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La Demoiselle au Bois Dormant

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– Mais si, dit Aube, j'ai mon ouvrage à la maison, du filet. Je fais beaucoup de filet, quand je travaille. J'ai tricoté aussi une brassière pour l'enfant de notre jardinier; mais, dit-elle avec découragement, les bras du poupon n'ont jamais voulu entrer dans les manches.

– Et alors, dit Gillette très égayée, vous avez repris votre filet perpétuel. Il faudrait qu'Hugues vous entendît. Vous tirez la navette, ou bien vous allez vous asseoir au cimetière.

Je comprends que vous ayez l'air un peu somnambule; le patriarche prétend que vous êtes une petite mangeuse de lotus.

A cet instant, une fillette, qui passait dans le chemin avec une chèvre, s'arrêta peureusement sur un signe d'Auberte.

– Bonjour Zoé, fit Gillette avec entrain. Quand viendras-tu arracher l'herbe de mon parterre et gagner ce que je t'ai promis?

– Elle ne veut pas, répondit la petite à demi tournée vers Aube, comme si c'était la jeune princesse de Menaudru qu'elle désignait par cet elle rancunier.

– Ta nourrice ne veut pas? demanda Gillette.

Zoé refusa de répondre.

– Vous connaissez donc Zoé? demanda Aube.

– Je l'ai rencontrée qui pleurait, dès le premier jour de mon arrivée.

– Je ne sais ce qu'a cette enfant, à pleurer toujours, reprit Auberte. Elle est souvent indocile.

Elle s'arrêta, considéra avec pitié la minuscule coupable aux allures mornes et lourdes, aux cheveux plantés bas, aux yeux couleur de fumée. Elle se raidit pour poursuivre sa remontrance.

– Je ne suis pas contente de Zoé, parce qu'elle est sale et qu'elle jette des pierres aux autres enfants.

Zoé avança brusquement sa main comme une patte de chat sauvage, mais elle se retira aussitôt et s'éloigna, bondissant derrière sa chèvre.

– Quelle misérable petite bambine, fit Gillette méditativement; il en tiendrait quatre comme elle dans les robes usées de Camille.

– Zoé n'est si malheureuse que par sa faute, répliqua Aube avec une paisible assurance. C'est ma petite protégée. Ses parents sont morts; elle a été recueillie par une brave femme qui l'élève et à qui je donne une pension.

– Une brave femme? En êtes-vous certaine? Zoé ne va pourtant ni à l'école, ni au catéchisme. Le chagrin et la faim sont écrits sur la figure de cette petite. Elle a l'air irascible, j'en conviens, mais pas méchante, et j'ai aperçu la femme dont vous parlez.

– Déjà? dit Auberte qui s'effrayait presque de voir Gillette, après six semaines de séjour, plus au fait qu'elle-même des particularités du pays.

– Oui, elle s'appelle Hermance. Cela ne me surprendrait pas qu'elle batte la fillette et qu'elle l'affame.

– Oh! s'écria Auberte suffoquée.

– En cette minute même, peut-être qu'elle la bat pour lui prendre l'argent que vous ne lui avez pas donné.

Aube étendit le bras pour repousser cette vision.

– Mettez-vous à la place d'Hermance, poursuivit l'impitoyable Gillette. Comment une paysanne avide et sans aucuns principes religieux n'aurait-elle pas envie de donner à l'enfant, au lieu de tartines beurrées qui lui reviendraient très cher, un grand nombre de taloches qui ne lui coûtent rien et lui procurent une détente salutaire?

Et Gillette se trémoussa comme si elle avait bonne envie de s'accorder sur l'heure, et aux dépens d'Hermance, la consolation qu'elle venait de mentionner.

– Je fais ce que je peux, dit Auberte avec douceur: je n'ai pas que Zoé, je m'occupe encore de l'asile.

– Oui, vous entrez en petite princesse imposante près des marmots bouche bée. On vous montre les plus sages, vous leur donnez un bonbon sans même embrasser les mieux lavés, et vous sortez au milieu de leurs révérences.

– Vous m'avez vue? s'écria Aube divertie et impatientée par l'exactitude du tableau. Mais mes vieilles à qui je fais l'aumône…

– La vieille Catherine, par exemple, dans la hutte malsaine de laquelle je gage bien que vous n'êtes jamais allée.

– Olge ne passerait pas dans le chemin qui conduit chez Catherine.

– Et c'est là ce qui vous arrête?

Elle considéra les petits pieds idéalement chaussés, étendus languissants sur l'herbe et qui semblaient si peu faits vraiment pour de rudes sentiers, et elle s'adoucit pendant qu'Auberte se contraignait à dire:

– Vous ne savez comme c'est difficile d'aider les gens.

A qui le dites-vous? fit Gillette qui, cette fois, se remit à rire. Ne sommes-nous pas menacés de mort en ce moment, parce que le patriarche veut donner de l'ouvrage aux hommes de la montagne? Oui, de mort, ne vous bouleversez pas, dit-elle, riant toujours. Le patriarche a le projet d'établir une scierie qu'il dirigera lui-même. Rien ne lui sera plus aisé puisqu'il était ingénieur de la grande maison Devaine. Mais ce plan heurte les principes de certain pêcheur braconnier qui se croit des droits exorbitants sur la rivière dont le patriarche utilisera les eaux, et nous voilà toute la dynastie Jaux sur les bras.

– Oh! les Jaux, fit Aube, prenez garde! ce sont des gens très dangereux; ils se sont retranchés derrière le grand ravin où personne ne peut les poursuivre. Ils forment une sorte de clan à demi-sauvage, on ne les voit jamais; il n'y a guère que le chef Gédéon qui vienne à Mirieux vendre le produit de leur pêche et des corbeilles que font les femmes: mais ils ont si mauvaise réputation, que personne ne leur achète.

– C'est peut-être pour cela, dit irrévérencieusement Gillette, qu'ils sont contraints de braconner. En tout cas, Gédéon nous a fait déclarer la guerre par l'intermédiaire d'un garde; puis il est venu lui-même. Edmée et moi étions là.

– Vous n'êtes pas mortes de peur?

– Quelle poltronne vous faites! Que nous peuvent ces pauvres gens?

– Il faudrait vous défendre, le faire mettre en prison.

– En prison? ah! mais non. Nous nous préparons bravement à la lutte. Cet homme protège sa rivière, il ne veut pas que nous troublions les écrevisses et les truites qu'il considère comme sa propriété. C'est à nous de le mettre en déroute, ou de le convaincre.

Auberte, tout à tour indignée et confondue, mais vivement intéressée, ne songeait point à partir, non plus que Gillette.

– Je crois, conclut celle-ci, que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque, mais que vous éparpillez vos efforts; c'est comme une poignée de grains que vous sèmeriez à fleur de terre dans un vaste champ; ils produiraient des épis trop débiles et trop clairsemés pour jamais faire une bonne gerbe.

– Comment apprendrai-je à semer comme vous?

– Oh! il faudrait mon frère Hugues pour vous répondre.

Une gravité singulière se répandit en Gillette, transformant la jeune fille espiègle en une femme réfléchie qu'Aube ne connaissait encore pas.

– Je sais seulement, acheva Gillette, qu'on doit faire aux pauvres du bien moral et matériel, du bien tangible et durable: donner des secours réels, solides, atteindre les âmes et les corps; ne pas se rebuter, ne pas asservir les gens qu'on aide, mais les aider toujours au nom de Celui qui nous apprit à aimer les pauvres.

Auberte soupira: Je n'ai pas assez pensé à ces choses.

– Et vous avez cependant pensé beaucoup. Ah! mon père a bien raison de vous appeler mangeuse de lotus… Il ne veut pas dire que vous ayez absorbé le fameux lotus du trésor de Menaudru, mais que vous aimez à vivre dans les nuages; vous savez que le lotus est la fleur symbolique de l'oubli et du rêve.

Au mot de trésor, Aube avait tourné la tête par un mouvement d'alarme vers la maisonnette fermée, comme murée, qui les dominait du haut de son talus vert et bornait la route par un de ses côtés, sa façade regardant à gauche dans un verger.

– Oui, dit Gillette, je sais: c'est là que demeure la fameuse demoiselle Anne de Mareux; mais je compte sur vous pour me compléter son histoire. C'est une histoire romanesque qui est si bien de votre ressort, que je gage que vous la savez par coeur dans ses plus invraisemblables détails. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous m'ayez tout dit. Il est probable que nous ne nous parlerons plus, autant profiter de cette rencontre.

Mais comme Aube, inquiète, regardait toujours la maison au profil morose:

– Rassurez-vous, dit Gillette, il n'y a personne. Tenez.

Et elle s'en alla secouer la petite porte basse de bois plein, percée un peu en avant de la maison dans le mur du clos.

– J'entrerai même pour mieux vous convaincre. J'ai sur moi la clef d'une serre, cela suffira. Je me suis aperçue que, dans ce cher pays que j'aime déjà de tout mon coeur, malgré vous, il existait un unique modèle de clef. Chacun, cultivateur ou vieille demoiselle, – il me paraît que cette dernière catégorie abonde à Mirieux, – possède une clef énorme; chacun a la même et ferme sa porte avec une admirable conviction de sécurité, à moins qu'on ne glisse l'ustensile sous la porte, par le trou qui sert à faire passer le chat. Et en y regardant bien…

Elle se pencha pour explorer la "chatière" qui, suivant l'usage local, s'arrondissait comme une lune ténébreuse au bas de la porte. Mais Aube rappela Gillette.

– Je crois, dit-elle, que Mlle Anne est absente.

Gillette vint se rasseoir.

– Je connais en effet cette histoire, poursuivit Auberte, et je vous la raconterai comme me l'a souvent dite Jeanne. Il y a longtemps, bien longtemps, quand le monde était plus jeune, les vieux rois qui avaient bâti Menaudru avaient amassé là un riche trésor dont il restait, au moment de la Révolution, encore bien des merveilles. Je vois qu'on vous a parlé du lotus, un joyau venu d'Egypte par des voies mystérieuses, prétendent les uns, mais qui, disent les autres, représente simplement notre colchique comtois, qui est une ravissante fleur. Le lotus avait une monture de fer, des pétales de saphir et des pistils de diamant. Ce lotus, ce lotus… dit-elle doucement, rêveusement, comme si elle voyait s'épanouir devant elle la fleur miraculeuse qui avait hanté ses rêves.

 

– Et, avec le lotus, restaient maints bijoux splendides dont le moindre valait une fortune. Sous la Révolution, le château fut envahi, mis à sac, et le trésor disparut.

Auberte se tut, et ce fut Gillette qui continua:

– Mais, pendant le dernier assaut qui fut livré à l'improviste dans la nuit, Mme de Mareux, la soeur du châtelain, parvint à sortir de Menaudru; le vieil intendant qui l'accompagnait fut tué près de la chapelle, Mme de Mareux s'échappa, emportant un gros sachet de peau d'Espagne. Elle et son sachet gagnèrent l'Ecosse, où elle vécut avec son jeune fils, car elle était veuve. Elle revint en France à la Restauration avec ce fils et l'enfant de celui-ci; mais du trésor, il ne fut plus jamais question: elle nia l'avoir emporté et dit que l'intendant en avait eu seul le secret. En vain son frère, rentré en maître à Menaudru, l'interrogea-t-il avec des menaces: on apprit qu'elle avait vendu à des Juifs d'Angleterre des bijoux de grand prix dont on ne put retrouver les traces. Son fils et son petit-fils vécurent largement à l'étranger et l'on entendit plus parler d'eux jusqu'au jour où Mlle Anne, la fille du dernier Mareux, vint s'établir ici après la mort de son père, dont elle voulait sans doute réhabiliter la mémoire. Mais il paraît qu'à Mirieux, les vieilles histoires conservent leur fraîcheur. Le souvenir du lotus n'est pas aussi oublié qu'on pourrait le croire, une souillure mal définie s'attache au nom de Mareux: Mlle Anne n'a rencontré ici que froideur et presque mépris.

– Et pourtant, dit Auberte, elle est pauvre.

– Elle le paraît, fit Gillette, mais j'ai bien peur que ce soit elle qui nous dépouille de ce qui reste du trésor. Son père était joueur, dit(on; il a dû dissiper; mais ils ont gardé les bijoux compromettants ou d'un placement difficile.

– J'en ai peur aussi, dit Aube comme à regret.

Les deux jeunes filles relevèrent la tête; il y eut une sorte de glissement derrière la haie dont les longues branches flexibles ondulèrent. Aube murmura avec remords:

– Elle était là et nous a entendues…

Elles restèrent longtemps silencieuses; puis la voix d'Aube s'éleva de nouveau, lente et douce:

– J'aime mieux l'autre fin que Jeanne donne à la légende, et qui est peut-être la bonne. Le trésor est enfoui sous terre; et le lotus de Menaudru refleurira quand il sera découvert par une main assez innocente; et qui le trouvera y perdra son bonheur. On dit que ma grand'tante Auberte est morte après l'avoir cherché. Je me demande quelquefois si…

Elle s'arrêta, un doigt levé, dans une attitude un peu mystérieuse, dans l'ombre des arbres qui tombait sur son visage.

– Il me semble que je voudrais retrouver ce lotus…

– Cette fleur malfaisante? dit Gillette en se secouant.

Quel enfantillage! ma princesse de Menaudru, vous en remontreriez à nos babies. Mon Dieu, le soleil baisse, comme le temps s'est envolé… Enfin nous ne recommencerons pas de si tôt, c'est certain. Qu'est devenue Camille? Elle serait perchée sur l'un de ces arbres à nous épier que cela ne m'étonnerait pas. Méfiez-vous de Cam. C'est un malin singe, et elle ne s'est pas réconciliée avec vous. Pour moi, j'espère que vous ne m'en voulez plus. J'ai une grande contrition de ce que je vous ai fait… et de ce que je vous ai dit le premier jour. Je ne pensais pas moitié des méchancetés que je vous débitais, mais le vent de Menaudru m'avait un peu grisée. Vous aviez un air si bon que ça m'exaspérait; je ne voulais pas m'attendrir.

Tout cela vous est bien égal, nous ne sommes plus destinées à nous revoir. C'est fini, n'est-ce pas?

Aube fit un signe affirmatif, tout mélancolique.

– Je me sauve; Hugues va peut-être passer la soirée chez nous. Il fera de la musique avec Stéphanie, piano et violon: c'est lui le violoniste. Alors, adieu, et sans rancune. Moi, je commence à vous pardonner.

Les deux jeunes filles se séparèrent.

Aube rentra par une allée toute garnie d'aiguilles de pin.

Oui, tout était dit: elle ne reverrait plus Gillette ni aucun des Droy; ils lui avaient fait des excuses, elle serait désormais à l'abri de leurs coups. Tout était bien dit, il n'y avait plus de rapprochement possible entre eux, puisqu'ils n'essayeraient même plus de lui nuire. Certes, elle s'en réjouissait; mais, tout en marchant sur Menaudru, elle pensa avec une sorte de consolation que Cam, tout au moins, ne lui avait pas pardonné.

L'après-midi finissait. Mme de Menaudru, assise à sa place habituelle près d'une porte-fenêtre du salon, tenait sa tapisserie. Aube entra, et en même temps qu'elle, comme amenée par la jeune fille, parut une onde d'or pourprée qu'envoya le couchant.

Aube ne prit point sa chaise haut perchée sur des pieds grêles, elle fit glisser sans bruit près de sa mère un large tabouret carré. Elle s'assit sur ce siège bas qui la mettait au niveau des genoux maternels, et elle demeura les mains croisées sur la jupe de la Comtesse, les lèvres un peu entr'ouvertes sans rien dire.

– Eh bien, Aube? fit Mme de Menaudru cessant de tirer l'aiguille.

Elle regarda ce visage délicat, aux tons finement ambrés, qui se tournait vers elle avec une expression d'attente un peu inquiète. Pour la première fois depuis le début de sa courte vie, Aube fronçait soucieusement ses sourcils à la courbe grave, toujours sereine. Mme de Menaudru passa le bout du doigt sur cet arc sombre pour le détendre en répétant:

– Eh bien, Aube?

Aube dit alors de sa voix lente, musicale, dont chaque mot prenait à cette lenteur même un prix singulier:

– Maman, faisons-nous notre devoir?

– Enfant, quelle question! dit la mère sans sourire. J'espère que oui… du moins, nous essayons d'être justes les uns pour les autres, de vivre dignement.

– Ce n'est pas ce que je veux dire, notre devoir envers…

Elle hésita.

– Les pauvres. Croyez-vous!.. Croyez-vous que nous le remplissions chrétiennement, en vue de leur vie éternelle, et de la nôtre?

Elle parlait plus bas encore, elle s'était appuyée contre les genoux de sa mère et cachait son visage sur son bras replié.

– Croyez-vous que nos aumônes suffisent? qu'il ne faudrait pas donner plus de nous-mêmes et agir davantage? être différents envers tout le monde, même envers ceux qui ne sont pas pauvres? Ne pensez-vous point qu'en ne vivant pas assez, nous vivons encore trop pour nous?

Elle releva ses yeux troublés sur sa mère, mais un changement soudain se produisait dans la personne passive de la Comtesse; son visage se décomposa, devint d'une pâleur de cendre, elle dit avec une vivacité nerveuse qu'Auberte ne lui connaissait pas:

– Que voulez-vous de moi, que me veut-on encore? Je suis lasse, Aube, je ne peux pas faire plus, et nous faisons beaucoup déjà, plus que tant d'autres.

Son accent trahissait une souffrance, une angoisse véritables, la souffrance et l'angoisse d'une âme engourdie par l'esclavage, mais où subsistait une fibre vivante, sensible, qui vibrait éperdument avec une terreur maladive au contact d'Auberte. L'enfant pensa que c'était cette suite de longues années qui avaient ainsi ployé peu à peu sa mère, qui l'avaient réduite à cet asservissement mélancolique; et elle pensa aussi que le même laps de temps ferait d'elle la même chose et que ce serait peut-être mieux ainsi.

– Chère Aube, reprit doucement la Comtesse, je ne peux pas tenter davantage et je crois que c'est assez. Cela ne suffit-il plus à votre conscience?

Dans les yeux d'Aube, il y avait encore un doute qui ne demandait qu'à être dissipé.

– Vous êtes bonne, dit-elle se pressant de nouveau contre sa mère.

– Chère, n'êtes-vous pas heureuse? N'avons-nous pas fait tout ce qui était en notre pouvoir pour vous plaire?

– Si, oh! si, fit un peu tristement Auberte, vous êtes bonne, vous m'aimez.

– Oui, fit simplement la mère.

– C'est à cause de moi que vous habitez Menaudru, vous et mon père; si je n'étais plus là…

La Comtesse, muette, regarda désespérément autour d'elle.

– Vous partiriez, acheva Auberte, n'est-il pas vrai? Ah! vous m'aimez beaucoup puisque vous ne pourriez pas vivre ici sans moi. Savez-vous, si je mourais, vous donneriez le château à Laurent.

Mme de Menaudru lui mit la main sur les lèvres et murmura, mais d'une voix presque paisible:

– Vous vous marierez, Auberte, et votre mari aura Menaudru.

Aube secoua la tête.

– Vous avez déjà refusé deux ou trois partis que votre père et moi avions jugés acceptables quoique vous soyez encore jeune; mais nous désirons vous établir de bonne heure: ce jeune baron de Paux vous semble destiné. Vous vivriez ici avec nous, il serait notre second fils.

Aube s'était levée; sans une rougeur aux joues, elle dit en secouant toujours la tête avec douceur:

– Non, je ne marierai pas.

Et elle quitta la pièce.

Le soir, quand elle fut couchée dans son lit aux minces colonnes, – et, comme elle était fatiguée, elle se coucha avant la nuit tardive d'été, – elle pria Jeanne de laisser ses fenêtres ouvertes et elle demeura longtemps éveillée pendant que le crépuscule tiède et embaumé entrait dans sa chambre, avec des odeurs de sapin et de feuillage.

Tout était silencieux au château, et, dans la grande paix de Menaudru, elle entendait distinctement des bruits de voix monter d'une cour voisine. Cette cour était toute proche, mais une infranchissable barrière en séparait Auberte.

Il y avait entre Aube et les autres, sa vie et la vie des autres, un mur transparent, mais si froid, si épais, qu'elle ne pourrait jamais le franchir.

Son oreille percevait les ébats des jeunes Droy, jusqu'au son de leurs pas sur les feuilles tombées ou le sable. Ils devaient jouer aux raquettes: elle s'imaginait entendre le volant glisser dans les branches comme un être ailé, mystérieux. Une harmonie s'éleva, piano et violon unirent leurs accords qui n'interrompirent point le passage rythmé du volant dans les feuilles. Hugues jouait avec Stéphanie, les deux instruments se fondaient avec une rare perfection, le violon plus entraînant, le piano plus savant, tous deux aux sonorités nobles, à l'expression large. Et Aube, sans toutefois s'endormir, ne sentit plus dans sa couche la pesanteur lassée de son corps frêle; elle sombra dans un anéantissement bienheureux sous le souffle nocturne qui l'effleurait et qui, par instant, ramenait comme une vague légère, caressante, ses cheveux sur son visage immobile.

IV

Pendant les semaines suivantes, le bruit des exploits de la tribu se répandit dans toute la contrée que les Droy sillonnaient à pied, à bicyclette, en voiture, ou même en ballon, deux des garçons ayant essayé ce dernier genre de sport dans un appareil de leur invention, qui aurait été très ingénieux s'il n'avait crevé sur la tête d'une notabilité locale.

Ils se répandaient dans le pays, prétendaient les gens atrabilaires, comme une horde de sauterelles.

Mais ces sauterelles, à part quelques insignifiantes déprédations, ne mettaient jusqu'ici que leur propre existence en danger, et semaient des bienfaits sur leur tumultueux passage.

Leurs générosités prenaient bien parfois des formes excentriques, quand, par exemple, ils desséchaient eux-mêmes la mare qui donnait les fièvres aux enfants d'Adine, ou qu'ils rebâtissaient de leurs mains la maison de la vieille Catherine, et rendaient la vieille à moitié folle à son retour de l'hôpital dans sa bicoque transformée.

Par exemple, il était avéré qu'ils avaient enfermé le chat de dame Hermance dans une courge monstrueuse, orgueil de son jardin, qu'ils n'avaient pas craint de creuser jusqu'à l'écorce; quand dame Hermance appela son chat, le chat ne bougea point, mais la courge vint à sa maîtresse, toute roulante et titubante, ce qui lui donnait l'apparence ridicule et terrifiante d'une courge ivre. Le patriarche paya la courge qui avait une grande valeur, il paya les terreurs de Mme Hermance et celle du chat qui n'étaient pas médiocres, les dégâts du jardin qui valait une fortune, et le scandale qui était incalculable. Les parents admonestèrent les coupables et apprirent, incidemment, qu'il avait été question d'enfermer dans la courge les babies qui, témoins de l'aventure, avaient envié le sort du chat et voulu s'associer à cette manifestation en faveur de Zoé contre Mme Hermance.

Les chroniques plus ou moins fantaisistes qui parvenaient aux oreilles d'Auberte, ne détournaient point la jeune fille des pensées que Gillette avait éveillées dans son esprit, et que sa conversation avec Mme de Menaudru n'avait fait qu'assoupir. Quoi qu'Aube voulût tenter, elle aurait à le faire seule, l'adjuration de sa mère lui avait été une réponse péremptoire. Aussi aurait-elle voulu en reparler à Gillette.

 

Oui, elle aurait voulu revoir Gillette, l'entendre, s'il le fallait, accuser et railler la jeune princesse aussi surannée que son antique palais; mais la revoir, respirer cette atmosphère qui semblait l'entourer et qui causait à Aube une sorte de naissant vertige.

Le matin, M. et Mme de Menaudru étaient partis pour Vichy, où le Comte devait faire une saison. Laurent les avait accompagnés et il les installerait là-bas avant de revenir près d'Auberte dont, pendant un mois, il aurait seul la garde. Jeanne s'était réveillée avec un accès de rhumatisme qui la clouait dans sa chambre, Aube était donc encore un peu plus libre que de coutume.

Elle se sentait magnétiquement entraînée vers la Maison. Naguère, il lui suffisait de regarder le jardin depuis le vieux mur, près du sapin à la voix murmurante; à présent, elle avait besoin de voir la Maison elle-même, et ses habitants si faire se pouvait; et elle pensa à monter au moulin.

Ce moulin qui ne justifiait guère son nom puisque, de mémoire d'homme, on n'y avait jamais rien moulu, était une grosse tour carrée, encore solide, qui touchait presque à la Maison. On y entrait par une cour de Menaudru; mais la façade qui donnait chez les Droy avait une porte depuis longtemps condamnée, car le moulin appartenait au château sans partage.

Aube pénétra dans la lourde construction qui ne servait plus que d'abri aux outils de jardinage. Elle gravit l'escalier en échelle qui conduisait à l'étage supérieur. Elle haletait, il lui semblait faire quelque chose de pas très bien, d'un peu honteux même, qui tenait du métier d'espion; mais elle ne pouvait pas vaincre un irrésistible attrait.

Ce premier étage n'était qu'un grenier vide et ténébreux; le pas d'Auberte laissait sur le plancher comme un sillon dans la poussière; Auberte poussa à tâtons le verrou d'une porte et ouvrit. Elle reçut en plein visage un flot d'air et de grand jour. Elle s'avança avec précaution après avoir refermé. Le poste d'observation qu'elle avait choisi était périlleux; c'était, en réalité, une sorte de logette très étroite, semi-circulaire, qui avait dû contenir autrefois quelque statue de saint, et que l'enchevêtrement d'une grande bignone fleurie séparait seule du vide en formant, de chaque côté de la niche, une draperie retombante. Mais quelle place aurait été mieux appropriée au dessein d'Auberte? Le moulin faisait angle avec la Maison sur le jardin; comme il était peu élevé, Aube se trouvait au-dessus du rez-de-chaussée: elle voyait, elle eût touché presque, sur l'espace dallé qui précédait la maison, une table rustique, des sièges d'osier, des pliants brodés de couleurs vives groupés comme pour une amicale causerie, parmi les grands fuchsias, les géraniums récemment placés et déjà vigoureux, et les vieux rosiers rouges aussi récemment élagués, treillissés librement et à l'aventure contre leurs supports branlants.

Sur la table, il y avait une vaste corbeille à ouvrage pleine de menus objets de lingerie en voie de raccommodage ou d'exécution, des livres ouverts, un album à dessin, et, tout autour, les jouets des babies, les raquettes et le volant de Camille. Elle dominait aussi un salon gai et clair avec ses larges meubles commodes, recouverts de toile à fleurs, une chambre d'amis toute simple, toute fraîche, aux rideaux de cretonne bise semée de corail, une très grande bibliothèque qui devait être le lieu de réunion par excellence; Aube y remarqua une quantité de tables, un piano à queue et des fleurs à foison jusque dans l'âtre de la cheminée où des grappes de cytise tardif s'écroulaient en cascade. Tout cela avait un aspect d'intimité active, gracieuse, qui alla au coeur d'Auberte.

Cette partie de la Maison semblait déserte, presque abandonnée. Tout le monde était probablement allé à la gare reconduire le fils aîné qui repartait ce matin; en tout cas, il n'y avait personne dans les pièces, personne dans le jardin qui déployait, à quelques pas de là, ses premiers ombrages. Auberte entendit bien un bruit, comme un craquement, mais c'était dans le moulin même qu'il s'était produit, provoqué sans doute par le passage de quelque rat effronté sur une planche vermoulue.

Décidément, Mme Droy et ses aides avaient fait miracle: au bout de cette courte période, l'installation de la famille était aussi complète que celle des plantes dont on avait garni le jardin. En relevant les yeux, Aube voyait encore, par les fenêtres grandes ouvertes, plusieurs pièces du premier étage, entre autres une salle d'étude où cahiers et livres s'amoncelaient sur différents pupitres en un studieux et pittoresque désordre; les murs, blanchis à la chaux, étaient tapissés de cartes géographiques, de tableaux noirs qu'enjolivaient des signes algébriques de cabalistique apparence, et des calculs compliqués dont les chiffres parurent à l'oeil méticuleux d'Aube fort biscornus. Et dans ce sanctuaire de la science qui devait être l'antre des garçons, traînait un chapeau de jardin pareil à celui de Gillette, mais qui semblait plutôt le frère cadet du sien.

Et il y avait encore une chambre riante, si gaiement arrangée qu'elle portait pour Aube le nom de Gillette tracé en gros caractères sur ses murs. Près du lit laqué blanc de Gillette, tout près, dans une promiscuité frileuse et tendre, se blottissait un petit lit de cuivre qui appartenait certainement à Camille; et l'étagère à livres, et le petit bureau, et le réveil-matin, et le prie-Dieu… Oh! c'était mal, c'était très mal de la part d'Aube, elle n'aurait pas dû regarder. Mais comment s'empêcher de voir un chat, un gros chat évidemment en fraude, caché sous l'édredon de soie claire qui couvrait le lit de Gillette? Il allongeait sa grosse tête à demi impudente, à demi inquiète, les oreilles tendues, avec un air de friponne ingénuité, si voluptueusement heureux dans son bonheur défendu, qu'Aube croyait entendre un ronron bruyant, irrépressible. Un fichu de linon blanc, artistement jeté sur l'édredon, semblait indiquer une complicité entre Gillette ou Cam et les méfaits de leur favori; Aube eut envie de rire, mais les deux lits voisins lui avaient donné bien plus envie de pleurer.

Mais si, il y avait quelqu'un dans la maison. Une persienne fut poussée, et, dans l'obscurité relative d'une autre pièce, Aube entrevit vaguement les rayons chargés de livres, les tentures foncées et sobres, les quelques bronzes d'un cabinet de travail masculin; une ombre svelte, aux lignes plus classiques que n'en avait la silhouette encore adolescente de Gillette, allait et venait, tournant le dos à Aube; ses mouvements faisaient deviner qu'elle époussetait et rangeait: elle avait même une bien aristocratique manière de se livrer à cette humble occupation.

Aube jugea que ce devait être Stéphanie d'Aumay, l'institutrice; mais elle interrompit ses suppositions, la belle ménagère s'assit sur le premier siège venu et sa robe forma naturellement des plis nobles autour d'elle; elle pencha la tête sur sa main, puis d'un doigt, machinalement, elle effaça quelque chose sur sa joue, et Auberte comprit que l'inconnue pleurait.

Auberte se retira avec une sorte de douleur; elle se trouvait lâche d'avoir cédé à sa tentation, sa conscience sensitive se révolta, la pauvre hermine crut voir une tache sur les splendeurs angéliques de sa robe. Elle ferma les yeux pour ne plus surprendre, même l'espace d'une seconde, le moindre détail de l'intimité qu'elle violait.

Les yeux toujours fermés pour ne plus voir les jolies chambres, les livres ouverts, les lits voisins, le chat, la jeune fille qui pleurait, et les voyant en elle-même plus que jamais, elle se retourna, mais elle ne put rouvrir la porte; elle constata tout de suite qu'une main malveillante avait repoussé le verrou. Aube était prisonnière dans sa logette aérienne que les hirondelles frôlaient en passant.

La famille Droy revint en corps de la gare où elle avait reconduit Hugues.