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La Demoiselle au Bois Dormant

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Le temps était redevenu gris et piquant, et le vent balayait la roche de Brague. Auberte était seule sur ce cap d'où elle dominait un vaste espace.

La jeune fille s'était assise sur un fragment de pierre et abritait son visage d'un pan de sa mante; elle laissait son regard tranquille errer sur l'horizon pierreux et stérile, et se remémorait les légendes de Brague.

Ici, disait la tradition, les hommes primitifs, les hommes sauvages de ce temps brumeux que nous ne pouvons connaître que par déduction, et qui s'est si bien enseveli sous la poussière des vieux siècles, qu'il nous transmet à peine de lui-même un obscur reflet ou un vague écho, – ici, ces hommes affamés, dépourvus de moyens d'attaque, acculaient les chevaux qui vivaient en troupes libres sur le grand plateau. Ils les pourchassaient, les cernaient jusqu'à ce que les bêtes traquées et folles se précipitassent du haut de Brague. Elles tombaient sur les roches qui en bas, si bas, découpaient leurs arêtes épaisses et dures. Les hommes descendaient dépecer leurs victimes dont les ossements retrouvés en amoncellement à cette place avaient donné lieu à ces récits.

Aube revivait ces scènes, toute la tragique et âpre passion de ces luttes barbares restait pour elle dans l'atmosphère qu'on respirait sur la roche. Elle sentait la faim farouche des hommes qui avaient tué, la terreur échevelée des bêtes qui avaient sauté à cet endroit, de cette même pierre où elle était assise.

Elle détourna ses yeux du vide et regarda le chemin rocailleux qui traversait le plateau. Un voyageur y marchait d'une allure ferme et alerte, et dès qu'elle l'eut aperçu, elle ne cessa plus de le regarder.

Il marchait assez vite, sa silhouette longue et svelte se découpait hardiment sur le fond plombé du ciel; prendrait-il un détour pour venir admirer le panorama? Oui, il venait: il disparut derrière une ondulation de terrain et son pas retentit bientôt, très sûr et rapide, sur le chemin de la roche.

En mettant le pied sur la plate-forme, il vit Aube, l'air transi, blottie dans son manteau. Il dit un bonjour gaiement paternel et ajouta:

– Ne fait-il pas bien froid ici pour une enfant comme vous? Avez-vous perdu votre chemin dans ces roches? Vous n'êtes pas loin du mont de Menaudru. Voulez-vous que je vous ramène?

Il regardait avec intérêt la forme frissonnante ramassée sur elle-même, mais le capuchon et la grande mante s'opposaient à son observation.

Aube répondit avec dignité:

– Merci, Monsieur, j'ai ma mule en bas dans l'autre chemin.

Laurent devait m'accompagner, il n'est pas venu.

– Mais, ma petite enfant, ne puis-je le remplacer?

– Laurent de Menaudru est mon frère: vous êtes le lieutenant Droy qu'on attendait à la Maison. Et, poursuivit-elle avec un redoublement de gravité, je ne suis pas une petite fille.

Elle se redressa, développant sa taille, et ce mouvement fit tomber le capuchon qui cachait ses traits.

Il se découvrit et, l'air amusé par la revendication hautaine de sa jeune interlocutrice, il dit d'un ton d'entrain où perçait fort peu de confusion:

– Malgré votre âge, que je ne mets plus en doute, ne trouvez-vous pas ce lieu un peu froid et triste pour y prolonger votre station?

Elle expliqua cérémonieusement:

– Je vais passer quelques jours au couvent de Sainte-Cécile, qui est une maison de retraite où nous avons une cousine, pendant que mes parents sont à X… chez l'oncle de Laurent. Laurent n'est pas rentré ce matin pour me conduire, je pense qu'il m'a oubliée.

– Laurent, continua Aube, m'oublie quelquefois maintenant…

Ses sourcils se froncèrent un peu.

– Mais Mme Droy, qui est très bonne, m'a promis une escorte pour que je ne manque pas mon voyage. Cela obligera Edmée à se promener avec Gillette. Vous savez qu'Edmée est souffrante d'avoir trop travaillé pour Marc. J'ai pris les devants avec Olge et votre petit frère Joseph; et, pendant que Joseph s'amuse, je regarde la vue en attendant qu'on nous rejoigne.

– Ne jouiriez-vous pas aussi bien de cette vue en vous mettant à l'abri, tenez, là, dans cet angle?

Il étendit à la place qu'il indiquait le plaid qu'il portait plié sur son épaule et, quand elle fut assise, il ramena les plis épais de l'étoffe sur les genoux d'Auberte.

La jeune fille, ainsi enveloppée et protégée contre le vent par l'élévation des roches, sentit un réconfort, un bien-être: elle appuya la tête contre son dossier de pierre et regarda pensivement Hugues, qui restait debout devant elle; elle le regarda de ses yeux calmes dans lesquels étaient tombée à la longue toute l'ombre de Menaudru, l'ombre séculaire et sacrée des vieux murs, des vieux ombrages.

Elle avait pu facilement le reconnaître sans l'avoir jamais vu, car il ressemblait beaucoup à Gillette et à sa mère. Très grand, avec une apparence de vigueur dégagée et légère, il tenait de Mme Droy sa belle tournure et tous les signes de bonne race. Ses cheveux, coupés ras, n'avaient pas bruni avec l'âge; ils avaient, à peu de chose près, la nuance paille de ceux de Gillette, et sa longue moustache soyeuse n'était qu'un peu plus foncée; ses années de vie militaire n'avaient point entamé l'inaltérable finesse de son teint, sous lequel le sang transparaissait très vite. Et il avait avec cela un air très viril que soulignaient son allure militaire, son menton ferme, son nez aquilin, le regard de ses yeux qui étaient, comme ceux de Gillette, gris clair, brillants et limpides. Il y avait en lui une sincérité gaie, presque protectrice, beaucoup d'activité, d'intelligence et d'humour, comme chez tous les siens, avec, en plus, un élément qui n'abondait pas à la Maison: beaucoup de douceur. Il réunissait à un si haut point tous les traits distinctifs de sa famille, qu'Aube faillit lui dire, et avec quelque raison:

– Mais c'est vous qui êtes Droy lui-même.

Joseph, qui jusqu'ici était resté invisible, sortit de quelque retraite broussailleuse et vint se jeter dans les bras de son aîné, qui le pria de guetter l'approche de Gillette.

– A vrai dire, reprit Aube après l'interruption, je n'aime pas beaucoup la roche de Brague; je n'y suis jamais venue seule, et je me demande comment Olge fera pour redescendre. Le chemin est si abrupt… Mais Gillette se moque toujours de ma poltronnerie; elle dit que j'ai vécu trop recluse, que les gens du pays ne le connaissent pas et que je ne m'aguerrirai qu'en faisant des choses très difficiles.

– Gillette est une impertinente, fit irrévérencieusement Hugues, et je me charge de le lui faire entendre.

– Elle dit qu'il lui tarde tant que vous la grondiez… Cela me donnait envie de vous connaître, fit, avec un sourire des yeux, Aube gagnée par la gaieté confiante qui émanait de lui.

– Elle pourrait bien comprendre que tout le monde n'a pas ses nerfs d'acier. – Et qu'on ne fait pas ouvrir en la secouant une fleur fragile, acheva-t-il en lui-même.

– Ne dites point de mal de Gillette, elle est mon amie.

– Elle est aussi la mienne, fit-il, souriant à demi; mais ce n'est pas un motif pour vous tyranniser et vous faire entreprendre ce qui dépasse vos forces.

Elle le regarda avec une surprise où il y avait de la reconnaissance.

– Ainsi, vous ne me trouvez pas trop peu courageuse? Mais, reprit-elle tristement, sans le laisser répondre, peut-être est-ce parce que vous jugez que je ne suis pas capable de mieux faire, que ce n'est pas ma faute et que rien ne me changera.

Puis ses yeux eurent de nouveau un rayonnement voilé.

– Savez-vous, fit-elle, que vous êtes le tout premier de votre famille qui n'ayez pas commencé par me malmener en me voyant?

– Pauvre petite enfant, qui a pu avoir le coeur assez endurci pour vous malmener?

– Mais tous. Par exemple, ils m'ont tous aimée ensuite, et ce sera peut-être le contraire pour vous.

Elle parlait simplement, sans confusion, avec ce naturel, cette grâce lente qui faisaient d'elle, dans sa langueur, une créature rare et délicieuse. Elle ouvrait tout grands ses yeux bleus, veloutés, sans étincelles, et qui paraissaient presque sans limite, tant ils étaient purs et profonds.

Elle continua d'un air heureux:

– Je ne suis pas étonnée de vous voir; il me semble que je vous connais depuis longtemps. Là-bas, à la Maison, ils parlent de vous sans cesse.

Hugues se mit à rire joyeusement.

– Ils ont dû bien vous ennuyer. Quel épouvantail j'ai dû vous paraître…

– Non, dit-elle seulement.

Puis, le visage un peu assombri, elle murmura:

– Vous avez raison, cet endroit est triste, et quand on se rappelle ce qui s'y est passé…

– Bah! dit-il pour écarter d'elle les pensées morbides qui la menaçaient de nouveau, vous ne songez pas que, pour juger sainement ces choses, pour que vous puissiez, sans dommage[,] en subir le souvenir, il faudrait, ma petite enf… Mademoiselle, que vous ayez l'âme d'une des femmes de ce temps-là. Et si, au lieu de nous attendrir sur les chevaux défunts, nous nous occupions de votre mule vivante. J'aperçois tout là-bas des ombres erratiques qui pourraient bien être à la fin votre escorte.

Aube se leva, et une main appuyée sur la pierre:

– J'ai peur, dit-elle, qu'Olge ne puisse pas redescendre.

– Olge descendra, repartit Hugues. Je vais la détacher.

– J'ai peur aussi qu'elle ne vous obéisse pas: elle est fantasque et très susceptible.

– Vous tentez mon ambition, Olge m'obéira.

Pendant que Joseph dégringolait la rampe à grand bruit pour aller au-devant des retardataires, Hugues amena Olge dans le chemin et fit signe à Aube de monter.

– Oh! non, dit-elle, le chemin…

– Est trop mauvais pour vous… Montez, je tiendrai la mule.

Elle s'installa sur sa selle, dont la commodité avait souvent fait rire les jeunes Droy et exercé leur verve sarcastique, une selle d'abbesse! disaient-ils.

 

Olge, maintenue par Hugues, opéra la descente sans un faux pas, sans une secousse. Aube se laissait balancer au mouvement rythmique de sa mule, avec une impression nouvelle d'absolue sécurité.

Quand ils furent sur la route, il se retourna vers elle, un bon sourire aux lèvres, une petite lueur mi-affectueuse, mi-railleuse dans les yeux.

– Sains et saufs! alors? dit-il.

Aube répondit posément:

– Je vous remercie, Monsieur, vous êtes très bon et je n'ai presque plus…

– Peur de moi? A quand l'enterrement du presque?

Cette solennité ne devait jamais avoir lieu. Le presque devait irrévocablement demeurer entre eux, rendant plus pénétrante, plus grave, la douceur de leurs relations futures.

Et Aube garda, de cette première rencontre avec Hugues, une impression qui devait rester ineffaçable.

A ce moment, Joseph ramenait Edmée en triomphe. La jeune fille salua Hugues d'une exclamation joyeuse.

– J'ai cru que Joseph me trompait! nous ne t'attendions que demain. C'est pour longtemps, cette fois. Va vite! maman sera si heureuse, et le patriarche, et tout le monde. Tu regarderas la dernière version de Marc.

– Mais, fit Hugues, je ne regarderai pas ta figure qui est défaite plus que de raison…

– Je n'ai rien, quelques petites palpitations imperceptibles. Et tu vois, je me promène.

Et se tournant vers Aube:

– Ma petite princesse, vous n'aurez que moi et Joseph. Gillette a été retenue.

Hugues prit congé des jeunes filles. Edmée haletait de l'émotion qu'elle avait eue en voyant son frère, ou de la fatigue de sa course. Elle s'était surmenée ces derniers temps et son affaiblissement prenait, à son grand dépit, la forme d'une sensibilité maladive qui lui valait de cuisantes humiliations.

Aube insista pour céder à Edmée sa place sur la mule, disant qu'elle-même préférait marcher un peu. Edmée finit par consentir, et la petite caravane poursuivit sa route dans la direction d'un bois qui la séparait encore de Sainte-Cécile. En entendant un froissement de broussailles dans le fourré, Joseph remarqua d'un air capable qu'il y avait encore beaucoup de sangliers et son frère Hugues, qui devait être détaché sous peu à Besançon, organiserait probablement des battues cet hiver.

Aube sortit de sa songerie pour se dire qu'Edmée et Joseph devaient avoir grande hâte de retourner chez eux, de prendre part à l'allégresse que répandait à la Maison le retour de l'aîné. Elle regardait depuis un instant du côté du bois, et dit tout à coup d'un air satisfait:

– C'est cela même, j'en suis sûre maintenant. Vous pouvez rentrer, Edmée et Joseph, inutile de venir plus loin. J'aperçois une des soeurs converses de Sainte-Cécile. Ne reconnaissez-vous pas sa cornette?

Edmée se haussa sur sa selle.

– Je distingue quelque chose… une femme avec une coiffure blanche et qui m'a tout l'air d'être en effet une cornette. Mais comment enverrait-on une soeur converse au-devant de vous, puisque vous avez retrouvé ce matin, nous avez-vous dit, sur le bureau de votre mère, la lettre que la Comtesse croyait avoir envoyée à votre parente pour la prévenir de votre visite?

– Oh! les Soeurs sortent souvent dans le bois pour chercher des champignons ou des fraises, la Soeur cuisinière les envoie. Elles vont toujours deux à deux et nous ne tarderons pas à découvrir une seconde cornette. Celle-là est la grande Soeur Emilie, je gage. Ainsi, Edmée… Et, d'un mouvement du doigt sur la bride, elle arrêta Olge. Retournez à la Maison, vous me laissez en bonnes mains. Ne venez pas jusqu'à la soeur, ou il vous faudrait refaire à pied ce raidillon qui vous essoufflerait pour le reste de la journée.

Edmée descendit donc, fit ses adieux à Auberte en lui demandant de revenir bientôt.

– Dans quatre jours très justes, répondit Auberte. Ma mère me prendra à son retour de X.

– Hugues sera encore là, et pour un mois, Dieu merci, conclut Edmée.

Aube se remit en selle, Edmée la suivit des yeux, et, malgré les appels de Joseph, elle ne s'éloigna qu'après avoir vu la robe grise d'Olge en proximité immédiate avec la cornette blanche.

Mais, depuis une ou deux minutes déjà, Aube avait reconnu que ce n'était point à une cornette qu'elle avait affaire, mais à un mouchoir blanc noué sur la tête crépue d'une grande et forte femme au costume rustique.

Cette femme, qui tenait dans ses bras un fagot de joncs, se penchait sur le fossé rempli d'eau courante pour en couper d'autres. Elle se redressa quand Olge franchit le dernier tournant, regarda fixement la mule, puis derrière Olge comme si elle cherchait quelqu'un. Il n'y avait personne, et elle s'approcha. Aube vit un visage brun, hâlé, des traits lourds, impassibles, qui éveillèrent en elle de vagues réminiscences.

– Voulez-vous m'acheter une corbeille, Demouéselle? dit la femme d'une voix assez conciliante.

Aube maîtrisa ses premières préventions; sous sa fruste apparence, cette femme qui parlait avec l'accent du pays, avait un air de maussade franchise, et elle portait dans toute sa personne osseuse les marques du chagrin et de la misère.

– Elles sont là tout près, venez les voir. Et il y a une malade qui vous demande. Je vous montrerai le chemin, votre mule peut passer.

Elle prit un chemin sous bois, qu'elles suivirent assez longtemps.

– Est-ce encore loin? demanda Auberte.

La femme ne répondit qu'en secouant la tête. Ses mains avaient été déformées par de trop durs travaux, ou peut-être par un accident ou une maladie, et il y avait une teinte si livide sur ses joues bistrées qu'Auberte lui demanda si elle souffrait. La femme dit brièvement:

– Je sors des fièvres.

Et elle continua de marcher.

Le chemin se rétrécissait, les branches frappaient les flancs d'Olge et le visage d'Auberte.

– Sommes-nous bientôt arrivées? fit Aube. Etes-vous sûre qu'on ait besoin de moi?

– Oui, Demouéselle.

– Vous me connaissez? vous m'attendiez?

Elle fit un signe affirmatif.

– Qui est malade chez vous?

– La grand'mère, une vieille.

– C'est que je n'aimerais pas à aller plus loin.

– Il faut venir tout de même, Demouéselle.

Alors, pour la première fois, Aube eut l'intuition d'un danger. Elles étaient dans une clairière déserte, mais Aube pouvait encore voir sur la route, tout là-bas, dans le fond de la gorge, Edmée et Joseph qui s'éloignaient; elle aurait pu les rappeler encore; mais elle pensa à la secousse fatale que cet incident causerait à Edmée, et qui la jetterait peut-être à terre suffoquée et sans connaissance, comme l'avait fait dernièrement une émotion bien moins vive; et puis une résolution très brave monta en elle en même temps que le souvenir d'un sourire indulgent qu'elle venait de voir sur les lèvres d'Hugues, et des paroles piquantes que Gillette lui avait souvent infligées. Et elle se dit que s'il y avait un danger, elle le courrait seule; mais il n'y avait pas de danger, cette femme à l'air morose et têtu semblait pourtant pacifique; on rencontrerait d'ici peu le hameau des Vernières qu'Aube avait une fois traversé avec Laurent.

On était en plein désert de genêts et de taillis nains. Un bruit de torrent, une odeur croissante de résine annonçaient le voisinage de la vraie montagne. Aube ne reconnaissait pas les alentours du hameau, et Olge n'avançait plus qu'avec répugnance. La femme ramassa une baguette et voulut en frapper la mule en tirant sur la bride.

– Ne la frappez pas! s'écria Aube avec autorité.

Elle va vous suivre.

La femme laissa sans résistance retomber son bras, mais elle entraîna la mule, et Aube sentit que ni elle ni Olge n'étaient plus libres.

Oh! aurait-elle donc dû rappeler Edmée et Joseph? Il n'était plus temps. Mais ses craintes n'étaient pas fondées. Du reste, la nature d'Aube au fond de laquelle restait latent, invisible, l'orgueil de Menaudru, haïssait tout éclat inutile, toute récrimination dégradante; il y avait plus de vrai courage à se soumettre, à accepter une situation qui n'avait probablement d'anormal que l'apparence et qui allait se dénouer d'une façon rassurante.

Le terrain inculte, désordonnément raviné, qu'elle venait de traverser, se changea en une vaste étendue de gazon presque unie. Bientôt le passage fut barré par un torrent dans le lit très encaissé duquel s'écroulait une cascade comme un fleuve de lait précipité en masse bouillonnante et mousseuse. C'était le bruit de cette eau qu'Auberte entendait depuis si longtemps.

– Voulez-vous descendre? fit la femme.

– Pour aller où?

Elle montra l'autre rive du torrent, celle d'où tombait la cascade et qui s'élevait presque sans aspérité, ainsi qu'une énorme falaise.

– Venez, on ne vous veut point de mal, je vous promets, Demouéselle.

– Comment passerons-nous?

La femme lui prit le bras sans aucune violence, mais ce geste rappela à Aube qu'elle n'était pas la plus forte.

Le grondement continu, assourdissant, de la cascade résonnant dans le complet silence, augmentait l'impression de solitude qui pesait sur ce lieu perdu.

La femme conduisant Aube s'approcha du bord. Olge les suivit. Elle voulut éloigner la mule, la chasser, mais Olge s'attachait aux pas de sa maîtresse avec une obstination douce, invincible, qui gonflait le coeur d'Auberte. Elle reculait un peu devant les gestes menaçants de la femme et revenait aussitôt.

– Elle se tuerait en voulant passer, dit la femme.

Et elle saisit Olge par sa bride et, non sans jeter des regards inquiets et méfiants sur la mule, l'emmena vers un amoncellement de rochers et de buissons dont les abords formaient un épineux labyrinthe. Aube, en s'approchant, vit avec surprise une sorte de petite étable. La femme attacha Olge à un anneau de fer, ramassa à terre une brassée d'herbe sèche qu'elle jeta dans la mangeoire branlante et ressortit avec Aube.

Elles regagnèrent le bord du torrent; en avant de la cascade, à l'endroit où celle-ci ne l'avait point encore grossi de ses eaux, le passage à gué n'était pas impossible. Elles passèrent en effet à l'aide de pierres que la femme fit tomber aux endroits propices. Aube, dirigée par ce bras qui semblait l'emprisonner autant que la soutenir, arriva en bas de la falaise, sur une étroite corniche irrégulière trouée de vides, et où il n'y avait pas toujours place pour le pied. Mais la femme, avec l'adresse que donne une longue habitude, marchait et faisait marcher Aube droit sur la cascade. Déjà une pluie drue de gouttes fines, innombrables, comme crépitantes, aspergeait Aube et trempait ses vêtements. Elle eut un involontaire mouvement de recul, voulant faire volte-face, mais les mains déformées qui la tenaient comme en un double étau par les deux épaules, la poussèrent en avant, dans la masse même de l'eau, lui parut-il. Aube, sans un cri, mit sa main devant ses yeux.

Mais elle sentit aussitôt qu'on ne la noyait pas, bien que l'eau l'enveloppât en masse épaisse et que sa voix puissante ébranlât le sol.

Quand Aube rouvrit les yeux, elle eut la sensation étouffante d'être dans une cage de verre, et il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre qu'elle se trouvait en réalité derrière la cascade.

Il y avait un espace libre entre la masse principale de la chute d'eau et la falaise. La cascade, formant par sa pente le toit et le mur de cet étrange abri, tombait à cet endroit, limpide, sans écume, d'une transparence de verre très épais où couraient, selon les effets de jour, des lueurs mourantes vert pâle, ambrée ou argent.

Aube n'avait donc fait que traverser sous l'impulsion de la femme la draperie d'écume légère qui frangeait la lourde nappe.

Aube, aveuglée, étourdie, était clouée là par une sorte de fascination. Elle éprouvait en même temps de la terreur et une secrète ivresse à se sentir ainsi enfouie comme une naïade ou une sirène sous l'épaisseur magique des eaux.

Elle ne s'apercevait pas qu'un froid meurtrier tombait de la nappe mouvante, précipitée en un emportement si furieux qu'elle en paraissait immobile.

Aube perdait conscience de son être, mais les mains de la femme, toujours rivées à ses épaules, la tournèrent vers une paroi de roc et la contraignirent à s'avancer. Son pied trébuchant rencontra comme une marche. Elle s'engagea dans une sorte de couloir, ou plutôt de crevasse sinueuse et profonde, par laquelle elle arriva hors d'haleine en haut de la grande falaise.

Le terrain gazonné, semé d'arbustes rabougris et de rocs brisés, s'inclina presque aussitôt, et, dans ce repli, il y avait une habitation, une hutte de terre à toit de chaume verdâtre, adossée à une élévation. Elle se confondait si bien avec les couleurs de son cadre qu'Aube n'en reconnut l'existence qu'au moment où la femme ouvrit une petite porte basse, arrondie, en disant de son air taciturne: Passez.

 

Le jour baissait à peine dehors, mais il faisait nuit dans la salle où Aube pénétra, bon gré mal gré. Un petit feu mettait un rutilement de braise au fond de la pièce, sur l'âtre de terre battue, et, auprès de ce primitif foyer, était assise une vieille femme somnolente.

Elle se souleva à l'approche des nouvelles venues et fixa sur Aube des yeux perçants aux paupières ridées.

– Eh! Nine, s'écria-t-elle, en voilà bien d'une autre! Comment as-tu fait?

– J'ai fait comme Gédéon m'a commandé, répondit Nine qui n'était pas décidément d'humeur expansive.

Aube, épuisée, tombait assise sur un grossier escabeau de bois.

– C'est vous qui êtes malade? murmura-t-elle, s'attachant encore à croire ce qu'on lui avait dit.

La vieille, sans répondre à Aube, continua de haranguer Nine.

– Et tu en es venue à bout comme ça? Non, si jamais je me serais figuré… disait-elle dans son émerveillement. Non, ce n'est pas possible. Je voudrais mieux la voir. Allume la chandelle. Ah! nous n'avons plus de chandelle… Nine, cause donc, ne te fais pas arracher les mots. Comment t'est-ce arrivé?

– Comme Gédéon a voulu, répondit Nine, qui se força cependant à poursuivre pour en finir avec la curiosité inextinguible de la vieille:

– Vous savez que Gédéon était décidé à prendre une petite Droy pour otage, comme il disait, en attendant que M. Droy se décide à nous faire justice pour la rivière. Eh bien, voilà! Je ramassais mes joncs après que Gédéon et les petits m'avaient quittée. J'entends tout d'un coup Gédéon qui s'était glissé derrière moi, comme une couleuvre, et qui me dit: La voilà, la demoiselle Droy, elle vient ici. Regarde-la bien pour la reconnaître, quand tu la verras seule. Elles sont deux, mais c'est celle qui est sur la mule. Moi, je file avec les garçons.

Il est parti et, un moment après, elle a passé toute seule sur la mule, l'autre l'avait laissée, je pense; je lui ai dit de venir. Je l'ai amenée, et j'ai mis le signe pour que Gédéon sache qu'elle est chez nous et qu'il aille se montrer ailleurs. Je l'ai amenée, répéta-t-elle.

Il ne lui venait pas à l'esprit que le procédé ne fût point parfaitement légitime; ses traits placides exprimaient plutôt l'allégement qui suit le succès d'une tâche délicate, la satisfaction du devoir accompli; et, comme si, après cet effort d'éloquence, elle était résolue à ne plus accorder une syllabe aux plus pressantes instances, elle se mit à remuer son feu.

Aube, secouant l'engourdissement de sa fatigue, dit d'une voix tremblante qu'elle s'efforçait d'assurer et de rendre sévère:

– Pourquoi m'avez-vous trompée? Que me voulez-vous?

– N'ayez pas peur, mon agneau, nous ne vous voulons point de mal et nous prendrons grand soin de vous. Votre père verra que le moyen de ravoir sa fillette, c'est de démolir le commencement de sa scierie. Cette scierie est une oeuvre de péché contre les pauvres qui n'ont, pour vivre chichement, que le poisson de la rivière. S'il n'y pense pas tout seul, on le lui fera comprendre à demi-mots.

– Mon père? fit vaguement Auberte. La scierie?

– Oui, la scierie, votre père… Je vous dis que c'est une oeuvre de péché… Ah! par exemple…

Cette exclamation s'adressait à Nine; la femme avait jeté des pommes de pin sur le feu, une flamme venait d'en jaillir et éclairait le visage pâle et troublé d'Auberte. La vieille, stupéfaite, acheva:

– Mais on disait tous ces Droy jaunes de cheveux comme de l'étoupe?

– Gédéon m'a bien dit que c'était la moins jaune, dit Nine, jetant des racines qu'elle venait de peler dans l'eau bouillante de la marmite.

– C'est peut-être parce que celle-là est la plus maligne, conclut sentencieusement la vieille.

Aube sentait sa tête s'appesantir, ses idées devenir confuses; elle était trop mortellement lasse pour pouvoir discuter ou protester. Elle avait obscurément l'idée d'une erreur dont elle était victime, mais qui protégeait Edmée et qu'elle avait le devoir de ne point détruire.

Le grondement du torrent lui rappelait cette barrière glacée, presque infranchissable, qui la séparait des siens et de tout secours, même d'Olge restée là-bas sur l'autre bord, malgré la résistance désespérée de son fidèle amour. Elle ne put que balbutier:

– Olge… Je voudrais au moins qu'on soigne Olge.

– C'est une bête qu'elle montait, expliqua Nine, une bête qui a des yeux de personne et qui sent un peu le diable. Elle aurait été capable d'aller quérir du monde. Je l'ai bien attachée.

– Oui, on soignera Olge, comme vous dites, fit la vieille un peu dédaigneuse; à moins, ajouta-t-elle avec un éclair malicieux de ses petits yeux vifs, à moins que le torrent grossisse et que Nine ne puisse plus le passer.

Nine dit, en versant le contenu fumant de sa marmite dans une soupière noire:

– La cascade courait si fort qu'elle nous a trempées.

– Elle vous emportera quelque jour, dit la vieille, se rencognant d'un air béat pour attendre sa soupe chaude. – Demouéselle, vous tombez de sommeil; mangez et…

– Je n'ai pas faim, dit Aube éveillée en sursaut.

– Alors, couchez-vous, et Nine fera sécher vos affaires.

Nine servit la grand'mère et conduisit Aube dans un cabinet contigu qui formait l'extrémité de la maison, et dont le plafond, aux poutres brutes, s'abaissait en suivant la pente du toit.

Il n'y avait pas de luminaire céans, ainsi que l'avait annoncé la vieille; mais il venait encore quelque clarté du dehors, et Aube put constater que sa cabine, au sol de terre battue, contenait un mobilier rudimentaire d'aspect décent: un petit lit de sangle très bas qui n'avait pour literie qu'une paillasse de feuilles de maïs, et une couverture grise de laine neuve qui ressemblait beaucoup à celle dont Aube avait fait cadeau dernièrement à Zoé. Il y avait, de plus, une planche sur trois pieds qui faisait table et un gros tronc d'arbre, dressé sur sa base, qui représentait peut-être une chaise.

Aube s'étendit sur sa couchette, elle était aussi rompue d'esprit que de corps. Elle se savait chez Gédéon Jaux, l'intraitable braconnier, et elle n'avait pas même peur, soit que ses sensations fussent émoussées par l'excès de sa fatigue, soit qu'elle devinât qu'en effet, on ne lui voulait aucun mal; il y avait une sorte d'honnêteté rude chez ces femmes, dans ce milieu misérable, et cette misère n'était pas de l'avilissement. Et oui, elle était sûre d'avoir vu, sur le manteau grossier de la cheminée, une vieille et belle image qui représentait Jésus étendant ses deux mains ouvertes pleines de surnaturels rayons.

Tout devint nébuleux pour Aube, sauf un immense besoin de repos. Elle serrait encore instinctivement les lèvres sur le cri qui avait failli lui échapper en voyant Edmée et Joseph partir, sur les mots qu'elle avait failli dire pour dissiper l'erreur des deux femmes qui la prenaient pour Edmée Droy; elle se disait, avec un peu de joie, qu'elle n'avait ni appelé ni parlé, mais son cerveau embrumé n'étreignait plus bien les motifs de son silence.

Elle pensa encore qu'à Menaudru, on la croyait à Sainte-Cécile et que son absence n'inquiéterait personne. Il ne se doutait guère de la vaillance qu'elle avait montrée, celui qui la nommait avec une si affectueuse pitié, petite enfant. Ma petite enfant, lui avait dit Hugues… comme c'était doux cependant à entendre… Avant de s'endormir tout à fait, elle répéta une parole familière, sans cesse entendue à la Maison: Il nous faudrait Hugues…