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La Demoiselle au Bois Dormant

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XI

Aube s'éveilla de bonne heure et sut tout de suite où elle était; mais elle n'en prit point alarme: son esprit, comme ses membres, s'était retrempé dans ce long sommeil. Elle n'avait pas quitté tous ses vêtements et put bientôt sortir. Elle passa dans la salle d'entrée, devant la vieille qui ne fit rien pour la retenir, traversa en courant l'espace qui précédait la maison et arriva à la falaise. Elle vit sur l'autre bord du torrent Nine, qui, un paquet d'herbe fraîche sur la tête, se dirigeait vers l'écurie d'Olge. C'était le seul point vivant de l'horizon, il n'y avait même pas un oiseau dans le ciel où le soleil levant dispersait les brumes matinales.

Aube revint lentement, retrouva la vieille qui, assise à la même place qu'elle ne semblait pas avoir quittée cette nuit, essayait de déraidir ses membres à la chaleur du feu. Elle accueillit Aube par un regard narquois de ses petits yeux fureteurs.

– Nous revoilà donc, Demouéselle; nous avons trouve notre mur trop haut pour le sauter, et une Demouéselle comme vous ne passerait pas seule sous la cascade sans être emportée.

– Je n'y passerai pas seule, dit Aube d'un ton positif, Nine m'accompagnera. A cette condition, j'empêcherai qu'on ne punisse votre fille. Mais il est temps que je rentre.

– Il est temps, mon agneau, vous avez bientôt dit. La petite reine de Menaudru ne parlerait pas plus ferme. La connaissez-vous? On la dit toujours renfermée et vivant avec les anges qui n'ont jamais ni froid, ni soif, ni faim, et qui ne ressemblent pas aux pauvres comme nous. A propos, Nine a trait la chèvre, buvez le lait, je n'en prendrai pas: les vieux doivent laisser les douceurs aux enfants.

– Merci, dit Aube repoussant d'un signe cette offre, je n'ai besoin que d'un morceau de pain.

– On voit bien que vous n'êtes pas rassasiée du régime.

Un morceau de pain tout sec par ci par là peut être un régal. Vous deviez pourtant avoir de belles dents, puisque les vieux on-dit racontent que la Maison mangera le château.

– Il n'est pas question de cela, reprit Auberte.

Vous avez très mal agi avec moi, on m'a trompée en me parlant d'une malade.

– Eh! fit la vieille avec rancune, est-ce que je ne suis pas assez malade? Et la Nine, elle n'a pas été malade des trois mois avec les os tordus, la fièvre, et rien à lui donner que de l'eau? Et Gédéon, où serait-il avec sa blessure s'il n'y avait pas eu quelqu'un pour avoir pitié de nous? Il n'a pas été malade donc à passer ses nuits, les pieds dans la glace, pour guetter le gibier d'eau, à risquer la prison pour la vendre?.. Moi, sur ma chaise, une jambe paralysée, et les garçons qui avaient pour pitance du pain qu'il fallait mettre fondre dans l'eau. Ah! malades, malades… nous le serons bien plus encore quand votre père aura détourné l'eau de la Mielle pour sa scierie, jusqu'à ce qu'il ne reste plus une truite pour Gédéon. Alors nous serons tous si malades que nous mourrons de faim. Mais non, cela n'arrivera pas, nous tenons votre père et nous le tiendrons serré. Qu'il vienne vous chercher, si le démon lui montre le chemin. On voit de loin ici. Nine aura si tôt fait de partir avec vous; moi, je resterai pour lui répondre. Ah! oui, malade…

Elle se redressait, ses cheveux gris tombant sur ses joues creuses, le bâton levé, elle semblait dénoncer en Aube tous les coeurs durs de ce monde.

– Mais, pauvres gens, on vous punira, dit Aube. Laissez-moi partir et je…

– Non, non, non! s'écria la vieille. Tant que votre père n'aura pas cédé.

Aube rentra dans sa cabine, s'assit sur sa couchette et réfléchit. Son esprit était redevenu lucide, les paroles de la vieille avaient pleinement confirmé ses premières suppositions: on l'avait prise pour une des filles de M. Droy. Elle comprit, du même coup, le plan formé par ces cervelles ignorantes et obtuses. Gédéon avait compté obtenir toutes les concessions de M. Droy en séquestrant quelques jours l'un des enfants, sans se rendre compte des conséquences qu'entraînerait pour lui pareil acte. Et les deux femmes, aigries par la misère, pliées de longue date à l'obéissance, entraient aveuglément dans les vues du maître. A quoi bon les détromper, dire son nom? ces femmes ne la croiraient pas ou refuseraient de la délivrer avant le retour de Gédéon. Si M. Droy était informé de cette affaire, il voudrait peut-être souscrire immédiatement aux conditions et aux engagements qu'il plairait à Gédéon de lui dicter. Non, Aube ne voulait pas être pour les Droy l'occasion d'un sacrifice. Elle envisageait les choses sous leur véritable jour, c'est-à-dire comme un contretemps sans péril qui avait, au milieu de sa vie ordonnée, incolore, un excitant parfum d'aventure. Elle éprouvait une douceur fière à rester calme et courageuse, à souffrir même un peu pour la Maison; c'était, plus réchauffante et vivace, cette même douceur céleste, inconnue, qu'elle avait ressentie alors que, souffrante et blessée, elle avait apaisé le brûlant repentir de Camille, qu'elle avait consolé et endormi contre elle l'enfant qui venait de lui faire du mal.

Quelquefois elle avait rêvé de vivre un peu dans une cabane comme une princesse dans un conte; quand elle était malade, elle avouait le fiévreux désir d'aller passer quelques jours chez une ancienne servante de Menaudru qui l'avait nourrie, et qui habitait un chalet dans le Doubs, et, moitié riant, moitié sérieux, le docteur disait oui.

Voilà que son désir se réalisait. Le hasard mettait à sa portée des découvertes que ne lui aurait point réservées la pieuse retraite de Sainte-Cécile. Dans le secret de son coeur, Aube avait une soif inavouée de savoir, de mieux connaître ces malheureux, de pénétrer plus avant dans leur vie et leur âme.

Et puis, elle supposait bien que son exil ne se prolongerait pas, que Gédéon reviendrait forcément en ne recevant de la Maison ni propositions ni avances, et qu'elle serait libre avant la date fixée pour son retour à Menaudru.

Les heures s'écoulèrent paisibles entre la grand'mère qui se dédommageait de l'inertie forcée de ses membres par l'agilité de sa langue, et Nine toujours silencieuse qui vaquait à ses travaux de ménage.

A midi, Nine servit une soupe épaisse et quelques pommes de terre dont Aube eut sa part; puis elle s'assit auprès de la vieille, et, de ses doigts estropiés, commença à tresser des corbeilles. Elle travaillait sans hâte et sans trêve, sans plainte et sans joie, comme une pauvre machine.

Aube, qui était libre en apparence, se promena autour de la maison. La journée était devenue radieuse; mais, sur ce sommet désert, le beau soleil comme les nuages semblaient répandre une paix mélancolique. Aube, en longeant la falaise, découvrit une échappée par où l'on apercevait Menaudru. L'antique palais se dressa tout à coup comme une apparition et Aube, un peu défaillante, s'assit pour le voir. Il n'y avait pas aujourd'hui de brume autour du mont, et le vieux Menaudru planait dans la lumière, il se découpait en arêtes vives sur le bleu resplendissant du ciel.

Aube distingua, près du château, la tache plus blanche qui était la Maison.

La Maison finira par manger le château, avait dit la vieille. Etait-il possible que la Maison finît par l'emporter sur son grand ennemi héréditaire; que l'infime pygmée attaché au flanc de l'antique colosse réussît à y faire une blessure par où tout le vieux noble sang coulerait? Et, quand le soleil couchant fit autour du château comme une mer de pourpre glorieuse, il sembla à Aube que c'était tout le sang de Menaudru qui, s'étant échappé, s'épandait dans la plaine.

Ils avaient Hugues, à la Maison, ils étaient heureux, sans souci du regard tendre, un peu éperdu, qui les cherchait à travers le vertigineux espace. Ils avaient au milieu d'eux cet Hugues si rempli de jeunesse et de force que, depuis qu'il avait parlé à Aube, quelque chose de cette ardeur ferme était entré en elle, que, depuis qu'elle avait entendu cette voix, son coeur assoupi battait plus fort.

Quand Aube détourna enfin ses yeux éblouis, un point noir apparaissait en haut de la falaise. Ce point noir se dirigea très vite vers la maison où l'attendait Nine, qui était sortie sur sa porte.

Aube se rapprocha, pressentant une nouvelle.

A mesure qu'elle marchait, elle reconnaissait dans le point noir une enfant, et dans cette enfant, Zoé, Zoé éplorée, les vêtements en lambeaux, mouillée des pieds à la tête, probablement par un contact récent avec la cascade.

Mais Aube ne s'abusait-elle point? Etait-ce bien Zoé, la muette, l'insensible Zoé qui, le visage inondé de larmes et marbré de meurtrissures, criait, gesticulait en courant vers la hutte?

Zoé s'arrêta devant Auberte, aussi pétrifiée que si elle voyait un fantôme. La présence de Mlle de Menaudru acheva de la bouleverser; mais, dominée par une frayeur pire, elle passa devant Auberte pour se précipiter dans la salle, se jeter les bras étendus vers la grand'mère et, tremblante, égarée comme un animal maltraité poussé au paroxysme de la terreur, elle répétait avec véhémence: Cachez-moi, ne me laissez pas prendre…

– Ce que j'ai fait à Hermance? reprit-elle à travers ses sanglots. Tout ce que j'ai pu pour "l'enrager". Oui, toujours battue, toujours… Est-ce que ça se doit? Est-ce que… est-ce que…

Elle se tut, étouffée par la question passionnée qu'elle semblait adresser au sort plutôt qu'à Nine.

– Hermance a dit qu'elle me tuerait si la demoiselle de Menaudru me voyait pleurer. Je suis partie me cacher dans les carrières. J'ai rencontré votre homme, Gédéon; il m'a dit qu'il allait travailler aux terrassements, mais que je me sauve ici et que je vous dise de me garder, parce qu'Hermance est trop méchante et que j'aime mieux mourir que de retourner avec elle.

J'ai passé la cascade toute seule, et j'aurais passé si elle avait été de feu. Nine, Mémé, gardez-moi. Vous n'avez guère à manger, mais je ne mangerai pas du tout, s'il faut. Est-ce que je mangeais chez Hermance? Gardez-moi au moins un petit peu chez vous.

 

Oh! je sais bien que je ne vous suis rien à vous, Mémé, gémit la petite fille, rien que la cousine à Nine… Mais, pourtant, Gédéon a dit…

Sa voix s'étrangla.

– Que c'était une honte! Et c'est une honte, je le dis avec Gédéon, s'écria solennellement la grand'mère. Tu ne retourneras plus chez cette serpent d'Hermance. Si c'est tout ce que te rapportent les charités de la demouéselle de Menaudru, vaut encore mieux misérer avec nous.

Zoé répétait, pleurant toujours, mais plus bas:

– Je sais… je sais que vous n'avez guère.

– Tu auras comme nous, dit brièvement Nine.

Elle posa la main sur la tête humide et ébouriffée de la petite. Aube comprit alors que Nine ressemblait à Zoé; mêmes traits épais, même lourde carrure, même crinière ténébreuse. Et cette main surmenée, déformée, posée sur ce front d'enfant en détresse, dans un geste d'adoption, parut à Aube inexprimablement triste.

Aube était rentrée aussi; comme personne ne lui accordait la moindre attention, Zoé ne semblant même plus la voir, elle regagna sa cabine. Par la porte ouverte, elle suivait la scène, elle voyait Zoé toujours appuyée contre Nine. Nine, par l'effet de la lenteur passive de ses mouvements ou de son esprit, gardait longtemps les mêmes attitudes. Elle dit soudain de sa voix aux intonations rouillées où vibra une sourde tendresse: Tu as vu Gédéon, as-tu vu mes garçons?

– Non, fit la petite.

Et Nine s'écarta pour se remettre à l'ouvrage. La grand'mère continua: Gédéon s'arrangera avec Hermance; il a le droit, mais il te croyait mieux chez elle. Hermance embobinera bien la demouéselle de Menaudru, elle est capable de se faire continuer ta pension pour se consoler de t'avoir perdue.

Et puis on lui portera, de temps en temps, un poisson, puisque Gédéon va garder sa rivière, et Nine lui tressera des paniers…

Qu'est-ce que Gédéon t'a dit pour nous? demanda encore la vieille.

– Y n'a pas pu venir à cause des affaires qu'il a et que vous savez.

– Il a-t-il eu bien du tapage à la Maison des Droy?

– Du tapage? je ne sais pas. Gédéon a dit que quelque chose ne marchait pas, que si ça n'allait pas mieux, il reviendrait demain. Je n'ai pas bien compris.

Aube n'écoutait plus, elle était atterrée par les révélations de cette enfant, qui fuyait si désespérément sa protection pour se réfugier chez ces sauvages. Gillette avait raison, Hermance abusait indignement de son autorité; Zoé était malheureuse chez cette femme qu'aucun élan religieux n'élevait à sa tâche de mère adoptive.

Zoé, délivrée de ses appréhensions, se calma et devint à peu près aussi taciturne que Nine. Elles rivalisèrent de silence, laissant le champ libre à la grand'mère qui causait sans cesse, et, si quelqu'un autour d'elle élevait par hasard la voix, déclarait qu'on lui fendait la tête et qu'il n'y avait plus moyen de s'entendre.

Zoé accepta promptement la société d'Aube comme un fait tout naturel, et ne parut pas disposée à rendre à la jeune fille son séjour plus agréable. Il y avait en elle un ferment d'hostilité. Aube crut s'apercevoir que l'enfant, par quelque caprice, peut-être même dans un obscur esprit de vengeance, n'avait point trahi l'incognito de sa bienfaitrice; il lui plaisait sans doute de la voir en captivité, en tout cas, les deux femmes ne changèrent rien à leur manière d'être vis-à-vis d'Aube. Elles étaient à leur brusque façon si bonnes pour Zoé, elles partageaient si libéralement leur nourriture avec la petite, se privant pour elle, non seulement sans reproche, mais encore sans arrière-pensée, qu'Aube en concevait parfois de l'admiration. Elle levait alors les yeux sur l'image de Jésus: si le rayonnement de la sainte image, qui manquait dans la jolie maison d'Hermance, ennoblissait cette hutte, tout faible et obscurci qu'il arrivât à ces natures ignorantes et incultes, que serait-ce si cette lumière céleste leur apparaissait dans sa vérité dégagée de toute ombre?

Pendant que Zoé et la grand'mère dormaient, Aube entendit Nine travailler à sa vannerie jusque bien avant dans la nuit pour payer la rançon de Zoé, après une journée dont la fatigue mettait du plomb dans tout son corps. Quelle esclave était cette femme, quelle pauvre bête de labeur… Elle avait défriché presque sans outils un coin de terre, elle bêchait, fendait le bois qu'elle allait couper. Elle essayait même de coudre. En voyant l'aiguille se perdre dans ses doigts durcis, Aube, qui était venue s'asseoir dehors près d'elle, prit la robe que Nine essayait de repriser.

– Je savais bien coudre autrefois, fit Nine avec le sourire hésitant qui mettait un rayon fugitif sur sa figure massive. Moi, je ne suis pas des monts, mais du pays plat. Mes défunts parents avaient une maison de pierre, un pétrin de chêne, des armoires très belles. Mon frère a tout gardé. Gédéon est généreux comme un prince. On ne donne pas des armoires à des vagabonds comme nous. Il y en avait une sculptée avec un coeur et des roses… vous l'auriez aimée. Nous n'avons plus rien, cette maison est à la Mémé et nous n'y sommes pas toujours: nous courons plus souvent la montagne que nous n'habitons ici.

– Et vous avez bien voulu quitter la plaine?

– Oui, dit-elle calmement, j'ai traversé le torrent avec Gédéon. Le torrent… Gédéon… c'est quelque chose comme ça dans l'histoire sainte, il me semblait y être. On s'aime bien, on s'en va ensemble, on ne voit rien d'autre. Et cela a été fini, nous n'avons jamais pu redescendre.

Son sourire flottant se fixa une minute, puis mourut.

– Que voulez-vous? on s'aime, on se marie, c'est le bon Dieu qui veut ça. On a de la misère ensemble, des affronts, est-ce que c'est le bon Dieu qui le veut encore? Moi, fit-elle lentement, je vous dirai que je ne le crois pas. Ma tête n'est pas solide comme celle de Gédéon ou de la mère, mais je ne crois pas que le bon Dieu soit contre nous. Seulement, nous ne connaissons peut-être pas bien sa volonté et les hommes sont durs.

Ainsi, vous pensez mal de nous parce que Gédéon braconne.

Mais enfin, dit-elle avec effort, ce n'est pourtant pas voler.

Le gibier, une chose qui court, qui vole et qui va chez tout le monde, c'est à tout le monde aussi, votre père devrait le comprendre.

XII

Gédéon ne revint pas le lendemain et Aube, qui avait compté sur ce retour pour dénouer sans heurt la situation, dut se soumettre à un autre jour d'attente.

Quand elle entra dans la salle, à l'heure du repas, elle trouva Nine et la grand'mère en conférence. Nine paraissait adresser à la vieille des observations qui devaient concerner Aube, car les deux femmes se turent à l'approche de la jeune fille. Puis la grand'mère dit, d'un air péremptoire:

– Les Droy font les morts pour payer moins cher, mais ils se lasseront avant nous. Toujours, il n'y a que Gédéon qui puisse décider s'il faut leur rendre la demouéselle. Ne vous occupez de rien, Nine, et obéissez à votre époux.

– Excusez-nous, Demouéselle, Nine ne sait ce qu'elle dit, elle a la dure de ses garçons.

Nine s'en alla renouveler sa provision de joncs et chercher des champignons pour le souper; la grand'mère, qui souffrait de son pied, se recoucha et Aube se trouva livrée à elle-même.

Elle marchait un peu derrière la cabane, quand elle entendit les grelots d'Olge à quelque distance. Elle ne se demanda point comment la mule avait passé le ravin; elle se dit seulement qu'elle allait voir Olge, s'appuyer sur son cou de satin gris.

Elle arriva bientôt vers un petit feu de broussailles; les grelots tintaient toujours, mais Olge n'était pas là, il n'y avait que Zoé. Du collier de la mule, Zoé s'était fait une ceinture: elle dansait autour du feu comme une petite sorcière, elle tournait avec lenteur, grisée par la musique argentine qui accompagnait ses mouvements.

– Tu as pris ce qui ne t'appartenait pas, dit Auberte. Rends-moi ce collier.

– Non, vous l'avez eu assez longtemps, vous ne l'aurez plus.

Aube étendit la main, mais Zoé fit un tour preste sur elle-même et se trouva hors de portée.

Zoé disparut de son horizon et elle en fut allégée; l'enfant, qui ne lui adressait jamais volontairement la parole, la surveillait d'habitude avec une vigilance infatigable.

Elle alla au bord de la falaise, comme elle le faisait souvent pour tâcher de voir Olge. Malgré ses prières, Nine avait toujours refusé de faire sortir la mule de son écurie et Aube ne l'avait pas revue.

En se penchant pour s'assurer que la mule n'était pas là, qu'un bouquet d'arbrisseaux ou un quartier de roc ne la dérobaient point à ses yeux, elle remarqua qu'à cet endroit, la falaise n'était pas aussi inexorablement abrupte qu'elle l'avait cru, et elle pensa qu'avec du courage, elle arriverait peut-être seule au couloir qui aboutissait derrière la cascade. Une enfant comme Zoé avait bien passé sous la chute; si Aube avait assez de sang-froid pour y réussir, elle retrouverait le gué et, une fois sur l'autre bord, elle détacherait Olge. Elle ne connaissait pas le chemin, mais elle connaissait assez l'infaillible instinct de sa mule pour être sûre qu'Olge la ramènerait sans coup férir à Menaudru. Et tout serait fini de cette manière.

Que n'y avait-elle songé plus tôt! Elle ne se dit pas que la surveillance incessante dont elle avait été l'objet aurait entravé toute tentative de ce genre, elle pensa que son ancienne apathie l'avait encore paralysée, l'avait empêchée de trouver une solution qui ne demandait cependant qu'un peu de coup d'oeil et d'audace. Mais l'idée avait enfin germé, elle n'en retarderait pas l'exécution. Jamais les circonstances ne seraient plus favorables. Il ne fallait pas attendre le retour de Nine ou de Zoé, et il n'y avait pas un instant à perdre. Elle commença à descendre, s'arrêtant pour fermer les yeux et reprendre haleine quand elle sentait le vertige la gagner, monter vers elle, de cette eau tourbillonnante noire et blanche qui courait follement sous ses pieds.

En relevant les yeux pour mesurer la distance parcourue, elle aperçut Zoé qui, penchée sur le vide, la regardait.

– Arrêtez! cria la petite fille. Revenez tout de suite!

Et comme Aube, sans l'écouter, continuait sa descente, Zoé se désola. Les mots, toujours si lents à venir, se pressèrent sur sa bouche.

– Oh! arrêtez! revenez! dit-elle avec un accent de désespoir. On m'avait dit de vous garder. Si Gédéon ne vous retrouve pas, il me tuera, à moins que Nine me batte à mort ce soir. Quand elle a peur de Gédéon, elle ne se connaît plus… elle est aussi méchante qu'Hermance, et plus forte. Oh! je vous en prie, ayez pitié de moi… revenez, revenez… ou je me jette dans l'eau.

Aube, surprise par l'ardeur angoissée de cette prière, s'arrêta. Il lui sembla que les gouttes d'eau qui rejaillissaient de la cascade jusqu'à elle, étaient les larmes de Zoé, et ces larmes lui retombaient sur le coeur.

– Revenez, revenez… je vous pardonnerai tout… tout ce que je vous ai fait…

Tout ce que vous m'avez donné, aurait-elle pu dire.

– Revenez ou je suis perdue, revenez ou je me jette en bas!

Aube remonta. Quand elle fut presque de niveau avec Zoé, elle fut happée aux poignets par une petite main noire et sèche qui ne lâcherait pas aisément sa proie.

– Promettez-moi de ne plus recommencer, dit la petite dont les yeux étincelaient, dites que vous ne chercherez plus à partir avant que Gédéon soit rentré, et je ne raconterai rien à Nine de peur qu'elle ne vous enferme…

La moindre résistance les aurait entraînées toutes deux.

Aube, qui gardait difficilement l'équilibre sur le bord de l'excavation qui lui servait d'appui, prononça le oui qu'on réclamait d'elle; elle venait de reconnaître que l'entreprise était au-dessus de ses forces.

Zoé l'aida à reprendre pied, puis, la regardant dans les yeux, elle dit d'une voix sifflante:

– Là! vous ne vous sauverez plus. Nine ne m'aurait pas tant battue, elle a un coeur de mésange. J'ai menti. Mais vous, vous avez promis et vous ne pouvez pas mentir, c'est bon pour nous autres… Vous auriez bien voulu que Nine me tue.

Dans sa rage, elle sauta sur la falaise, détacha un des grelots d'Olge quelle portait encore à sa ceinture et le lança dans le torrent. Il s'y engloutit avec un son plaintif comme un sanglot. Et, un à un, avec une lenteur cruelle, elle jeta les grelots pour qu'Aube ne les eût jamais plus. Ils s'évanouirent, petites voix éteintes, petites âmes harmonieuses perdues dans le torrent, et, quoique l'eau fût violente, il sembla à Aube qu'un grand silence s'était fait autour d'elle.

Aube regagna la cabane. Elle s'étendit sur son lit et refusa de souper. La traîtresse violence de Zoé après ses larmes, l'avait à la fois révoltée et anéantie. Mentir, c'est bon pour nous autres… L'amère humilité de ces mots l'oppressait. Il était impossible d'arriver jusqu'à ces coeurs retors et durs, aussi impossible que de traverser le torrent sans aide. Rien n'éteindrait l'antagonisme qui les avait toujours séparés d'elle.

 

– Va voir ce que veut la demouéselle, commanda dans la salle la grand'mère.

Zoé obéit avec indifférence. Quand elle fut dans la chambre d'Aube, celle-ci se souleva à demi sur sa couchette.

– Viens, Zoé, dit-elle à voix basse.

Zoé s'approcha. Aube, par une impulsion soudaine, attira l'enfant à elle, sous la clarté indécise qui tombait encore de la petite fenêtre, elle plongea ses yeux inquiets, pleins de reproche, dans les yeux mornes de Zoé. Mais elle avait dit:

– Zoé, écoute… C'est moi qui te demande pardon.

Au lieu des mots accusateurs qu'elle avait cherchés pour condamner l'enfant, la forcer au repentir, c'était cette prière qui était sortie de sa bouche.

Zoé ne bougea point, Aube sentit sous ses doigts comme un frisson qui aurait couru dans tout ce corps rigide. La petite créature toujours rétive tressaillit; puis, tout à coup, se ploya comme brisée et s'abandonna contre Auberte, comme jadis l'avait fait Camille Droy repentante.

L'enfant dit tout bas d'une voix essoufflée:

– Je suis fâchée… bien fâchée.

Elle s'en alla, rappelée par la grand'mère. Aube retomba sur son lit et demeura longtemps les yeux grands ouverts dans l'ombre. Elle avait senti battre un coeur tout semblable en cette petite paysanne sauvage et chez Camille Droy, la fillette civilisée et fine. Le même instinct tout puissant, irrésistible, avait jeté dans ses bras les deux enfants coupables.

Le lendemain, Aube s'éveilla bien avant son heure accoutumée et entendit qu'on parlait d'elle.

– Tu devrais emmener la demouéselle pendant la visite de l'autre, disait, derrière la cloison, Nine à Zoé. Puisque c'est le jour et l'heure…

– L'autre ne fait pas plus de bruit qu'une souris.

La demouéselle ne s'éveillera pas avant deux heures… et je ne veux pas m'en aller, conclut finalement Zoé.

– Laisse la petite, Nine, et va plutôt au-devant de ton monde pour l'assister, interrompit la grand'mère.

Et elle ajouta:

– S'il nous vient du tracas, on les gardera toutes les deux. Mais va vite, que mon pied n'y tient plus et que je ne croyais jamais pouvoir attendre à aujourd'hui.

Il se passa plus d'une demi-heure avant que Nine revînt, et elle n'était pas seule. Aube écouta, curieuse de connaître la visiteuse si impatiemment attendue. Elle entendit une voix calme et faible dont le son, en pareil lieu, la remplit de surprise. Elle se leva pour s'assurer qu'elle ne se trompait pas et, par les interstices de la porte, elle vit Mlle Anne.

La vieille demoiselle se débarrassa de son manteau suranné et d'un petit panier dont elle déballa le contenu. Son ajustement pauvre et fané était aussi irréprochable que si elle n'eût jamais quitté sa maison pour gagner, par des chemins inaccessibles, cet endroit perdu.

Aube voyait aller et venir ses mains fluettes, toujours recouvertes de mitaines.

Elle sortit un flacon, des bandelettes de flanelle et de toile, tout en répondant aux paroles de bienvenue murmurées autour d'elle. Pour l'engager à ne pas faire de bruit, on lui avait vaguement parlé d'un enfant qui dormait, et elle évoluait discrètement. Elle étendit sur un escabeau la jambe de la grand'mère, elle massa et frictionna le membre infirme qu'elle remmaillota ensuite avec prestesse.

Aube s'expliqua pourquoi Zoé n'avait pas voulu manquer cette visite; la petite se pressait contre Mlle Anne, buvait ses moindres mots, la regardait avec des yeux d'amour.

– Mademouéselle Anne, on vous espérait bien, dit la grand'mère étirant sa jambe à petits coups pour la ramener à elle.

– Je ne suis pas venue ces dernières semaines, parce que j'étais souffrante, et puis l'eau était forte. Aujourd'hui, la cascade n'est qu'un filet, j'aurais pu me passer de Nine.

– Ah! Demouéselle, vous vous êtes bien souvent passé d'elle, des fois que la cascade était méchante à tout emporter, quand nos maux pressaient et que Nine avait ses fièvres: et la nuit, quand on vous a envoyé le petit parce que Gédéon s'en allait mourant. Vous avez guéri Gédéon du mauvais coup que lui avaient donné les gardes, le soignant comme votre fils et restant là des jours dans cette chambre – elle montrait la chambre d'Auberte – pour le veiller puisqu'on ne pouvait pas appeler un médecin sans mettre mon garçon dans la peine.

Elle baissa soudain la voix en chuchotant:

– C'est que nous avons là un enfant endormi.

– Personne n'avait besoin de moi ailleurs, dit Mlle Anne avec douceur, personne ne m'attendait.

Aube pouvait comprendre l'indicible tristesse de cette parole. Le front pâle et uni de la vieille demoiselle s'assombrit un peu.

– Ai-je bien fait? Gédéon m'avait promis de ne plus braconner.

– Oh! Demouéselle, la faim, la faim… voyez-vous…

La vieille répéta: la faim, la faim, d'un ton dolent en secouant la tête.

Mais Nine, revenant malgré elle à un permanent souci, demanda brusquement:

– Qu'est-ce qu'on dit, à Mirieux? Y a-t-il du nouveau à la maison des Droy?

– Je ne sais pas, dit Mlle Anne, distraite. La petite fille aux cheveux de lin qu'ils appellent Cam me parlait l'autre jour par-dessus la haie de mon verger. Son institutrice l'a rappelée; elle m'a saluée, mais elle a rappelé l'enfant, murmura-t-elle se parlant à elle-même. Je ne sais pas autre chose.

Puis, comme si elle cherchait un réconfort, un appui, elle posa la main sur l'épaule de Zoé qui s'était assise à terre contre elle.

– Et toi, mon petit coeur, te voilà donc ici? Nine m'a raconté en venant. Tu es contente?

L'enfant dit:

– Oui; mais, quand je serai plus grande, j'irai chez vous pour vous servir.

Les traits de Mlle Anne s'illuminèrent divinement; ce ne fut qu'une flamme passagère.

– Non, non, pas d'enfant chez moi pour souffrir avec moi, je ne mettrai personne dans mon ombre.

Elle reprit:

– Tu viendras pour quelques jours si tu veux que je te fasse des vêtements, dès que Gédéon se sera définitivement entendu sur ce sujet avec Hermance.

Elle se leva, et les yeux fixés sur le Christ aux mains pleines de rayons:

– Au revoir, dit-elle, prenez le peu que je vous apporte. Je reviendrai, je suis à votre service et… et je vous remercie.

Elle sortit avec Nine et Zoé.

Mlle Anne connaissait donc le chemin de cette demeure; elle visitait les Jaux par charité, elle était restée de son libre accord dans cette chambre qu'habitait Auberte et où elle avait laissé son empreinte de netteté et de paix. Elle secourait ces parias avec une céleste pitié, elle était venue ici, la nuit, par tous les temps… Aube croyait la voir s'avancer dans ces solitudes, frêle et sereine, avec le pli d'une douleur vaincue sur sa bouche résignée. Elle la voyait soigner du même coeur les plaies de leur misérable corps et l'infirmité de leur conscience dévoyée. Elle demeurait digne et droite sous le faix d'injustice qui aurait dû la courber. C'était, pour Aube, une vision lumineuse qui la transportait dans un monde de vertu surhumaine, de victorieuse abnégation. Elle en restait troublée et ravie; la leçon entrait comme un fer dans son âme, et cette leçon venait des Jaux autant que de Mlle Anne.

Mais pourquoi Aube n'avait-elle point parlé à la vieille demoiselle? Sa promesse à Zoé l'engageait-elle ici? Elle ne savait plus, ses idées se confondaient. Et si, comme l'avait dit la grand'mère, on retenait aussi Mlle Anne? La vieille demoiselle était déjà loin. Ce lui fut un chagrin de ne plus la sentir à portée. Pour la première fois, le découragement tomba sur elle. Aube se rappela que le moment approchait où sa mère irait la chercher. Cette après-midi, oui, elle en fit le calcul, cette après-midi, sa mère devait passer à Sainte-Cécile. Certes, Gédéon serait là avant ce soir; mais si la Comtesse rentrait plus tôt qu'elle ne l'avait primitivement décidé? Avec un serrement de coeur, Aube se représenta sa mère arrivant à Sainte-Cécile, elle descendait de voiture dans la belle grande cour dont les plates-bandes ressemblaient à des émaux. On l'introduisait au salon, elle demandait Aube et, au lieu de sa fille, c'était la Mère supérieure ou Mme de Gourville qui entrait, disant qu'on n'avait point vu Auberte. Aube sentit cruellement le contre-coup de l'émotion qui menaçait Mme de Menaudru.