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La Demoiselle au Bois Dormant

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VI

Décidément, Aube se lèverait pour recevoir sa mère. L'effort lui parut non seulement faisable, mais encore plus facile qu'elle ne l'avait cru. Et, pour qu'elle eût moins encore l'air d'une malade, il fut arrêté que la petite princesse donnerait son audience dans la bibliothèque qui était au rez-de-chaussée comme sa chambre; cette pièce, lieu ordinaire des réunions de la famille, était assez gaie pour préserver de toute ombre lugubre la première impression de la Comtesse.

Le jour de l'arrivée de Mme de Menaudru, après avoir bien installé Aube sur de nombreux coussins, on la laissa se reposer et penser à l'aise au bonheur qui l'attendait. Elle n'eut, heureusement, pas beaucoup à attendre: juste à l'heure que lui avaient fait fixer ses calculs aidés des lumières de Gillette, Mme Droy, digne et affable, pleinement à la hauteur de cette délicate occurrence, introduisit Mme de Menaudru près d'Aube, et se retira.

En regardant sa mère s'avancer, pâle, presque craintive, Aube songea que la chose impossible s'était faite, que l'événement irréalisable était accompli; Aube, établie à demeure chez les Droy comme une enfant de la maison, voyait sa mère y venir en amie.

Puis Aube sentit les bras de sa mère autour d'elle, et, contre son visage, le contact de ce doux visage, blanc et fané, qui lui parut tristement amaigri, et elle oublia tout dans la joie de cette réunion. Après les premières effusions, – ce furent des effusions peu exubérantes, presque muettes, mais Aube devinait chez sa mère la palpitation d'un sourd émoi, – Mme de Menaudru s'assit, non pas comme le lui demandait un geste caressant de sa fille, sur la chaise longue où le corps ténu d'Aube lui laissait ample place, mais dans un fauteuil, ainsi qu'il convenait à la châtelaine de Menaudru.

C'était une châtelaine encore bien troublée qui tenait avec précaution la main d'Auberte, examinait l'enfant avec des yeux d'angoisse mélancolique, presqu'avide.

Auberte dit tout à coup:

– Ainsi, maman, vous n'êtes pas venue?

– Comment? Me voilà.

Aube eut un petit mouvement soucieux.

– Non, quand je suis tombée, quand on m'a remis l'épaule. Je vous ai pourtant appelée…

– Comment l'aurais-je pu, enfant? je n'étais pas avertie.

Et elle parla précipitamment du Comte, toujours alité, auprès duquel elle avait laissé Laurent, puis de son voyage, de détails presque insignifiants. Mais elle s'interrompit, et, tout bas:

– Cela t'a fait mal, très mal? demanda-t-elle.

Elle penchait la tête vers Aube, l'interrogeant avec une curiosité poignante.

Mais, vite, elle reprit:

– Non, non, ne dis pas, c'est passé. C'est passé? répéta-t-elle en une question tremblante.

– Oui, mère.

– Qu'allons-nous faire? Je ne peux pas rester à Menaudru, et vous ne pouvez guère voyager. Voter père a besoin de moi.

Ce double souci qui l'avait hantée creusa un pli plus accentué parmi les rides de son front.

Comme Aube ne répondait pas:

– Est-il vrai, fit-elle incrédule, que vous resteriez à la Maison en attendant notre retour?

Aube fit un signe rapide d'assentiment, et elle ajouta:

– Seulement, revenez bientôt.

– Oui, dès que possible. La famille Droy a été au-dessus de tout éloge: elle réclame comme une faveur de vous garder; c'est, – dit Mme Droy, – la seule compensation qui puisse diminuer leurs regrets du tort bien involontaire qu'ils vous ont fait.

Elle répéta en un murmure: au-dessus de tout éloge… soupira et reprit:

– J'arrangerai cela avec votre père. La correspondance que nous avons forcément échangée avec les Droy a déjà aplani bien des obstacles, votre père change d'opinion à leur égard et il nous accordera plus de liberté.

Elle continua d'une voix incertaine:

– Chère, quand nous serons rentrés à Menaudru avec vous, vous pourrez revenir quelquefois à la Maison, si cela vous tente.

– Maman…

L'éclair des yeux bleus d'Aube parut causer à la mère en même temps plaisir et peine. Elle poursuivit:

– Mlle Stéphanie d'Aumay offre de vous donner quelques leçons pour vous distraire. Vous vous joindrez de loin en loin à ses élèves. Le docteur n'a cessé de nous écrire que vous aviez besoin de distraction, de diversion, qu'il fallait à tout prix amener de la jeunesse autour de vous. Si vous trouvez des amusements ici…

Elle regarda d'un air de doute autour d'elle, puis elle murmura:

– Aube, vous vous êtes donc bien ennuyée avec nous?

Sa voix résonna si résignée, si douce, qu'Aube en eut le coeur meurtri.

– C'est bien, c'est bien, enfant, vous reviendrez à la Maison. Laurent vous accompagnera quand il sera nécessaire, car, pour moi, je ne saurais quitter le Comte.

Elle repartit dans la journée même; cette sanction inattendue de ses parents fit goûter à Aube plus de sécurité dans le bonheur, encore un peu surpris, qu'elle éprouvait de son séjour à la Maison.

La convalescence d'Aube marcha avec toute la cérémonieuse lenteur qu'on devait attendre d'une jeune personne si pondérée. Elle fit tant de façons pour reprendre de l'appétit et des forces que Gillette, impatientée, proposa de lui démettre l'autre épaule pour la secouer et lui donner l'énergie de guérir.

A côté de Gillette, il n'y eut pas moyen pour Aube de s'adonner à cette bien-aimée torpeur qui lui avait toujours été un refuge dans ses maux et à laquelle elle avait rarement eu si belle occasion de recourir. Et ce n'était pas rien que Gillette, mais encore Cam dont la figure s'allongeait dès qu'Aube faisait mine d'aller moins bien ou ne mangeait pas tout son potage, et encore Mme Droy avec sa vaillante activité, Stéphanie dont la tenue irréprochable semblait blâmer bien haut les jeunes filles couchées oisives dans leur lit jusqu'à deux heures, et étendues en robe de chambre sur une chaise longue, le reste de la journée. Les garçons avaient d'incroyables aventures dont il fallait bien savoir le dénouement avant de s'endormir. Les babies ressemblaient à deux petites poupées à roulettes avec leurs robes mi-longues, leurs cheveux blancs dont les mèches prenaient les plus drôles d'envolées autour de leurs têtes rondes: toute la famille les chérissait comme si deux petits enfants eussent été un phénomène exceptionnel dans cette demeure où il y en avait déjà eu neuf, une bénédiction précieuse dont on ne pouvait assez remercier la Providence. Ces babies réclamaient la sollicitude d'Aube pour leur poupée, ou bien, dans un accès de sagesse édifiante, s'asseyaient côte à côte, bien lissées, bien lustrées, comme deux petits chats jumeaux, sur le même tabouret, pour demander une histoire.

Et Edmée qui étudiait, étudiait en se tenant souvent la tête, et Pascal qui achevait sa dernière année dans une école religieuse d'agriculture et faisait quelquefois une apparition météorique le dimanche, et Hugues qui, toujours absent, jouait un rôle si considérable dans la famille… Cet aîné paraissait continuellement présent à l'esprit de tous; du patriarche aux babies, chacun, sauf Stéphanie, prononçait sans cesse son nom: ses lettres répandaient dans la maison une animation nouvelle, et, quoiqu'elles fussent gaies parfois à soulever des tempêtes de rire, provoquaient un zèle extraordinaire, une ferveur d'application et de travail dans tout le troupeau.

Enfin, dans cette demeure, courait un souffle de vie puissante, qui, tour à tour, s'infiltrait dans l'âme d'Auberte ou la prenait d'assaut.

Les Droy étaient certainement les gens les moins dogmatiques du monde, et, pourtant, un mot, une action toute simple de leur part frappait souvent Aube comme d'une lumière. Elle avait alors envie de fermer les yeux et de ramener pour plus de prudence son bras sur son visage.

A la turbulence réveillée des garçons, elle mesurait la contrainte qu'ils s'étaient imposés pour elle, mais elle ne devinait pas quel adoucissement salutaire sa présence apportait dans ce milieu d'ardeur un peu âpre et quelles traces durables laisserait chez eux le passage de sa personne sensitive. Ils la traitaient tous gaiement, comme un jouet fragile qui amuse et qu'on se prend à aimer.

Aube se levait régulièrement, mais elle se confinait volontiers dans sa chambre. Le mouvement de la famille qu'elle sentait à quelques pas d'elle, toute frémissante de travail et de vie, l'étourdissait quelque peu. Une après-midi que les garçons étaient dehors, elle se hasarda dans la bibliothèque où régnait un rassurant silence. Elle ne trouva qu'Edmée qui, assise sur un siège bas près du feu mourant, se tenait la tête à deux mains.

Edmée était une longue fille maigre et distraite, dont le labeur sans relâche apparaissait à Aube comme une sorte d'inexplicable manie.

En entendant Aube, elle ferma son cahier et fit place à la nouvelle venue sur le petit divan qui touchait à la cheminée.

– Vous travaillez toujours, dit Aube.

– Pas pour le moment; je ne viens pas à bout de mon problème et je n'en peux plus.

Elle essayait de sourire, mais on voyait bien qu'elle avait dit vrai et qu'elle n'en pouvait plus.

– Pourquoi vous fatiguez-vous? reprit Aube. Aimez-vous l'étude à ce point?

Edmée secoua un peu ses minces épaules comme pour les décharger d'un trop lourd fardeau.

– Je me figurais l'aimer autrefois, mais je crains d'en venir à la détester.

– Alors pourquoi? fit Aube confondue par tant d'inconséquence.

– Mais j'aide Marc. Est-ce que nous ne le saviez pas? Non?

Oh! sans mon pauvre Marc, j'en aurais fini depuis longtemps avec tout ce fatras. Mais Marc veut s'engager, et mon père ne le permettra que quand mon frère sera bachelier. Marc s'est fait retap… refuser deux fois déjà. Comme j'avais toujours un peu suivi ses études, je lui ai promis de m'y mettre tout à fait, de préparer de fond en comble les examens avec lui, d'être son répétiteur parce que le patriarche qui le fait travailler, le déconcerte. Alors, moi, je suis là pour le faire remonter sur sa bête… le remettre d'aplomb, je veux dire. Et peut-être que je m'abuse, mais je me figure que si je peux tenir bon encore quelque temps, Marc n'échouera pas à la prochaine session.

 

– De sorte, fit Aube impressionnée, que vous serez bachelier autant que lui, quand même vous n'en demanderez pas le grade. Cela doit être horriblement difficile.

– Parce que j'ai une stupide tête de fille qui comprend avec peine et ne retient guère, dit l'énergique Edmée en se frappant le front pour le punir d'être obtus.

– Vous voyez pourtant bien que Marc qui est un garçon…

– Oh! Marc était buté, et une fois ce mauvais pas franchi, il n'aura pas son pareil. J'ai toujours dit qu'il était au fond de vraie bonne étoffe, dit-elle avec un affectueux sourire à l'adresse de son frère favori. Il avait plus besoin que les autres d'une aide constante pour se plier définitivement à la discipline de tous ses devoirs… religieux et autres.

– C'est donc vous qui l'aurez fait ce qu'il deviendra.

– Moi pour une faible part; je lui prête un peu de ma patience et de ma science, et je ne lui fais pas un brillant cadeau; mais ce n'est pas moi qui lui aurais fourni son brave coeur s'il ne l'avait pas eu naturellement.

Aube, qu'avaient toujours tenue sur la réserve les manières abruptes et le langage pittoresque qu'Edmée devait à son séjour fréquent dans la salle des garçons, à son commerce assidu avec ses frères, Aube sentit fondre ses légères préventions dans une admiration grandissante.

– C'est très beau, Edmée.

– Mais non, il faut bien qu'une inutile fille serve par ci par là à quelque chose.

– Mais ce n'était pas votre devoir.

Edmée eut l'air perplexe.

– Il me semble que tout est mon devoir. C'est bien présomptueux ce que je vous dis là, mais je ne peux pas m'expliquer. Partout où nous pouvons aider un peu, un tout petit peu, n'y a-t-il pas un devoir pour nous? Et puis, ne vous figurez pas des choses: je ne suis guère héroïque, surtout quand j'ai mal à la tête. Il me tarde que Marc soit reçu pour fermer ces bouquins et me reposer à coeur joie, courir, lire, musiquer avec les autres. Et il me tarde aussi de rendre quelque liberté à notre pauvre Gillette, que le soin du ménage et des enfants a tant accaparée depuis que je travaille avec Marc. Elle ne se plaint pourtant pas.

Aube avait remarqué combien Gillette rendait de services à sa mère; avec une persévérance sérieuse sous son air envolé, elle secondait Mme Droy dans sa tâche ardue.

Cela avait souvent causé à Aube une espèce de courbature morale de sentir tous les Droy si actifs autour d'elle, tous s'efforçant vers un but précis; et voilà qu'Edmée et Gillette, avec une simplicité qui doublait leur mérite, rivalisaient d'abnégation pour le bien commun. Qui sait si Cam…

Cam faisait en ce moment même son apparition, affairée, le front chargé de soucis, toute disposée, elle, à convenir que la responsabilité de la maison pesait sur sa tête. Elle demanda néanmoins d'un ton de déférence des nouvelles de la princesse; une fois rassurée sur ce point qui lui tenait au coeur, elle s'écroula dans un grand fauteuil et s'écria en jetant un livre à terre:

– Qu'on ne m'en parle plus. Andersen me tue.

– Andersen? demanda Aube. Vous lisez le danois?

– Non, l'allemand, dit Gillette faisant à son tour une entrée en coup de vent. Les membres de la tribu disséminés aux points les plus divers de la maison finissaient toujours par aboutir dans la bibliothèque.

– Comment ne pas savoir l'allemand malgré soi avec une nuée de frères qui s'escriment là-dessus depuis l'enfance. Achdoch-gebrochen, fit Gillette avec des intonations gutturales à renverser un Teuton.

– Du reste, reprit Cam d'un air détaché indiquant qu'elle était fatiguée de fadaises littéraires, j'ai assez lu, même pour un jeudi. Edmée, s'il te plaît, passe-moi mon ouvrage. Il faut vous dire, princesse, que notre premier envoi de chaussons a été glorieusement accueilli et que nous en préparons un autre.

– Il est prêt, ajouta Gillette prenant auprès du feu la place d'Edmée, qui s'en alla porter ailleurs son problème insoluble et sa tête souffrante. Nous n'attendons plus que Mlle Cam qui est en retard. Maman a fixé le dix comme dernier délai; Cam s'est engagée d'honneur à fournir ce jour-là sa dernière paire, et Cam tiendra parole, Cam aura fini, Cam a maintenant des bonnes intentions en quantité suffisante pour paver l'enfer, dit-elle en renversant sur ses genoux Camille dont elle tira amicalement la queue de chanvre.

Mais l'imperturbable Cam trouvait moyen de tricoter la tête en bas, les bras en l'air et aussi un peu les jambes; et la situation excentrique où la maintenait sa soeur n'empêchait pas plus le jeu de sa langue que celui de ses doigts, car elle dit:

– Nous complotons d'approvisionner cet orphelinat d'une foule de bonnes choses chaudes, et nous gagnerons de l'argent pour acheter la laine. Nous avons bien tressé des paillassons tout un hiver avec de vieilles cordes pour payer un peu de l'admission d'une vieille femme dans un asile. Et après s'être moqués de nous, tous les grands s'y sont mis; Hugues était le plus habile. Jamais nous n'avons tant ri que cette année. On s'asseyait par terre à la turque dans une salle basse, et il n'y a rien de si réjouissant que de s'asseoir par terre. Un jour que la patriarche y était aussi, une nouvelle femme de chambre a introduit là par erreur un monsieur excessivement distingué qui mourait d'envie d'épouser Stéphanie.

– Cam! fit Gillette.

– Je sais ce qu'il en était, il faisait des yeux mourants. Si vous aviez vu sa figure quand il nous a trouvés par terre, tout poussiéreux et éternuants dans notre chanvre… Stéphanie arrivait en même temps avec son bel air, resplendissante dans son col propre, en se chapitrant pour s'obliger à nous gronder ferme et à nous faire honte d'être si sales; oui, elle se chapitre quand il faut qu'elle nous gronde. Il allait lui parler comme à la seule personne qui gardait son bon sens au milieu de notre insanité. Quand elle a vu ça – chère Stéphanie, comme je l'ai aimée – elle s'est assise sur ses talons comme une carmélite et elle a réclamé de l'ouvrage; et le pauvre M. Gaston n'a plus eu d'autre ressource que de nous aider; il est parti à la fin bien déconfit. Hugues a pris pour lui le paillasson que Stéphanie avait terminé et je l'ai vu jeter au feu la natte de Gaston, qui était difforme.

– Mais Cam, mais Cam, fit Gillette alarmée par la révélation d'une perspicacité si précoce.

– Gaston n'est pas revenu chez nous. Je n'en aurais point voulu, ce n'était pas pour que Stéphanie le prenne. Moi, ce que j'en dis, c'est pour montrer à Aube que nous sommes venus à bout de notre vieille, c'est-à-dire de lui acheter une place dans l'asile. C'était temps, nous avions les doigts usés.

Gillette se leva, remit Cam sur ses jambes et envoya la petite fille goûter, puis elle versa dans un verre le vin jaune fortifiant qui composait la collation d'Auberte et le porta à la convalescente. Pendant que celle-ci buvait, Gillette ramena la couverture sur les genoux d'Aube, consolida ses coussins, renoua la cordelière de soie qui aurait dû retenir les plis de sa robe de chambre.

– Il doit vous tarder, dit-elle en riant, d'en avoir fini avec moi et de pouvoir vous servir vous-même?

Aube hésita et dit avec effort:

– Même quand je ne suis pas malade, c'est toujours Jeanne qui me coiffe et m'habille.

– Impossible! N'avez-vous pas honte d'être un tel baby?

Aube, fatiguée, s'appuya davantage sur son coussin et garda le silence. Gillette contempla malgré elle cet être languissant et si pur. Aube murmura:

– Dites-moi comment vous vous y prenez pour être utile. Parlez-moi de cela, voulez-vous?

– Pour vous distraire? S'il ne s'agit que de causer, je causerai tant qu'il vous plaira, et même un peu plus peut-être, méfiez-vous. Eh bien! quand j'étais plus jeune, j'étais tourmentée aussi par la pensée que ma vie serait vaine, qu'il y avait à toute chose un sens plus noble, plus étendu, que je ne comprenais pas. J'ai été sauvée le jour où je me suis aperçue que ce sens divin était, non pas au loin, dans les grandes actions, dans les mots retentissants, mais tout prêts, sous ma main, à ma portée, et jusque dans les petites bêtes de besognes journalières; que le coeur et l'intelligence des miens renfermaient des biens plus dignes de conquête que ceux du monde, que je n'avais pas à m'éloigner pour faire tout le bien dont j'étais capable. Avez-vous entendu dire que le monde doit être meilleur et plus heureux par cela même que nous y sommes venus? J'ai tâché de me redire cela soir et matin, après ma prière, et de me faire pardonner les jours où ce bas-monde avait été plus laid et plus désagréable par le fait de ma présence.

Pour me convaincre que je n'avais pas à chercher ailleurs le développement de ma pauvre niaise âme ambitieuse qui réclamait de l'espace à grands cris, ni le moyen de faire ce qui m'était assigné et même d'être héroïque si l'envie m'en prenait, je n'ai eu qu'à bien regarder Hugues et mes parents.

– Parlez-moi encore, fit Auberte.

– Encore toujours, comme disent les babies quand on les embrasse. En vérité, fit Gillette d'un air de bonne humeur, je suis bien à même de moraliser, et vous choisissez singulièrement vos prédicateurs. Enfin, si cela vous agrée…

– Dites-moi comment vous faites l'aumône?

– La charité, chère, la charité; pas l'aumône. Notre grande satisfaction actuelle dans ce sens, c'est la scierie, l'oeuvre du cher patriarche qui, si le terrible braconnier Gédéon Jaux veut bien nous le permettre, donnera de l'ouvrage en hiver aux bras qui restent inoccupés faute d'une industrie locale. Et s'il prend fantaisie à nos ouvriers de se mettre en grève, eh bien, le patriarche a assez de fils pour les remplacer, conclut-elle avec un petit sourire orgueilleux et brave.

– Je voudrais avoir votre courage, commença Auberte.

– On ne dit pas: Je voudrais, je voudrais… Mais: je veux!

Tant que vous ne sentirez pas les pauvres de votre chair, de votre sang, destinés à la même vie immortelle, vous ne leur serez rien.

Auberte dit lentement:

– Comme vous êtes tous bons, comme vous faites du bien…

Gillette rougit jusqu'à la racine de ses cheveux pâles.

– Vous valez mieux dans votre coeur que nous tous à la fois, marmotta-t-elle, et, pourtant, je sais qu'Hugues et Stéphanie valent beaucoup.

Mais elle se redressa et se montra vite un peu agressive pour compenser son éloge involontaire.

– Oh! vous, vous êtes une petite mangeuse de lotus, comment nous comprendriez-vous? Vous n'avez rien à démêler avec nos craintes, nos fautes, nos chagrins. Vous vous êtes bâti en vous-même une inaccessible citadelle. De même que vous vous plaisez dans la paix morte, surannée, de votre château, vous vous retirez en esprit dans la demeure fictive de votre choix où aucun chemin ne conduit les autres et qui est le château de la Belle au bois dormant. Vous le murez aux peines et aux joies de la vie, vous vous dites: Tout est trop banal et fastidieux dehors, mais moi, je dors et je rêve. Auberte de Menaudru, est-ce que vous n'êtes pas un peu lâche?

Aube se taisait, rougissant sous les paroles de Gillette.

– Tenez, poursuivit Gillette, qu'avez-vous fait là encore?

Les garçons avaient commencé des essais de sculpture sur bois pendant les veillées et Aube, s'emparant d'un petit outil oublié devant elle, avait machinalement tracé sur une planchette des contours de fleurs.

– Qu'avez-vous fait? reprit Gillette, des nénuphars, des pavots, des tournesols, des fleurs de rêve! Mettez donc de la verveine, du romarin, des houx, des plantes bien vivantes, un peu piquantes, pas de vos perfides berceuses qui vous engourdissent. Auberte, réveillez-vous. Assez dormi, il fait grand jour, petite princesse, il faut agir, il faut vivre!