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Mémoires du maréchal Berthier … Campagne d'Égypte, première partie

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«Vous trouverez ci-joint un chiffre pour correspondre avec le gouvernement, et un autre chiffre pour correspondre avec moi.

«Je vous prie de faire partir dans le courant d'octobre Junot ainsi que mes domestiques et tout les effets que j'ai laissés au Caire. Cependant je ne trouverai pas mauvais que vous engageassiez à votre service ceux de mes domestiques qui vous conviendraient.

«L'intention du gouvernement est que le général Desaix parte pour l'Europe dans le courant de novembre, à moins d'événemens majeurs.

«La commission des arts passera en France sur un parlementaire que vous demanderez à cet effet, conformément au cartel d'échange, dans le courant de novembre, immédiatement après qu'elle aura achevé sa mission. Elle est maintenant occupée à voir la Haute-Égypte; cependant ceux des membres que vous jugerez pouvoir vous être utiles, vous les mettrez en réquisition sans difficulté.

«L'Effendi fait prisonnier à Aboukir est parti pour se rendre à Damiette. Je vous ai écrit de l'envoyer en Chypre; il est porteur, pour le grand-visir d'une lettre dont vous trouverez ci-joint la copie.

«L'arrivée de notre escadre de Brest à Toulon, et de l'escadre espagnole à Carthagène, ne laisse plus de doute sur la possibilité de faire passer en Égypte les fusils, les sabres, les pistolets, les fers coulés dont vous pourriez avoir besoin, et dont j'ai l'état le plus exact, avec une quantité de recrues suffisante pour réparer les pertes des deux campagnes.

«Le gouvernement vous fera connaître alors ses intentions lui-même; et moi, comme homme public et comme particulier, je prendrai des mesures pour vous faire avoir fréquemment des nouvelles.

«Si, par des événemens incalculables, toutes les tentatives étaient infructueuses, et qu'au mois de mai vous n'eussiez reçu aucun secours ni nouvelles de France, et si, malgré toutes les précautions, la peste était en Égypte, cette année et vous tuait plus de quinze cents soldats, perte considérable, puisqu'elle serait en sus de celles que les événemens de la guerre vous occasionneront journellement, je pense que dans ce cas vous ne devez pas hasarder de soutenir la campagne, et que vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte ottomane, quand même la condition principale serait l'évacuation de l'Égypte. Il faudrait seulement éloigner l'exécution de cette condition, jusqu'à la paix générale.

«Vous savez apprécier aussi bien que moi, combien la possession de l'Égypte est importante à la France; cet empire turc qui menace ruine de tous côtés, s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Égypte serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en des mains européennes.

«Les nouvelles des succès ou des revers qu'aura la République, doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs.

«Si la Porte répondait avant que vous eussiez reçu de mes nouvelles de France, aux ouvertures de paix que je lui ai faites, vous devez déclarer que vous avez tous les pouvoirs que j'avais, et entamer les négociations, persistant toujours dans l'assertion que j'ai avancée, que l'intention de la France n'a jamais été d'enlever l'Égypte à la Porte; demander que la Porte sorte de la coalition et nous accorde le commerce de la mer Noire; qu'elle mette en liberté les prisonniers français; et enfin six mois de suspension d'armes, afin que pendant ce temps-là, l'échange des ratifications puisse avoir lieu.

«Supposant que les circonstances soient telles que vous croyiez devoir conclure ce traité avec la Porte, vous ferez sentir que vous ne pouvez pas le mettre à exécution, qu'il ne soit ratifié; et suivant l'usage de toutes les nations, l'intervalle entre la signature d'un traité et sa ratification, doit toujours être une suspension d'hostilités.

«Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir sur la politique intérieure de l'Égypte: quelque chose que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos amis. Il faut les empêcher d'être insolens, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens; ce qui nous les rendrait irréconciliables. Il faut endormir le fanatisme, afin qu'on puisse le déraciner. En captivant l'opinion des grands cheiks du Caire, on a l'opinion de toute l'Égypte; et de tous les chefs que ce peuple peut avoir, il n'y en a aucun de moins dangereux que les cheiks, qui sont peureux, ne savent pas se battre; et qui, comme tous les prêtres, inspirent le fanatisme sans être fanatiques.

«Quant aux fortifications, Alexandrie, El-A'rych, voilà les clefs de l'Égypte. J'avais le projet de faire établir cet hiver des redoutes de palmiers, deux depuis Salêhiëh à Catiëh, deux de Catiëh à El-A'rych; l'une se serait trouvée à l'endroit où le général Menou a trouvé de l'eau potable.

«Le général Samson, commandant du génie, et le général Songis, commandant de l'artillerie, vous mettront chacun au fait de ce qui regarde sa partie.

«Le citoyen Poussielgue a été exclusivement chargé des finances. Je l'ai reconnu travailleur et homme de mérite. Il commence à avoir quelques renseignemens sur le chaos de l'administration de l'Égypte. J'avais le projet, si aucun nouvel événement ne survenait, de tâcher d'établir cet hiver un nouveau mode d'imposition, ce qui nous aurait permis de nous passer à peu près des Cophtes; cependant avant de l'entreprendre, je vous conseille d'y réfléchir long-temps. Il vaut mieux entreprendre cette opération un peu plus tard qu'un peu trop tôt.

«Des vaisseaux de guerre français paraîtront indubitablement cet hiver à Alexandrie, Bourlos ou Damiette. Faites construire une bonne tour à Bourlos; tâchez de réunir cinq ou six cents mameloucks que, lorsque les vaisseaux français seront arrivés, vous ferez en un jour arrêter au Caire et dans les autres provinces, et embarquer pour la France. Au défaut de mameloucks, des otages d'Arabes, des cheiks-belets, qui, pour une raison quelconque se trouveraient arrêtés, pourront y suppléer. Ces individus arrivés en France, y seront retenus un ou deux ans, verront la grandeur de la nation, prendront quelques idées de nos mœurs et de notre langue, et de retour en Égypte, y formeront autant de partisans.

«J'avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens: je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l'armée et pour commencer à changer les mœurs du pays.

«La place importante que vous allez occuper en chef, va vous mettre à même enfin de déployer les talens que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passe ici est vif, et les résultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation; ce sera l'époque d'où dateront de grandes révolutions.

«Accoutumé à voir la récompense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postérité, j'abandonne avec le plus grand regret l'Égypte. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les événemens extraordinaires qui viennent de se passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de cœur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais en personne; et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique établissement dont les fondemens viennent d'être jetés.

«L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfans; j'ai eu dans tous les temps, même au milieu des plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentimens: vous le devez à l'estime toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte,

«Bonaparte.»

COMMANDEMENT DE KLÉBER

DES MESURES QU'IL PREND POUR ASSURER LA DÉFENSE ET CALMER LA POPULATION

Kléber arriva à Rosette le lendemain, Bonaparte n'y avait pas paru; il se crut joué, s'emporta, n'épargna dans sa colère ni son chef ni ceux qui l'avaient suivi. La rapidité avec laquelle il avait traversé le désert lui tenait à l'âme; il se blâmait de la célérité qu'il mettait à exécuter ses ordres, et applaudissait avec amertume à la mystification qu'elle lui causait. Plus calme, il se fût aperçu qu'il n'y en avait aucune; il pouvait venir lui-même ou envoyer son aide-de-camp; la dépêche qu'il citait était expresse à cet égard; il savait en outre mieux que personne que la guerre est une affaire de tact, et d'à-propos, que mille circonstances imprévues peuvent décider d'un rendez-vous auquel il est d'ailleurs facile de suppléer par des instructions. Mais Kléber n'était plus cet homme ardent, dévoué qui refusait de commander, qui ne voulait pas obéir, qui avait résolu de ne suivre, de ne reconnaître pour chef que Bonaparte. Le service était pénible dans le désert, la victoire y était sans jouissances, le danger n'offrait aucune des compensations qu'il présente ailleurs; il fallait réveiller, déplacer, pourvoir à la sûreté des forts qui protégent les terres cultivées. Ces mutations continuelles désolaient ceux qui en étaient l'objet; les officiers de l'armée d'Italie les acceptaient comme des exigences du service; ceux de Sambre-et-Meuse étaient moins résignés. Les reproches qui poursuivaient la tiédeur leur semblaient de la haine; les ordres qui assignaient un poste sur la lisière du désert, des vexations, Kléber avait laissé échapper quelques mouvemens d'impatience pendant l'expédition de Syrie; tous s'étaient aussitôt groupés autour de lui. Dès-lors il n'entendit plus que des plaintes, il ne reçut plus que des réclamations. L'un ne déplaisait que parce qu'il était attaché à son chef, l'autre n'était éloigné qu'à cause de son dévoûment; chacun lui faisait hommage de ses ennuis, personne ne souffrait plus que pour avoir combattu sur le Rhin. Kléber ne fut pas à l'épreuve de ces injustes préventions. Il se crut offensé, se détacha de son général, et prit bientôt en haine une expédition où sans cesse aux prises avec les Arabes, on ne recueillait de la victoire que la nécessité de vaincre encore. C'est dans cette disposition d'esprit qu'il s'était rendu à Rosette; la nouvelle du départ de Bonaparte venait de parvenir dans cette ville lorsqu'il y arriva. Le trouble, l'inquiétude qu'elle répandit parmi les troupes et la population ne firent qu'accroître le mécontentement qu'il éprouvait. Aigri, rebuté, blessé peut-être de la préférence que d'autres avaient obtenue, il ne fut pas maître de son dépit, et s'abandonna à toutes les inspirations de la colère contre un chef qui semblait l'avoir méconnu. Il accusa sa résolution, blâma ses vues, et se livrait à toute l'impétuosité de son caractère, lorsqu'on annonça un officier qui arrivait d'Alexandrie; c'était un chef de brigade, Eysotier, que lui avait expédié Menou. Ce général lui transmettait la dépêche qui l'investissait du commandement, et le prévenait qu'il ne pouvait, dans une lettre écrite à la hâte, lui faire le détail des motifs qui avaient déterminé le départ; mais qu'il les avait trouvés justes; qu'il pensait même que le parti qu'avait pris Bonaparte était le seul qui permît à l'armée d'espérer des secours.

 

Menou n'était pas alors ce qu'il est devenu depuis. La nature ne l'avait pas destiné à briller sur le champ de bataille; il s'était sagement retranché dans son cabinet. Là, établi sur son divan, il avait passé à écrire, à projeter, le temps que les autres avaient mis à combattre, et était parvenu à cacher sa nullité militaire sous le fracas de ses principes administratifs. C'était du reste un homme aimable, désintéressé, facile, qui joignait au pathos des encyclopédistes toute l'aménité d'un courtisan. Attaché d'abord à la cour, il avait visité la Gambie, siégé dans nos assemblées nationales; sa conversation pétillait de souvenirs, de vues, d'anecdotes; et lui avait valu une sorte de suprématie morale à laquelle personne n'avait échappé. Des chefs le charme s'était répandu sur les troupes; elles vantaient, citaient Menou et le désignaient hautement comme le seul officier capable de succéder au général Berthier, qu'un moment de dégoût avait décidé à repasser en France. Le départ n'eut pas lieu, Menou resta à Rosette et continua de jouer l'administrateur, dont le rôle lui réussissait si bien.

Le suffrage d'un homme dont il respectait les lumières, le commandement qui lui était déféré et son équité naturelle, eurent bientôt ramené Kléber à des idées plus justes. Il parcourut les instructions, les documens que Bonaparte lui avait laissés, applaudit aux mesures qu'il avait prises, et cessa de blâmer une détermination à laquelle il avait voulu s'associer quelques mois plus tôt: mais l'aveu d'un écart coûte toujours à faire; obligé d'admettre le fond, il se rejeta sur la forme: le grief était misérable, et ne méritait pas de figurer dans d'aussi graves intérêts. Kléber le sentit, et reprenant avec le pouvoir les sentimens qu'il avait long-temps professés pour son chef, il adopta ses vues, sa politique, pressa l'exécution des travaux qu'il avait arrêtés et adressa aux chefs de corps une circulaire où la question du départ était présentée sous son véritable jour. «Le général en chef, leur dit-il, est parti dans la nuit du 5 au 6 pour se rendre en Europe. Ceux qui connaissent comme vous l'importance qu'il attachait à l'issue glorieuse de l'expédition d'Égypte doivent apprécier combien ont dû être puissans les motifs qui l'ont déterminé à ce voyage. Mais ils doivent se convaincre en même temps que dans ses vastes projets comme dans toutes ses entreprises nous serons sans cesse l'objet principale de sa sollicitude: «Je serai, me dit-il, d'esprit et de cœur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverai en personne; et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée dont je vous laisse le commandement.» Ainsi nous devons nous féliciter de ce départ plutôt que de nous en affliger. Cependant le vide que l'absence de Bonaparte laisse et dans l'armée et dans l'opinion est considérable. Comment le remplir? en redoublant de zèle et d'activité; en allégeant par de communs efforts le pénible fardeau dont son successeur demeure chargé. Vous les devez, citoyen général, ces efforts à notre patrie, vous le devez à votre propre gloire, vous les devez à l'estime et à l'amitié que je vous ai vouée.»

Ces mesures arrêtées, il se disposait à se rendre au Caire; mais Menou s'était tout à coup avisé que son commandement ne pouvait être que provisoire, qu'il devait le tenir de Kléber, qui, pourtant, n'avait de pouvoirs que ceux que lui avait laissés Bonaparte, et annonçait même l'intention de ne s'en charger qu'après une conversation qui le mît à même de développer ses vues, ses projets. Kléber accueillit ses scrupules, eut avec lui un long entretien, confirma sa nomination, et se mit en route pour la capitale.

La proclamation que Bonaparte avait faite à l'armée, la lettre qu'il avait écrite au divan, y avaient maintenu le calme et la sécurité; la population était tranquille; la troupe pleine de confiance; chacun augurait bien de la résolution que le général avait prise de repasser la mer. Kléber voulut ajouter encore aux bonnes dispositions de la multitude. Il s'adressa d'abord à l'armée: des circonstances imprévues avaient déterminé le général en chef à faire voile pour l'Europe. La France périssait; il était accouru. Les dangers que présente la navigation dans une saison aussi peu favorable, les croisières dont la mer était couverte, rien n'avait pu l'arrêter; mais son départ était un motif de sécurité plus que de craintes. Il allait relever la gloire de nos armes; de prompts secours joindraient l'armée, ou une paix digne d'elle viendrait mettre un terme à ses travaux. Du reste toute la sollicitude de son nouveau général lui était acquise. Il veillerait à adoucir ses privations, à pourvoir à ses besoins et ne négligerait rien de ce qui pourrait contribuer à sa prospérité et à sa gloire. Il reçut ensuite la députation du divan. Le cheik El-Mody portait la parole; il réclama la protection du nouveau chef pour la religion musulmane, témoigna les regrets que causait aux orateurs de la loi le départ de Bonaparte, et les espérances qu'ils fondaient sur l'équité, la modération de son successeur. La réponse de Kléber fut aussi noble que la harangue. «Ulémas, dit-il, et vous tous qui m'écoutez: c'est par mes actions que je me propose de répondre à vos demandes et à vos sollicitations. Mais les actions sont lentes, et le peuple semble être impatient de connaître le sort qui l'attend, sous le nouveau chef qui lui est donné. Eh bien! dites-lui que le gouvernement de la République française, en me conférant le commandement de l'Égypte, m'a spécialement chargé de veiller au bonheur du peuple égyptien; et de tous les attributs de mon commandement, c'est le plus cher à mon cœur.

«Le peuple de l'Égypte fonde particulièrement son bonheur sur sa religion: la faire respecter est donc l'un de mes principaux devoirs. Je ferai plus, je l'honorerai et contribuerai, autant qu'il est en mon pouvoir, à sa splendeur et à sa gloire.

«Cet engagement pris, je crains peu les méchans: les gens de bien les surveilleront et me les feront connaître. Là où l'homme juste et bon est protégé, le pervers doit trembler: le glaive est suspendu sur sa tête.

«Bonaparte, mon prédécesseur a acquis des droits à l'affection des cheiks, des ulémas et des grands par une conduite intègre et droite: je la tiendrai cette conduite, je marcherai sur ses traces, et j'obtiendrai ce que vous lui avez accordé. Retournez donc parmi les vôtres; réunissez-les autour de vous et dites-leur encore: Rassurez-vous; le gouvernement de l'Égypte a passé en d'autres mains, mais tout ce qui peut être utile à votre félicité, à votre prospérité sera constant et immuable.»

Il ne s'en tint pas à ces assurances; il savait ce qu'il avait fallu de temps, de victoires et de soins à la modeste allure de Bonaparte pour se concilier une population qui ne mesure la puissance que par l'éclat, et voulut enlever de prime abord ce que son prédécesseur n'avait obtenu que des bienfaits d'une sage administration. Il s'entoura de tout le luxe, de toute la pompe que déployaient les beys; il exigea que les naturels missent pied à terre, se prosternassent en sa présence, et ne parut plus dans les rues que précédé d'une longue suite de Kouas qui avertissaient les musulmans de son approche.

Cet appareil, ces déférences qu'avait dédaignés son prédécesseur une fois réglés, il chercha à connaître au juste quelle était sa position. Ses premiers regards se portèrent sur les troupes disséminées dans les provinces dont le commandement lui était confié. Toutes avaient envisagé le départ sous son véritable point de vue; toutes étaient résignées, pleines de confiance dans le chef qui remplaçait celui qu'elles avaient perdu. Lanusse n'avait pas aperçu que la nouvelle de l'embarquement eût produit de sensation fâcheuse à Menouf sur l'esprit du soldat ni sur celui de l'habitant; il n'avait jamais vu du moins le premier plus satisfait, ni le second plus tranquille. Quant à lui, sans doute il espérait beaucoup du général qui avait fait voile pour l'Europe, mais il comptait davantage encore sur la capacité de son successeur, et ne doutait pas que conduite par un tel chef, soutenue par des hommes dont le dévoûment n'avait pas de bornes, l'expédition n'eût tout le succès qu'on s'en était promis. Verdier était plus positif encore; il concevait, sans chercher à la comprendre, toute la gravité des motifs qui avaient déterminé Bonaparte; mais le chef qu'il avait investi du commandement était digne de guider les braves avec lesquels il avait vaincu; toutes ses facultés lui étaient acquises: sa division partageait les mêmes sentimens; confiance, bravoure, discipline, il pouvait tout attendre d'elle. Friant lui transmettait de Siout les mêmes assurances, témoignait le même dévoûment: les soldats comme les officiers avaient vu le départ avec satisfaction; ils étaient persuadés qu'il avait été entrepris dans leurs intérêts, et que le bien de l'armée exigeait que le général passât en Europe: du reste, ils avaient combattu sous Kléber à l'armée de Sambre-et-Meuse; ils étaient pleins d'attachement pour lui. Desaix, Belliard, Robin et Zayoncheck ne lui transmettaient pas d'autres sentimens: à Kéné comme à Fayoum, à Hesney comme à Mansoura, à Cathiëh, à El-A'rych, les troupes étaient dévouées, satisfaites, et attendaient avec calme les événemens qui se préparaient.

La situation financière était moins satisfaisante. Le génie manquait de fonds pour exécuter les travaux qui lui avaient été prescrits, les corps réclamaient la solde, et l'artillerie, la cavalerie, moyens de se réparer, de faire face aux rechanges, aux fournitures qui leur manquaient. L'exigence de ces besoins les rendait faciles à satisfaire. Kléber l'avait déjà mandé à Menou; la pénurie justifie la violence: on peut tout exiger lorsqu'on manque de tout. En conséquence, on imposa le commerce, on pressura les Cophtes, et on frappa sur les provinces de fortes contributions. Le Caire regorgeait des blés de la Haute-Égypte, on les céda, on obligea les fournisseurs à les prendre, on traita à toutes les conditions. On fit des traites sur la trésorerie nationale, on échangea des grains, on créa des monopoles, on donna des droits, des cafés en retour des draps, des médicamens que des maisons d'Europe avaient importés. Ces ressources se trouvant encore insuffisantes, on eut de nouveau recours aux Cophtes. Ils avaient fait des bénéfices énormes dans la perception des impôts; ils refusaient de donner des lumières sur quelques droits inconnus, on les condamna à verser dans la caisse le montant probable de ce qu'ils avaient touché, et on leur abandonna le recouvrement du reste pour une rétribution de 1,500,000 pataques.

Ces divers moyens, joints à la perception du miry, dont Kléber pressait la rentrée de toutes ses forces, et qu'il appuyait par des mouvemens de troupes continuels, le mirent promptement en état de faire face aux différens services. Il put alors se livrer tout entier aux soins de l'administration. Obligé d'organiser à la hâte, Bonaparte n'avait pas eu le temps de porter dans toutes les branches l'économie, la régularité dont elles sont susceptibles. Les combats, d'ailleurs, s'étaient succédé l'un à l'autre; il ne lui avait pas été possible au milieu des apprêts, des sacrifices qu'ils entraînent, de remédier aux abus qui les suivent, d'arrêter les dilapidations qui les accompagnent. Cette gloire était réservée à son successeur; il se montra digne de la recueillir. Il améliora la situation des troupes, pourvut les hôpitaux, veilla à la confection du pain, approvisionna les forts, soumit toutes les parties du service à une comptabilité sévère. En même temps il organisait les recrues qu'il avait appelés sous les drapeaux, disciplinait les noirs que Bonaparte avait tirés de Darfour, concentrait, assemblait ses moyens, sans se soucier beaucoup de la cohue qui se formait en Syrie; il en plaisantait même avec Desaix. Tantôt il lui peignait Joussouf-Pacha perdu dans les sables avec les quatre-vingt-dix mille hommes qu'il voulait mener droit au Caire; tantôt il lui annonçait les éléphans du visir, et promettait de lui organiser une belle division avec laquelle il pourrait goûter le plaisir de les combattre. Les tentatives auxquelles les côtes étaient exposées lui paraissaient moins sérieuses encore. La mer était soulevée par les orages, les croisières n'avaient pu tenir leur station; de six mois aucun débarquement important ne lui semblait à craindre.

 

L'état où se trouvait le Saïd n'était pas plus alarmant. Mourâd-Bey avait essayé de déboucher au-dessus de Siout et était remonté jusqu'à El-Ganaïm. Mais atteint presque aussitôt par le chef de brigade Morand, qui s'était mis à sa suite, il avait été culbuté, rompu, obligé de se retirer avec précipitation. La rapidité de sa fuite n'avait pu le soustraire aux coups qui le menaçaient. Son vainqueur s'était élancé sur sa trace; et traversant avec son infatigable colonne cinquante lieues de désert en quatre jours, il s'était tout à coup déployé à la hauteur de Samanhout. Il avait surpris le camp du bey, taillé ses mameloucks en pièces, pillé ses équipages, enlevé ses chameaux, et l'avait mis pour long-temps hors d'état de rien entreprendre.

Les Anglais n'avaient pas été plus heureux devant Cosséir. Embossés sous le fort, ils avaient accablé nos ouvrages de projectiles, et jeté, après quatre heures d'une canonnade furieuse leurs chaloupes à la mer. Nos soldats étaient paisiblement stationnés dans le village; les embarcations les aperçurent, virèrent de bord et regagnèrent les frégates. Le feu néanmoins ne se ralentit pas; il continua toute la nuit; le lendemain les bâtimens qui l'avaient ouvert, changèrent de position, se mirent à battre le fort en brèche et jetèrent à la côte un détachement nombreux. Il s'avança, à la faveur de ce déploiement d'artillerie; et, plus entreprenant que celui de la veille, il marcha droit à nos positions; mais accueilli par une mousqueterie des plus vives, il ne put résister au choc et regagna promptement ses chaloupes en nous abandonnant ses morts et ses blessés. L'escadre ne se tint pas pour battue: elle redoubla le feu, couvrit le fort d'obus, de boulets, et quand elle crut nos soldats ébranlés, elle effectua une nouvelle descente sur une plage qui courait au sud de nos ouvrages. Cette tentative ne lui réussit pas mieux que celle qu'elle avait déjà hasardée. Ses troupes, fusillées de front et de flanc par les postes que le général Donzelot avait embusqués dans les tombeaux, les ravins qui bordent le désert, furent rompues et obligées de se retirer avec précipitation.

Cet échec ne fit qu'irriter sa colère. Elle mit ce qui lui restait de pièces en batterie, tonna, foudroya toute la nuit, et poussa dès le matin ses embarcations au rivage. La 21e les laissa arriver et fondit sur elles avec une impétuosité irrésistible. Tout fuit, tout se dispersa, ou se réfugia à la hâte sous le canon des frégates. Convaincue de l'inutilité de ses efforts, la flotte s'éloigna à son tour, et le Saïd n'eut plus d'ennemi qui le menaçât. Restait le désert; mais nous étions en mesure contre tout ce qui voudrait en déboucher: la question ne pouvait être ni longue ni douteuse. La sécurité du général était entière, il pouvait faire face sur tous les points. C'était bien juger des hommes et des choses; malheureusement Kléber ne s'en rapportait pas toujours à ses inspirations. Grand, bien pris, de taille héroïque, il avait, comme la plupart des hommes à haute stature, une disposition singulière à se laisser conduire. Du reste, irascible, amer, inconsidéré dans ses propos, il s'engageait par ses imprudences même, et s'attachait aux images grotesques ou obscènes dont il revêtait ses saillies. Ce défaut assez léger eut des résultats fâcheux.

Le manque de formes qui avait été si vivement senti à Rosette n'avait pas fait au Caire des blessures moins profondes. Deux hommes surtout en avaient été singulièrement affectés: placés l'un et l'autre à la tête de l'administration, ils croyaient avoir acquis des droits à l'intimité de Bonaparte. Dugua avait commandé, régi la colonie pendant que son général combattait sur les bords du Jourdain, et avait reçu ses félicitations sur la manière énergique et sage dont il avait dissipé les rassemblemens, fait régner l'ordre au milieu d'un peuple travaillé dans tous les sens. Sa pénétration n'avait malheureusement pas égalé sa vigilance: il avait repoussé les bruits qui couraient sur le départ, et traité de factieux ceux qui les propageaient. Ce malencontreux ordre du jour, donné au moment même où le général mettait sous voile lui faisait monter le rouge au visage: il s'en voulait, se plaignait d'avoir été pris pour dupe, et ne se refusait aucun des propos que suggère le dépit. Emporté, mais juste et peu fait pour la haine, il fût bientôt revenu à des idées plus calmes; il eût senti que le général ne pouvait divulguer un secret qui déjà transpirait de toutes parts, et compromettre par une vaine confidence une entreprise où il y allait de sa liberté: occupé d'ailleurs comme il était de médailles, d'administration, il eût bientôt oublié ce désagrément et fût resté inoffensif s'il eût été abandonné à lui-même.

Il n'en était pas ainsi de Poussielgue; ce financier était blessé dans son illusion la plus chère, celle qu'il était indispensable au général en chef. Souple, adroit, habile à flatter les cheiks, à démêler les artifices dans lesquels s'enveloppaient les Cophtes, il avait rendu à l'armée des services qu'on ne pouvait méconnaître; mais aussi vain que laborieux, aussi implacable que désintéressé, tout en convenant que Bonaparte avait eu de justes motifs de repasser en France, il se récriait avec amertume sur le mystère qu'il lui avait fait. Il ne pouvait lui pardonner d'avoir caché sa résolution «à des hommes à qui il devait beaucoup; qui avaient toujours justifié sa confiance, et qu'il laissait chargés du fardeau du gouvernement. Le général Dugua et lui avaient beaucoup à s'en plaindre; il les avait joués.» Voilà les hauts griefs auxquels les intérêts de la France allaient être sacrifiés; les nobles inspirations qu'allait recevoir Kléber. Par malheur pour sa gloire, ce général connaissait trop peu l'Égypte; blessé devant Alexandrie, il avait passé dans cette place tout le temps de la conquête, et n'en était sorti que pour faire la campagne de Syrie. Au retour, il était allé prendre le commandement de Damiette, était resté sur la lisière du désert, et n'avait vu du Delta que la partie la moins cultivée. Il était prévenu, n'avait qu'une idée confuse des ressources qu'offrait la colonie, et se trouvait dans une situation d'esprit propre à recevoir les impressions les plus fâcheuses. Poussielgue ne les lui ménagea pas: il lui peignit l'incertitude des rentrées, l'exiguïté de recouvremens, lui mit sous les yeux les anticipations qu'on avait faites, les fournitures dont on devait compte aux provinces; et passant aux besoins de l'armée, il lui montra une disproportion énorme entre la recette et la dépense, un déficit qui devait s'accroître dans une proportion rapide. Dugua ne lui présenta pas la situation des corps sous un point de vue plus favorable; les uns manquaient de vêtemens, les autres n'avaient pas d'armes; ils n'offraient tous, sur la vaste surface où ils étaient disséminés, qu'un réseau sans consistance, qu'une série de postes isolés qu'on pouvait forcer sur tous les points.