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La Demoiselle au Bois Dormant

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– A la place des serres, on installerait nos ateliers, nos classes et l'ouvroir que les religieuses de Mirieux doivent nous organiser, annonça Joseph. On mettrait les serres à la place du salon qu'on changerait d'étage, et la salle des gardes deviendrait notre salle de jeux.

– Quant aux arbres, fit encore Gillette, ils sont désordonnés.

Nous nous livrerons à un grand abatage.

– Mes arbres…

Ce fut un cri d'indignation.

– Ils étouffent le château. Il faut élaguer, couper, arracher un peu partout.

– Non, non…

– Il faut donner de l'ouvrage à notre scierie neuve: coupons les sapins. Les chênes masquent la vue: à bas les chênes…

Dans un irrésistible mouvement de douleur, Auberte se couvrit le visage de ses deux mains pour ne plus entendre ces voix inexorables, pour ne plus voir cette horde de jeunes vandales acharnés, brûlant d'apporter la destruction, la profanation à Menaudru, de rompre l'enceinte sacrée de ses vieilles pierres et de ses antiques verdures pour faire pénétrer à grand fracas la vie moderne avec ses inventions vulgaires, son tumulte sacrilège, dissiper l'ombre austère, pieuse, l'ombre des siècles, pour livrer passage au grand jour inquisiteur, au grand air de tout le monde.

Ils étaient tous debout, les yeux brillants, dans leur enthousiasme destructeur, le bras levé, prêts à exécuter leurs menaces… Elle crut que c'était fait, qu'ils étaient déjà les maîtres. Elle voila plus étroitement son visage et, balançant sa tête désespérée, soupira:

– Mon Menaudru!..

– Mais ce ne sera plus votre Menaudru, riposta Gillette qui prenait feu à son tour. Nous vous forcerons bien à en convenir.

– Ne croyez pas que nous vous laisserons en repos; notre serment tient plus que jamais, et vous n'en avez pas fini avec nous, poursuivit Cam. N'avez-vous pas honte de nous prendre notre place? Car vous nous prenez notre place, vous couchez dans mon lit, vous regardez par ma fenêtre…

– Tenez, s'écria Gillette, cela me dévore quand j'y pense et je vous déteste…

Et la petite Cam dit d'un ton fanatique:

– C'est moi qui la déteste le plus!

Sur cette déclaration, toute la bande s'ébranla. Quelqu'un avait murmuré le mot de patriarche. Il y eut un sauve-qui-peut si agile qu'en peu de secondes, Auberte se trouva, comme par miracle, seule sur son mur. Elle regarda avec effarement autour d'elle. Le jardin était aussi muet que le parc, pas un arbre ne bruissait, il ne restait pas un indice de l'apparition, et Auberte fut en droit de croire qu'elle avait rêvé l'inconcevable attaque qui venait de la terrifier.

II

On était au soir. Après s'être habillée et recoiffée pour le repas, Auberte avait dîné avec ses parents en grande cérémonie. En grande cérémonie, le repas pompeusement servi par des domestiques en livrée funèbre, avait déroulé l'immuable ordonnance de ses services, et Auberte, assise à la droite de son père, avait eu tout le loisir de regarder en face d'elle la place vide de Laurent.

Le changement de costume, l'impression rafraîchissante des ablutions de sa toilette avaient effacé de la jeune fille le trouble des dernières heures; sa frayeur s'en était allée avec l'ardeur de sa grande émotion. Il ne lui restait plus qu'un peu d'inquiétude, et c'était à bien peu de chose près l'Auberte de tous les jours qui avait rempli son rôle de jeune patricienne docile et passive à la table de son père.

La famille passa au salon, M. de Menaudru, qui était un grand vieillard pâle et taciturne, prit une Revue. Il lisait en tenant sa brochure loin de ses yeux. A l'autre bout de la grande table, Aube, près de sa mère qui tirait l'aiguille, maniait lentement une navette à filet. Dans le cours de la soirée, un domestique apporta un échiquier de grand prix. Mme de Menaudru laissa son ouvrage pour jouer aux échecs avec son mari, et Aube resta seule à sa place. Sa silhouette se dessinait frêle, gracieuse, un peu affaissée dans le demi-jour des lampes.

C'était le même salon où Auberte avait échangé quelques mots cette après-midi avec sa mère; mais la pièce, déjà mélancolique en plein jour, devenait glaciale à cette heure, alors que ses fenêtres closes la barricadaient contre les douceurs de la nuit, le parfum des corbeilles de la terrasse. Une tristesse tombait des murs peints en blanc, des tentures longues et étroites, elle émanait des deux joueurs dont l'attitude décelait un décent et inconsolable ennui, une application désintéressée. Aube s'efforçait de se tenir droite sur sa chaise haute, aux pieds en fuseau. Elle avait passé là tant de soirées semblables, tant d'heures indiciblement monotones, que toute cette monotonie accumulée semblait peser à la fois sur ses épaules. Les veillées de Menaudru se succédaient comme les mailles du filet dont elle alignait à l'infini les rangs identiques. Si Laurent avait été là, il aurait joué aux échecs avec son père, et Mme de Menaudru restant auprès d'Auberte, lui aurait lu, de temps en temps, à demi-voix, quelques passages des Jeunesses célèbres.

Le livre restait fermé à côté d'Auberte, Auberte n'essayait pas de lire.

– Pourquoi somme-nous brouillés avec les Droy?

Ces mots s'élevèrent tout à coup dans le silence, prenant à l'improviste jusqu'à Auberte qui les avait inconsciemment prononcés. Une teinte plus grise envahit le visage de la Comtesse, qui effleura son mari d'un regard furtif, rapide.

– Pourquoi parlez-vous d'eux? dit M. de Menaudru.

– Parce que je les ai vus aujourd'hui, repartit Auberte qui ne manquait point, à sa façon posée, d'une certaine vaillance.

Les yeux froids du père s'attachèrent avec une sorte de compassion sur le Comtesse, dont les lèvres tremblaient.

– Votre mère a eu lieu de se plaindre comme moi de ces gens. Ils se sont mal conduits à notre égard.

– Eux?

– Non, pas eux-mêmes, mais les parents de Mme Droy. Il y a eu des paroles regrettables échangées, bien qu'ils se soient inclinés devant la loi et les faits.

– Est-il vrai, reprit Aube dont le coeur battait à grands coups, mais qui était résolue à élucider le problème, est-il vrai que ce sont eux qui auraient dû avoir Menaudru?

Sa voix faiblit dans l'angoisse que lui causaient de pareils mots.

– Ils se sont plaints, mais tout a été fait selon la justice, dit la Comtesse frémissante qui regardait toujours son mari pour chercher une lui une caution.

M. de Menaudru répondit nettement:

– Ils auraient eu le château si leur grand-père, qui était libre de ses actions, avait jugé bon de le leur donner et d'en déposséder votre mère.

Le Comte se tut et il était facile de voir, à sa contenance, qu'il considérait la question comme irrévocablement close.

– Aube, dit la voix incertaine de Mme de Menaudru, vous ont-ils inquiétée? que vous ont-ils dit? Chère enfant, si leur voisinage nous est trop à charge, nous quitterons Menaudru pour l'automne.

Aube lui répondit de loin par un petit signe de tête très grave et très tendre, et la partie d'échecs continua.

Mme de Menaudru ne soupçonnait pas les menaces et les reproches qui avaient si inopinément assailli Auberte, produisant dans sa vie égale l'effet d'un obstacle irritant qui en détournerait momentanément le cours.

Oui, Aube avait été blâmée, accusée, pour la première fois depuis qu'elle était au monde. Ces Droy étaient des gens dangereux, presque abominables. Aube était bien aise de savoir leurs revendications injustes; mais leur présence allait empoisonner Menaudru. Cependant, elle se rappelait l'étreinte forte et sincère d'une petite main qui, au moment où elle chancelait sur le mur, l'avait si fermement retenue. C'était comme la manifestation d'une volonté qui aurait impérieusement pris possession d'elle.

Auberte glissa dans l'embrasure de la fenêtre, une embrasure profonde comme une chambrette. Ah! par exemple, elle défiait bien Gillette d'abattre ces murs… Aube cherchait à voir dans l'obscurité du dehors; la Maison était là, tout près, presque à portée de la voix, attirante et redoutable, avec cette vie intense qui maintenant se dégageait d'elle et traversait le rempart des pierres et des arbres de Menaudru.

Que faisait Gillette ce soir, au milieu du troupeau qu'elle avait une si originale façon de diriger? Elle pressentait que Gillette ne devait pas faire de filet. Ils avaient énuméré tant de choses, cela impliquait des occupations si variées et nombreuses, que rien qu'en y songeant, Aube était lasse. Ils avaient parlé d'ateliers, qu'y faisaient-ils? Et d'une salle de jeu, ils s'amusaient donc?

A dix heures, on apporta le bougeoir de Mademoiselle.

Auberte prit congé de ses parents et suivit Jeanne, sa gouvernante, qui marchait la première, portant le flambeau.

Elles traversèrent des appartements déserts, des corridors tortueux. Le château avait été pillé au moment de la Révolution. Ses propriétaires l'avaient complètement remeublé sous le premier Empire. C'était de cette époque que datait presque tout le mobilier, et le style empire donnait un aspect particulier à ces pièces où l'on se serait attendu à rencontrer surtout les bahuts sculptés, les chaires monumentales et tout le massif appareil du moyen âge.

Elles arrivèrent à la fin dans la chambre d'Auberte. La jeune fille habitait l'aile burgonde; ses larges fenêtres, près desquelles aboutissait l'extrémité des contreforts, plongeaient sur les vallées. L'un des murs de cette chambre touchait à la Maison.

Jeanne déshabilla Aube, la coiffa pour la nuit.

– On n'a pas des cheveux comme ça, marmottait orgueilleusement la vieille servante en arrangeant la belle tresse interminable aux fugitifs reflets lumineux.

Jeanne se retira, emportant le bougeoir, d'après le règlement qui déterminait dans ses plus minutieux détails le service d'Auberte.

Auberte resta seule, étendue les yeux ouverts dans son lit aux quatre colonnes duquel étaient fixés les rideaux de soie rouge, mince et bruissante.

 

… Le lendemain était un dimanche. L'assistance put admirer à l'église, dans deux bancs jusque-là inoccupés et qui faisaient audacieusement face aux bancs de Menaudru, une théorie de têtes juvéniles aux cheveux jaunes; du paille incolore à l'orange, toute la gamme était dignement représentée; les deux babies qui terminaient cette glorieuse série donnaient vraiment à penser que, d'après une opinion en honneur dans leur famille, les blés mûrissant sur la tête des autres n'étaient encore, sur leurs petites caboches enfantines, qu'à l'état de blés verts.

Il y avait, dans les bancs combles de la Maison, seulement ce que Gillette aurait appelé: quelques-uns d'entre nous, car il manquait encore à la tribu le père et les deux fils aînés qui avaient assisté à la première messe. L'attitude des Droy étonna Auberte; elle était à la fois si pénétrée et si franche qu'ils semblaient respirer, dans l'église, une atmosphère révérée et familière. L'âme d'Auberte était naturellement et tendrement pieuse, quoique ses parents, dans leur indolence, peut-être dans une crainte secrète de favoriser en leur fille un attrait trop puissant, n'eussent pas fait chez eux de la religion la force vivante qui imprégnait visiblement le coeur des jeunes Droy, si elle ne disciplinait pas encore l'exubérante vitalité de leur manière d'être.

Ceux qui avaient compté sur la sortie de l'église pour mieux examiner les nouveaux paroissiens, en furent pour leurs frais de curiosité, car, de la façon la plus prestigieuse, toute la jeunesse Droy se trouva soudain à bicyclette et lancée grand train sur la route, les correctes toilettes des filles s'adaptant par quelque prodige à cet emploi mouvementé. Les babies elles-mêmes disparurent, escamotées par les bras complaisants de leurs aînés. Et de cette phalange agile, il ne resta plus là que Mme Droy avec une grande jeune fille, fort belle, qui devait être l'institutrice. Elles prirent à pied le chemin que les intrépides gravissaient à grands coups de pédale.

Mme Droy était de haute taille, maigre, sans beauté, de tournure très jeune, avec d'abondants cheveux gris qui débordaient de son chapeau rond; elle avait l'empreinte de la race dans toute sa personne énergique. Ses enfants tenaient visiblement d'elle, les plus laids comme les autres.

Sa campagne était franchement belle, d'une beauté fine et classique qui forçait l'admiration, en même temps que l'expression hautaine et raffinée de ses manières, de son visage, inspirait une réserve difficile à vaincre.

Une grande calèche ouverte, qui ressemblait un peu à une berline, attendait la famille de Menaudru. Les châtelains y montèrent hiérarchiquement avec Auberte, et le lourd équipage prit à un trot modéré la direction de Menaudru, semblant protester de toute la pesanteur de sa masse, de la majesté de son allure, contre la désinvolture du mode de locomotion qu'on venait de donner en spectacle aux yeux scandalisés des maîtres de Menaudru.

L'après-midi du dimanche avait toujours baigné Auberte d'une paix spéciale qu'elle aurait redouté de rompre; et, généralement à l'heure où tombait le crépuscule dominical, elle voyait plus que jamais la vie comme un nébuleux rêve.

Aujourd'hui, le soleil était clair sur les sapins, elle projeta d'aller très loin dans le parc cueillir des digitales. Elle alla si loin qu'elle sortit du parc par le côté de la montagne en apercevant plusieurs digitales de toute beauté qui élevaient, de place en place, leurs hautes tiges droites et arrogantes. Elle entendit alors, à quelques pas d'elle, le son des grelots d'Olge. Elle avait dit qu'on harnachât la mule pour l'heure des vêpres; mais cela n'expliquait pas qu'une bête de cette sagesse courût les bois en quête d'aventures.

Aube, bénissant le sort qui l'amenait si à propos pour capturer la fugitive, s'avança et ne vit point Olge. Les grelots sonnèrent un peu plus loin avec un bruit doux et mutin.

– Olge, Olge!

Auberte marcha encore et le son des grelots recula. Puis il se rapprocha de nouveau, mais, cette fois, dans une allée adjacente où s'engagea Auberte. Ce devait être le fantôme d'Olge qui agitait ses grelots, car la mule demeurait invisible. Plus elle s'enfonçait dans le bois, plus Auberte sentait l'impossibilité d'abandonner l'imprudente en parages si inconnus. Ce bois contenait de malicieux gnomes qui étoffaient de légers rires en entraînant Olge. La majesté sombre des grands sapins emplissait Auberte d'une crainte presque religieuse.

– Olge, Olge!..

Elle ne distinguait point le pas de sa mule, rien que le cher bruit de ses grelots, toujours proche et toujours fuyant, douloureux comme le contact d'une coupe qui se retirerait sans cesse de vos lèvres. Cette course semblait ne point devoir finir: Auberte aurait-elle à courir toujours ainsi, par des chemins ensorcelés qui ne conduisaient nulle part, à suivre un appel caressant qui la trompait!

Au bout d'une heure, elle arriva dans une clairière, tapissée de campanules. Là, on n'entendait plus les grelots; le silence parfait oppressa Auberte, et, lasse à pleurer, ne sachant plus où elle était, elle s'assit sur un fragment de roche.

L'horizon était borné par les sapins dont les crêtes noires, étagées en amphithéâtre, se profilaient immobiles sur le ciel bleu. Un filet d'eau s'échappait d'une petite source, Auberte se pencha pour y rafraîchir ses lèvres tremblantes. C'était peut-être une eau enchantée qui allait l'endormir là sans qu'elle pût repartir. Elle se redressa et, la bouche encore humide d'eau pure, elle cria: Olge, Olge!

– Qui appelez-vous? Que voulez-vous? Et que faites-vous chez moi?

Elle répondit sans grande surprise – il n'était pas étonnant que le génie de ces lieux défendît son domaine:

– J'ai suivi Olge.

– Olge, qui qu'elle puisse être, vous a menée trop loin. Vous êtes sur le territoire de la Maison. Savez-vous que votre père m'a fait interdire le passage de son bois?

– Je ne sais pas où je suis, repartit Aube avec dignité.

– Venez, alors.

Elle regarda le prince charmant qui lui offrait si cavalièrement son secours, et elle le jugea digne de confiance. Il reprit du ton vif et décidé qui semblait lui être habituel:

– Ainsi, Olge s'est enfuie?

– Oui, dit Auberte impressionnée par le souvenir de sa course vaine. Jamais elle n'a rien fait de semblable. Elle est la mule la plus docile, la meilleure. Et, pourtant, elle ne m'a pas obéi. Elle reculait devant moi sans que je puisse la rejoindre.

– C'est un tour de ces garnements! s'écria le promeneur frappé d'une subite illumination.

– Monsieur…

– Oh! c'est des miens que je parle, fit-il allègrement, de mes garnements particuliers. Aussi vais-je vous reconduire. Je jurerais qu'Olge est en ce moment chez vous.

Elle le regarda encore et dit, d'un ton de simplicité pensive:

– Vous êtes un Droy?

Il répondit un peu sèchement:

– Je suis Droy lui-même.

– Pas le patriarche? murmura-t-elle incrédule.

Etait-il possible que cet homme sec, alerte, encore jeune, fût le père de cette redoutable lignée? C'était, en tout cas, un patriarche d'aspect bien entreprenant, résolu, svelte, plein d'activité et de force. De fait, son visage intelligent portait de nombreuses rides, sa chevelure rase, toujours ardente sous la légère cendre du temps, semblait avoir flambé; elle avait des ombres rouillées comme les gerbes qui sont restées trop longtemps dehors à l'automne.

– Le patriarche, si vous voulez, cela ne m'empêchera pas de remettre Mlle de Menaudru dans le bon chemin, dit-il.

Elle répliqua d'un ton calme, un peu attristé:

– Vous êtes fâché contre nous parce que nous avons le château. Mais je vous assure que c'est juste et que nous ne vous avons rien pris. Alors, pourquoi nous en vouloir?

Il tressaillit devant cette ignorance touchante de la vie, de toutes les conventions qui régissent et entravent les plus indépendants. Et il dit, dans une impulsion de surprise:

– Quelle drôle de petite créature vous faites!

Personne n'avait jamais appelé Auberte petite créature: elle pensa que cet homme exceptionnel manifestait son mécontentement contre elle. Mais elle s'aperçut qu'il riait.

– Figurez-vous, reprit-il, que j'ai cru à une apparition quand je vous ai vue dans ce site romanesque, auprès de cette source. Je vous ai prise – Hugues lui-même s'y serait trompé – pour la fée errante des grandes sapinières. Et j'ai regardé, Dieu me pardonne, si vous n'aviez pas une couronne de cyclamen dans vos cheveux. Mais vous portiez seulement une digitale. Ma petite princesse égarée, venez-vous souvent dans les bois?

– Pas si loin; je reste sous les arbres de Menaudru.

Singulièrement mise en confiance par son compagnon, elle poursuivit:

– Je me promène et je pense.

– Vous pensez, vous vous promenez et c'est tout. Vous ne vous ennuyez pas à penser toujours?

– Je pense aux choses impossibles, aux mondes qu'on ne voit pas; je pense jusqu'à ne plus savoir dans quel monde nous sommes, Olge et moi.

Ils avaient quitté le bois, ils approchaient de la Maison. Oui, le pied d'Auberte foulait l'herbe du jardin; les régions qu'elle avait si souvent contemplées de loin s'ouvraient devant elle et elle ressentait à la fois une hâte et une souffrance d'en sortir.

M. Droy s'arrêta; il dit brusquement:

– Je ne devrais pas vous comparer à mes détestables enfants, mais si j'avais une fille comme vous…

Elle levait sur lui un long regard interrogateur et candide. Il refoula les paroles qui lui montaient aux lèvres, et il acheva avec un air de respect et de pitié:

– Je… Je l'aimerais beaucoup.

Auberte sortit par une petite porte qui ressemblait à une ogive de lierre et se trouva dans un pré de Menaudru.

III

Six semaines avaient passé. Laurent était de retour à Menaudru. Bien qu'il fût d'un caractère aussi peu expansif que son père, la présence de son grand frère était douce à Auberte. Elle aimait à avoir auprès d'elle ce compagnon qui était toujours prêt à l'écouter, s'il ne lui répondait guère.

Comme le lendemain une affaire appelait Laurent dans une de leurs fermes voisines, Auberte insista pour l'accompagner une partie du chemin. Laurent accepta; le frère et la soeur se mirent en route sous le beau soleil qui répandait jusque dans les fourrés du parc une clarté réchauffante et joyeuse.

Laurent avait trente ans au moins. A part quelques voyages, des séjours annuels à Paris ou chez un oncle qui l'avait élevé, il avait toujours habité Menaudru depuis le second mariage de son père. Sous son extérieur indifférent et froid, il avait été un beau-fils modèle pour la Comtesse, un bon, un très bon frère pour Auberte.

Elle le regardait aujourd'hui, en cheminant à son côté, comme si elle le voyait pour la première fois. Il était très grand, très mince, d'allure extrêmement distinguée. Il avait l'air hautain, ce qui tenait à sa démarche, à ses manières, à son physique, plus qu'à son caractère. Son visage était grave et ennuyé; une ressemblance perceptible avec le Comte frappa Aube comme une découverte. Elle pensa tout à coup qu'elle et Laurent vivraient ensemble à Menaudru, quand leurs parents ne seraient plus là. Laurent deviendrait, avec les années, tout pareil à son père, elle l'image de la Comtesse; ils passeraient leur temps, ils traîneraient leur vie comme le faisaient les châtelains actuels; elle se figura voir le couple qu'ils seraient tous deux le soir, assis seuls dans le grand salon; elle frissonna. Sa bouche formula une question involontaire:

– Laurent, demanda Auberte, pourquoi vous ennuyez-vous?

Il l'examina une seconde et répondit avec enjouement:

– Mais, ma petite soeur, parce que la vie n'est pas tous les jours amusante.

– N'est-ce pas? fit-elle préoccupée. Il y a des choses que je ne m'explique pas, mais que vous, un homme, vous devez comprendre.

Elle le regardait avec une confiance mélancolique et tendre, persuadée que lui, qui était un homme, pouvait débrouiller l'accablante énigme.

Elle poursuivit du même ton perplexe, un peu plaintif:

– Il y a peut-être un moyen de la rendre plus intéressante; il y a peut-être quelque chose à trouver… Je ne sais pas, moi; mais vous, Laurent…

Non, Laurent ne savait pas non plus. Peut-être n'avait-il pas beaucoup cherché. Il s'était ennuyé à fond et en conscience depuis qu'il était au monde; il avait tâché de le faire honnêtement, en homme bon et en galant homme, c'est tout ce qu'il pouvait dire. Seulement, il ne le dit pas.

– Laurent, si vous voyagiez davantage?

– Je ne puis quitter souvent la maison sans faire croire que Mme de Menaudru n'est pas pour son beau-fils une excellente mère. Et puis, ajouta-t-il sans la moindre effusion, il y a vous, Auberte.

 

Au bout d'un instant, elle glissa timidement sa main dans la main gantée de son frère et murmura:

– Si vous voulez, Laurent, je jouerai avec vous aux échecs.

Laurent sourit avec bonté en caressant la petite main de sa soeur.

– Chère Aube, les échecs ne me distraient guère.

– Alors, dit-elle ouvrant des yeux d'admiration, vous y jouez pour distraire le Comte et pour que maman ait une heure de liberté? C'est très bien, mon frère Laurent, vous êtes bien meilleur que moi.

Il sourit de nouveau en disant:

– Vous êtes venue assez loin, nous voilà sur le chemin public.

– Est-ce que je ne pourrais pas me reposer un instant ici?

Elle désigna une sorte de tertre moussu, dominé par une belle haie où fleurissaient de grands liserons larges et éclatants de blancheur comme des lis. Les pruniers d'un jardin rustique jetaient une ombre mouvante sur le sol. Le chemin était étroit et peu fréquenté; à quelques pas, commençaient les ombrages d'une extrémité du parc. Laurent laissa Aube s'asseoir pour reprendre haleine en lui recommandant de ne pas s'attarder, et, comme il était attendu, il continua sa route.

Quand il se fut éloigné, Aube se retourna à demi pour considérer une maisonnette fermée, dont cette haie bordait l'enclos; ce mouvement lui fit apercevoir deux personnes qui venaient droit à elle et dans lesquelles elle reconnut, avec une certaine appréhension, Gillette et Camille Droy.

Mais, tout à coup, Camille échappa à sa soeur, qui voulait la retenir, et s'esquiva. Gillette s'avança seule avec une promptitude et une résolution irritée qui ne pouvaient présager que des intentions hostiles.

– Enfin! cria de loin Gillette. Il y a assez longtemps que je vous poursuis et que je vous cherche. Mais impossible de vous rencontrer seule!

Plus de doute, c'était bien à Aube qu'elle en voulait. Laurent était trop loin pour que sa soeur pût le rappeler; la maisonnette semblait déserte. Cette fois, le voeu menaçant de Gillette était accompli: elle tenait la pauvre Auberte seule, sans protection et sans défense.

Gillette marchait toujours impétueusement, comme à l'assaut; quand elle toucha Auberte, celle-ci ferma les yeux, puis elle les rouvrit d'ébahissement en entendant Gillette dire tout d'un souffle:

– Je vous demande pardon du mauvais tour que nous vous avons joué avec votre mule. C'était absurde de notre part. Pardonnez-nous le plus vite que vous pourrez, s'il vous plaît.

Et comme Auberte, subjuguée, la contemplait sans répondre, Gillette reprit:

– Le patriarche, qui est fin comme l'ambre, a reconnu tout de suite notre griffe et nous avons reçu une algarade… Vous ne vous faites pas une idée des algarades du patriarche!

– Mais si, presque… aurait dit Auberte si elle avait pu dire quelque chose.

– Il n'y a que celles d'Hugues qui l'emportent. Si bien que nous sommes en disgrâce pour nous être amusés de vous et vous avoir fait battre la campagne, – c'est le mot. Et nous ne rentrerons en faveur qu'après vous avoir présenté nos excuses. Aussi, comme le patriarche est la prunelle de nos yeux, pensez si j'ai couru après vous depuis l'incident. Au dernier moment, Cam n'a plus pu se décider; elle a pris la poudre d'escampette, me laissant toute seule pour la corvée… la commission. La vérité est que Cam vous en veut plus que jamais. – Oh! mais c'est qu'il faut me pardonner, dépêchez-vous. Est-ce que vous allez faire la méchante? Vite, vite, que je puisse dire au patriarche… ouf: c'est fait.

Sur un demi-sourire d'Aube, elle passa de cet état orageux à une complète aménité. Elle s'assit par terre à côté d'Auberte, aussi anéantie par cette intimité subite qu'elle l'avait été par la véhémence accusatrice de Gillette, en une précédente occasion.

– Et maintenant, dit Gillette, je ne vois pas pourquoi je ne m'accorderais pas un peu de repos. Dites-moi, petite princesse, qui était avec vous tout à l'heure? Votre prince, je suppose?

– C'était mon frère, répondit délibérément Auberte, mon frère Laurent de Menaudru.

Gillette se mit à rire.

– Ah! mon Dieu, qu'il est donc correct!.. Vous n'en avez pas froid de le regarder?

Elle essaya de reprendre son sérieux, mais elle riait malgré tout.

– Je ne comprends pas, fit Auberte offensée.

– Non, c'est ce qu'il y a de comique. Il est toujours comme ça?

Elle imita la tenue glaciale et distinguée de Laurent, au point qu'Aube ne put s'empêcher de sourire encore.

– Il est excellent et je l'aime, dit-elle.

– Eh bien, je vous en fais mon compliment, déclara Mlle Gillette qui domina enfin son fou rire pour ajouter:

– C'est lui qui aura Menaudru et pas vous.

– Menaudru sera à moi, repartit Auberte, comme il est à ma mère. Laurent n'est malheureusement pas mon vrai frère. Il est très riche, mais il n'aura pas Menaudru.

– Allons, tant pis, j'aurais eu encore plus de plaisir à le lui reprendre qu'à vous.

Mais Auberte, suivant une idée qui l'obsédait, dit presque bas:

– Vos frères aînés ne ressemblent pas au mien?

– Mes frères?.. au vôtre?..

Gillette rit de plus belle.

– Non, non, Dieu merci, demandez au ciel de ne jamais vous trouver au milieu de nos garçons. Ce sont des monstres déchaînés, fit-elle avec un mélange de fierté et de tendresse.

Aube tira de l'aveu cette conclusion étonnante:

– Alors, vous vous amusez beaucoup?

– Beaucoup, dit Gillette sans ambage. Nous avons bien nos ennuis, mais nous nous amusons a coeur joie.

– Que faites-vous? demanda Aube un peu honteuse de sa question.

– Il faut vous dire que je ne suis pas dans les plus raisonnables. Hugues, Stéphanie, Edmée nous tiennent en respect, bien qu'Edmée soit ma cadette.

– Mais enfin? insista Auberte, sa curiosité surmontant la crainte que lui causaient les façons primesautières de l'impulsive Gillette.

– D'abord, nous avons beaucoup de besogne, les grands surtout; les enfants à soigner, à instruire, maman à aider… Nous sommes trop nombreux pour être riches. On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, acheva-t-elle avec un sourire généreux qui mettait une véritable beauté sur sa jolie figure rose et piquante. Le bon Dieu ne nous ménage pas les devoirs à remplir, mais il nous reste du bon temps. Nous faisons de la musique, des lectures en quantité; nous jouons des charades, des comédies que nous composons… Oh! je vous assure que vous en inventeriez autant sans peine. Edmée a de la voix, Stéphanie d'Aumay chante comme un ange qu'elle est…

– C'est votre institutrice?

– Notre cousine. Edmée en ce moment est absorbée par Marc. Mais elle nous reviendra. Cam passe sa vie à tomber d'un embarras dans l'autre, elle déploie la plus active ingéniosité à s'attirer d'impayables mésaventures. Et les garçons… L'autre jour, nous avons trouvé, dans le pupitre de Joseph, une description lyrique qui débutait par: La lune cachète le ciel de son pain monstrueux. Mais je n'en finirais pas de tout vous dire, les enfants font tant de folies… soupira vertueusement Gillette, s'élevant au-dessus de ces errements qu'elle déplorait.

Et les bonnes veillées que nous avons! Quel tapage… Je m'étonne que votre château n'en soit pas ébranlé…

– Non, fit Aube avec un sourd regret, les murs sont épais, on n'entend rien.

– Quand nous sommes trop insupportables, on nous met au piquet, c'est-à-dire les petits à partir d'Antoine; mais quelquefois le patriarche se trompe et nous y passons tous.

Auberte n'osa pas avouer son ignorance du supplice en question, et le piquet se revêtit dans sa pensée des plus séduisantes couleurs.

– Il fait bon ici, je vais prendre mon ouvrage en attendant que Cam se décide à me rejoindre, dit Gillette tirant un tricot gris de sa poche. Nous faisons quarante paires de chaussons. Maman a pris la part d'Edmée, Stéphanie aidera Camille qui est paresseuse comme un loir. Nous avons nos quarante paires à fournir avant la fin du mois, c'est pour les élèves d'un orphelinat agricole qui est annexé à l'école de Pascal. Quand je pense à ce que nous aurons à faire ici, où il n'y a pas d'ouvroir; tout est à organiser, si les gens s'y prêtent. Qu'est-ce qui vous pétrifie? Est-ce que vous n'avez jamais rien fait?