'objet spécial de l'impulsion délirante. L'acte ainsi préparé, même dans les formes en apparence les plus instantanées, prend un aspect de préméditation qui répond à cette façon d'élaboration successive. La soudaineté de l'épilepsie, moins absolue d'ailleurs qu'on ne le suppose, n'admet pas au même degré ces indécisions et surtout ces retardements dans l'exécution de l'acte. L'action une fois commise, la crise non épileptique cesse d'ordinaire presque soudainement, et le malade, rentré en possession de son activité intellectuelle, peut être assez maître de lui-même pour s'évader ou pour combiner les moyens d'échapper aux recherches. On s'explique ainsi comment dans les faits d'impulsions incendiaires ou de kleptomanie, le coupable se soustrait si souvent même aux soupçons.

On aura complété la caractéristique sommaire de l'accès propulsif en ajoutant qu'il aboutit presque toujours à un crime ou à un délit inexplicable. L'aliéné n'était animé ni par une passion, ni par un intérêt, et le hasard seul a désigné la victime. Pour l'homicide tout au moins, les choses se passent ainsi, sauf de rares et contestables exceptions. Qu'on relève les faits consignés dans la science, et on sera frappé de la part qui revient à l'imprévu; il suffit que l'occasion soit venue au moment où, pour ainsi parler, la crise était mûre.

Si l'appétit du meurtre procédait seul par accès, l'analyse en serait contestable, mais il existe des propulsions moins violentes, et qui, ne sollicitant l'émotion ni du malade ni de l'observateur, s'arrêtent à mi-route ou se résolvent en des actions moralement insignifiantes, et se prêtent à un facile examen. Or, conformément à la règle que nous avons rappelée et qui trouve ici son application, l'énormité de l'acte n'a, malgré son importance sociale, aucune signification pathologique.

Pour citer une preuve: que de fois il arrive, et en particulier dans les délires toxiques ou épileptiques, que dans le cours de crises successives, le même malade soit entraîné tantôt à l'homicide et tantôt au suicide. Pourvu qu'il y ait mort d'homme, son appétit est satisfait.

Après la crise, la situation mentale ne présente rien de caractéristique. Il est certain que le médecin le plus expérimenté, mis en présence d'un de ces aliénés intermittents, ne soupçonnerait pas l'étendue du désordre latent ou expectant. Il en est de même dans un si grand nombre d'affections, que ces suspensions complètes rentrent dans la définition des intermittences pathologiques. Le crime ou la violence accomplie, on ne retrouve que des indices incertains dont la trace eût échappé sans ce solennel avertissement.

Th… appartient à la catégorie dont nous venons de retracer successivement les principaux caractères. Son histoire médicale, jusqu'au jour de l'assassinat, s'est passée sans témoins dans l'intimité de son for intérieur; force est donc de s'en rapporter aux renseignements qu'il fournit sur lui-même. Nous n'hésitons pas à admettre la sincérité de son dire, et parce qu'il n'essaie ni de se justifier, ni de s'excuser, et parce qu'il reproduit les formules accoutumées des aliénés impulsifs. Les crises se sont reproduites à d'assez rares intervalles; il en a été exempt pendant les deux années qu'il a passées en Afrique. À son jugement, sa mère aurait une large part de responsabilité, à cause de l'éducation défectueuse qu'il a reçue. Le contact avec sa mère entretiendrait chez lui une irritabilité toute favorable au développement des accès. Ce sont là de simples interprétations qu'il n'invoque pas d'ailleurs pour s'excuser de son crime. Th… raconte complaisamment l'évolution de la crise qui s'est terminée par le meurtre de la fille C… Il en suit les péripéties, on pourrait presque dire les ondulations. La veille, l'idée d'assassiner une fille publique l'avait poursuivi; il en a été détourné par la pensée qu'on l'accuserait d'avoir tué pour voler. Le lendemain, obsédé comme la veille, mais sans avoir perdu la conscience, plus entraîné que vertigineux, capable d'écrire sur son carnet les lignes que nous avons reproduites, il a frappé au hasard. Le restaurant lui était aussi inconnu que la victime; la jeune servante se présente et il ne résiste plus. C'est d'ailleurs un fait commun que ces meurtres aient pour objet un enfant, un individu jeune, exceptionnellement un vieillard. Th… était conscient de l'impulsion avant le crime, il se souvient de ce qui s'est passé à la suite, et ne conteste aucune des allégations du procès-verbal.

Si, laissant de côté l'attaque et la période qui l'a suivie immédiatement, on étudie l'état mental actuel du prévenu, on s'étonne de voir combien il s'écarte des autres criminels ordinaires. Il cause du meurtre librement, sans émotion, sans repentir, comme s'il s'agissait d'un meurtre commis par un autre. Dans les longs entretiens que nous avons eus avec lui, il semble que son passé lui soit étranger, et la conception de l'avenir est encore plus confuse. Vaniteux, convaincu qu'il était doué de qualités auxquelles on n'a pas donné l'occasion de se développer, emphatique dans l'expression de ses vertus sentimentales, il est, lorsqu'on lui parle du lendemain, plus imprévoyant qu'un enfant: la prévision réfléchie est évidemment au-dessus des forces de son intelligence. Son autobiographie, qu'il signe non sans quelque orgueil du nom de Th… l'assassin, donne, par certains côtés, une notion vraie de son état mental, à l'exception de ses défaillances enfantines. Indifférent au crime, il ne l'est pas à des caprices puérils, et il demande avec plus d'instance une épreuve de sa photographie qu'un renseignement sur l'avenir qui lui est réservé.

Hors de là, pas de traces de délire, pas d'indices de maladie physique; s'il avait été arrêté sous l'inculpation d'un délit de vagabondage, on accorderait qu'il se maintient dans la mesure presque normale.

En déclarant Th… aliéné sous la forme que nous avons longuement exposée, en affirmant que, pendant la crise, il avait perdu son libre arbitre pour subir une impulsion maladive, nous ne nous référons pas seulement à la saisissante bizarrerie du crime, mais nous empruntons à l'observation du malade, prolongée pendant des mois, les considérants de notre opinion médicale.

Th… nous a présenté les symptômes d'une maladie classique, dont nous avons cru devoir retracer les traits essentiels; il était aliéné quand il a accompli le crime; il est aujourd'hui dans une période d'intermission et sous la menace de rechutes dont la date à venir où l'intensité échappe à toute prévision.

Pour résumer en peu de mots le diagnostic dont nous venons de reproduire les considérants, Th… n'est pas atteint d'une épilepsie larvée.

Si on veut classer sa maladie sous la rubrique de cette espèce morbide, il faut en étendre indéfiniment la définition.

En dehors de l'épilepsie, qui explique le plus grand nombre des cas de délire par accès aboutissant à des violences, il est nécessaire de maintenir le type, admis par tant de maîtres ou d'observateurs éminents, du délire impulsif non épileptique.