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La Demoiselle au Bois Dormant

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XVII

La famille Droy était dans une période heureuse, car, ce même printemps, Pascal sortit de son école d'agriculture avec des notes de premier ordre, et Marc subit fort convenablement ses examens.

La nouvelle de ce dernier succès fut apportée à la Maison par Pascal qui, étant libéré depuis quelques semaines, avait pu assister son frère dans l'épreuve. La commotion de cette joie causa à Edmée la dernière palpitation qu'elle dût avoir de sa vie; depuis que les séjours fréquents d'Hugues allégeaient une part de sa tâche, elle retrouvait grand train sa santé.

L'arrivée triomphale de Marc, que Pascal n'avait précédé que de peu, mit le comble à la joyeuse confusion. Cam traversa la bibliothèque au pas de course en disant avec sang-froid à sa famille:

– Attendez-moi une minute que je cherche un plus grand mouchoir, je sens que je vais pleurer comme une fontaine.

Et, cette sage précaution prise, elle s'abandonna à son émotion.

Auberte et Laurent, qui étaient présents à cette scène, offrirent leurs félicitations aux fortunés parents.

– Ah! on peut dire que nous avons eu de la peine, dit au premier moment d'accalmie Cam qui, pour un peu plus, se serait épongé le front avec son fameux mouchoir. Hugues est marié ou il ne s'en faut guère. Gillette pourrait l'être, Marc est bachelier…

Elle les prenait tous à témoins que c'était de bonne besogne.

– Il ne nous reste plus qu'à trouver pour Pascal une place tout à fait avantageuse et supérieure.

Elle avait mis, comme de coutume, le doigt juste sur la place sensible, le visage des aînés de la famille prit à ces derniers mots une expression absorbée, Mme Droy regarda avec une complaisance un peu soucieuse le grand garçon blond à l'air sérieux et appliqué, presque lourd pour un Droy, à qui l'on avait mis l'outil du travail en main, et qui aurait peut-être à attendre encore longtemps son ouvrage.

Au milieu du silence qui avait suivi l'opportune remarque de Camille, s'éleva la voix mesurée, indifférente, de Laurent qui disait:

– J'ai une proposition à vous faire.

C'était chose assez nouvelle pour que chacun ouvrît largement les oreilles. Laurent reprit d'un ton délibéré:

– Notre fermier général demande sa retraite. Si cela vous agrée, Pascal, et si vos parents vous approuvent, nous entreprendrons à nous deux de le remplacer. J'aurais déjà brigué sa succession s'il n'avait été un vieil homme intéressant, auquel mon père tient par tradition. Nous administrerons mes propriétés et celles de mes parents. Hugues nous confiera aussi celle de ma soeur. Vous êtes encore un peu jeune et moi assez ignorant, mais j'ai lieu de croire qu'en combinant nos facultés, nous nous en tirerons à l'honneur de Menaudru et de la Maison.

Ce fut de nouveau grande joie; l'allégresse prit, grâce aux bons offices de Cam et des garçons, les proportions d'un tumulte, Laurent fut entouré, remercié, complimenté, et même embrassé par les babies sans perdre un atome de son flegme.

Les chères babies témoignaient d'un ravissement bien désintéressé, si l'on considère qu'elles ne voyaient que du feu dans tout ce qui se passait; elles se trémoussaient avec autant de bonne foi que si elles avaient eu en même temps le baccalauréat de Marc, la liberté reconquise d'Edmée, la place inespérée de Pascal et la fiancée incomparable d'Hugues.

Après avoir reçu la poignée de main chaleureuse et les remerciements plus discrets de Mme Droy et du Patriarche, et échangé quelques mots avec eux, Laurent se recula vers sa soeur; il y avait toujours autour d'Aube une atmosphère de paix radieuse que tous les Droy réunis ne pouvaient troubler.

Laurent tomba, par hasard sans doute, sur Gillette qui, si l'on avait pu associer son nom à pareille image, aurait paru violemment intimidée.

Bien qu'elle eût une robe toute simple et ses cheveux pâles noués comme de coutume, Gillette, par un autre hasard qui se reproduisait tous les jours, était délicieusement mise et coiffée; il était évident que si Gillette voulait coiffer sainte Catherine, ainsi que l'assurait Cam, elle entendait la coiffer droit.

Elle sourit à Laurent d'un petit sourire un peu tremblant, et dit:

– Je vous fais amende honorable, je vous ai calomnié; mais j'avais cette excuse que je ne pensais pas le premier mot de mes calomnies.

– Alors, demanda-t-il, nous sommes alliés?

– Mon Dieu… fit-elle avec une hésitation rieuse, je crois bien que, si l'on me donnait le choix aujourd'hui, j'aimerais mieux être votre soeur que…

– Que de mourir… mais, dit-il avec infiniment de sérieux, c'est que moi, j'aimerais mieux mourir que d'être votre frère…

Gillette pâlit, le rose nacré et frais de son visage disparut, elle devint toute blanche.

Il continua:

– Vous m'avez demandé souvent pour quoi et pour qui je vivrais. Eh bien!..

Laurent avait comme Aube de grands yeux bleu foncé, doux et graves. Ses yeux plus que ses lèvres achevèrent:

– Ce sera pour vous, si vous le voulez bien.

Et, pour la première fois de sa vie, Gillette Droy resta bouche close.

… Et dans cette joie universelle, se fit le mariage d'Aube avec Hugues Droy.

Ils furent unis devant la loi à Menaudru, dans le grand salon Empire où Hugues avait appris que le Comte ne lui refusait pas sa fille. C'était la première occasion où tous les Droy se trouvaient assemblés à Menaudru; du Patriarche aux babies, ils étaient tous là. Les enfants avaient revendiqué le privilège de voir marier Hugues. Ce fut une invasion respectueuse, mais ce fut l'invasion du château par la Maison.

La tribu, en costume de cérémonie, se rangea dans le plus bel ordre autour de son patriarche; Stéphanie, Gillette, Edmée étaient vêtues de vert pâle et toutes trois semblablement parées comme des soeurs; mais la même toilette, les mêmes perles, les mêmes fleurs ne les faisaient point soeurs cependant.

Aube portait une robe toute droite, toute unie, d'une somptueuse rigidité, une robe de velours bleu éteint, délicatement brochée d'argent, qui devait sortir en droite ligne des coffres oubliés à Menaudru par quelque jeune princesse burgonde. De très hautes et vieilles dentelles ivoire encadraient son cou mince. Elle était assise dans un raide fauteuil à haut dossier sombre, sculpté comme un pan de chapelle gothique. Et elle avait, dans ce cadre lourd, archaïque, la grâce et la fierté d'un lis.

Hugues, très grave aussi dans son uniforme, se tint debout près d'elle pendant la lecture du contrat. Puis on ouvrit toutes les portes et ils furent mariés.

Le regard d'Aube demanda ce qu'on lui faisait signer, puisqu'elle venait de répondre oui, et ce qu'un trait de plume ajouterait à sa parole. Elle se trompa et signa Auberte de Menaudru, on ne vit l'erreur que plus tard.

L'assistance se sépara pour deux jours. Le Curé de Mirieux, un vieil et cher ami d'Auberte, appelé inopinément dans sa famille, ne pourrait revenir que le surlendemain célébrer le mariage religieux.

Le château retomba dans une paix profonde; les invités n'arrivaient pas aujourd'hui: Hugues retournait pour ce soir à Besançon, le reste de sa famille vaquait aux derniers préparatifs, car la Maison attendait aussi ses invités.

Aube était séparée jusqu'au surlendemain d'Hugues et de sa famille, leur dernière séparation avant que l'Eglise bénît leur mariage. Tout à l'heure, le Comte avait repris du geste un jeune homme qui appelait Aube Madame: Mais le premier pas était franchi, on avait scellé le premier anneau de l'indestructible chaîne, et Dieu le savait comme Auberte.

Elle sentait encore la douceur tendre, le respect aimant des lèvres qu'Hugues venait de poser sur ses doigts.

Quoiqu'elle dût passer ces heures dans la solitude, elle garda sa robe d'apparat.

Le Comte s'était trouvé plus souffrant, Mme de Menaudru ne pouvait le quitter. Aube, livrée à elle-même, désira refaire un chemin qu'elle avait souvent suivi. Elle prit la clef de la porte qui faisait communiquer le parc avec le cimetière, et elle ne dit rien de son projet puisqu'elle ne devait pas sortir de Menaudru. Mais se serait-on opposé au voeu rêveur de la petite fiancée? Il y avait en elle quelque chose de si pur, de si sacré, que plus que jamais, on avait un grand besoin de lui complaire, une frayeur de froisser cette fleur frêle de joie confiante qui était devenue son lot.

Aube entra dans l'église qui était déserte, et c'était une charmante vieille petite église avec sa voûte très basse, ses bancs austères, sa sainte pauvreté. L'allée centrale était dallée de pierres usées, fendues, inégales, qui étaient encore des tombes de Menaudru. Les fenêtres avaient de petites vitres maillées de plomb, contre lesquelles venaient frapper les branches d'arbustes du cimetière, et ce cimetière étroit, qui servait d'enclos, envoyait ici un reflet léger, flottant, du vert profond et humide de son feuillage et de ses herbes.

Aube frôla au passage la corde qui tombait du clocher. Dès demain, cette corde mettrait en branle les cloches pour annoncer à toute la contrée les noces d'une fille de Menaudru.

Stéphanie, Edmée et Gillette s'étaient levées avant l'aurore pour commencer la décoration de l'église. Stéphanie montrait à Aube une affection muette.

Elles avaient disposé le long des murs des branches de saule, de sapin et de roses; et dehors, dans le cimetière, Aube retrouva des roses, des sapins et des saules.

Elle alla vers les tombes de sa famille. Il y avait un an qu'elle s'était assise sur l'une de ces pierres, cachant de sa main un mot pour que le nom gravé là fût tout semblable au sien. Si elle mourait après-demain, on aurait un autre nom à inscrire.

Elle avait bien changé depuis ce temps: elle n'était plus cette Auberte bercée par sa chimère qui s'en allait pleine de sérénité mélancolique, oublieuse de la vie réelle. Mais voilà qu'un peu de cette mélancolie pensive vint la ressaisir, tandis qu'elle mesurait le chemin parcouru depuis qu'elle s'était assise à cette place.

 

Elle y faisait une nouvelle station, qu'y aurait-il ensuite pour Aube? quelle serait sa prochaine étape?

Elle était si éprise du présent, si peu curieuse de l'avenir matériel, qu'elle connaissait à peine les plans arrêtés par Hugues et le Comte. Quand le congé d'Hugues aurait pris fin, elle habiterait encore un peu Menaudru où son mari passerait tous ses jours disponibles. Il n'était que vaguement question de son installation à Besançon, dans un vieil hôtel espagnol délabré et superbe qu'y possédait son père; mais cette demeure future lui semblait si lointaine qu'elle n'y croyait guère.

Si de tels soins ne l'effleuraient pas, Aube voyait clairement pour elle un lot de responsabilités et de devoirs. Elle remerciait Dieu de le lui accorder. En cette minute, elle pensait surtout et avec une conviction intense, presque surnaturelle, qu'elle avait confessé la veille toutes les fautes de sa vie et qu'elle ne voulait plus pécher.

Cette nuit, le vent souffla et gémit, tournoyant à grand bruit furieux ou plaintif autour de la chambre élevée d'Auberte.

Et Auberte rêva qu'elle s'en allait à la recherche du trésor de Menaudru.

Il fallait qu'elle trouvât le lotus pour la réhabilitation de Mlle Anne. Elle vit soudain Mlle Anne devant elle; les lèvres pâles de la vieille demoiselle s'agitaient faiblement, mais elles ne formulaient pas une prière, elles racontaient une légende, la légende du trésor de Menaudru qu'une âme toute blanche retrouvera un jour en y perdant son bonheur. Aube l'écoutait à peine, elle avait tant de bonheur dans sa part, qu'elle en pouvait bien risquer un peu. Elle ne croyait pas à la menace, elle voyait le vieux sapin qui l'appelait de son murmure; cette fois, elle comprenait bien son langage, il disait: Ici, ici le trésor… Il faisait signe à Aube, il étendait l'une des ses branches comme un bras pour montrer une place, et l'ombre de sa verdure traçait à terre ses signes compliqués qu'Aube essayait en vain de lire.

Aube s'éveilla et se leva aussitôt. Il était de grand matin, mais elle s'habilla pour sortir. Et, pour ne pas éveiller Jeanne en entrant dans sa chambre, elle remit la robe qu'elle avait portée la veille, la belle, la lourde robe de velours fleurie d'argent. Elle sortit par son petit escalier tournant, et se trouva sur l'étroite esplanade de gazon qui bordait Menaudru sous ses fenêtres, du côté des contreforts. Elle regarda l'horizon de montagnes, les alvéoles inégales, déchiquetées, les cirques, le grand amphithéâtre de Menaudru, l'immense gouffre d'ombre qu'elle avait vu tant de fois le soleil emplir d'une brume verte, rousse ou dorée.

Le vent s'était apaisé sans pluie, il faisait une aurore chaude et éclatante; mais elle pouvait distinguer les traces de l'ouragan de cette nuit. Là-bas, sur la route qu'elle suivrait demain tout de blanc vêtue pour aller à l'église, un grand peuplier à demi abattu s'inclinait en arc de triomphe; le vent avait travaillé pour Aube, il avait tendu cette magistrale guirlande pour la fêter.

Elle revint dans le jardin et se dirigea vers la chapelle. Peut-être voulait-elle revoir les ruines qui allaient disparaître aujourd'hui même, le répit qu'elle avait obtenu était à son terme. Peut-être voulait-elle s'assurer que son sapin n'avait pas souffert de la tourmente; le sapin était toujours debout et immuable dans sa sombre gloire.

Aube constata de loin que, si le château dormait, la Maison était en pleine activité. Elle entra avec précaution dans les ruines; c'était bien une visite d'adieu. Les travaux allaient s'achever, on devait abattre les dernières pierres, condamner la crypte, aplanir la surface de l'ancienne chapelle dont les démolitions combleraient la petite cour; on avait apporté des montagnes de sable et de terre pour servir au nivellement définitif. Aube descendit dans la crypte. Elle n'avait plus de craintes superstitieuses; ses croyances enfantines à moitié volontaires, ces ombres puériles et aimées qui avaient peuplé la torpeur enchantée de son adolescence, s'effaçaient comme s'effacent et meurent les nuées quand le soleil se lève.

Elle avait atteint l'extrémité de la crypte; mais, au moment de retourner sur ses pas, elle s'arrêta et tressaillit. L'ombre du sapin, glissant par le soupirail brisé, s'allongeait sur le sol comme dans le rêve d'Auberte: et, comme dans son rêve, il lui faisait signe et lui montrait un chemin. Aube poussa la porte qu'elle avait découverte cet hiver et réussit, cette fois, à l'ouvrir; elle entra dans la petite cour encaissée, encombrée d'herbes folles et que jonchaient les débris de la chapelle. Le soleil qui frappait fortement dans cet espace restreint, y créait une température de serre. Des essaims de mouches d'or bruni bourdonnaient dans l'air vibrant et limpide, et les lézards couraient sous l'herbe chaude.

Aube suivit le sentier noir que lui traçait l'ombre du sapin, et arriva en quelques pas au pied de l'arbre; elle caressa l'énorme tronc résineux, puis, cédant à un attrait, elle l'entoura de ses bras et appuya son front contre lui. Un souffle froid comme une respiration glacée lui fit tourner la tête; autour d'elle, tout était chaleur, bruissements de vie et de lumière, d'où venait cet air humide qui avait passé et qu'elle ne sentait déjà plus? Elle le sentit de nouveau et plus fort. En se penchant sur un amoncellement de ronces vigoureuses comme des lianes, dans l'angle formé par les restes de la chapelle et le mur des Droy, elle aspira une odeur de terre fraîchement remuée et une odeur de cave.

Elle vit que les racines du sapin plongeaient sous ces ronces comme pour s'en aller bien loin fouiller le sol. Sans souci des épines qui égratignaient ses mains, qui s'accrochaient, méchantes et tenaces, à ses cheveux, elle travailla à faire une trouée dans ce rideau de végétation exubérante; elle rencontra des pierres récemment éboulées, puis le vide noir et froid d'une cavité peu profonde qui se creusait sous la terrasse des Droy et paraissait sans communication avec la crypte ou la chapelle. Les racines du sapin, en cherchant la bonne terre, avaient désagrégé un pan de maçonnerie invisible sous l'épais enchevêtrement de broussailles. Aube s'attacha des mains à une branche et se laissa glisser en fermant les yeux. Un bruit de pierres roulantes lui rappela que la chapelle était ébranlée par les récents travaux; si Aube allait être ensevelie et murée là toute seule, pendant qu'au château et à la Maison, on préparait ses noces?

Mon Dieu! qu'il faisait froid ici! Après l'atmosphère ensoleillée du dehors, c'était une nuit funèbre, un froid de tombe. Par les interstices de la verdure qu'elle venait d'écarter, filtra un rayon de soleil, mince et fugitif, qui fit jaillir un éclair devant Aube et lui montra à ses pieds le lotus de Menaudru.

Oui, il était là, à ses pieds. Dans le bref flamboiement du soleil, elle en avait reconnu la barbare magnificence, les pierres bleues transparentes qui formaient ses pétales et ses longs pistils de diamant, clairs et lumineux comme des étincelles. Le rayon déplacé par un balancement du feuillage était déjà envolé, la phosphorescence bleue s'était éteinte. Aube ramassa à tâtons la sauvage amulette. Mais, dans le réduit ténébreux, une autre clarté entra, puis partit; puis il en revint une autre et une autre encore, toutes éphémères, incertaines, et allumant partout où elles avaient passé de courtes flammes rouges et blanches, des scintillements de pierres précieuses. Aube pensa qu'elle avait trouvé le trésor. Sous le vol rapide, espacé, de ces clartés indécises, elle voyait tout l'amoncellement de joyaux enterrés là depuis un siècle. Opales, diamants, topazes, rubis étaient jetés autour d'elle pêle-mêle, à l'aventure. Aube avait retrouvé le trésor de Menaudru.

Cela ne l'étonnait pas outre mesure; sans bien s'en rendre compte, elle s'y était toujours un peu attendue, elle n'était qu'à demi surprise d'étreindre une portion miraculeuse de son vieux rêve. Seulement ses jambes défaillirent; elle s'assit sur une pierre et posa le lotus sur ses genoux. En attendant qu'elle pût le contempler au grand jour, elle l'attacha à une chaînette rentrée dans son corsage.

Son regard se tourna vers l'ouverture où la houle de feuilles, agitées par son passage, laissait encore glisser un peu de lumière, elle vit une voûte noircie de fumée. Et elle crut revivre toute la scène: le château assailli au moment où Mme de Mareux s'échappait avec son intendant, la fuite éperdue de la dame pendant que le vieillard, avant de se faire tuer, jetait en désordre dans ce caveau les bijoux qu'il ne pouvait plus sauver. Il avait essayé de faire sauter la chapelle et peut-être le château, en allumant la poudre dont les traces noircissaient encore la voûte, et n'avait réussi qu'à faire écrouler un mur qui avait obstrué l'accès de la cachette. Sur l'éboulement de terre ainsi provoqué, les premiers maîtres de la Maison avaient appuyé leur terrasse, et les choses seraient restées toujours ainsi si le vieux sapin n'avait, à la longue, déplacé les pierres de ses racines altérées et fait un passage pour Auberte.

Aube considéra d'un oeil de reproche la fumée de cette poudre sacrilège qui avait voulu détruire Menaudru.

Le rideau de verdure avait fini par s'immobiliser; entraîné par son poids, il était retombé, interceptant le jour, cloîtrant Auberte. La jeune fille fit un mouvement pour se lever, toucher du doigt les richesses fantastiques qu'elle n'avait fait que deviner et entrevoir.

– Prenez garde! dit la voix de Mme Droy tout près d'elle.

Mais Mme Droy n'était pas avec Aube, non plus que les enfants qui lui répondirent:

– Oh! le mur est très solide et nous ne tomberons pas.

Aube entendit sur sa tête des pas si rapprochés qu'elle percevait le froissement des feuilles sèches foulées par les promeneurs. Elle entendit des cris et des ébats d'enfants qui s'éloignaient ou se rapprochaient, sans doute au hasard du jeu.

Stéphanie et Mme Droy marchaient sur la terrasse, pendant que les enfants s'amusaient autour d'elles et cueillaient des fleurs pour la fête. Elles se parlaient sur un ton d'affection et de tristesse.

Stéphanie disait:

– Je n'ai jamais été injuste pour Auberte. Vous avez eu raison de vous attacher à elle. Je l'aime moi-même. Elle est droite et bonne comme une petite sainte.

La mère répéta avec douceur:

– Oui, notre petite sainte, notre petite enfant… Que Dieu nous la conserve!

– Pardonnez-moi si je vous ai mal jugés tous, reprit Stéphanie avec effort. J'ai cru que Menaudru vous tentait. Mais j'ai compris que vous n'aviez pu agir autrement pour le bonheur d'Auberte.

Il y eut une pause pendant laquelle la nuit complète se fit dans le réduit où Aube écoutait sans trembler, le coeur même immobile. Les lueurs fuyantes, dans lesquelles elle avait vu des pierreries, disparurent comme si les paroles qu'on prononçait là-haut les avaient éteintes.

Stéphanie continua:

– J'ai compris que, par le concours fatal de quelques circonstances, Aube avait lieu de se croire aimée d'Hugues; elle le croyait fermement, passionnément. Hugues était libre; quand il m'avait demandée jadis, j'étais pauvre, je l'avais repoussé pour ne pas entraver son avenir. Aube s'était attachée à Hugues dans sa confiance d'enfant: il ne pouvait lui répondre non sans l'outrager, la frapper d'un coup irrémédiable, exposer peut-être cette fragile vie. Et elle lui était chère aussi, n'est-ce pas? Alors, il a triomphé de son orgueil pour qu'elle fût heureuse, elle qui avait mis son bonheur en lui.

Mme Droy n'eut pas un mot pour protester, et Stéphanie murmura avec une sorte de ferveur:

– Vous êtes si bons, je suis fière de vous!

– Et moi, Stéphanie, je vous aurais voulue pour ma fille.

Les mots lui avaient échappé. Mais, dans sa fidélité à l'absente, la mère dit aussitôt d'un ton mélancolique et résolu:

– Nous aimons Auberte.

Elles s'étaient éloignées depuis longtemps; la terrasse était solitaire, les enfants continuaient plus loin leurs jeux, et Aube restait à la même place.

Elle y resta longtemps, et ce froid de cave qui régnait ici s'abattit comme une lourde chape de glace sur ses épaules.

Le temps passa, le matin devait s'avancer; elle ne s'en aperçut point, pas plus que du froid qui la pénétrait, incisif et perfide, jusqu'aux moelles.

Elle fut éveillée à la fin par un bruit persistant, le choc des outils que maniaient dans la chapelle plusieurs ouvriers arrivés tardivement à l'ouvrage. Elle se leva.

Avant de quitter ce lieu où elle venait de subir son agonie, elle essuya d'un geste machinal sa joue rigide, puis elle regarda sa main comme si elle s'attendait à y voir du sang; mais elle n'avait même pas pleuré des larmes.

 

Le soleil était plus haut, l'air brûlant dans la petite cour; mais pour elle, dorénavant, il faisait partout aussi froid que dans le caveau qu'elle venait de quitter. Elle n'était même pas effleurée par toute cette ardeur de vie et elle reconnut, tout à coup, sur ses lèvres, le goût de mort que le contact des lèvres de Zoé y avait mis un jour.

Elle était restée trop longtemps immobile dans cette humidité, le froid l'avait pénétrée. Elle leva les yeux vers le sapin; elle s'était trompée en interprétant son langage, il avait dit sans trêve: Ici, ici, tu entendras le mot funèbre de ton énigme… Ici, ici, tu perdras ton bonheur.

Elle avait bien voulu donner un peu de ce bonheur aux autres; mais pas cela… oh! Dieu savait bien qu'elle ne pouvait donner cela. Elle défaillait devant le renoncement définitif, tout son être se refusait au sacrifice suprême.

Il n'y avait personne dans la crypte, les hommes occupés dehors ne devinèrent point Auberte dans cette pâle apparition. Elle ne les vit ni ne les entendit: elle ne pensa point à la besogne qu'ils allaient achever en comblant la cour et l'entrée du caveau. Elle remonta dans sa chambre et, frissonnante, s'étendit sur son lit.

Là, Aube fit avec une sorte d'âpreté son examen de conscience. Elle se rappela les incidents qu'elle avait, jusqu'ici, volontairement laissés dans l'ombre, les larmes qu'elle avait vu verser à Stéphanie le premier jour de leur connaissance. Elle avait voulu les oublier, n'en point chercher la vraie cause, ne pas remarquer que Stéphanie, qui pleurait secrètement après un départ d'Hugues, devenait rayonnante quand Hugues était là.

Et Hugues… Oh! pour lui, pour ce qui le concernait, il n'y avait même pas à réfléchir; le silence de sa mère tout à l'heure, autant que le cri qu'on lui avait, à la fin, arraché était le plus formel aveu.

Et comme Auberte était brave, que le sang des vieux Menaudru coulait intact dans ses veines délicates, elle pouvait être dure envers elle-même quand l'honneur l'exigeait; elle se dit qu'elle avait voulu épouser Hugues sans savoir si elle ne prenait pas le bien d'une autre. C'était une faute à laquelle on ne pouvait plus rien, puisque, légalement, Aube était la femme d'Hugues et que la plus héroïque abnégation ne pourrait entamer leur engagement, que Dieu n'avait pourtant pas consacré. Mais, devant le malheur d'Hugues, elle oubliait son amère honte pour flétrir ce qui avait été sa faute et l'erreur aveugle de son coeur.

Elle s'était affaissée toute vêtue sur son lit, le manteau de glace était toujours sur elle, l'enveloppant, plus lourd, plus accablant, appesantissant son esprit lui-même. Elle fit un faible effort pour réagir, pour penser, elle se sentit plus mal et songea qu'elle allait peut-être mourir.

Elle avait pris mortellement froid en cherchant le lotus de Menaudru; et ce froid, oui, elle en était sûre, plus rien ne le dissiperait. Le vide se faisait autour d'elle. Les autres, Stéphanie, Laurent, Gillette, même sa mère et Hugues, reculaient très loin, lui devenaient comme étrangers; elle n'avait déjà plus rien de commun avec eux, elle était déjà seule avec Dieu sur une rive; tout ce qu'elle avait aimé en ce monde restait sur l'autre.

Et là était pourtant le dénouement, l'infaillible remède. Tout lui avait paru si affreusement dur, si désespérément perdu, et voilà que sa mort pouvait tout réparer, tout aplanir. Dieu venait à son aide en la rappelant à lui.

Deux heures s'étaient encore écoulées, mais on croyait Aube endormie et l'on évitait l'approche de sa chambre pour mieux respecter ce repos.

Quand on entra, à la fin, Aube n'avait plus bien ses sens; elle s'aperçut cependant qu'on l'entourait, il y avait dans sa chambre des chuchotements, des allées et venues de figures consternées dont elle reconnaissait à peine les traits, et qui lui paraissaient d'un monde auquel elle n'appartenait plus.

Il y eut aussi une longue visite du docteur qui ne lui recommanda même pas de ne point se pâmer, jugeant sans doute la chose au-delà de son pouvoir.

On parlait tout bas de congestion pulmonaire, mais on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il y avait eu en elle une détente de ses forces, une soudaine et invincible lassitude de vivre.

On murmurait aussi le mot de foudroyant: la foudre était peut-être tombée; en tout cas, l'orage était fini et Aube entrait en pleine paix.

Elle allait donc vraiment mourir et elle en était heureuse: c'était un dénouement facile en regard de la crainte qui l'avait hantée. Depuis que son coeur s'était tourné tout entier vers Dieu, elle le sentait pour la première fois rempli. Une quiétude sereine descendait sur elle; elle n'était pas heureuse d'un bonheur forcé, fait d'anéantissement moral et d'orgueil, mais elle avait une grande joie, parfaite et solennelle, joie du repos conquis, de la bataille gagnée, de la tâche achevée avant la chaleur du jour.

Dieu ne lui avait jamais destiné une longue vie, c'était pour cela que chacun s'était appliqué à la lui rendre douce. Et elle pensait qu'il lui était bon de laisser du bonheur derrière elle, de le léguer aux autres sans compter, à pleines mains.

Quand ses proches, ses amis vinrent lui dire adieu, elle ne put que balbutier peu de mots; elle les regarda de ses yeux tendres qui avaient vu le lotus de Menaudru et en gardaient le mystère. Elle demanda que tout ce qu'elle possédait allât à son frère et qu'il eût le château tout de suite pour le partager avec Gillette.

– Tout de suite, tout de suite, dit-elle de son air triste et aimant: il ne faut pas attendre pour être heureux.

Et Gillette pensa, dans la désolation brûlante de ses larmes, que c'était là sa punition d'avoir envié le château d'Auberte.

Oui, Laurent et Gillette à Menaudru, Hugues et Stéphanie à Gourville un peu plus tard, quand ils pourraient penser à elle comme à une chère petite soeur qu'ils auraient perdue et regrettée ensemble. Oh! que leur bonheur futur lui était doux et précieux, qu'elle était donc heureuse pour eux et pour elle… De même que, dans son grand coeur, dans son angélique charité, Aube avait eu le courage d'échapper à son rêve, d'entrer résolument dans la vie réelle, de se donner en donnant ce qui lui appartenait, elle put encore, à cette heure, renoncer à son bonheur humain dans un élan volontaire.

Elle voyait son château non pas fermé, condamné, désert, mourant de sa mort à elle comme elle l'avait naguère souhaité, mais embelli, ressuscité, plein de jeunesse et de joie.

Elle reconnut Mlle Anne qu'elle avait réclamée et qui s'était rendue à son appel. Elle lui dit seulement: Moi aussi, je suis heureuse…

Elle put encore dire aux autres que Mlle Anne était son amie et qu'elle demandait qu'on l'aimât et qu'on l'entourât toujours en souvenir d'elle.

Aube voulut dire: le lotus est retrouvé… mais la voix lui manqua. Elle chercha le lotus pour le leur tendre, mais elle ne le trouva point: elle n'avait plus sa fleur mystique, lumineuse. La monture, dévorée de rouille, avait-elle cédé et, sous les doigts inconscients d'Aube, les saphirs s'étaient-ils égrenés, les pétales de pierreries s'effeuillant comme la corolle fanée d'une vraie fleur? Ou bien Aube s'était-elle abusée, l'ensorcelant rayon de soleil lui avait-il fait voir ce qui n'existait pas? Alors, quel caillou brillant, quelle feuille morte, quel fragment de branche sèche ou de vitraux brisés avait-elle pris pour l'antique joyau royal?

Aube se rappela vaguement qu'elle avait quelque chose à révéler, mais ne définit point que c'était la place du trésor. Et tout cela lui paraissait si indifférent, si lointain. Elle reçut une nouvelle absolution de ses fautes, le vieux curé, qu'on avait rappelé en hâte, sanctionna tout en larmes son mariage au nom de Dieu et de l'Eglise.