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La Demoiselle au Bois Dormant

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VIII

M. et Mme de Menaudru ne rentrèrent pas ce soir avec Laurent.

Ils avertirent leurs enfants que la visite d'un ami du Comte les retenait encore pour deux jours. Laurent fit porter la nouvelle à Aube et resta à X.

Dans l'après-midi suivante, Aube sortit en disant qu'elle allait prendre l'air. Elle s'était levée de grand matin, elle avait commencé dès l'aube les expériences d'une nouvelle manière de vivre; ses yeux reflétaient une déception, son visage portait la trace des fatigues qu'elle s'était imposées.

Le temps subissait un de ces changements brusques communs dans ces contrées, et le ciel humide et gris n'avait pas engageante mine.

Elle n'emmena point Olge et gagna, par le fond du parc, une étroite prairie en entonnoir où quelques moutons paissaient sous la garde d'une petite fille.

Auberte se dirigea vers l'enfant qui, accroupie sur une pierre devant un feu de broussailles, regardait venir sa visiteuse.

– Bonjour, Zoé, dit Aube. On m'avait bien dit que je te rencontrerais là; je viens causer avec toi.

Mais la causerie, si Aube persistait dans ses charitables desseins, serait sûrement un monologue, car les lèvres serrées de la petite fille ne laisseraient pas aisément échapper un mot.

– Je voudrais savoir, reprit Aube, si tu es bien chez Hermance, si quelque chose te ferait plaisir ou envie?

Les yeux de l'enfant s'agrandirent et parurent soudain funèbres dans son maigre visage. Mais Aube avait dû se tromper. Zoé ne répondit que par un geste d'impatience maussade qui pouvait présager une de ces colères noires dont se plaignait Hermance.

– Enfin, que voudrais-tu?

– M'en aller, fit Zoé d'une petite voix rauque.

– T'en aller où? Jouer un peu, courir?

– Tout de même, fit la petite avec un regard furtif.

– Va, je resterai à ta place. Tes mains sont glacées, réchauffe-les dans mon écharpe.

Elle lui donna son écharpe de soie blanche, et, sans un remerciement, Zoé s'enfuit, ses pieds nus frappant l'herbe; car elle avait les pieds nus, et, par le temps qu'il faisait, c'était une grande pitié, pensa Auberte en s'approchant de la petite flamme rose, ardente, qui courait et mourait tour à tour dans le fagot noirci dont Zoé avait fait son feu.

Aube s'assit sur la pierre, sa cape ramenée sur sa tête, la baguette de Zoé à la main. Elle ne pensa même point qu'elle avait accepté un rôle étrange, elle ne devina guère quelle idéale pastoure faisait Aube de Menaudru avec sa beauté raffinée, ses yeux rêveurs, un peu mystiques, son costume qui était comme toujours de style très pur, archaïque et sévère, assise ainsi seule sous ce ciel bas, dans ce pré mélancolique, muré de sapins. Elle se disait seulement que Gillette serait contente d'elle, puisqu'elle sortait de son apathie et qu'elle acceptait bravement la première occasion de bien faire et d'aider les autres.

L'air mouillé pénétrait Auberte, Zoé ne revenait pas, Aube regardait la flamme sans pouvoir en détacher ses yeux, un tumulte l'arracha à cette contemplation magnétique. Elle leva les yeux, ses moutons n'étaient plus là. Elle entendit une confusion de bêlements plaintifs et de voix courroucées, elle sauta sur sa pierre pour embrasser plus d'espace et elle vit les moutons dans un autre pré, d'où plusieurs paysans les chassaient à grands cris; elle vit en même temps Zoé qui dégringolait d'une hauteur voisine, les cheveux au vent, sans se soucier des reproches et des menaces qui pleuvaient sur elle, l'enfant ramena les brebis de son petit troupeau dans leur domaine.

Aube, effrayée, froissée dans son intime délicatesse par cette scène violente, se retira, sans rien dire, et rentra à Menaudru.

La nuit venait et il n'y avait pas de lampe allumée dans la chambre d'Auberte. La jeune fille, étendue sur sa bergère, reposait dans l'ombre ses yeux fatigués et changeait de place sur l'oreiller sa tête brûlante.

Les orfraies commençaient à passer en criant près des fenêtres. Aube pensait à ce grand vide vaporeux qui entourait le château et sur lequel les oiseaux tournoyaient.

Mais on frappa à la porte et, avant que Jeanne eût ouvert, cette porte vivement poussée livra passage à une jeune personne très rose, en jaquette et petite toque, qui était essoufflée comme si elle venait de faire une ascension rapide.

– Ouf! dit Gillette, il faut que je vous aime pour venir ici. Mais on ne vous a pas vue de la journée; je sais que tout votre monde est absent, que vous n'avez même pas les distractions entraînantes que doit vous procurer la présence de monsieur votre frère, et votre Jeanne a laissé entendre à notre Céleste qu'il se passait ici des événements épouvantables. Alors, sachant le château désert et la princesse dans la tribulation, j'ai accepté prématurément l'invitation que Mme de Menaudru avait bien voulu m'adresser. Devant le rapport de Céleste, maman n'a plus dit non, et je me suis sauvée. Par exemple, j'avoue que j'ai pris votre escalier de service pour arriver directement chez vous et que je n'ai pas affronté les fastes du grand portail et d'une introduction en règle. Cela n'a-t-il pas un air de contrebande? Oui, j'ai des sabots, c'est Jacques qui me les a fabriqués, et je lui ai promis de vous en faire les honneurs. Les druidesses prenaient bien des chaussures à semelle de bois, c'est un précédent honorable pour encourager mes sabots. Ne sont-ils pas jolis? Bien entendu, pour marcher, je les tiens à ma main. Je crois que je vous prierai de les peindre pour m'en faire une paire de vide-poches.

Tout en causant, elle s'était approchée de la bergère, mais elle s'arrêta subitement.

– En vérité, princesse, qu'avez-vous? Quelle figure!

Elle se retourna pour interroger Jeanne. L'indignation et le chagrin de la gouvernante éclatèrent.

– Il y a, Mademoiselle, qu'elle est comme ensorcelée, qu'on ne la reconnaît plus. Je ne me permettrais pas de prétendre qu'on me l'a changée à la Maison; mais je peux bien dire que, depuis qu'elle en est revenue, elle n'est plus la même. M. Laurent va rentrer…

Gillette ramena ses jupes autour d'elle et se leva à moitié pour battre en retraite, dans un mouvement irréfléchi si prompt qu'elle rit elle-même de sa panique. Jeanne poursuivait prophétiquement:

– M. Laurent rentrera demain; si lui et Madame n'arrivent pas, je ne sais ce que nous allons devenir. Sous prétexte que j'avais mal à mes douleurs, Mademoiselle s'est levée avant moi; elle a balayé la chambre avec un plumeau, j'en ai eu le sang tourné. Elle a fait notre déjeuner, elle m'a servi un seau de thé en se détériorant les mains, avec un air si décidé que je n'ai pas seulement osé lui dire: Mademoiselle, moi c'est du café au lait. – Si elle me trouve trop vieille, est-ce qu'elle ne pourrait pas demander à monsieur son père une petite femme de chambre que je formerais? Ce soir elle n'a pas voulu souper; elle est à bout, elle est morte, car ce qu'elle a fait tout le reste du jour, Dieu le sait, moi pas; elle m'est revenue avec de la boue jusqu'aux yeux et des yeux à fendre l'âme, sans qu'elle veuille que je la déshabille; ma sainte petite Aube, qui m'a toujours été si douce… Et voilà que, tout à l'heure, Annette de la ferme des Buis m'est venue rapporter notre belle écharpe de chenille de soie, en disant qu'on avait volé des fruits dans leur cellier pendant qu'ils étaient aux champs, et qu'ils avaient retrouvé dans un coin l'écharpe de Mademoiselle. Il y a de la sorcellerie là-dessous, et c'est à mourir, enfin, je vous dis…

Et Jeanne, ayant exhalé son émotion, se réfugia, les bras au ciel, dans ses appartements particuliers.

– Vous riez de moi, fit Aube appuyant sa tête alourdie sur l'épaule de Gillette. J'ai fait tout mon possible et vous voyez le résultat.

– Votre possible, ma pauvre douce princesse! dit Gillette berçant dans ses bras cette tête fiévreuse. Vous avez pris un chemin qui n'est pas fait pour vous.

Gillette serra les faibles mains meurtries qui tremblaient encore.

– Et vous ne voyez pas, demanda-t-elle, où vous vous êtes trompée?

– Je vois, dit Aube, que je ne suis bonne à rien.

Et elle raconta ses expériences décevantes de la journée, ces circonstances infimes dont elle n'avait pu vaincre la malicieuse hostilité, l'humiliante oppression.

Elle tourna vers Gillette ses prunelles souffrantes en soupirant avec lassitude:

– C'est un esclavage, l'esclavage des méchantes petites choses… Je les ai toujours oubliées; peut-être qu'elles se vengent.

– Prenez garde! s'écria Gillette, voilà vos yeux qui rêvent, le lotus y refleurit.

Et Gillette se mit à rire de si bon coeur que ses yeux, à elle, se remplirent de larmes; elle murmura:

– Il faudrait Hugues pour vous comprendre.

– Toujours Hugues? dit Aube. Quand il me connaîtra, est-ce que…

Mais elle se tout, étonnée de ce qu'elle avait failli dire. Gillette partagea avec elle le souper que Jeanne apportait sur un plateau, et la quitta quand elle la vit réconfortée et tranquille.

Les parents d'Aube rentrèrent et la jeune fille fut heureuse.

Elle se montra, plus qu'auparavant, tendre et attentive pour sa mère, mais la mauvaise santé de M. de Menaudru absorbait la Comtesse.

Un jour, Aube arrosait sur la terrasse les fleurs de sa mère. C'était une manière indirecte, délicate et silencieuse de témoigner qu'elle pensait à la Comtesse. En se penchant à l'angle de la balustrade pour rattacher une branche de vigne vierge pourpre, elle fut témoin d'une scène inexplicable qui se passait sur la route et dont elle suivit, de loin, les surprenantes péripéties.

Laurent parut d'abord, en grande tenue. Il venait de déjeuner dans un château voisin et il avait probablement renvoyé sa voiture pour faire le trajet à pied. Au moment où il atteignait le taillis qui bordait la route à quelques pas de la Maison, il fut brusquement assailli par une petite fille, laquelle émergeait du taillis qui appartenait aux Droy et portait, à pleins bras, une masse blanche éblouissante qui était un énorme lapin angora de toute beauté. D'après la mimique expressive de l'assaillante qui n'était autre que Cam, Aube, qui n'entendait pas les paroles, crut saisir, – mais elle refusa d'en croire ses yeux, – que Cam insistait pour transférer sa charge aux bons soins de Laurent.

 

De fait, le premier cri de Cam, en sautant hors de son abri, avait été:

– Achetez-moi Palatin!

Et elle s'était avancée de manière à barrer la route.

– Eh! c'est M. de Menaudru, fit-elle en a parte pendant que Laurent la saluait avec un imperceptible sourire.

– Tant pis! reprit Cam une seconde déconcertée. Il faut que quelqu'un m'achète Palatin, peu m'importe que ce soit vous ou un autre.

– Mais, fit Laurent avec toutes les marques d'une grande déférence et d'une candeur peut-être un peu affectée, dois-je conclure que Palatin est ce… cet…

– Oui, oui, ce lapin lui-même, et si vous le portiez comme moi, depuis une heure, vous avoueriez qu'il en vaut quatre.

Mais Laurent ne montra pas un vif désir de la décharger sur-le-champ de son pastoral fardeau.

– Il faut que je le vende pour acheter un cadeau à Antoine, dont c'est demain l'anniversaire.

– Ah! dit Laurent toujours imperturbable, il faut que vous le vendiez?

– Certainement; je n'ai plus un centime. Voyez-vous s'il est beau? voyez-vous ses houppettes noires.

– Je vois ses houppettes. Mais pourquoi s'appelle-t-il Palatin?

– Tout juste à cause des houppettes. Oui, ça le fait ressembler à une palatine: palatine, Palatin.

– Oh!

– Ce n'est pourtant pas malaisé à comprendre, dit Cam avec un peu d'humeur. Personne n'a jamais pu venir à bout de lui, pas même Gillette. Il mange les autres ou bien il creuse des tunnels sous son grillage, s'échappe et dévore tout. Regardez si, pendant que je parle de lui, il ne se rengorge pas avec une vanité tout à fait ridicule.

– Il rachète peut-être ses vivacités de tempérament par ses qualités de coeur et d'esprit, fit Laurent en assujettissant son lorgnon.

– Ah! bien oui, dit Cam d'un air désabusé qui fit mesurer de haut en bas à Laurent sa propre ignorance. Mais, ajouta-t-elle, c'est une précieuse bête tout de même.

– Aussi, je me demande, dit Laurent, comment vous vous séparez d'une bête… si précieuse.

– Mais il n'est pas à moi et cela m'est bien égal de le vendre. Il est à Gillette qui m'en a fait cadeau, parce que je ne savais plus où donner de la tête avec cet anniversaire. C'est Gillette qui l'a élevé tout petit – il était orphelin – et il lui en a lancé des coups de griffe, il lui en a attiré des histoires avec le jardinier, le fermier, la cuisinière… Il a été si abominable qu'elle a fini par avoir une espèce d'attachement absurde pour lui; elle le regrettera, je suppose, comme moi j'ai été désorientée de ne plus tousser après ma coqueluche. J'ai fait voeu, par amour pour Antoine, d'offrir Palatin à la première personne qui passerait sur la route. Dès que nous vous avons reconnu, Gillette s'est sauvée, car Gillette avait couru après moi pour voir comment je m'en tirerais sans se mêler de rien, ce qui était un peu traître de sa part. Tenez, elle est là, derrière les arbres; elle fait semblant de ne pas nous voir. Mais je vais l'appeler.

Et elle l'appela en effet: Gillette, Gillette!..

– Pas la peine de te cacher, reprit-elle d'un ton protecteur, tu es découverte. M. de Menaudru veut te parler et de serait plus poli de lui demander comment va Auberte.

Gillette, ainsi mise en demeure, s'approcha sans empressement et répondit au salut de M. Laurent avec la plus hautaine convenance. Elle dit à sa jeune soeur:

– Camille, rentrez à l'instant. Vous me faites attendre.

– Voilà pourtant comme elle est depuis ces derniers temps, fit Cam prenant M. de Menaudru à témoin. Je crois que c'est depuis qu'elle vous connaît. Elle fait des embarras, elle dit: Ce n'est pas comme il faut, ne fais pas ceci, ne dis pas ça. Si vous saviez toutes les pommes vertes qu'elle a mangées et les robes qu'elle a déchirées quand elle était jeune!

M. de Menaudru prit un air scandalisé, trop vertueux pour être bien sincère.

– Mais, poursuivit l'équitable Cam, Gillette, qui a dix-huit ans, n'en a pas encore tant fait que moi qui n'en ai que neuf. Je n'ai qu'elle au monde pour le moment, Joseph me boude et il m'a dit tout à l'heure qu'il n'était pas près d'avoir tout boudé; et je suis en froid avec Stéphanie. Vous vous entendriez très bien avec Stéphanie d'Aumay, monsieur de Menaudru, beaucoup mieux que Gaston Morning qui n'aimait pas à tresser les paillassons. Elle vous en ferait tresser de fameux! dit-elle toute réjouie par cette attrayante perspective. Stéphanie n'a pas tant de malice que Gillette. Le jour où Aube vous a écrit de chez nous, elle a prié Gillette de cueillir une de nos petites roses rouges pour l'enfermer dans sa lettre, et je l'ai bien vue vous en choisir une épineuse: vous avez dû joliment vous piquer les doigts!

– Camille! dit Gillette outrée.

– Oui, Gillette, je t'entends, j'y vais. Voyez-vous, fit Cam revenant à M. de Menaudru, elle est fâchée; elle voudrait avoir l'air naturel et posé, et tout ça. La colère la rend rouge comme un coquelicot, et cela ne lui va guère. Quand on pense, pourtant, qu'elle est encore la mieux de chez nous après Hugues. Oui, nous ne sommes pas beaux, mais nous avons nos yeux, me direz-vous; mais il n'y a rien de si laid, je trouve, que ces yeux démesurés qui donnent à la tête l'aspect d'une lanterne. Regardez Gillette.

– Camille! fit Gillette poussée au désespoir. Elle prit sa petite soeur par le poignet. Camille résista et ce fut Gillette qui resta prisonnière.

– Ainsi, Mademoiselle, dit Laurent tentant une diversion charitable, vous autorisez Mlle Camille à se défaire de… de Palatin?

– Oui, Monsieur, pourquoi pas? fit Gillette qui, dans son coeur, maudissait Cam, mais ne voulait pas déserter sa cadette, et, de plus, se plaisait à braver les préjugés de Laurent.

– C'est même très gentil à elle, reprit Camille. J'aurais bien évité cette vente en donnant mon lapin tout sec à Antoine, mais Antoine sait que Palatin est un fléau et n'en aurait point voulu.

Personne à la maison ne voudrait pour rien au monde de Palatin.

C'est pour cela que j'essaye de vous le vendre.

– Antoine n'en a pas voulu pour rien, et vous m'en gratifieriez contre une honnête récompense. Et, que demanderez-vous en échange de Palatin?

– Laissez-moi tourner sept fois ma langue avant de vous répondre.

– C'est que… ce sera long.

– Voulez-vous dire que j'ai la langue trop longue, et que je n'en finirai plus de la tourner?

C'était plus que le sérieux de Gillette n'en pouvait supporter, et Gillette se mit à rire irrésistiblement; ses petites dents brillantes, si blanches, étincelèrent une minute dans son visage si rose. Mais Cam se chargea de rappeler sa soeur à la gravité en continuant, d'un ton méditatif:

– Je me suis dit quelquefois, quand on nous prêche qu'il faut trouver des excuses à tout le monde, aux méchants comme aux imbéciles… et on est souvent bien embarrassé pour classer les gens dans leur catégorie…

– Est-ce que vous ne connaissez que ces deux catégories-là? fit Laurent. Je déplore que l'humanité vous apparaisse déjà sous de si méprisables couleurs.

– Ne me déroutez pas. Je me suis donc dit que Palatin était peut-être si désagréable parce qu'il avait la nostalgie du château. Aussi, fit-elle avec un accent sentimental, cela le rendrait charmant d'habiter chez vous. Gillette serait charmante si elle était châtelaine à votre place.

– Ah! soupira Camille, Gillette est si Menaudru!

– Allons, Gillette, tu m'arraches le bras. Cela l'afflige de quitter Palatin, et ce sera bien pis si c'est vous qui l'achetez. Et ce sera vous, n'est-ce pas?

– Ce sera moi.

Le consentement de Laurent surprit Cam elle-même, qui n'avait pas, semblait-il, auguré si favorablement de son aventureuse démarche, et elle se laissa prendre Palatin, tandis qu'Aube assistait, incrédule, du haut de sa terrasse, à cette transaction qui rendait Laurent propriétaire d'un grand lapin angora.

– C'est conclu! dit Cam revenant à elle. Mais est-il bien sûr que vous saurez tenir un lapin! Faites attention à ses chères oreilles. C'est donc vous qui vous chargerez du cadeau d'Antoine, un porte-plume ou un automobile; j'hésitais entre les deux, vous déciderez. Vous n'êtes pas si mauvais, en somme; je ne sais pourquoi Gillette ne peut pas vous supporter. Elle dit qu'elle aimerait mieux mourir que d'être votre soeur.

Ici, l'entretien fut violemment interrompu. Gillette, suffoquée au point de ne plus pouvoir articuler un mot, emmena Cam de vive force. Aube vit le groupe se disjoindre, Gillette traînant par le bras Cam rétive, Laurent remportant par les oreilles un lapin dont Gillette et Cam venaient de le gratifier.

Quand elle fut sous le taillis, Gillette leva la main et planta un maître soufflet sur la joue de Camille; puis, comme l'enfant levait vers elle son visage rougissant, ses yeux aux cils pâles déjà mouillés de larmes, Gillette acheva de jeter l'esprit d'Auberte dans le désarroi en se penchant avec la même impétuosité vers sa petite soeur pour l'embrasser sur l'autre joue.

IX

Une après-midi, Aube s'habilla avec soin d'une robe assez foncée, que releva seul l'éblouissement vaporeux d'un grand fichu Marie-Antoinette en mousseline de soie blanche.

Puis elle prit un petit panier et parut hésiter avant de le remplir. Elle effleura des yeux sa bibliothèque peu garnie, mais elle ne put arrêter son choix sur aucun livre. Elle regarda le plateau préparé pour sa collation; il y a avait là des fruits superbes, d'exquises pâtisseries fraîches que la cuisinière avait préparées exprès pour Aube, un flacon de vin doré. Mais Aube ne se décida pas davantage; elle passa sur la terrasse et cueillit quelques fleurs.

Avant de sortir, elle embrasse sa mère.

– Où allez-vous? dit Mme de Menaudru. Chez les pauvres? Allez où il vous plaira, ma chérie.

Elle pensait: Rien qu'en voyant votre visage, les pauvres seront un peu consolés.

Auberte allait chez les pauvres, mais sa mission s'imprégnait d'un caractère tout spécial. Auberte ne resterait plus en retard de courage avec la famille qui était devenue son modèle, elle voulait frapper d'un grand coup sa réserve craintive: elle allait, dans l'intrépidité de son innocence, visiter et assister une coupable dont tout le monde se détournait.

Elle avait appris que la vieille demoiselle qui vivait seule, sous une réprobation tacite, était souffrante. Mlle de Mareux s'était trouvée mal à l'église, elle avait eu la force de rentrer, et, depuis, on n'avait plus entendu parler d'elle.

C'était pour le coeur d'Aube une démarche tentante et difficile. Et, en arrivant sur le chemin où elle avait reçu naguère de Gillette des excuses tumultueuses, elle ralentit le pas et songea à changer de route. Mais elle se domina, monta les quelques marches du talus et, ne voyant pas de sonnette, – personne ne réclamait jamais l'admission dans cette demeure, – elle poussa la porte que Gillette avait secouée un jour et qui, cette fois, s'ouvrit dans difficulté.

Elle se trouva dans un jardin qu'on ne découvrait pas du dehors. Devant la façade de la maisonnette, elle ne vit d'abord que des roses trémières très hautes et encore toutes fleuries qui faisaient un rideau éclatant devant la porte vitrée et les fenêtres basses, et que le soleil enveloppait d'une lumière dorée poudroyante. Des abeilles bourdonnaient autour de ces fleurs.

Personne dans le jardin, ni dans le vestibule où Aube pénétra.

Elle frôla une porte.

– Entrez! dit de l'intérieur une voix faible, un peu fêlée.

Aube entra, ses pieds devenus très lourds la portaient avec peine. Le sens de sa démarche l'intimidait tout à coup. Mais elle était là, il fallait bien continuer: elle ne pouvait plus revenir en arrière. La pièce donnait sur le jardin et le soleil y filtrait à travers les grandes roses trémières.

– Que désirez-vous? lui dit-on encore.

Elle distingua une forme féminine allongée dans un fauteuil, une forme fluette, petite, émaciée, un visage mince, flétri, qui lui parut sans âge, dans lequel s'ouvraient deux yeux qui regardaient Auberte et l'étonnèrent par leur intensité de calme et de douceur. Aube songea qu'on aurait dit les yeux d'une âme plutôt que ceux d'un corps. De fait, le corps de Mlle Anne était si amoindri, si réduit, qu'il n'existait que pour le principe et ne comptait pas.

– Que désirez-vous? répéta la vieille demoiselle immobile.

 

– On m'a dit que vous étiez malade et je suis venue.

– Et vous êtes venue!

Elle redit ces mots comme s'ils avaient eu les sons incompréhensibles d'une langue étrangère. Vous êtes venue! fit-elle avec l'incrédulité du dormeur qui sent venir la fin de son rêve. Qui êtes-vous?

– Auberte de Menaudru.

Il y eut un silence, l'ombre d'une déception tomba sur ce visage transparent. Elle fit un mouvement bref comme pour parer le coup auquel elle était à l'avance résignée.

– Comment avez-vous dit?

– Auberte de Menaudru, Aube comme on m'appelle.

– Mon enfant, reprit Mlle Anne avec hésitation, ne vous êtes-vous pas trompée? Savez-vous qui je suis?

– Un peu notre parente. Votre nom est dans les miens. Et puis vous avez été malade. Etes-vous mieux?

Elle répondit oui, de la tête.

– Ne puis-je rien faire pour vous?

– Non, mon enfant, merci.

– Je vous apportais des fleurs, mais vous en avez plus que nous, il me semble.

Pas de réponse. Un froid s'infiltrait en Auberte.

Il y avait entre elles comme une glace, que ni l'une ni l'autre ne pouvait briser. Aube allait être obligée de partir, et elle devinait qu'il n'y aurait plus lieu pour elle de revenir ici. Qu'était-elle venue faire, que voulait-elle? Secourir une coupable? Mais Mlle Anne de demandait rien. Une coupable? Aube s'interrogeait. Elle pensait, avec une sorte de terreur, que sa pitié était peut-être une insulte. Mlle Anne ne lisait-elle pas sur les traits de sa visiteuse que celle-ci partageait l'opinion générale.

Un chuchotement de voix, un piétinement de sabots troublèrent le lourd silence. Une demi-douzaine de petites paysannes faisaient irruption chez Mlle Anne. Quand elles furent dans la petite salle carrelée, elles prirent une attitude sage, un peu contrainte.

– Ce sont mes élèves, dit Mlle Anne; je leur apprends à raccommoder et à coudre. Ces menus talents font défaut parmi nos paysannes. Aujourd'hui, fit-elle, s'adressant aux petites, il n'y aura toujours pas de leçon, je suis encore fatiguée. Il n'y aura pas de leçon, mais il y aura à goûter.

Elle se leva péniblement et tira d'une armoire du pain et des fruits qu'elle distribua aux enfants avant de les congédier.

Auberte, mue par elle ne savait quel instinct spontané, tendit la main pour avoir sa part. Alors Mlle Anne rompit le pain avec Aube, comme si elle accomplissait quelque rite. Mais elle garda le silence. Les enfants étaient parties après un adieu sans effusion, et la tranquillité qui suivit rendit plus immuable et désolée la solitude de la petite maison.

Machinalement, Aube porta le pain à ses lèvres: quelque chose se détendit dans le visage angoissé de Mlle Anne.

– Oui, dit le vieille demoiselle, elles viennent ainsi deux fois par semaine, celles qui veulent bien, et vous voyez qu'il n'y en a pas beaucoup; je ne peux pas assez faire pour elles, je suis pauvre.

Elle était pauvre, Aube n'en doutait plus: la jeune fille voyait l'indice de cette pauvreté extrême, justificatrice, dans la nudité des pièces, dans l'indigence du costume noir de Mlle Anne. Mais alors qu'avait-elle fait du trésor?

Mlle Anne croisa ses mains d'enfant et parla de sa voix égale, presque sans timbre.

– Oui, dit-elle encore, répondant à la question qu'Aube n'avait pas formulée. On se trompe, on se trompe en m'accusant, vous comme les autres. Mon enfant, je ne vous en veux pas.

Mais il y eut dans tout son être un changement subit. Un frémissement rompit l'immobilité voulue de son visage, et, secouée tout à coup d'une victorieuse émotion, elle gémit:

– Oh! pas vous, pas vous comme les autres. Vous ne me croyez pas coupable. Dites-le-moi. Je vous regardais quelquefois à l'église, en vous voyant si pieuse et si pure, je me disais: celle-là, du moins, ne me calomnie pas… Mais, mon enfant, j'ai tort; comment auriez-vous pu savoir? Tout à l'heure, vous croyiez à notre faute et pourtant vous vous êtes assise là, près de moi, vous avez mangé mon pain… Voir quelqu'un accepter mon pain de son propre gré…

Elle se tut, ses lèvres remuaient encore, mais n'émettaient plus aucun son. Dans la palpitation impuissante, navrée, de ces lèvres muettes, Aube lut l'histoire de la grande injustice qu'on avait faite à cette femme.

– Enfant, je suis pauvre, dit-elle à la fin, comme mon père et mon grand-père l'ont été avant moi, comme l'était aussi mon aïeule, Mme de Mareux, qu'on accuse d'avoir dépouillé ses frères. On vous a dit que j'étais avare, n'est-ce pas? que je n'avais même pas la générosité de dépenser largement les richesses mal acquises? C'est bien cela, n'est-il pas vrai? N'ayez pas peur de me contrister. Maintenant, fit-elle d'un ton presque timide, vous ne le croyez plus?

– Oh! comment avez-vous tout supporté? dit la voix étouffée d'Auberte.

– Cela a d'abord été très cruel après la mort de mon père. Mon père était un artiste qui gagnait beaucoup et dépensait de même; il n'accusait personne, il ne croyait pas qu'un autre membre de la famille de Menaudru eût secrètement accaparé les richesses qu'on nous réclamait, et je pense avec lui que si le trésor existe, il a été caché par l'intendant dans quelque recoin de votre château. Quand j'ai perdu mon père, j'ai résolu de venir ici pour mettre fin au soupçon inique qui s'attachait à nous et que l'ignorance des faits avait perpétué. Je m'étais dit: En me voyant, ils comprendront tout de suite que nous n'avons rien pris. Et je me suis heurtée, non pas à un antagonisme que j'aurais pu combattre, mais à une méfiance, à un dédain sourd, inavoué, sur lequel je n'avais nulle prise. C'est un de ces ennemis à la fois tenaces et insaisissables, qui ne meurent point et qu'on ne peut étreindre pour les tuer. Je n'ai pas plus de preuve de notre innocence qu'on n'en a de notre culpabilité. Ceux qui avaient autorité pour me secourir, ceux dont l'estime m'aurait rendu l'estime des autres, vos parents, – pardonnez-moi, Auberte, – s'enfermaient dans leur indifférence, m'accusant ou ne se souciant pas de moi. Quelquefois j'avais envie de pleurer tout haut, de crier: Mais voyez donc… je suis seule, je suis vieille, je suis pauvre… je n'ai qu'un coeur altéré d'affection, ne le repoussez pas, au nom de la miséricorde… Et, dans mon abandon, j'aurais mendié une bonne parole au pauvre qui voulait bien mendier chez moi une aumône. Je n'ai jamais dit ces choses à personne, et il me semble naturel et bon de vous les dire à vous, parce que, Dieu soit loué, dans toutes ces ténèbres, j'ai fini par trouver mon chemin.

Elle se tourna vers le dehors où les grandes roses trémières fleuries se balançaient dans la lumière blonde, et elle dit seulement:

– Ces choses m'affligent quand j'y songe, mais malgré tout j'ai été heureuse.

– Heureuse! dit Aube.

– Oui, j'ai fait ce que j'ai pu pour les autres et pour moi, ce que j'ai pu, c'est tout. Je me suis dit bientôt: Anne de Mareux, ne pleurons pas, ne rêvons pas, et, si nous ne pouvons être bonne aux autres que par notre patience et notre silence, patientons et taisons-nous.

Aube écoutait, suspendue à ces lèvres pâles d'où tombaient les mots de la résignation à la vie. Elle aurait voulu prendre cette femme méprisée par les deux mains, l'attirer dans le cercle de respect, d'honneur intact où elle-même vivait, devancer le temps qu'il lui faudrait pour faire partager sa conviction aux autres.

Mlle Anne voulut accompagner Auberte jusqu'au seuil de la maison. Aube s'en alla, oppressée par l'amère injustice de ce sort et, en même temps, soulevée hors d'elle-même par l'élan généreux qui avait empêché cette femme de sombrer.

Elle avait apporté ici des fleurs, mais c'est Mlle Anne qui lui en avait donné d'impérissables.

Au bout du jardin, elle s'arrêta et vit encore l'ombre immatérielle et sereine de Mlle Anne, droite au milieu de ses roses élancées que baignait une lumière couleur de miel.