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La Demoiselle au Bois Dormant

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Les promeneurs rentrèrent en retard pour le déjeuner.

Camille, assise à sa place, attendait patiemment, – au grand étonnement de Mlle Stéphanie, sa compagne de réclusion – qu'il plût aux autres de se mettre à table. Comme Mlle Cam avait été retenue au logis en punition d'un méfait, l'on considéra son attitude exemplaire comme une preuve irréfutable de conversion. Il n'y eut qu'Antoine, son voisin de table, sur les pieds duquel elle trépigna secrètement avec des transports d'allégresse, qui put entretenir des doutes à cet égard. Antoine supporta stoïquement la meurtrissure de ses orteils en espérant que Cam, qui était une fiche mouche bien que douée d'un aiguillon un peu acéré, avait fait quelque bon coup dont il tirerait avantage.

Le départ d'Hugues après une si brève visite répandait un accablement général, le repas fut moins animé que d'habitude, l'apparition d'un gâteau de praline réveilla à peine ces esprits désabusés. Comme la chaleur était trop forte pour qu'on pût circuler, M. Droy proposa de passer sous les rosiers, devant le salon, l'heure de récréation qui suivait le repas. Mais Cam intervint en déclarant que le salon était la pièce la plus chaude de la maison, que les rosiers rouges portaient de petites braises en guise de fleurs, et qu'on ne jouirait d'un peu de fraîcheur que de l'autre côté de la maison, dans la grande cour.

Ils étaient tous trop abattus pour combattre cette opinion hasardée, et ils se rendirent dans la grande cour où ils avaient fait de si belles parties de raquettes pendant qu'Hugues et Stéphanie les favorisaient de leurs concerts.

Chacun s'assit à sa fantaisie sous l'ombre des catalpas.

Mlle Stéphanie était extrêmement calme, l'oeil le plus exercé n'aurait pu soupçonner cette personne correcte d'avoir épousseté ou d'avoir pleuré. Gillette se livrait à un bon petit entretien confidentiel avec Mme Droy au sujet des tabliers neufs des babies, thème sur lequel sa double qualité de fille aînée et de bras droit de sa mère lui donnait une compétence étendue. Elle traitait de telles questions avec une conscience à la fois appliquée et cavalière. Evidemment, Gillette, n'ayant point une âme de petite bourgeoise ni un esprit façonné aux vulgaires et infimes tracas, faisait de son mieux pour s'y rompre et réunissait à la plus grande satisfaction de sa mère.

M. Droy, renversé sur son fauteuil pliant, fumait d'un air pacifique au milieu de son troupeau. De loin en loin, il étendait la main vers un enfant et tirait au hasard d'un air de délectation pensive quelque mèche safran, duveteuse, qui semblait accoutumée à cet exercice. Enfin, toute cette famille de forbans avait mine très bénévole. C'est à peine si deux ou trois garçons, à cheval sur des branches qu'ils taillaient à coups de couteau, envoyaient des éclats de bois et des brins de mousse sur la tête ou dans les yeux de l'assistance.

– Je n'ai pas entendu, ce matin, notre petite princesse passer sur sa mule, remarqua Mme Droy tout en recoiffant l'une des babies, laquelle recoiffait sa poupée avec des mouvements exactement pareils à ceux de sa mère.

– Elle n'est pas sortie, déclara Cam.

– Qu'en savez-vous? demanda Marc qui s'était allongé par terre, position qu'il jugeait indispensable pour reprendre des forces avant une nouvelle séance de mathématiques.

– Je le sais parce que je le sais, riposta Cam.

Elle se disposait à s'éloigner.

– Où vas-tu? cria Antoine en la saisissant aux poignets: il s'était déjà opposé vigoureusement à deux évasions de Cam, il accusait secrètement sa jeune soeur de vouloir le frustrer d'une fructueuse découverte. Cam retomba à terre; elle s'occupa rageusement à arracher de l'herbe jusqu'à l'instant où Gillette, qui en avait fini avec Mme Droy, demanda à Stéphanie si elle ne pourrait pas prendre des branches de bignone pour sujet de sa prochaine aquarelle.

– Oui, l'idée est bonne, dit Stéphanie.

– Et tu trouveras de la bignone contre le mur de la tour, fit Edmée. Du reste, je vais…

– Non, moi, j'y vais! s'écria avec une complaisance ardente Camille.

– Nous y allons tous, intercala M. Droy pendant qu'Antoine maintenait Camille pourpre de colère. Il est l'heure de remonter pour les garçons, nous passerons par là. Vous avez pris votre congé du jeudi ce matin, et demain est le jour de votre professeur.

Comme les intonations rapides et décidées de M. Droy avaient le pouvoir infaillible d'obtenir autour de lui l'obéissance, tous les enfants étaient déjà sur pied et chacun se disposait à tourner la maison. Gillette qui, tout en marchant, avait passé son bras autour des épaules de Camille, fut frappée par la contenance égarée de la petite fille. Cam s'efforçait de passer la première comme pour empêcher quelque chose.

– De la bignone, dites-vous? demanda, quand ils furent devant le salon, Mme Droy tout en se dirigeant vers sa table à ouvrage et son installation en plein air: Voilà de quoi choisir. Il faudrait peut-être une échelle, ajouta-t-elle en regardant le moulin. Mais…

Elle s'interrompit, pétrifiée.

– Chut, dit M. Droy, d'un air diverti. Il y a une petite sainte dans la niche.

Ils levèrent tous la tête du même côté et demeurèrent stupéfaits.

Il y avait vraiment une petite sainte dans la niche enguirlandée de bignone. Elle était vêtue de serge blanche; sa grande capeline de surah blanc, rejetée en arrière, nimbait sa tête brune comme d'une immense corolle de fleurs, et les fleurs lourdes, éclatantes, de la bignone mettaient une note de splendeur presque exotique au cadre de sa jeune beauté immatérielle.

Dans l'ombre de la niche, se dessinaient, avec des douceurs d'irréel, son profil pur, sa bouche sérieuse, ses très longs cils abaissés sur sa joue… M. Droy avait dit chut, parce que la petite princesse dormait.

Elle s'était endormie de fatigue dans son attente déçue. Le corps un peu ployé en avant, elle s'était attachée des deux mains à une branche et reposait sa joue sur l'un de ses bras ainsi élevés. Sa grosse natte de cheveux retombait jusqu'au bord de la niche où le ruban de soie crème qui la nouait frémissait comme un invraisemblable papillon. Son poignet, de la même nuance pâlement dorée que son visage, s'avançait à découvert dans la fragilité de sa maigreur, si touchant que les spectatrices réprimèrent un petit sanglot de pitié.

Elle dormait, inconsciente de son attitude périlleuse. L'approche des Droy ne l'avait point éveillée. Et ils la regardaient, paralysés par la même crainte, n'osant ni faire un geste, ni proférer un mot de peur de rompre ce sommeil, de provoquer l'éveil trop brusque qui pourrait jeter Aube dans le vide. Ils n'osaient même pas la quitter des yeux, ils la regardaient avec une persistance désespérée et suppliante, comme s'ils avaient l'espoir de la magnétiser, de la retenir à sa place.

Une tentative s'imposait: pénétrer dans le moulin par la porte qui ouvrait chez eux, monter d'un pas assez subtil pour ne pas éveiller Aube en sursaut… Mais comment ouvrir cette porte depuis si longtemps condamnée, puisqu'on n'avait pas le loisir de faire le tour par le château? Au moment où M. Droy se dirigeait silencieusement vers le moulin, un large souffle venu de la montagne plia mollement les peupliers et les sapins et, s'étendant comme une vague, enveloppa la bignone. Le corps d'Aube suivit le balancement des branches, mais ce mouvement l'éveilla, elle ouvrit ses yeux qui se dilatèrent en une expression de détresse encore somnolente.

Elle était déjà trop projetée en avant pour pouvoir se retenir. Elle n'essaya même pas; sa tête se pencha, ses mains glissèrent le long de son appui qui s'effeuilla sous ses doigts et, sans un cri, elle tomba droit comme un oiseau tué. Elle tomba à leurs pieds, parmi les branches qu'avait brisées sa chute et dont les pétales voltigèrent encore une seconde autour d'elle.

V

Qu'était-il arrivé à Aube? Quel rêve étrange avait-elle fait? Il lui sembla, d'abord, qu'elle revenait lentement, avec effort, à la surface d'un grand abîme dans lequel elle était tombée. Oui, elle était tombée, c'était cela même; la chute lui avait paru profonde, profonde, sans fin. Mais d'où était-elle tombée? Où était-elle? Elle n'en savait rien, c'était une chose qui n'avait pas eu de commencement et dont elle ne comprenait pas la fin; elle savait simplement que tout était encore noir autour d'elle.

Alors, elle voulut passer la main sur son front pour éclaircir ses doutes, elle ne put remuer le bras et souffrit à crier. Elle ouvrit péniblement les yeux. Oh! son rêve n'était pas fini. Ne se figurait-elle pas être couchée dans une chambre toute fraîche, meublée de hêtre blanc et de bambou, aux rideaux écrus ornés de coraux rouges? Et elle croyait, oui, elle s'imaginait voir des branches chargées de petites roses rouges contre la fenêtre, une grande glace longue encadrée de bambou reflétait avec ces roses un morceau du ciel et un pan du moulin avec sa niche suspendue.

C'était bizarre. Aube n'était jamais venue dans cette pièce, et elle en connaissait l'ameublement par le menu. Elle voulut étendre la main pour toucher les rideaux, et la douleur se raviva si aiguë que, de l'épaule, elle gagna tout son corps.

Et elle reconnaissait aussi les personnes qui l'entouraient: Mme Droy et Stéphanie très pâles, Gillette dont toute la fraîcheur rose était partie et qui était presque de la couleur de ses cheveux. Il y avait des trépignements derrière la porte, une voix qui criait à travers des sanglots sourds: je veux! je veux entrer.

Et c'était la voix de Camille.

Le front d'Aube était baigné d'une eau aromatique qui sentait très fort et très bon. Il lui sembla que cette odeur pénétrante était la seule chose qui la retînt en vie, qui l'empêchât de s'abîmer de nouveau dans le néant d'où elle sortait, au bord duquel son âme vacillante hésitait encore.

Mais ses yeux rencontrèrent ceux de Gillette. Gillette tressaillit des pieds à la tête; elle s'abattit sur le lit près d'Auberte; Gillette, l'imperturbable Gillette se mit à sangloter convulsivement, répétant à l'infini dans ses larmes: Elle vit, elle vit, elle vit…

 

– Elle vit, répétèrent d'autres voix altérées.

Cette agitation ne gagnait point Auberte: elle savait à peine si c'était d'elle qu'on parlait. Pourquoi montrait-on tant d'étonnement à la voir vivante? Avait-elle donc été morte? Elle eut une grande défaillance et murmura:

– Je tombe encore… je tombe.

Mme Droy la souleva dans ses bras pour donner à cette tête tourmentée de vertige l'appui ferme de son épaule. On annonça le médecin et c'était le docteur Amaux, le médecin de Menaudru. En revoyant cette figure revêche et rasée, Aube se sentit ramenée un peu dans la vie ordinaire; le docteur était un être connu de son monde à elle, et sa voix allait mettre fin à tout ce brumeux cauchemar.

Mme Droy, Stéphanie, Gillette demeurèrent dans la chambre. Le docteur examina Aube en répondant aux questions anxieuses de Mme Droy par petites phrases sèches et coupantes comme sa personne.

– Oui, Mme de Menaudru est absente, à Vichy, et qui mieux est, elle ne pourrait pas revenir. Le docteur venait d'être informé par un télégramme que M. de Menaudru avait été pris d'une de ses plus violentes crises de foie. Quand le domestique de la maison avait rencontré le docteur, celui-ci montait précisément avertir Mlle de Menaudru que son frère, retenu par la maladie du Comte, ne rentrerait pas avant quelques jours.

– Vous la garderez, conclut-il délibérément. Rien d'autre à faire.

Mme Droy, qui tenait dans ses mains les petits doigts glacés d'Auberte, baisa à la dérobée les cheveux humides de l'enfant comme si elle confirmait dans son coeur, et d'une façon plus tendre, l'arrêt porté par le médecin.

– Ah! nous y voilà, ce n'est rien du tout, ne nous pâmons pas, poursuivit le docteur.

Ces derniers mots s'adressaient peut-être à Aube qui venait de pousser un gémissement.

– Elle aurait pu tomber du clocher sans plus de dommage. Comment voulez-vous que des os si souples et si légers se brisent plus qu'un duvet?

Quoi qu'il en fût, Aube avait l'épaule démise et il fallait la lui remettre ainsi que l'annonça vivement le docteur.

Soudain, au milieu de ces étrangers, dans cette maison inconnue où elle allait avoir une grande souffrance physique à affronter, et en pensant à sa mère loin, si loin, dans l'impossibilité de revenir, Aube eut peur; une impression amère de délaissement tomba sur elle à se sentir ainsi séparée de tous ceux qui l'aimaient, échouée sans force, impuissante, sur ce lit d'emprunt, entre ces gens qui l'avaient en leur pouvoir, à leur merci, et qui faisaient autour d'elle d'inquiétants préparatifs, qui prenaient des dispositions comme s'il s'agissait de quelque sanglant sacrifice dont Aube allait être la victime. Par le geste qui lui était familier devant tous les périls, Aube ramena son bras droit sur son visage pour s'en voiler les yeux.

Cependant le docteur, en bon général, avait placé ses aides de camp en leur donnant les plus minutieuses instructions sans oublier l'ordre de ne point se pâmer.

Que personne ne se pâme… C'était le souci dont il avait contracté l'habitude durant ses trente années d'expérience. Les syncopes, quand il avait affaire à des femmes, étaient un ennui qu'il voyait toujours suspendu sur sa tête, et qu'il s'efforçait sans cesse de conjurer par ses recommandations.

– Fort bien, dit-il d'un air de plaisir tout professionnel. Que Mme Droy et Mlle Gillette restent comme je leur ai indiqué. Pour Mlle Stéphanie, c'est tout ce qu'elle pourra faire de me porter ce flacon et de ne pas tomber à la renverse: ne vous fiez pas à ces apparences sévères. Tout ira bien. Maintenant, il me faut quelqu'un de sûr pour tenir ce mauvais bras.

– Gillette, dit Mme Droy, appelle ton père.

Gillette n'obéit pas, elle faisait de la tête un signe, Aube s'attachait à elle avec une indicible détresse de pauvre être abandonné.

– Ton père, répéta Mme Droy.

Les doigts d'Aube eurent le même frémissement qui implorait.

– Non, dit Gillette, ce sera moi.

Le docteur affairé au milieu de bandages se retourna brusquement.

– M'aider?.. Vous?.. allons donc. Vous vous pâmerez. Vous ne serez pas assez forte.

Les larmes de Gillette avaient séché, son visage toujours sans couleur annonçait une résolution virile.

– Je serai assez forte, répondit-elle, et je ne m'évanouirai pas, je vous le jure.

Il happa au vol le poignet de la jeune fille et le fit plier sans sa main. Mais cet examen le satisfit, car il dit: Allons, allons! – et lui montra comment elle devait s'y prendre.

Il commença sa cruelle besogne sans plus tarder, sans prolonger d'une seconde l'appréhension d'Auberte. Au moment décisif, tout le corps d'Auberte se souleva, protestant éperdu contre son martyre. Dans l'âpreté d'une douleur brutale, elle cria d'une voix enrouée: oh! mon Dieu… Maman, maman!

L'appel d'Auberte traversa comme une flèche la maison silencieuse; il n'y en eut pas d'autres. C'était fini, Auberte se taisait, anéantie, une sueur froide au front, et la même rosée de mort glaçait le front de Gillette impassible.

C'était fini, c'était fait et remarquablement fait, le docteur s'en serait frotté les mains si sa nature acerbe avait connu de pareilles expansions. Une sorte d'allégement se répandit dans la maison que l'appel brisé, rauque, d'Aube avait consternée. Si elle avait pleuré, gémi, avant ou après, ils n'auraient pas eu tous les entrailles ainsi remuées; mais ce cri unique et ce silence… Enfin, Aube ne souffrait plus, elle s'engourdissait dans un épuisement navré. On l'avait installée pour la nuit, sa potion calmante était prête, Stéphanie, qui était tout au moins au moins une garde émérite, veillerait à tour de rôle avec Mme Droy, Jeanne étant encore trop invalide pour quitter le château.

Auberte ne réclamait pas beaucoup de soins. La fièvre sema d'abord son sommeil d'hallucinations. Elle croyait toujours tomber, tomber, sans heurt, sans secousse, et il lui semblait toucher le fond quand on l'éveillait pour renouveler son pansement ou lui mouiller les lèvres.

Elle entendait sans cesse un bruit de grelots, très faible, très doux, qui s'éloignait: les grelots d'Olge sonnaient avec une précision de vérité à son oreille; ils finirent par la bercer, sa fièvre céda et, le lendemain, elle eut une journée somnolente, mais tranquille. Elle se montrait docile et restait sérieuse; elle suivait d'un oeil indéfinissable Mme Droy, Stéphanie, Gillette, quand elles évoluaient dans la pièce comme des ombres amies; elle trouvait que Mme Droy avait grand air sous ses manières simples, nettes et diligentes.

Ce qui étonnait un peu les Droy, c'est qu'Auberte, bien qu'en pleine connaissance, gardait le silence et n'avait plus demandé sa mère. Mme de Menaudru, avertie en même temps par M. Droy et le docteur, annonça enfin son arrivée.

– Mais votre père est toujours souffrant et je crains qu'elle ne puisse rester, dit Mme Droy à Aube en lui communiquant la nouvelle.

Aube ne répondit que par un mouvement des paupières.

– Chère enfant, ne vous lèverez-vous pas pour la recevoir?

On exhortait souvent Aube à essayer ses forces, à s'asseoir dans son lit. Mais non, elle ne pouvait pas, elle était trop lasse, c'était la réponse de son regard patient, pathétique.

Il était tard, les aînés de la famille avaient attendu pour souper le retour de M. Droy qui avait fait un court voyage. Les enfants étaient couchés; Mme Droy, après avoir embrassé Auberte, rejoignit les siens. De la salle à manger, venait une rumeur joyeuse, contenue par égard pour Auberte, qui décelait le retour toujours fêté du père. Par surcroît de précaution, Mme Droy, en s'éloignant, ferma une double porte et Aube n'entendit plus rien.

Elle resta seule, le bouton d'un timbre à portée de son doigt, mais elle n'aurait à appeler personne; pour la première fois, elle se sentait presque bien.

Sa chambre ouvrait sur le salon et, dans la demi-nuit, elle entrevoyait, comme une très longue perspective, la pièce pleine d'ombres. Elle n'avait pas voulu de lumière, mais il y avait un peu de feu dans la cheminée; les boutons innombrables des rosiers rouges obstinés à fleurir frappaient contre les fenêtres closes.

Aube respira longuement, essaya un mouvement pour se prouver que son épaule n'était plus qu'endolorie. Elle éprouvait une excessive faiblesse qui n'était pas sans douceur, mais elle n'était pas encore capable de supporter un voyage, et sa mère ne pourrait l'emmener. Que déciderait-on? Elle se retourna dans son lit qui lui paraissait bon, renversa la tête sur l'oreiller et pria pour que son père souffrît moins cette nuit, et que sa mère eût une heureux voyage.

Elle vit un petit fantôme blanc traverser le salon et s'arrêter, indécis, devant sa chambre. Intriguée plutôt qu'effrayée, elle avança la main sur son timbre, mais ne sonna point. Le petit fantôme entra sans aucun bruit, puis soudain s'envola. Le feu baissa et la pièce fut toute noire.

– Qui est là? dit Aube.

Pas de réponse, qu'un soupir qui semblait trempé de larmes.

– Qui est là? dit Anne un peu plus haut.

Alors, de nouveau, le rayon blanc glissa près d'elle, comme un flocon de neige, et s'arrêta devant son lit.

– N'ayez pas peur, c'est moi, ce n'est que moi, répondit une voix tout étouffée.

Un tison se remit à flamber dans l'âtre, et, sous cette clarté, Aube vit Camille en chemise de nuit, pieds-nus, ses longs cheveux jaunes épars sur son corps impalpable. Elle regardait Aube, mais ses grands yeux fixes n'avaient pas de larmes.

– Battez-moi! fit-elle tout à coup, blessez-moi, tuez-moi, faites-moi beaucoup de mal!

Et, sans laisser à Aube le temps de répondre, elle reprit avec véhémence:

– Je le mérite, je le veux! Battez-moi donc… Tenez, voilà mes mains, ma figure. Est-ce que vous n'avez pas la force de me griffer jusqu'au sang? Oh! mon Dieu, s'écria-t-elle avec désolation, elle n'a même pas la force de me griffer. Moi, qu'est-ce que je vais devenir?

Et les paroles, trop longtemps contenues dans sa pauvre petite âme tourmentée, s'échappèrent à la fin pressées et tumultueuses.

– C'est moi qui suis cause de tout, c'est moi qui vous ai enfermée dans la niche. Je vous y avais vue monter; j'avais trouvé moyen d'ouvrir notre porte du moulin; je suis montée après vous; j'ai fermé et j'ai jeté la clef dans un massif. Le diable me tentait. N'est-ce pas que cela vous redonne la force de me pincer très fort? Essayez, n'ayez pas peur que je crie, que j'appelle. Oh! gémit-elle dans un grand élan, depuis que vous êtes tombée, j'ai eu plus de mal que vous ne pourriez m'en faire et je n'ai pas crié.

Le comique de ses lamentations se noyait dans la sincérité de son violent repentir.

– Je n'avais pas l'intention de vous laisser longtemps; non, je vous assure. J'ai voulu aller vous ouvrir, Antoine m'a empêchée. Il ne savait pas, ce n'est pas sa faute. Et moi, je n'osais rien dire, parce que le patriarche était là. C'était affreux, je me sentais plus prisonnière que vous, et, encore, je ne me doutais guère de ce que vous risquiez. Quand je vous ai vue, j'ai cru devenir folle, et quand vous êtes tombée!.. Cela a été si long, si long, je n'aurais pas pensé qu'il fallait plus de temps pour devenir vieille. Mais cela ne fait rien. Je me suis punie tant que j'ai pu, j'ai couru tout raconter au patriarche pendant que le docteur était là, puis ensuite à Gillette: ils me détestent trop pour me mettre en miettes. Ils ne me pardonneront jamais et je ne veux pas qu'on me pardonne: ce serait trop bon pour une malheureuse méchante. J'ai essayé de me distraire, j'aurais voulu tomber comme vous, me démettre l'épaule et que le docteur Amaux me la remette. Il n'y a que ça, voyez-vous, qui m'aurait un peu guéri le coeur, et c'est tout ce que je pouvais faire pour vous. Mais voilà, impossible de retrouver la clef de la tour dans les massifs, le bon Dieu me prenait là. Alors je me suis cogné le bras partout, mais il ne devenait seulement pas très bleu. J'ai récité les psaumes de la Pénitence devant votre fenêtre et cela ne me soulageait encore pas, ni vous non plus; et puis, ce soir, dans mon lit, je n'ai plus pu y tenir. Je vous en prie! fit-elle avec explosion, battez-moi… Voulez-vous que je vous donne les pincettes?

– Mais, Cam, mon enfant… dit Aube qui n'avait pas encore eu le temps de respirer sous cette avalanche de paroles, et qui était partagée entre une envie de rire ou de s'attendrir et la crainte que lui causait toujours une fougue si étrangère à sa nature. Mais Cam, ma petite Cam…

 

– Elle m'appelle sa petite Cam! s'écria l'enfant avec un redoublement d'affliction. C'est comme les grands saints qui bénissaient leurs bourreaux.

– Cam, écoutez, venez là, près de moi; donnez-moi la main…

– Je l'ai donnée à mordre au chien de garde, il n'a pas voulu, sanglota Cam.

– Donnez-la-moi pour que je l'embrasse.

– Non, non, c'est de la méchanceté d'être si bonne, de la mé-chan-ce-té…

– Ecoutez donc. Vous ne savez pas une chose, c'est que j'avais grande envie de vous connaître, de venir chez vous et, sans vous, Cam, je n'y serais jamais parvenue. Il paraît que je n'avais pas d'autre chemin pour entrer à la Maison que celui de la niche, et c'est vous qui me l'avez ouvert, dit-elle en riant.

Ce petit rire affectueux, un peu las, brisa chez Camille les dernières digues: l'enfant fondit en larmes, ses pleurs ruisselèrent sur son petit visage bouleversé.

– Vous le dites par pitié, parce que vous voyez bien que je ne vaux pas vos reproches ni vos coups. Mais vous avez tant souffert… Oh! comme vous avez crié…

Camille prit ses cheveux à poignée et d'en fit, en un tour de main, deux gros tampons soyeux dont elle se boucha ingénuement les oreilles. Les larmes la dominèrent, elle voulut s'enfuir; mais Aube la retint, et surmontant sa faiblesse dans l'urgence de la situation, s'assit sans aide sur son lit et attira à elle l'enfant qui frissonnait de tous ses membres.

– Vous avez froid…

Elle fit glisser Camille sous sa couverture.

– Là, tout contre moi, je n'ai pas mal de ce côté. Alors, Cam, vous ne m'en voulez plus d'être au château.

– Non, non, dit Cam, pleurant à chaudes larmes.

– Toute votre colère contre moi est partie?

– Oui, pardonnez-moi.

Leurs lèvres se rencontrèrent.

Mme Droy rentra, une demi-heure plus tard, dans la chambre d'Auberte avec Stéphanie et Gillette. Stéphanie qui portait la lumière s'arrêta devant le lit, et ses deux compagnes regardèrent avec elle. Auberte et Camille dormaient ensemble, la plus petite dans les bras de l'aînée, étroitement serrées l'une contre l'autre, leurs cheveux confondus sur l'oreiller.

Avec un sourire aimant, Mme Droy prit dans ses bras son démon de petite fille et l'emporta sans l'éveiller.