L’ombre du mal

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L’un deux, de toute évidence le meneur, ricana et se retourna vers ses amis. « Est-ce que cette conne vient vraiment de parler de la météo ? »



Il était d’origine latino-américaine, petit, le visage légèrement bouffi. Toutefois, sa chemise en flanelle dissimulait sa charpente, et il était difficile pour Keri de jauger sa force. Les autres hommes étaient tous deux grands et maigres, et leurs t-shirts pendaient sur leurs épaules squelettiques. L’un était Blanc et l’autre était latino-américain. Keri prit le temps d’apprécier la remarquable diversité ethnique de ce gang de rue, avant de décider de s’en servir.



« Vous acceptez les petits blancs, maintenant ? demanda-t-elle en désignant du menton l’intrus. Alors, Alpha ? Dur de trouver suffisamment de garçons de couleur prêts à accepter tes ordres ? »



Keri n’aimait pas avoir à jouer cette carte, mais il lui fallait un moyen de diviser le groupe, et elle savait que nombre de ces gangs avaient des critères de recrutement particuliers.



« Vous allez vous attirer des ennuis à parler comme ça, siffla Alpha.



— Ouais, des ennuis, répéta le grand Blanc, tandis que le troisième restait coi.



— Tu répètes toujours ce que dit le boss ? demanda Keri au Blanc. Tu ramasses les détritus qu’il jette par terre, aussi ? »



Les deux hommes échangèrent un regard. Keri devina qu’elle avait touché un point sensible. Derrière eux, elle voyait Ray, qui avait obtenu une photo de Lanie et venait vers eux. Les deux hommes qui étaient restés près de la Corvette commençaient à se diriger vers lui, mais il leur jeta un regard acéré et ils s’arrêtèrent net.



« Elle est malpolie, la connasse, fit le Blanc, apparemment incapable de trouver une meilleure répartie.



— Il se pourrait qu’on doive t’enseigner les bonnes manières », dit Alpha.



Keri vit que le grand latino-américain se crispait à ces mots. Et soudain, elle comprit la dynamique de ce groupe : le meneur était une tête brûlée. Le Blanc était un suiveur. Et le taiseux était là pour rétablir la paix. Il n’était pas venu pour causer des problèmes ; il essayait de les empêcher. Mais il n’en avait pas trouvé le moyen, et c’était en partie la faute de Keri. Elle décida de lui tendre une perche, pour voir s’il la saisirait.



« Vous deux, vous êtes jumeaux ? » demanda-t-elle en désignant le Blanc.



Il la dévisagea un instant, manifestement incertain de la meilleure façon d’interpréter le commentaire. Elle lui fit un clin d’œil et la tension parut quitter son corps. Il faillit esquisser un sourire.



« Ouais, des vrais jumeaux, fit-il, saisissant l’occasion.



— Yo, Carlos, mec, on est pas jumeaux, dit le Blanc, mi-confus, mi-énervé.



— Non, mec, intervint Alpha, oubliant momentanément sa colère. La connasse a raison : c’est dur de vous distinguer. On devrait vous mettre des étiquettes, non ? »



Carlos et lui s’esclaffèrent, et le Blanc les imita, bien qu’il ait toujours l’air perplexe.



« Comment ça va, par ici ? » demanda Ray, les faisant tous sursauter. Avant qu’ils ne puissent s’énerver de nouveau, Keri sauta sur l’occasion :



« Je pense que ça va. Agent Ray Sands, j’aimerais vous présenter à Carlos et son jumeau. Et voici leur bon ami... Comment tu t’appelles ?



— Cecil, dit-il sans se faire prier.



— Voici Cecil. Ils aiment les Corvettes et flirter avec les femmes plus âgées qu’eux. Mais malheureusement, on va devoir vous laisser à vos réparations de voiture, messieurs. On aimerait rester, mais vous savez comment c’est avec la police de Los Angeles. Il y a toujours du travail. À moins, bien sûr, que vous vouliez qu’on reste et qu’on discute encore de bonnes manières. Ça te dirait, Cecil ? »



Cecil jaugea d’un coup d’œil les 105 kilos de Ray, puis revint à Keri, apparemment indifférente à ses insultes, et il parut décider qu’il en avait assez.



« Non, c’est bon, ça ira. Vous pouvez allez faire vos affaires de policiers. On est occupés à réparer la voiture, comme vous dites.



— Eh bien, je vous souhaite une excellente soirée, d’accord ? » dit Keri avec un enthousiasme dont seul Carlos remarqua qu’il frisait la moquerie.



Les hommes hochèrent la tête et retournèrent vers la Corvette tandis que Keri et Ray réintégraient la voiture. « Ça aurait pu être pire, fit Ray.



— Ouais, je sais que tu n’es pas encore complètement remis de ta blessure par balle. Je me suis dit que je ferais mieux de ne pas t’entraîner dans une bagarre avec cinq membres de gang, si je pouvais l’éviter.



— Merci de préserver ton collègue handicapé, dit-il en repartant dans la rue.



— De rien, fit Keri, ignorant son sarcasme.



— Alors, est-ce qu’Edgerton a pu accéder aux comptes des filles ?



— Oui. On doit aller au centre commercial de Fox Hills.



— Et qu’est ce qu’on va y trouver ?



— Les filles, j’espère, répondit Keri. Mais j’ai l’impression qu’on n’aura pas cette chance. »





CHAPITRE 4



Dès que Sarah se réveilla, elle ressentit l’envie de vomir. Sa vision était trouble, de même que son cerveau. Une lumière vive l’illuminait, et il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle était allongée sur un matelas nu, dans une petite chambre complètement vide.



Elle cligna plusieurs fois des yeux et sa vision s’éclaircit suffisamment pour qu’elle distingue une petite poubelle, par terre à côté du matelas. Elle se pencha et la tira vers elle, avant de vomir dedans pendant trente bonnes secondes, indifférente à ses yeux larmoyants et son nez qui coulait.



Elle entendit un bruit et leva les yeux dans cette direction. Quelqu’un avait tiré un rideau noir, et elle vit qu’elle n’était pas du tout dans une petite chambre, mais plutôt dans un immense entrepôt. Aussi loin qu’elle pouvait voir, il y avait d’autres matelas. Et sur presque chacun d’eux, il y avait une fille de son âge. Elles étaient toutes légèrement vêtues ou nues.



Certaines étaient seules et dormaient, ou bien, ce qui était plus probable, étaient dans les vapes. D’autres étaient avec des hommes, qui leur faisaient ce qu’ils voulaient. Certaines des filles se débattaient, d’autres restaient immobiles, impuissantes, et quelques-unes ne semblaient même pas conscientes pendant qu’elles étaient violées. Malgré son cerveau brumeux, Sarah devina qu’il y avait au moins une vingtaine de filles dans l’entrepôt.



Quelqu’un apparut dans son champ de vision. C’était Chiqy, l’homme énorme à la longue barbe qu’elle avait vu dans la chambre de Dean. Soudain, tout s’éclaircit et la distance qu’elle avait sentie pendant qu’elle observait les lieux disparut. Les battements de son cœur s’accélérèrent, et elle sentit une terreur sourde l’envahir.



Où suis-je ? Qu’est ce que c’est que cet endroit ? Pourquoi est-ce que je me sens si faible ?



Elle tenta de se redresser en voyant Chiqy s’approcher, mais ses bras cédèrent sous son poids et elle s’effondra de nouveau sur le matelas, ce qui fit glousser Chiqy.



« N’essaie pas de te lever, dit-il. Les drogues qu’ont t’a données te rendent maladroite, tu risques de tomber et de casser quelque chose. Et ça, c’est pas possible. Ça serait mauvais pour les affaires. Quand il s’agit d’os cassés, les clients préfèrent que ça soit eux qui les cassent.



— Qu’est ce que vous m’avez fait ? » demanda-t-elle d’une voix rauque en essayant de nouveau de s’asseoir.



Elle ne vit même pas venir la gifle que Chiqy lui asséna, la projetant de nouveau sur le matelas et envoyant un éclair de douleur de sa pommette à son oreille. Alors qu’elle cherchait désespérément à reprendre son souffle et retrouver son équilibre, il se pencha vers elle et lui murmura à l’oreille : « Tu vas apprendre, ma petite. Ne lève pas la voix. Ne réponds pas à moins qu’un client le veuille. Ne pose pas de questions. C’est moi le chef. Si tu suis mes règles, tout ira bien. Sinon, ça n’ira pas bien du tout. C’est clair ? »



Sarah acquiesça.



« Bien. Alors écoute bien, parce que voici les règles. Un ; tu es à moi. Je te possède. Je peux te louer, mais n’oublie jamais à qui tu appartiens. Compris ? »



Sarah, la pommette toujours douloureuse, hocha sagement la tête. Alors qu’elle était encore en train d’appréhender sa situation, elle savait qu’il était déraisonnable de défier Chiqy dans son état.



« Deux ; tu vas satisfaire les désirs de mes clients. Tu n’as pas à adorer ça, mais qui sait, peut-être que ça finira par te plaire. Peu importe. Tu fais ce que dit le client, quoi qu’il exige. Sinon, je te tabasserai jusqu’à ce que tu saignes à l’intérieur. Je peux le faire tout en conservant ton apparence pour les clients. De l’extérieur, tu auras toujours l’air d’un ange. Mais à l’intérieur, tu ne seras que de la chair à pâté. Compris ? »



Elle hocha encore la tête. Elle voulut redresser un peu la tête et plissa les yeux dans la lumière vive, dans l’espoir de trouver des repères. Elle ne connaissait aucune des autres filles. Soudain, un frisson lui courut dans le dos.



Où est Lanie ?



« Vous pouvez me dire ce qui est arrivé à mon amie ? » demanda-t-elle d’une voix qui, espérait-elle, n’exprimait aucun défi.



Chiqy la frappa de nouveau sans qu’elle s’y attende, cette fois sur l’autre joue. La force du coup la projeta violemment dans le matelas.



« Je n’avais pas fini, l’entendit-elle dire malgré le tintement de ses oreilles. La dernière règle, c’est que tu ne parles pas à moins que je t’aie posé une question. Comme j’ai dit, tu vas vite comprendre que ça ne sert à rien de jouer les malignes, ici. Compris ? »



Sarah acquiesça, remarquant au passage que sa tête était lancinante.

 



« Mais cette question-là, je vais y répondre », dit Chiqy avec un sourire cruel sur le visage. Il désigna un matelas quelques mètres plus loin.



Elle regarda l’emplacement et vit un homme qui devait avoir la soixantaine, sur une fille dont la tête était retombée sur le côté. À ce moment, l’homme attrapa son menton et tourna son visage pour pouvoir l’embrasser.



Sarah faillit vomir de nouveau en voyant que c’était Lanie. Elle était nue en bas de la taille, et son débardeur était remonté contre son cou, dévoilant son soutien-gorge. Lorsque l’homme se désintéressa de ses lèvres, il lâcha prise et la tête de Lanie retomba dans la direction de Sarah.



Celle-ci devina que son amie était à peine consciente. Ses yeux, sous ses paupières lourdes, étaient deux fentes, et elle ne semblait pas être consciente de son environnement. Son corps était inerte, elle ne réagissait pas à ce qu’on lui faisait.



Sarah enregistrait tout, mais l’horreur de ce moment lui donnait l’impression que tout ce qui arrivait était très éloigné, comme si ça avait lieu sur une autre planète. C’étaient peut-être les drogues, ou le fait d’avoir reçu deux coups à la tête. Elle se sentait engourdie.



C’est peut-être mieux comme ça.



« Elle était difficile à gérer donc on a du vachement la calmer, dit Chiqy. Tu pourrais être dans sa situation. Ou bien, si tu n’essayes pas de résister, on n’aura pas à te faire l’injection du sommeil. C’est à toi de voir. »



Sarah le regarda et allait répondre lorsqu’elle se rappela les règles, et se mordit la langue. Chiqy l’avait remarqué. Il sourit. « Bien. Tu apprends vite, dit-il. Vas-y, parle.



— Pas d’injection du sommeil, le supplia-t-elle.



— Ok, on va essayer de faire sans. Mais si tu as... du mal, tu prendras l’aiguille. Compris ? »



Sarah hocha la tête. Chiqy, avec un sourire satisfait, lui rendit son hochement de tête et sortit, refermant le rideau derrière lui.



Ne sachant pas combien de temps elle avait, Sarah regarda frénétiquement autour d’elle, essayant d’évaluer sa situation. Elle portait toujours son jean et son débardeur bleu, ce qui laissait penser qu’on ne lui avait encore rien fait. Elle vérifia ses poches à la recherche de son téléphone, porte-monnaie ou carte d’identité, mais il n’y avait plus rien, ce qui n’était pas surprenant.



Un gémissement sonore retentit non loin, ce qui sortit Sarah de son engourdissement. Elle sentait monter ce qui ressemblait à de la panique. Elle en fut ravie, car l’adrénaline qui l’accompagnait aiguisait ses sensations et lui donnait davantage de contrôle sur ses membres.



Réfléchis, Sarah, maintenant que tu en es encore capable. Tu es partie depuis un bon moment. On a du partir à ta recherche. Impossible que papa et maman attendent aussi longtemps d’avoir de tes nouvelles sans appeler la police. S’ils te cherchent, tu dois leur laisser une sorte d’indice, quelque chose pour leur faire savoir que tu étais ici, au cas où il arrive quelque chose.



Elle baissa les yeux sur son haut. Est-ce qu’elle avait dit à sa mère ce qu’elle portait aujourd’hui ? Non, mais elle avait fait un appel vidéo le matin même, donc sa mère avait vu sa tenue. Elle s’en rappellerait certainement. Après tout, elles avaient acheté ce débardeur ensemble, au centre commercial de Cabazon.



Elle déchira un morceau de tissu de son haut, d’environ 5 centimètres, au niveau de la couture près de la taille, là où le tissu était le plus faible. Elle se demandait où le cacher lorsqu’elle entendit deux voix d’hommes qui s’approchaient. Alors qu’ils tiraient le rideau, elle cacha le tissu sous le matelas, de sorte que seul un petit morceau dépassait.



Essayant d’avoir l’air innocent, elle regarda les deux hommes. Le premier était Chiqy, et l’autre était un petit homme blanc d’une quarantaine d’années, qui portait un costume. Il avait des lunettes, qu’il enleva de même que ses chaussures, et rangea le tout près du rideau.



« Quel âge a-t-elle ? demanda-t-il.



— Seize ans, répondit Chiqy.



— Un peu mûre à mon goût mais ça fera certainement l’affaire, dit-il en approchant du matelas.



— Souviens-toi ce que je t’ai dit », lança Chiqy à l’intention de Sarah.



Elle hocha la tête. Il parut satisfait et allait s’éloigner lorsque l’homme lui demanda : « Un peu d’intimité, s’il vous plaît. »



Chiqy referma le rideau d’un geste réticent. L’homme était debout au-dessus d’elle et la contemplait, son regard balayant son corps des pieds à la tête. Sarah eut la nausée.



Il commença à se déshabiller et Sarah mit à profit ce temps pour décider de la marche à suivre. Elle n’allait pas se laisser faire, de ça au moins elle était sûre. S’ils la tuaient, qu’il en soit ainsi. Elle n’allait pas finir en tant qu’esclave sexuel. Il lui fallait simplement une ouverture.



Il ne fallut pas longtemps.



L’homme avait enlevé son pantalon et son caleçon et s’approchait d’elle à quatre pattes. Il plissait légèrement les yeux et elle comprit que sans ses lunettes, il n’était pas tout à fait assuré. Bientôt, il fut au-dessus d’elle.



C’est le moment.



En un geste vif, Sarah leva la jambe droite contre sa poitrine et lança son pied en avant, heurtant l’entrejambe de l’homme. Il grogna et s’écroula au-dessus d’elle.



Elle s’y était attendue, et elle le repoussa d’un geste, puis bondit sur ses pieds et rejoignit le rideau. L’homme, derrière elle, gémissait et tentait de lui dire quelque chose. Elle écarta le rideau juste assez pour passer sa tête et observa les environs.



Elle vit la porte principale à l’autre extrémité de l’entrepôt. Mais entre son emplacement et la liberté, il y avait d’innombrables matelas occupés et au moins une demi-douzaine d’hommes qui déambulaient, surveillant les choses. Impossible de parvenir à la porte principale.



Mais peut-être qu’elle pourrait trouver une porte dérobée, si elle se fondait dans les ombres, le long du mur. Elle allait partir lorsqu’elle entendit la voix de l’homme, étranglée et douloureuse, mais parfaitement claire : « À l’aide ! »



Elle était à court de temps. Elle traversa le rideau et partit sur la gauche, à la recherche de tout ce qui pouvait ressembler à une sortie. Elle avait parcouru environ six mètres lorsqu’un homme apparut sur son chemin, bloquant le passage.



Elle se retourna et se jeta dans l’autre direction mais courut droit dans Chiqy, qui enroula un de ses bras énormes autour d’elle. Elle ne pouvait plus bouger.



À quelques mètres de là, elle vit l’homme au costume. Il était plié en deux, mais debout. Il n’avait pas remis son pantalon. Il leva la main et pointa le doigt vers elle.



« Après ça, je la veux moitié prix ! »



Sarah vit Chiqy sortir quelque chose de sa poche et réalisa ce que c’était : une seringue. Elle se débattit pour se libérer, mais c’était peine perdue. Elle sentit une piqûre dans le bras.



« Je t’avais prévenue qu’on ferait l’injection du sommeil si tu étais vilaine », dit-il, presque désolé.



Elle sentit la poigne de Chiqy se relâcher, avant de comprendre que c’était parce qu’elle perdait tout contrôle de ses muscles. Chiqy le sentit également et la lâcha. Lorsqu’elle tomba au sol, elle était complètement inconsciente.





CHAPITRE 5



Assise dans la salle d’attente du bureau des vigiles du centre commercial, Keri était tendue et angoissée. Pour la quatrième fois en un quart d’heure, la même pensée lui revint : ça prend trop de temps.



Un des vigiles était en train de chercher les images des caméras de surveillance à partir de 14h, quand Lanie avait posté sa dernière photo sur Instagram. C’était interminable, soit parce que le système était vieillissant, soit parce que le vigile était un incapable.



Ray était assis à côté d’elle, et engloutissait un sandwich au poulet acheté lorsqu’ils étaient passés dans la zone de restauration rapide du centre commercial. Le sandwich de Keri reposait sur ses genoux, intact.



Bien qu’il soit 18h30 et que les filles n’aient disparu que depuis quatre heures et demie environ, Keri pressentait obscurément que quelque chose clochait dans cette affaire, même si elle n’avait aucune preuve de cela.



« Faut-il vraiment que tu avales ce truc en une bouchée ? » demanda-t-elle à Ray d’un ton sec. Celui-ci interrompit son mouvement de mastication et lui jeta un regard surpris avant de demander, la bouche pleine : « Quelque chose te travaille ?



— Désolée. Je ne devrais pas m’en prendre à toi, mais ça m’énerve que ça prenne autant de temps. Si ces filles ont vraiment été enlevées, on est en train de perdre un temps précieux.



— Donnons encore deux minutes à ce type. S’il n’arrive à rien d’ici là, on intervient. Ça marche ?



— Ça marche, répondit Keri en mordant dans son sandwich.



— Je sais que ça t’énerve, mais c’est évident qu’il y a autre chose. Je pense que ça a un rapport avec ce que tu me cachais au commissariat. On a un peu de temps, maintenant, donc crache le morceau. »



Keri le regarda et, malgré l’air ridicule que donnait à Ray le morceau de laitue coincé entre ses dents, comprit qu’il était sérieux.



Cet homme est la personne dont tu es la plus proche dans ce monde. Il mérite de savoir. Raconte-lui, tout simplement.



« Ok, fit-elle. Attends un instant. »



Elle sortit de son sac le petit détecteur de micros et de caméras qu’elle gardait sur elle, et fit signe à Ray de la suivre dans le couloir. Un expert en sécurité et filatures qu’elle avait aidé pour une enquête lui avait recommandé cet appareil. Il avait dit que c’était un bon compromis entre taille, fiabilité, et prix ; et jusqu’à présent, il avait eu raison.



Depuis que Jackson Cave avait dit qu’il la tiendrait à l’œil, Keri avait trouvé plusieurs mouchards. L’un avait été posé dans la lampe de son bureau, au commissariat. Elle soupçonnait qu’un membre du personnel de nettoyage avait été payé pour l’y placer.



Elle avait également trouvé une caméra et un micro dans son nouvel appartement. Le micro était dans le salon, et la caméra dans sa chambre. Elle avait aussi trouvé un mouchard caché dans le volant de sa voiture et un autre dans le pare-soleil de la voiture de Ray.



Edgerton avait renforcé les protections informatiques sur son ordinateur au bureau, notamment pour détecter d’éventuels logiciels de surveillance. Pour le moment, il n’avait rien trouvé. Mais Keri ne prenait aucun risque et ne l’utilisait pour rien d’autre que son travail officiel.



Son portable, pour le moment, n’avait pas été touché – sans doute parce qu’il n’avait jamais quitté son champ de vision. C’était le seul appareil à travers lequel elle avait communiqué avec le Collectionneur, et c’était donc lui auquel elle faisait le plus attention.



Lorsqu’ils furent dans le couloir, Keri passa le détecteur le long de son corps, puis fit de même avec Ray. Elle désigna son téléphone pour qu’elle le passe également au détecteur.



Ray s’était soumis à ce rituel de nombreuses fois ces dernières semaines. Au début, il était réticent, mais lorsque Keri avait découvert le mouchard dans sa voiture, il n’avait plus fait de difficultés. Il avait même voulu arracher le micro, ainsi que tous les autres.



Elle l’avait convaincu de les laisser en place et de faire comme si de rien n’était. Si Cave découvrait qu’ils étaient au courant, il soupçonnerait qu’ils étaient également au courant pour le Collectionneur, et il risquait de le prévenir.



Cave soupçonnait déjà Keri d’avoir volé ses documents contenant des données sur divers kidnappeurs professionnels. Toutefois, il ne pouvait pas en être sûr ; et même s’il l’était, il ne savait pas l’étendue de ce que Keri avait découvert sur ses liens avec le monde souterrain du crime, ni même si Keri le surveillait, lui. Il préférait donc manifestement ne pas prendre le risque de contacter avec le Collectionneur, tant qu’il pouvait l’éviter, pour ne pas se compromettre.



Il pensait qu’ils se trouvaient dans une impasse. Et Keri en était plutôt contente, sachant que Jackson Cave détenait beaucoup plus d’informations qu’elle, pour le moment.



Elle avait promis à Ray que lorsqu’il ne serait plus utile de laisser en place les mouchards, elle s’en débarrasserait, même si cela signifiait que Cave en serait averti. Ils avaient même une phrase codée pour se faire savoir quand il serait temps de détruire les mouchards ; c’était « Bondi Beach ». Cela faisait référence à une plage en Australie, où Keri espérait se rendre un jour. Si elle prononçait ces mots, Ray saurait qu’il était temps d’arracher les micros espions.

 



« Contente ? demanda-t-il lorsqu’elle eut fini de soigneusement les passer au détecteur.



— Oui, désolée. Écoute, j’ai reçu un mail de notre ami, ce matin », dit-elle en choisissant, dans le doute, de parler en langage codé. « Il a suggéré qu’il me recontacterait. J’imagine que je suis un peu tendue... À chaque fois que mon téléphone sonne, je me dis que c’est lui.



— Il t’a donné une indication de temps ?



— Non, il a juste dit qu’il me recontacterait bientôt. Rien de plus.



— Ça ne m’étonne pas que tu sois si nerveuse. Et moi qui croyais que tu te faisais une montagne de ce dossier. »



Keri sentit ses joues s’empourprer, et elle dévisagea sans mot son collègue, choquée par son commentaire. Ray parut comprendre qu’il était allé trop loin, et allait rectifier le tir, quand le vigile leur cria depuis la salle des ordinateurs : « J’ai trouvé quelque chose !



— Tu as de la chance, mon coco », siffla Keri avec colère, passant en trombe devant Ray. Celui-ci lui fit largement la place.



Lorsqu’ils entrèrent dans la salle informatique, le vigile avait rembobiné l’enregistrement à 14h05. On voyait clairement Sarah et Lanie, assises à une petite table au milieu de l’aire de restauration. Ils virent Lanie photographier sa nourriture avec son téléphone, ce qui correspondait certainement à la publication Instagram qu’Edgerton avait trouvée.



Après deux minutes, un grand jeune homme aux cheveux noirs, couvert de tatouages, s’approcha d’elles. Il embrassa longuement Lanie et après quelques minutes de discussion, ils se levèrent tous les trois pour partir.



Le vigile arrêta l’enregistrement et se retourna vers Keri et Ray. Pour la première fois, Keri l’examina de près. Le vigile portait un badge avec son nom, « Keith », et semblait avoir vingt-trois ans tout au plus. Il avait une peau grasse et boutonneuse, et un dos bossu qui lui donnait l’air d’un Quasimodo maigrichon. Keri fit semblant de ne pas le remarquer pendant qu’il leur parlait :



« J’ai quelques bonnes captures d’écran du visage de ce mec. Je les ai mises sur un dossier numérique, je peux les envoyer sur vos téléphones si vous voulez. »



Ray lança à Keri un regard signifiant « il n’est peut-être pas si incapable, finalement », mais n’insista pas lorsqu’elle lui rendit un regard noir, toujours énervée par son commentaire.



« Ça serait parfait, dit-il au vigile. Et est-ce que vous avez pu déterminer où ils sont allés ?



— Oui », dit Keith fièrement, et il se retourna vers l’écran.



Il ouvrit une autre fenêtre, qui montrait le parcours de l’homme dans le centre commercial, ainsi que celui de Sarah et Lanie. Les trois finissaient par monter dans un fourgon Trans Am et quitter le parking en direction du Nord.



« J’ai essayé de voir les numéros d’immatriculation mais nos caméras sont placées trop haut pour voir ces détails.



— C’est pas grave, fit Keri. Vous avez fait du bon boulot, Keith. Je vais vous donner nos numéros pour que vous nous envoyiez ces captures d’écran. J’aimerais que vous les envoyiez aussi à un de nos collègues au commissariat pour qu’il les passe dans le logiciel de reconnaissance faciale.



— Bien sûr, dit Keith. Je fais ça tout de suite. Je me demandais aussi si je pouvais vous demander un service ? »



Keri et Ray échangèrent des regards sceptiques, mais Keri hocha la tête. Keith poursuivit, hésitant : « Je voudrais intégrer l’école de police, mais j’ai attendu parce que je pense que je ne remplis pas encore les critères de condition physique. Je me demandais si je pourrais vous demander des conseils, quand vous en aurez fini avec ça, pour augmenter mes chances de réussite ?



— C’est tout ? demanda Keri en sortant une carte de visite. Appelez le géant que voici pour les conseils en matière de sport. Vous pouvez m’appeler si vous avez des questions sur l’aspect psychologique du travail. Une dernière chose ; s’il faut porter un badge avec votre nom au travail, faites figurer votre nom de famille. C’est plus intimidant. »



Sur ces mots, elle quitta la salle, laissant Ray s’occuper des menus détails. Il le méritait. Dans le couloir, elle envoya les captures d’écran de l’homme à Joanie Hart et aux Caldwell, leur demandant s’ils le reconnaissaient. Un instant plus tard, Ray émergea de la salle. Il avait l’air contrit. « Écoute, Keri. Je n’aurais pas du dire que tu te faisais une montagne de ce dossier. C’est évident qu’il se passe quelque chose de louche dans cette affaire.



— C’est une excuse, ça ? Parce que je n’ai pas entendu le mot « désolé ». Et puisqu’on y est, n’y a-t-il pas eu suffisamment de dossiers où j’ai été la seule à m’inquiéter, à raison, pour que tu me laisses le bénéfice du doute ?



— Oui, mais qu’en est-il de tous les dossiers où... » commença-t-il à dire, avant de se raviser à la moitié de sa phrase. « Je suis désolé.



— Merci », fit Keri en choisissant de passer outre la première partie de son commentaire pour ne retenir que la seconde.



Son téléphone vibra, et elle baissa les yeux avec enthousiasme. Mais au lieu d’un email du Collectionneur, c’était un message de Joanie Hart, bref et précis : « jamais vu ce type ».



Elle le montra à Ray, secouant la tête à l’apparente indifférence de cette femme pour le bien-être de sa fille. Puis le portable sonna. C’était Mariela Caldwell.



« Bonjour, Mme Caldwell. C’est l’agent Locke.



— Oui, Ed et moi avons regardé les photos que vous nous avez envoyées. On n’a jamais vu ce jeune homme. Mais Sarah m’a dit que selon Lanie, son petit copain avait un physique de rockeur. Je me demande si ça pourrait être lui ?



— C’est parfaitement possible, répondit Keri. Est-ce que Sarah a mentionné le nom de ce petit copain ?



— Oui, je suis à peu près sûre que c’est Dean. Je ne me souviens pas d’un nom de famille, je ne pense pas que Sarah le connaissait non plus.



— Ok, merci beaucoup, Mme Caldwell.



— Est-ce que ça vous sera utile ? demanda la femme d’un ton plein d’espoir, presque suppliante.



— C’est fort possible. Je n’ai pas encore d’informations nouvelles à vous donner. Mais je vous promets que nous faisons tout notre possible pour retrouver Sarah. J’essaierai de vous mettre à jour aussi souvent que possible.



— Merci, agent Locke. Vous savez, je n’ai réalisé qu’après votre départ que c’est vous qui avez retrouvé cette adolescente surfeuse, il y a quelques mois. Et je sais que, eh bien, avec votre fille... »



La voix de Mariela se brisa et elle s’interrompit, manifestement submergée par l’émotion.



« Tout va bien, Mme Caldwell, dit Keri en se concentrant pour ne pas perdre toute maîtrise.



— Je suis tellement désolée pour votre petite fille...



— Ne vous inquiétez pas de ça. Mon objectif est de retrouver votre fille. Et je vous promets que je vais investir chaque once de mon énergie dans ce but. Vous, essayez simplement de rester calme. Regardez une émission bête à la télé, faites une sieste, faites ce que vous pouvez pour ne pas perdre la tête. Nous, pendant ce temps, on s’en occupe.



— Merci », murmura Mariela Caldwell, la voix quasiment inaudible.



Keri raccrocha et regarda Ray, qui avait une expression inquiète.



« Ne t’inquiète pas, collègue, l’assura-t-elle. Je ne suis pas encore sur le point de perdre la boule. Maintenant, partons à la recherche de cette fille.