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La Demoiselle au Bois Dormant

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VII

Il y eut jubilation générale lorsque la famille Droy reçut l'invitation de se rendre en masse à la pêche d'un étang, situé à quelque distance du mont de Menaudru.

L'hôte, assez bénévole pour attirer de son plein gré chez lui toute la phalange des Droy, était un grand propriétaire comtois, vieil ami du patriarche; il poussait l'aberration jusqu'à être enchanté du voisinage de la tribu, et la faiblesse, au point de réclamer avec de formelles instances une acceptation sans réserve de ses offres hospitalières.

Il fut décidé que Mme Droy seulement resterait avec Auberte, et que le reste de la smalah irait jouir des délices de cette pêche.

Or, parmi l'allégresse répandue par la bonne nouvelle, Camille, qui aurait dû l'emporter sur les autres en joie exubérante, restait taciturne, presque consternée. Cam, absorbée par mille occupations pressantes, avait repoussé jusqu'au dernier jour l'achèvement des fameux chaussons qui devaient la couvrir de gloire; elle se trouvait placée dans l'alternative de renoncer à la pêche ou de forfaire à une chose aussi sacrée que la parole de Camille Droy.

Et cette pêche devait être une partie tout à fait incomparable. Edmée et Gillette s'en réjouissaient hautement. Il y aurait le trajet d'abord, une longue promenade en voiture parmi les sites les plus accidentés d'une partie renommée de la montagne, puis un déjeuner qui promettait d'être fastueux, et, comme la réunion serait nombreuse, peut-être bien une sauterie; enfin le retour au clair de lune dans le paysage de fin d'été qui, avant de s'ensevelir sous les neiges précoces, se revêtait d'une beauté indescriptible.

Mais quand il n'y aurait eu que la pêche… Songez donc qu'on viderait l'étang! Si un étang vulgairement rempli était pour les jeunes Droy un lieu de délice comme éminemment propice à toute espèce d'accidents et de périls, rien ne pouvait rivaliser avec le plaisir extraordinaire qu'on allait leur offrir sous la forme d'un étang à sec.

– Tu es libre, nous te laissons le choix, dit Mme Droy à Camille.

L'enfant ne répondit pas, elle resta muette et concentrée tout le jour; mais le soir, en embrassant ses parents pour la nuit, elle dit:

– Je n'irai pas.

M. et Mme Droy n'objectèrent rien. Ce cuisant sacrifice qui leur plaisait par son courage, serait salutaire à la petite fille dont la nature indépendante et rétive n'avait point encore trouvé son point d'appui comme Gillette.

Tout le monde se retira de bonne heure, Aube, qu'on ne veillait plus, rentra dans sa chambre après avoir dit qu'elle se déshabillerait elle-même, et l'on tenait trop à lui voir prendre une initiative quelconque pour contrarier son désir. Mais elle ne se coucha point, elle attendit que tout bruit eût cessé dans la maison. Alors, elle se glissa dans la bibliothèque silencieuse; la pièce semblait si vide, si vaste, qu'Aube frémit d'une vague frayeur.

Par l'immense baie vitrée, on voyait distinctement au dehors. La lune, la belle lune resplendissante qui devait éclairer demain les voyageurs, baignait la campagne et le jardin qui, derrière la grande glace limpide, semblaient faire immédiatement suite à la pièce comme si rien ne les en séparait. Leur sérénité majestueuse pénétra Auberte.

La jeune fille, un peu craintive et frissonnante, s'approcha de la cheminée, écarta le garde-feu, raviva les tisons qu'on avait couverts de cendres, puis elle alluma une lampe avec précaution, comme si elle maniait un engin destructeur.

La lumière de la lampe et celle du feu s'élevèrent à la fois, mais il parut à Auberte que ces clartés accentuaient encore les coins d'ombre. Dehors, la nocturne lumière blanche était si claire, si victorieuse, qu'elle ne mourut pas, elle s'effaça à peine, devenant plus fantastique et mystérieuse.

Aube prit dans la corbeille de Cam l'ouvrage de tricot commencé, et se mit au travail. Aube n'avait pas encore veillé et quand, dans le grand silence de la maison, sonna une heure avancée qu'elle n'avait jamais entendue, une solennelle impression descendit sur elle. Et la paix auguste de cette nuit lui apporta de belles pensées, tristes ou consolantes. Le problème qu'elle avait obscurément pressenti développait ses complications devant elle. Les jeunes voix de Gillette et d'Edmée flottaient encore dans la pièce avec les enseignements plus austères de leurs aînés. Aube ne pouvait plus se laisser vivre; sa conscience l'avait déjà plus d'une fois sourdement tourmentée, elle l'avait apaisée en se disant que sa vie était pure, qu'elle ne commettrait jamais de faute. Cela ne suffisait plus. Même avant de mieux apprécier les Droy, bien des faits lui avaient paru singuliers, inexplicables, mais elle connaissait si peu, si peu de la vie; elle avait toujours été de son église à son château, de son château désert à la petite église assoupie au milieu des morts. Et il y avait pour elle un devoir immense et impérieux qu'elle n'avait pas vu: elle pouvait le remplir, il n'était pas au-dessus de ses forces d'enfant; seulement, il fallait le prendre petit à petit, jour après jour. Et c'est pour cela qu'elle était ici, encore souffrante, dans la grande nuit désolée, à travailler pour une autre. C'était l'humble début qui convenait à sa faiblesse.

Elle s'était assise en face de la baie: l'ombre noire de sapins se découpait sur le ciel d'opale, la lune traînait sur les hautes herbes étincelantes de rosée les draperies de sa tunique vaporeuse. Que c'était beau, que c'était majestueux et doux!

De sa place, elle voyait un peu de Menaudru. Souvent elle errait en esprit dans ces vieux murs de forteresse, où elle avait hâte de rentrer; elle avait hâte de revoir Olge, l'esprit familier de Menaudru; les yeux douloureusement intelligents de la bête la réclamaient, l'attiraient. Elle songeait avec un serrement de coeur à ce Menaudru inhabité, délaissé par ses maîtres. Cette nuit, Aube disait de loin au château: Je suis là, je te reviendrai; je ne t'oublie pas et je t'aime. Seulement, on t'a appelé le palais de la Belle au bois dormant.

Elle voyait aussi son sapin, elle croyait l'entendre bruisser; mais la lune disparut, le grand sapin ténébreux rentra dans l'ombre et il sembla à Aube, prise d'une angoisse troublante, que son âme y rentrait aussi. Elle pria pour être délivrée des épouvantes de la nuit.

Elle continuait son travail. Il y avait un contraste pathétique entre l'humilité patiente, l'inexorable prose de son occupation et la hauteur des pensées éternelles qui la hantaient. Elle travailla jusqu'à ce que sa lampe mourût dans le souffle glacé du matin.

Elle avait fini, son épaule se révoltait. Elle entra sans bruit dans la chambre de Gillette; elle vit à la lueur d'une veilleuse Gillette qui dormait, une expression ferme et sincère sur son visage si délicatement pétri et teinté. Camille avait dû pleurer en sourdine, car elle cachait sa figure dans l'oreiller comme pour y étouffer ses derniers sanglots; le sommeil l'avait saisie au milieu de ses larmes.

Aube fixa son ouvrage au pied du lit pour qu'il frappât les yeux de Cam dès son réveil, puis elle retourna chez elle et gagna son lit.

Avant que le jour fût complètement levé, les Droy partirent pour leur expédition matinale. Elle entendit le roulement du grand break, un tumulte étouffé d'allées et venues et de voix heureuses parmi lesquelles ne manquait point celle de Camille. La voiture s'éloigna, Aube s'endormit et ne s'éveilla qu'au milieu du jour.

– Comme vous voilà pâle! Vous vous êtes fatiguée, lui dit Mme Droy maternellement grondeuse, tout en lui servant à déjeuner dans son lit. C'était une imprudence. Cam a failli perdre la tête dans son bonheur. Nous avons eu toutes les peines du monde à l'empêcher de sauter comme une bombe dans votre chambre; j'entends que vous ne vous leviez pas avant dîner et que vous reposiez à fond votre pauvre bras.

Aube fut si docile que, vers trois heures, Mme Droy ne put lui refuser une plume et du papier pour écrire à son frère; elle lui installa le petit pupitre de Stéphanie sur les genoux, et s'en alla pour ne pas la déranger dans ses soucis épistolaires.

"Mon cher Laurent, écrivit Aube, je vais mieux, je suis très bien ici et il me tarde, en même temps, de retourner à Menaudru et de vous y revoir. Il me semble que Menaudru sans moi n'est plus que la moitié de lui-même, et que sans Menaudru, je ne suis plus Auberte. Je vous dis ce que je pense, j'espère que vous ne me trouverez pas trop ridicule.

"C'est du château que je voudrais vous parler, et aussi vous dire que vous me manquez et que j'ai l'intention d'être une meilleure soeur pour vous. Vous savez que, depuis longtemps, mon père et vous jugiez que quelques modifications seraient utiles à notre vieux palais, et moi, j'en éprouvais de la peine. Aussi, pour ne pas m'affliger, y renonciez-vous. J'ai réfléchi et je crois que vous aviez raison, qu'il vaut mieux se résoudre à réparer Menaudru et je suis consentante, si vous voulez bien vous en occuper; vous chercherez un architecte. Mais, mon cher Laurent, dites-lui bien surtout qu'il ne s'agit que de restaurations et qu'elles devront se voir le moins possible. N'est-ce pas qu'il serait dommage de rien changer à l'aspect de Menaudru, aux préaux où Bertrix, la petite princesse burgonde, s'est promenée, et que nous pouvons nous contenter des fenêtres qui lui dont donné assez de jour et d'air pour qu'elle y vive, et qui ont été assez grandes pour laisser partir son âme quand elle est morte! J'ai là-dessus une croyance particulière, c'est que quand je mourrai, vous aurez beau agrandir les fenêtres et toutes les ouvrir, mon âme ne pourra pas quitter Menaudru. Je voudrais, quand je ne serai plus là, qu'on ferme le château et qu'on le laisse en paix tomber en poussière.

"Quand je ne serai plus là… ce n'est pas très sage à moi d'y penser, puisque je suis encore très jeune. Gillette est mon aînée de trois mois, ce qui est beaucoup plus qu'on n'imagine.

 

"Choisissez donc cet architecte avec soin, je vous en prie, comme, par exemple, vous choisiriez un médecin pour votre soeur, et que ce soit pas un démolisseur surtout, mais un homme bon, pieux, oui, de cette piété qui nous fait respecter les choses; qu'il sache que les vieilles pierres qu'il voudrait déranger ont absorbé un peu de tout ce qui s'est passé près d'elles, et que les vieux arbres souffrent quand on les coupe."

Aube baissa la tête, l'extrémité de sa natte balaya les dernières lignes qu'elle avait écrites, et, étendant l'encre fraîche, fit des sillons noirs; la lettre parut trempée de larmes bien qu'Aube n'eût point pleuré.

"Gillette Droy qui est mon amie a des idées à elle sur les réparations de Menaudru. Je ne vous les dirai pas, elles vous feraient frémir; c'est assez que je les entende. Si vous saviez pourtant comme elle est bonne, Gillette, même vous qui êtes si sévère et difficile, vous oublieriez qu'elle a une bicyclette, qu'elle chasse quelquefois avec ses frères et qu'elle joue du Wagner plus que du Mozart. Je vous assure que Stéphanie, qui a une si belle tenue, n'est pas meilleure. J'espère avoir profité des laçons qu'on reçoit ici. M. Droy mérite son nom de patriarche; ils sont tous bons, laborieux et vaillants à faire peur."

Elle redouta que Laurent n'eût peur, en effet, et termina sa lettre en gardant la conviction qu'elle ne parviendrait pas à donner à son frère une idée équitable des Droy, et plus spécialement de Gillette. En lisant Aube, il allait dire de son air froid:

– Ces gens-là sont bien incorrects et terriblement ennuyeux.

Incorrects, ils le furent, les garçons du moins, pendant cette période, de façon à justifier amplement l'opinion présumée de Laurent; mais il était bien impossible de s'ennuyer autour d'eux, tant ils s'entendaient à vous tenir en haleine par la diversité de leurs inventions saugrenues.

Ce qui étonnait Aube autant que l'intrépidité folle de ces garnements, c'était le calme relatif de leurs parents et de leurs soeurs au milieu de méfaits qui mettaient continuellement leurs vies en danger.

– Ce sont des garçons, que voulez-vous? soupirait Mme Droy.

– Eh! ce sont des garçons, parbleu! s'écriait M. Droy quand il leur avait administré consciencieusement le châtiment réglementaire.

Et Aube ne croyait pas se tromper en décelant une étincelle fière dans les yeux de la mère encore bouleversée, ou du père encore furieux.

Le jour où Camille monta dans un peuplier pour y remettre un nid de corbeaux et n'en put plus redescendre, même avec l'aide de ses jeunes frères, ceux-ci résolurent de la tirer d'affaire sans avertir personne; le patriarche surgit au moment où ils prenaient des mesures vigoureuses pour abattre l'arbre. La famille gémit en choeur:

– Que voulez-vous! Cam n'est encore qu'un garçon… comme si ce mot expliquait tous les égarements et renfermait toutes les excuses.

Les garçons eurent à la fin une si formidable idée que l'excuse habituelle ne suffit plus et que, pour les justifier un peu de pareille incartade, il fallut admettre que c'étaient presque des hommes.

Marc, Jacques, Joseph et Antoine, mettant à profit une absence du vigilant patriarche, détachèrent les chevaux, boeufs, vaches et ânes que renfermaient les écuries de la maison et de la ferme pour se donner le spectacle d'une course de taureaux sur la grande pelouse. Ils mirent seulement les babies dans la confidence, ce qui était une confiance sagement placée: Rosie et Annie, ne sachant que très imparfaitement parler, étaient tout indiquées pour bien garder un secret.

M. Droy avait emmené Mme Droy, Gillette et Pascal qui passait quelques jours à la Maison, visiter l'emplacement de la scierie. Les promeneurs, rentrant plus tôt qu'on ne les attendait, furent salués par une monstrueuse affiche éclatante et bariolée qui avait dû coûter bien des veilles et des pots de couleur, et qui annonçait à tout venant, du haut des murs, que la Maison serait aujourd'hui le théâtre d'une grande course de taureaux avec mort de l'animal.

Suivaient les noms des célèbres toréadors Marco, Jose, Antonio et Jacopo. Mme Droy eut un soulagement en constatant qu'il n'était question ni du célèbre toréador Camillo, ni de deux babies toréadors donnant les plus flatteuses espérances.

Un violent tumulte où se mêlaient des appels, des piétinements, des objurgations, des cris d'enfants, des beuglements et des hennissements de bêtes, leur fit hâter le pas. Ils entrèrent dans la cour où tout était tranquille et tournèrent la maison. Les têtes blêmes et effarées d'Aube et de Stéphanie apparaissaient aux fenêtres où s'agitaient aussi des mains de servantes désespérées. Edmée, sortant de la maison, courait vers la pelouse où se déchaînait un troupeau disparate de bêtes en délire qui bondissaient, labouraient le sol de leurs cornes et de leurs sabots, écrasaient les massifs et leurs bordures, déracinaient les arbustes, tandis que les garçons, drapés de rideaux en andrinople rouge, armés de longues lances que surmontaient de flottantes oriflammes, s'exténuaient en cris et en efforts pour se rendre maîtres des animaux.

Les toréadors, essoufflés, en nage, rouges comme leurs rideaux, aiguillonnés par l'apparition inopinée du patriarche et la vue du visage pâlissant de leur mère, gesticulaient, s'enrouaient, redoublaient de courage. Les bêtes, affolées, se ruèrent dans la direction du jardin, s'engouffrèrent dans la même allée, comme si elles avaient été piquées de la tarentule, et disparurent au galop, brisant tout ce qui s'opposait à leur passage. La propriété n'ayant pas de clôture, elles seraient bientôt dans les bois et les pâturages de la montagne. Derrière elles, les garçons s'élancèrent en une course échevelée, suivis de Pascal qui vola à la rescousse de ses cadets.

M. Droy rejoignit sa famille dans la bibliothèque, où Aube confirmait par signes terrifiés le récit que faisait Stéphanie.

– Oh! Monsieur, vous n'allez pas à leur secours? fit Aube en voyant M. Droy s'asseoir devant son bureau.

– Il faut bien qu'ils s'en tirent. Ils n'ont pas besoin de moi pour s'emparer de deux pauvres vaches et de deux boeufs qui ont travaillé toute la semaine, répondit-il. Pascal et Marc reprendront les chevaux.

– Mais les enfants n'osent peut-être pas rentrer, dit encore Aube emportée hors de sa réserve habituelle.

– J'espère que pas un ne se permettra de remettre les pieds ici avant que le dernier veau ait réintégré l'étable.

– S'il leur arrivait quelque chose? murmura-t-elle d'une voix altérée.

– Il ne leur arrivera rien. Ils se livreront à une chasse mouvementée, assez fatigante pour les rassir. Ils ont désobéi, qu'ils en portent la peine; ils ont fait le mal, qu'ils le réparent.

Le ton était catégorique. Aube se tut, abasourdie par la responsabilité qu'on laissait à dessein aux coupables. Les soeurs n'essayaient même pas d'intervenir, et, pourtant, tout comme Aube, elles se représentaient cette course effrénée dans les bois où la nuit allait venir.

Le crépuscule tomba, on servit le dîner; les garçons étaient toujours en chasse. Les jeunes filles allaient souvent à la fenêtre et regardaient d'un air préoccupé le ciel devenu noir.

Enfin, il y eut un hourra dans le lointain, puis un piétinement tumultueux, et toute la bande reparut en un indescriptible désordre. Les bêtes, exténuées, furent claquemurées dans leur écurie. Gillette, pressentant avec la divination que donne une longue expérience, que ses frères mouraient de faim et n'étaient pas plus présentables qu'une horde de voleurs, courut leur faire servir un souper quelconque dans la grande cuisine.

L'on entendit bientôt de la bibliothèque les voix des garçons qui racontaient leur odyssée d'une façon véhémente et décousue. Sous leur accent déconfit, perçait un certain triomphe.

– C'est que nous avons cru ne jamais en finir et passer la nuit en chasse. Nous courrions encore si on n'avait forcé les boeufs, oui, forcé… Par une chance miraculeuse, nous avons rencontré un cavalier très gentleman, qui s'est mis en quatre pour nous tirer d'affaire. Et, ma foi, déclara Antoine avec enthousiasme, j'aurais été fâché qu'il s'encorne.

Ils ne tarirent pas en détails sur l'adresse, la force, l'ingéniosité audacieuse de leur bienfaiteur inconnu qui devenait le héros du jour. Leurs descriptions atteignirent au sublime.

Mais personne, et Aube moins que les autres, n'imagina qui pouvait être ce gentleman qui s'était dévoué pour rattraper du bétail récalcitrant et qui avait ainsi mérité l'estime de toute la tribu.

Le lendemain, la maison bénéficia du calme qui suit les grandes tempêtes. Mais vers le milieu de l'après-midi, comme les Droy étaient encore assujettis à toutes les exigences de la fragilité humaine, et que même la vertu des jeunes convertis a des bornes, une grande partie de chat perché s'organisa toute seule pendant le goûter.

Cette partie, qui s'étendit dans toute la demeure comme une contagion, devint si entraînante qu'Aube en subit l'irrésistible séduction et se percha comme le commun des mortels.

Au moment le plus animé, la porte de la bibliothèque s'ouvrit et l'on vit entrer un très grand jeune homme de belle prestance et d'impeccables manières.

Laurent de Menaudru, car c'était lui-même, regarda sans sourciller autour de lui. Cam était assise sur la table, Edmée debout sur une chaise, les garçons un peu partout. Il y avait des babies dans le coffre à bois, des enfants sur le bahut. Marc se pendait des deux mains à la tringle transversale qui soutenait les rideaux. Enfin Aube, oui, Aube de Menaudru, les joues rosées, les cheveux un peu défaits, debout sur une console, étendait les deux mains en avant, prête à prendre son vol, et elle resta ainsi pétrifiée dans le saisissement que lui causait la présence inopinée de son frère.

Elle mettait peut-être en pratique ces enseignements moraux qu'on lui prodiguait ici, disait-elle. Laurent contempla longuement l'aspect sous lequel s'offrait à lui cette famille modèle.

Avant que personne eût maîtrisé la situation, sauf M. de Menaudru dont le sang-froid était merveilleux, il y eut un bruissement d'étoffe rapide comme l'approche d'un léger ouragan; l'inconsciente Gillette, le visage épanoui en un rayonnement de malice et de gaieté, s'élança d'un repaire ignoré, derrière Laurent quelle ne voyait que de dos et prenait pour quelque membre de la famille, elle lui lança au vol une petite tape sur l'épaule en criant d'une voix claire la formule sacramentelle:

– C'est vous qui l'avez!..

Et elle bondit comme un chat sur la console d'Auberte.

Mais, plus prompt que l'éclair, – et, cette fois, Aube se crut bien le jouet d'une hallucination, – Laurent avait sauté sur un tabouret et s'y tenait en équilibre comme Mercure rattachant sa talonnière.

Au même instant, arrivait le patriarche qui ne parut pas éloigné de chercher des yeux quelque aérien refuge pour ne pas être pris et, pendant qu'Aube implorait mentalement de toutes ses forces la venue de Stéphanie, dont l'attitude couvrait et rachetait toujours les manquements de la famille, Mme Droy accourut, effrayée de ce surnaturel silence. Elle ne s'inquiétait pas trop quand les murs menaçaient de crouler, mais un calme si parfait lui fit pressentir quelque horrible catastrophe.

Laurent fut aussitôt à terre, et, avec la plus remarquable aisance, offrit ses hommages à la maîtresse de maison, et salua M. Droy dans lequel il avait miraculeusement reconnu le vénérable patriarche décrit par Auberte; puis il se retourna vers Gillette et tendit courtoisement à la jeune fille une main très ferme pour l'aider à descendre.

– Eh bien! Laurent, et moi? dit la douce voix d'Aube.

Quand Gillette eut sauté à terre, il prit Aube comme une enfant dans ses bras et l'embrassa tendrement avant de la laisser aller, en disant qu'il était heureux de la voir si bien guérie.

Peu après, les membres prépondérants de la tribu entretenaient Laurent au salon, et une nuance d'intimité, qu'on n'aurait point osé prédire entre eux, rappelait seule le début original de la connaissance.

Il résulta de ses éclaircissements qu'en entrant à la Maison, M. de Menaudru avait prié la vieille servante qui lui répondait, de bien vouloir informer ses maîtres que Laurent de Menaudru, de retour au château depuis la veille, sollicitait de M. et Mme Droy, l'honneur de leur être présenté et la permission de reprendre Mlle de Menaudru, sa soeur.

La vieille Céleste s'était acquittée en bloc de cette diplomatique mission en désignant à M. de Menaudru une porte derrière laquelle devaient se passer des choses considérables, si la valeur des événements se mesure au tapage.

– Entrez donc si le coeur vous en dit, avait répondu amicalement Céleste qui était un peu sourde.

 

Et, si étonnant que cela parût, le coeur en avait dit à Laurent de Menaudru, car il était entré.

Dans les corridors et les coins, le menu fretin riait de la mésaventure de Gillette, répétant avec d'innombrables invocations à Hugues et des regrets réitérés qu'Hugues n'eût point été là, que Gillette en avait fait de belles et que Laurent de Menaudru s'était bien comporté; mais qu'on aurait pu s'y attendre de sa part, puisque c'était lui qui avait capturé les boeufs, et qu'il fallait saluer en lui le mystérieux cavalier dont l'aide épique leur avait tourné la cervelle.

Laurent venait chercher Auberte. M. et Mme de Menaudru, qu'il avait précédés de peu, rentraient ce soir même et le Comte avait voulu que son fils offrît sans retard leurs remerciements à la famille Droy, et ramenât sa soeur au château où ses parents désiraient la trouver en arrivant.

Aube et Gillette allèrent présider aux préparatifs peu compliqués de ce départ, après avoir entendu Laurent accepter au nom de son père la proposition que Mlle Stéphanie d'Aumay avait bien voulu faire à Auberte.

Ce ne serait donc pas une séparation, et Aube pouvait goûter sans mélange la joie de rentrer à Menaudru.

Quand elle se retrouva dans le parc avec son frère, elle prit la main de Laurent. C'était une habitude qu'elle avait gardée de sa petite enfance. Et, tout en marchant à côté du jeune homme, elle parla de leurs parents, de tout ce qu'elle aurait à leur dire si elle en avait le courage, d'un travail qu'elle voulait commencer, d'Olge qu'elle allait revoir.

Et c'était aussi son habitude de parler à Laurent pendant qu'ils se promenaient ensemble. Il l'écoutait toujours et, parfois, provoquait d'un mot ses timides confidences. Mais, cette après-dîner, Auberte s'interrompit, il lui sembla qu'un froid avait passé, et pourtant le soleil brillait. Elle leva sur Laurent ses grands yeux aimants et peinés, pleins d'un étonnement sans reproche; elle venait de sentir que, pour la première fois, Laurent ne l'avait pas écoutée.

Il lui caressa cependant la main de ses lèvres avant de la quitter, près du château, mais il la quitta.

Il avait affaire à X… un rendez-vous avec l'architecte qu'Aube avait demandé. Il serait de retour pour dîner avec M. et Mme de Menaudru, qu'il prendrait à la gare et ramènerait dans sa voiture.

Aube faillit dire:

– Déjà l'architecte?..

Elle s'arrêta à temps.

Laurent s'éloigna, mais Menaudru était devant elle dans sa splendeur pesante et morose, et l'on ne toucherait à rien de ce qui en faisait une si noble demeure.

Aube entra, le château dormait dans la chaleur silencieuse de l'après-midi. Aube s'y trouva tout à coup très seule et souhaita, plus encore qu'elle ne l'avait fait, le retour de sa mère.

Après le mouvement joyeux de la Maison, c'était un apaisement subit, intense. Autrefois, elle se complaisait dans ce silence accablé qu'en elle-même rien ne venait rompre; aujourd'hui, elle se figura entendre battre faiblement son coeur.

Elle s'en fut dire bonjour à Olge qu'on lui amenait. Olge eut un si grand bonheur qu'elle resta anéantie, immobile, toute frissonnante sous la main d'Aube. Mais le docteur Amaux ne s'y serait pas trompé plus qu'Auberte, et lui aurait certainement dit d'un ton d'avertissement: Allons, Olge, ne vous pâmez pas.

Aube eut l'impression, aussi vive et pénétrante qu'aux jours de son enfance, qu'Olge était plus qu'un animal. Elle appuya sa tête sur le cou tiède et soyeux de la mule, se pressa avec une secrète douceur contre Olge, cherchant d'instinct, à travers la prison de l'enveloppe animale, cette pauvre âme incomplète et bornée qui, obscurément, aveuglément, se tournait vers elle. Quand Aube se redressa, il y avait des larmes sur sa main, et elle ne douta pas un instant que ce ne fût Olge qui les eût pleurées.

Elle alla dans le parc avec Olge qui la suivait librement, en chien fidèle. Elle allait rendre visite à son sapin qui lui parut plus grand, plus fier que jamais, s'élevant à perte de vue dans le ciel calme, comme une tour sombre que le soleil déclinant moirait d'or.

Elle s'assit sur la mousse chaude du vieux mur, à la place d'où elle dominait le jardin des Droy et la chapelle en ruines. Tout près de là, Olge broutait quelques tiges et balançait ses sonnettes dont les vibrations caressaient l'oreille d'Auberte.

Auberte se demandait pourquoi Laurent ne l'écoutait plus. Devenait-il distrait même vis-à-vis d'elle? ou bien allait-il prendre, comme tout le monde, un but qui le détournerait d'Aube? Elle avait senti tout à l'heure quelque chose d'indéfinissable s'interposer entre sa main et la caresse de son frère.

Aube pensait que la première opinion de Laurent sur les Droy n'avait pas été favorable, bien que sa politesse patricienne lui eût interdit d'en rien laisser paraître. Si la lettre d'Aube n'avait pu lui faire apprécier leurs voisins, qu'était-ce maintenant qu'il les avait vus dans leur plus turbulent entrain? Il est vrai que Stéphanie avait été exemplaire comme toujours. Laurent et Stéphanie étaient faits pour s'entendre.

Mais peut-être qu'il y avait un changement pour Laurent comme pour Auberte. Gillette ne lui avait cependant pas crié: C'est ici le château de la Belle au bois dormant. Vivez, éveillez-vous!

Tout en pensant, Aube avait défait les noeuds de soie d'un carton à dessin qu'elle avait apporté. On se trompait en croyant qu'elle n'avait jamais rien fait. Il y avait là le résultat de ses heures actives, quelques dessins et quelques aquarelles. Elle les tira du carton, un à un, lentement, et le sapin pencha ses branches pour voir.

C'étaient des oeuvres singulières qu'elle avait conservées pour elle, jalousement cachées à tous les yeux. Elles représentaient des paysages inconnus, irréels, des paysages de songe, des lieux qu'aucun pied humain n'avait foulés, mais où s'était promené l'esprit d'Auberte. Ils étaient baignés d'une lumière qui n'était celle d'aucun astre créé, on y voyait des eaux pures, dormantes, sans rives, parmi des blancheurs de nuée et des traînées pâles d'aurore, des fleurs hautes comme des arbres et pas un fruit, des fleurs énormes, invraisemblables et très légères, immobiles et diaphanes, des lis, des iris, les nénuphars que Gillette avait condamnés, des feuilles mortes qui n'étaient tombées d'aucun arbre, des pétales épars dans le ciel comme si le soleil qu'on ne voyait pas avait, au lieu de rayons, répandu des fleurs. Puis des ombres de nuage, des ombres de feuillée, avec des feuillées et des nuages, sans qu'on pût savoir bien où commençait l'image de la réalité et celle de l'ombre. C'était enfin la vision de ce monde flottant, fuyant, inexprimable, que nous entrevoyons parfois en rêve et qu'Aube avait habité.

Elle regarda ses dessins dont les contours vagues donnaient une impression de morne infini, et d'un air doux, d'une voix basse et distincte, elle dit comme Gillette le lui avait recommandé: Je veux, je veux!..

Elle se recueillit comme si elle attendait l'effet d'une incantation. Le sapin seul répondit par sa mélopée frémissante.

Alors Aube prit ses dessins et commença à les déchirer. Elle les déchira tous en petits morceaux qui s'éparpillèrent au loin, s'en allèrent fleurir de pétales fantastiques les ronces de la chapelle et jusqu'aux branches du sapin. Le vent qui les soulevait, qui les emportait irrévocablement, était peut-être le même que celui qui avait touché Auberte. C'était un souffle vif et ranimant qui la secouait, l'enveloppait, qui la faisait souffrir, mais elle serait morte maintenant de ne plus le respirer.

Aube, il fait jour. Vivez, vivez, éveillez-vous!