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La Demoiselle au Bois Dormant

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XVI

Le mariage d'Aube, publiquement annoncé, devait être célébré au printemps; Aube avait ce temps pour travailler, prier, gagner du terrain sur elle-même. La dignité de ses fiançailles lui imposait des devoirs qu'elle n'oubliait pas; son attachement pour Hugues achevait de l'arracher à ses limbes: elle voulait s'élever moralement jusqu'à Hugues autant qu'il était en elle, elle voulait être digne de lui; il fallait qu'à chacun de ses voyages, Hugues constatât en Aube un progrès qui le réjouît.

Mais il la trouvait parfaite ainsi, il ne souhaitait point de changement en elle. Pour paraître plus femme, elle avait voulu relever ses cheveux; mais leur poids excessif lui faisait mal, et elle avait gardé sa belle natte d'enfant.

Hugues ne se plaignait jamais qu'Aube fût trop enfant, trop jeune.

Au cours d'une visite qu'Auberte faisait à la Maison avec sa mère, elle remarqua que Cam, Joseph et Gillette lui adressaient, à la dérobée, des signes expressifs qui lui enjoignaient de sortir.

Elle quitta le salon, pendant que Mme Droy et Mme de Menaudru monopolisaient Hugues pour lui infliger le débat d'une question de corbeille.

– Venez, venez, lui cria Cam dès qu'ils furent dehors, pendant que Gillette lui disait: Vous allez voir… d'un ton plein de promesse.

Ils la conduisirent dans une cour, où la plupart des enfants Droy étaient assemblés. Ils entouraient avec admiration un véhicule fort élevé auquel la légèreté de sa structure, les dimensions de ses roues donnaient l'aspect d'un insecte à longues pattes.

– Le nouveau tilbury d'Hugues!.. annonça Camille.

Et comme ce mot disait tout, on lassa une minute à Aube pour s'en pénétrer. Le tilbury était attelé d'un demi-sang maigre comme une sauterelle, et dont la tête sèche et ardente gardait une immobilité factice. Marc, perché sur le siège, tenait les rênes avec une orgueilleuse négligence.

– Montez! s'écria Cam dont les sentiments trop longtemps refoulés firent explosion. On a attelé pour Hugues qui va se promener avec Marc; mais Marc a dit que, si nous pouvions vous extraire du salon, il vous ferait faire trois fois le tour du jardin.

– Montez, allons, ce sera délicieux, fit Gillette avec envie.

Voulez-vous qu'on vous aide?

Mais Aube restait immobile: elle considérait tour à tour l'équipage et ses compagnons. A la fin, elle secoua négativement la tête.

– Vous ne voulez pas monter? Vous avez peur? s'écria Gillette.

Les autres répétèrent en choeur: Elle ne veut pas monter!

– Je n'ai pas peur, ou du moins pas assez pour que cela me retienne. Mais je n'aimerais pas à me servir de cette voiture.

– Pourquoi? Marc conduit presque aussi bien qu'Hugues. Les babies y étaient toutes les deux, il n'y a qu'un instant.

– Ces machines-là ne peuvent pas verser; quelquefois elles accrochent, et alors elles se retournent les roues en l'air.

Vingt kilomètres à l'heure, on plane!.. Le cheval est un agneau, Hugues a toujours des chevaux doux comme du miel, et qui vont comme le vent. Allons donc, Aube, quelle plaisanterie! si Hugues était là…

Les exclamations d'encouragement, de dédain, d'impatience se croisaient autour d'Aube. Quand force fut à ses agresseurs de s'interrompre pour respirer, Aube dit d'un air perplexe:

– Non, je n'aimerais pas à monter, cette voiture ne me paraît pas convenable.

– Cette voiture ne lui paraît pas convenable!.. reprit le choeur.

Il était bien rare qu'à la Maison, on contrariât ou blâmât maintenant Auberte. Et, même dans leurs rapports mutuels, les jeunes Droy montraient moins de tenace indépendance. Sans s'en rendre compte, Aube avait exercé sur eux une bienfaisante influence; mais, en ce moment, sa résistance causait un tel scandale qu'ils ne mesurèrent plus l'expression de leur surprise.

– Pas convenable, pas convenable!..

– Pas convenable pour moi, s'empressa d'ajouter Aube. Vous avez beau être tous contre moi, je pense ainsi, et j'essaie toujours d'agir d'après ce que je pense.

– Mais enfin, dit Gillette, il faudra bien que plus tard vous y montiez, vous ne pouvez condamner Hugues pour toute sa vie aux calèches et aux berlines de Menaudru. Il vous faudra changer de voiture comme il vous faudra voir du monde…

– Aller au bal, danser, flirter, intercala Cam.

– Chasser, monter à cheval, recevoir les femmes d'officiers, faire des visites, luncher, papoter, gouverner vos ordonnances, dit Edmée.

– Courir les rally-papers, tenir des comptoirs aux ventes de charité, embobiner les gens pour leur vendre de petites abominations, ajouta Marc.

– Si vous ne voulez pas, que deviendra le pauvre Hugues? demanda Gillette. En attendant qu'il se retire du service, vous aurez à être une femme d'officier comme les autres.

Aube recula, elle ne pouvait pas supporter de telles visions et elle agitait la main pour les éloigner en disant: Oh! non, oh! non…

– Que faites-vous? Que dites-vous?

Ils se retournèrent vers Hugues qui venait de paraître.

– Aube, que vous ont-ils fait?

Elle montra la voiture et dit d'une voix entrecoupée:

– Ils veulent me faire monter là-dessus.

– Vraiment! fit Hugues avec un sourire affectueux. Comme si c'était fait pour vous!

– Ils m'ont dit, poursuivit Aube toute hors d'elle, des choses dures, que je n'étais encore bonne à rien, que j'aurais des soldats dans ma maison, qu'il me faudrait causer, manger, flirter avec tout le monde, oui, flirter! ou que je vous rendrais éternellement malheureux…

Son émoi était si peu en rapport avec l'incident qu'il fallait à Hugues, – du moins ses cadets le pensèrent, – toute la partialité d'une tendresse aveugle pour ne pas perdre patience.

Hugues était bien loin de s'impatienter, il avait passé le bras d'Aube sous le sien et disait:

– Je ne veux pas qu'on tourmente ma petite princesse. Il lui suffit bien d'être elle-même.

Et il regardait Aube avec une bonté indicible, un peu compatissante.

– Ah! vous voulez dire que je ne pourrai jamais être que moi, avec mes faiblesses et mes défauts?

– Non, non. Et pensez-vous que je me permettrai ce qui vous serait une cause de chagrin ou d'ennui?

– Vous garderez l'ennui ou le chagrin pour vous seul… c'est bien ce qu'ils prétendent.

– Ils ne savent ce qu'ils disent, ma petite enfant, ne vous en occupez pas. Qui pourrait sérieusement se représenter Aube descendue de Menaudru au milieu du tourbillon mondain, menant la vie banale, affairée de tout le monde? Ces choses ne sont pas faites pour vous plus que le tilbury. Et puis, je ne veux pas qu'on tourmente ma princesse.

Il fut si affectueux, lui dit de si réconfortantes paroles qu'elle se rasséréna. Mais elle emporta, de cette visite, une anxiété qui l'accompagna tout le long du chemin. Elle était sûre de trouver en Hugues une inépuisable indulgence, mais elle savait bien qu'au fond, il souffrait de ne pas la voir plus semblable aux autres; il ne l'appelait sa petite enfant avec tant de tendresse que lorsqu'elle n'était pas très raisonnable. Il y avait en lui une résolution tacite de ne pas exiger d'elle un changement, de l'accepter telle qu'elle était.

Quelque temps après, elle descendit le parc pour aller chez Mlle Anne et s'informer de Zoé, qui n'entrait toujours pas en fonction.

On était en plein hiver, il faisait un froid dur, sans neige; le domaine solitaire de Mlle Anne était dépouillé de la verdure et des fleurs qui en paraient l'indigence, et, devant la façade de la maisonnette, il n'y avait plus ni grandes roses trémières ni abeilles.

Mlle Anne était assise auprès d'un tout petit feu, qu'elle raviva en voyant Auberte.

– Zoé est sortie, dit-elle en réponse à la question de la jeune fille: elle est allée voir Nine. Vous savez que Gédéon travaille pour M. Droy et que, si sa conduite est bonne jusqu'à l'inauguration de la scierie, il aura une place et la jouissance d'une maison de gardien. Alors, toute la famille descendra de la montagne, et je crois qu'ils auront à la scierie assez d'espace, de sapins et d'air pour ne pas être trop tentés de reprendre la clef des champs. Tout cela m'est une grande satisfaction; ces gens ont du bon, du très bon, même.

Auberte n'osa dire tout ce qu'elle en pensait; c'était chez ces ignorants, ces sauvages, qu'elle avait appris à lire; elle avait déchiffré dans le livre de leur vie des pages tachées de sang et de larmes.

– Zoé est un petit coeur d'or, poursuivit Mlle Anne. Quand cette enfant est là, ma maison n'est plus la même.

Le soir, à la nuit, elle s'assied près de moi, sur ce tabouret, et il me semble alors qu'il y a moins de nuit dans ses yeux. Avez-vous remarqué que, bien qu'ils ne soient pas noirs, ses yeux avaient toujours l'air en deuil? Elle ferme bien notre porte, elle voudrait qu'il neigeât pour que nous soyons mieux séparées de ce qu'elle appelle le méchant monde; mais ce sont là de mauvais sentiments, et quand il neigera, je lui ferai tracer un chemin afin que le monde vienne à nous, s'il lui en prend fantaisie. Je la forme un peu pour qu'elle vous donne moins de peine, et puis on est lâche, peut-être que je retarde seulement le moment où je serai seule à la nuit tombante. Elle sera bien chez vous, elle échappera à des misères qui pourraient l'aigrir.

– Elle voudrait rester avec vous.

– Il ne le faut pas; cet isolement où je vis lui serait malsain: une âme d'enfant est chose trop délicate et précieuse pour qu'on l'expose à si rude discipline. J'habitue Zoé à la perspective de notre séparation, et elle ira bientôt vous demander asile. Elle vous est reconnaissante…

– Oui, mademoiselle Anne, mais c'est vous qu'elle aime.

L'accent de ces mots frappa Mlle Anne, leur tristesse émanait d'une source à laquelle elle avait assez souvent trempé ses lèvres pour en reconnaître avec douleur le goût amer.

 

Elle murmura: Chère enfant, qu'avez-vous?

– Rien, dit doucement Auberte.

– Vos parents, M. Hugues?..

– Sont bien; ainsi que pourrais-je avoir? fit-elle, s'interrogeant.

– M. Hugues n'est-il pas ici?

– Oui, pour la semaine.

– Toujours bon et gai?

– Toujours. Je sens qu'il m'aime. Il m'aime bien, il va m'épouser; ainsi qu'aurais-je? répéta-t-elle d'un air de doute mélancolique, que pourrais-je avoir? Il m'aidera à bien faire, à devenir plus forte. Ce n'est peut-être pas équitable que je possède à la fois tant de bonheurs.

Elle se rappelait sans doute de quelle main légère Mlle Anne soignait les maux d'autrui, et il lui était bon d'ouvrir son coeur à la vieille demoiselle. Toute la personne chétive de Mlle Anne respirait l'apaisement, la résignation, la pitié, et l'on éprouvait, rien qu'à la contempler, l'efficacité des mots consolateurs qu'elle ne prononçait même pas.

Aube raconta l'incident du tilbury et conclut:

– Ce n'est rien, rien qu'une bagatelle, mais en réalité c'est lui, c'est moi, tels que nous sommes tous deux; c'est lui indulgent, protecteur; c'est moi fastidieuse, obstinée dans mes préventions, figée dans le passé que j'aime et dont lui n'est pas.

Elle pleurait presque en disant:

Il a été si patient, si bon…

– De tout temps, continua Aube, les parents d'Hugues m'ont secouée, tancée, ils espéraient quelque chose de moi, lui rien. Oh! lui coûterai-je tant de patience…?

Elle avait failli dire: Et me coûtera-t-il tant de larmes!

Elle pleurait sans colère, sans révolte, comme brisée, et elle baissait la tête par un mouvement de vaincue.

Puis soudain:

– Tenez, je veux vous dire ce que personne ne sait: Quand j'ai eu cet accident à la Maison, qu'on m'a fait si mal en me remettant l'épaule, j'ai appelé maman, et maman n'est pas venue, elle n'a pas répondu. Je me suis sentie abandonnée, j'ai cru que ce serait toujours ainsi… Je sais bien, c'était un enfantillage puisque ma mère était si loin et ne pouvait pas m'entendre; mais je n'aurais jamais pensé que si je l'appelais ainsi, elle ne répondrait pas… et j'avais un peu de délire, je me suis dit que si ma mère n'était pas venue, personne ne viendrait. Voyez-vous, j'ai mes peines: autour de moi, c'est comme une désertion. Olge d'abord que j'ai perdue… vous avez beau être bonne, vous ne pouvez pas comprendre ce que m'était Olge. Et Laurent, mon frère, son affection se détourne de moi. Je suis contente de l'avoir aidé à convaincre son oncle, mais…

Un frémissement trahit qu'elle avait silencieusement souffert de ce chagrin jaloux, dont elle avait eu honte et qu'elle n'avait pas montré.

– Laurent ne m'appartenait pas beaucoup, mais ce qu'il avait de coeur était à moi. Et voilà qu'il a un grand coeur tout joyeux pour une autre: Gillette a réussi tout de suite où j'échouais depuis des années: Laurent ne s'ennuie plus. Mes parents n'ont jamais été bien près de moi. Olge, Laurent… et qui ensuite, qui vais-je perdre? Maintenant, que ferais-je sans Laurent si je n'avais pas Hugues? qui aurais-je? Je suis injuste et égoïste, et c'est ce qui me désole. Ah! j'ai besoin de Hugues pour devenir meilleure!

Devant cette douleur douce, intarissable, la vieille demoiselle gardait le silence, elle laissait parler ces murs nus, son isolement cruel, sa pauvreté.

Elle dit à la fin, tout bas:

– Enfant, moi je suis pourtant heureuse…

Ces mots empreints de renoncement, d'humble triomphe, si simples et doux qu'ils eussent été, s'enfoncèrent en Aube comme un brûlant reproche.

Quand elle sortit de la petite maison, elle était calme et courageuse. Son bonheur lui paraissait plus noble, plus cher, et elle s'était juré d'en apporter un jour une part ici, en échange de ce qu'elle y avait trouvé.

En traversant le chemin qui séparait le parc de la maisonnette, elle aperçut Camille qui errait autour du clos d'un air important. L'enfant vint à elle et elles remontèrent ensemble par le parc.

– Vous êtes donc, dit Camille, en grande intimité avec Mlle Anne? Que je voudrais être à votre place! je lui ferais raconter comment elle a caché le trésor. Peut-être que cela lui serait égal de me donner une poignée de diamants et un cent de perles pour les expériences chimiques de Jacques. On dit qu'elle se promène, la nuit, dans son jardin, avec le lotus sur sa tête et des pierres fines qui la couvrent comme une étole, des saphirs, des rubis, des topazes, des béryls, larges comme des fleurs… Et j'oublie encore les améthystes. Tout ça brille en feux de toutes les couleurs; savez-vous comment elle les allume, l'avez-vous vue? Moi, on ne veut pas que je l'approche, on a peur que je lui dise des choses…

Aube pressa le pas, peut-être avec l'intention de mettre le plus de distance possible entre Mlle Anne et la curiosité intempestive de Cam, quoique celle-ci se vantât de ne plus articuler un mot mal à propos, depuis que Hugues venait si souvent à la Maison.

– Vous n'avez pas de leçons, aujourd'hui? demanda Aube.

– Oh! si, des quantités; mais je ne les apprends pas. Par des temps comme celui-ci, c'est une passion chez moi de ne rien faire. Je ne voudrais pas même prendre l'embarras de me marier. N'allez cependant pas vous figurer que vous succomberez à la tâche quand vous serez Madame; vous aurez les grâces de votre état, dit-elle, encourageante. Vous voyez encore tout en beau et ce n'est pas moi qui, pour rien au monde, viendrais vous détromper; mais je crois que Gillette est dans le vrai, quand elle se décide à coiffer sainte Catherine: je ferai comme elle.

Si jamais sainte Catherine était coiffée par Cam, elle pouvait se tenir pour certaine que l'experte demoiselle ne manquerait pas de lui enfoncer dans la tête bon nombre d'épingles très acérées.

– Pauvre Cam! dit Aube en riant: êtes-vous si désillusionnée?

– Et ce n'est rien à côté de Stéphanie, reprit la petite fille d'un air de funèbre jubilation. Quand je lui donne des conseils sur son établissement, elle me regarde comme si je battais la campagne. Mais depuis que Stéphanie est riche…

– Enfin, Cam, je n'y suis plus. Que me contez-vous?

– Vous ne savez pas que Stéphanie est riche? Qu'est-ce que Gillette vous apprend donc? C'est votre frère Laurent qui en est cause. Stéphanie n'a jamais voulu faire je ne sais pas quoi que votre oncle voulait à toutes forces; cela a plu à M. de Gourville qu'elle ait la tête si dure: il l'a dotée, lui a promis sa propriété de Gourville et la moitié de son héritage. La voilà riche, c'est bien fait.

Sans laisser à Aube le temps de méditer cette conclusion sévère, elle continua:

– Stéphanie s'est querellée avec Hugues, l'autre jour; il faut absolument que je vous le raconte pour que vous les réconciliiez. Après cela, on dira encore que je ne suis bonne qu'à tout brouiller! Stéphanie avait reçu la lettre décisive de son oncle et nous l'avions félicitée; nous avions tous une peur bleue qu'elle ne nous quitte, même on entendait les petits se moucher dans les coins, où ils pleuraient sans en avoir l'air. Tout le monde s'en allait et Hugues n'avait encore rien dit, il lui fallait bien s'exécuter. J'ai fait semblant de sortir avec les autres. Edmée s'évertuait encore à m'expliquer la règle de trois, quand j'étais déjà revenue sur mes pas et cachée sous le grand guéridon dont le pied me gênait beaucoup. Hugues s'est approché de Stéphanie pendant qu'elle regardait par la fenêtre, et je me demande ce qu'elle pouvait voir dehors, puisque nous étions tous à la maison. Hugues lui dit:

– Cette fortune est une drôle d'aventure; j'en suis fameusement attrapé.

Ou quelque chose d'approchant. Elle lui répond, comme si elle lui jetait des seaux de glace sur la tête:

– Je vous remercie bien, vous me faites penser que je ne vous ai encore rien dit de votre mariage… qui est aussi une aventure très drôle.

– Je ne sais plus bien leurs mots, mais c'est ce qu'ils voulaient dire.

Le scrupule de Cam était superflu, car personne n'aurait reconnu ni Hugues, ni Stéphanie dans ce dialogue fantaisiste qui n'était qu'une très libre traduction de leur entretien.

– Alors, poursuivit Cam, on me répète tant de ne pas causer à tort et à travers, et que le meilleur remède serait d'écouter à propos, que j'ai écouté de toutes mes oreilles; elles étaient encore toutes rouges parce que Joseph venait de me les tirer, et elles me cuisaient tellement que j'avais peur qu'elles ne prennent feu; mais j'étais décidée à tout souffrir. Stéphanie et Hugues se donnaient l'air empesé. Stéphanie a dit en choisissant ses mots comme des fraises dans un grand saladier tout rempli, où il y aurait eu aussi des chenilles:

– Je ne croyais pas que ma fortune fût un événement inattendu; depuis plusieurs mois, M. de Gourville nous le faisait prévoir; mais vous n'en saviez rien ou, plutôt, vous n'y croyiez pas.

– Notez, Aube, intercala Camille, que mon pauvre Hugues ne savait que cela et qu'il s'était toujours dit: C'est bien ennuyeux, mais Stéphanie finira par être une héritière.

– Eh bien, il ne s'est pas défendu contre cette calomnie de Stéphanie. Elle a repris d'un ton de Mont-blanc: Je vous ai souvent laissé voir mon estime, pourquoi ne vous montrerais-je pas aujourd'hui…

– Que j'ai démérité, a-t-il dit.

Elle a continué en faisant sa Cléopâtre tant qu'elle pouvait: Depuis des années, je suis la fille de vos parents et votre soeur, je m'intéresse donc à vos actions; vous aviez décidé de ne jamais épouser une femme plus riche que vous, mais Menaudru est un beau château, et vous étiez bien libre de changer vos résolutions.

Il est devenu tout vert, ou bien si c'était le rideau qui lui collait de l'ombre verte sur la figure. Oh! la méchante Stéphanie, la méchante… Je ne l'aurais pas mordue, mais je l'aurais bien pincée, j'avançais déjà les doigts sous le tapis, je me suis retenue. Ce qu'elle aurait crié de surprise! on n'en aurait plus fini. Mais aller faire entendre en plein visage à Hugues que c'était peut-être bien Menaudru qu'il voulait épouser…

– Eh bien, Aube, qu'avez-vous? Je vous fatigue? Non? Hugues a voulu répondre; mais elle lui a dit: Mon cher, que la crique vous croque!..

Oh! qu'est-ce que je vous dis là? Elle lui a dit: Lieutenant Droy, ne vous embarrassez pas dans des explications inutiles dont votre dignité souffrirait. Puisque vous me forcez à vous dire mon opinion…

Il ne la forçait guère, il aurait bien voulu, au contraire, qu'elle se taise. Bref, Hugues et Stéphanie ne s'accordaient pas du tout. Je ne suis pas déjà si heureuse, qu'elle a soupiré. Et moi… a dit Hugues.

– Et moi, je suis enchanté, c'est ce qu'il voulait dire, comprenez-vous? Elle a continué: Je vous avoue que votre mariage ne me surprend pas moins que ma fortune ne vous confond.

– Alors, Hugues l'a regardée d'un air, oh! d'un air qui sentait la poudre et que vous ne lui verrez jamais, Dieu merci. Le livre que tenait Stéphanie est tombé de ses mains comme si elles étaient gelées, et Hugues ne le lui a pas ramassé, ce qui n'était guère poli, surtout quand on pense comme il se précipite pour vous tirer du moindre mauvais pas. Elle a encore dit pourtant: Personne n'apprécie Aube de Menaudru plus que moi.

– Et elle parlait très bien, comme si son coeur allait mieux pendant qu'elle parlait de vous. Elle a poursuivi: Nous sommes tous meilleurs depuis que nous la connaissons. Vous la trouviez charmante et vous le montriez. Mais si vous l'admiriez comme nous tous, vous n'ambitionniez pas d'en faire votre femme, et vous le montriez aussi.

– Il a répondu, oh! cette fois, je suis bien sûre des termes…

– Cam! s'écria Aube, achevez, je vous en supplie…

– Suppliez, suppliez, voilà le plus beau. Ils s'entre-regardaient comme pour dire: "Ah! mon Dieu, que c'est donc contrariant d'être brouillés… ce n'est pas ma faute."

Je n'y ai plus tenu, j'ai crié, oui, j'ai crié: "Benêts que vous êtes, rabibochez-vous…"

Vous me croirez si vous pouvez, Aube, ils n'ont pas même regardé pourquoi le pied de table parlait, ça ne les a pas plus étonnés que d'entendre sonner une pendule. Moi, je commençais à m'attendrir sous mon tapis. Par malheur, mes larmes n'éteignaient pas mes oreilles qui brûlaient toujours. Stéphanie disait: "Dites-moi pourquoi vous avez choisi Auberte, pourquoi vous l'avez demandée malgré sa fortune qui aurait dû vous séparer d'elle?"

Pourquoi, pourquoi… Comme c'était difficile à comprendre. Fallait-il qu'elle soit bornée pour ne pas deviner, rien qu'à la figure de Hugues, que c'était vous qui aviez parlé la première (moi, je m'en suis toujours doutée) et qu'il se ferait hacher menu comme chair à pâté et tirer ensuite à quatre chevaux plutôt que d'en convenir. Il a répondu très crânement: "C'est un grand, un profond chagrin pour moi de me voir mal jugé par vous. Je n'ai rien à vous dire, sinon que j'aime assez Aube de Menaudru pour que les obstacles dont vous parlez n'existent plus à mes yeux."

 

Elle a demandé: "Alors, c'est par affection que vous l'épousez?"

– Oui, oui, oui! a-t-il dit trois fois.

L'irrésistible dévouement de Camille aux affaires d'autrui ne lui valait, d'ordinaire, que la plus noire ingratitude; aussi fut-ce une surprise pour l'officieuse enfant quand Aube, sans rien dire, l'embrassa trois fois coup sur coup.

– Trois baisers d'Aube pour trois oui d'Hugues, le compte y est, se dit Cam en regardant Aube s'en aller. Je connais Hugues et Stéphanie, ils seront malheureux comme des perdus tant qu'on ne les aura pas raccommodés. Cela ne vous amusera pas beaucoup, ma princesse, de dire à Stéphanie que c'est vous qui avez demandé Hugues; mais c'est un devoir de rétablir la paix dans les familles.

* * *

Mme de Menaudru déjeunait à la Maison avec Laurent et Auberte.

Quand on passa dans le salon pour y prendre le café, Auberte, au lieu de s'asseoir, suivit au jardin l'une des babies qui s'amusait à faire voler bien haut le volant de Camille. Et Hugues suivit Aube, emportant le collet de loutre qu'elle avait oublié. Il avait pour elle de ces soins minutieux, de ces attentions protectrices; il était d'une vigilance chevaleresque, infatigable. Elle savait maintenant, grâce à Cam, pourquoi il y avait tant de tristesse inavouée dans cette protection. Et Aube ne voulait plus que Hugues fût triste, elle ne voulait plus que Hugues souffrît de son malentendu avec Stéphanie.

Ils atteignirent en quelques pas l'allée où Stéphanie se promenait en surveillant l'autre baby; celle-ci pêchait à la ligne dans un massif de houx avec beaucoup de succès, paraît-il, car elle ne tarissait pas en petits cris d'aise.

Aube alla à Stéphanie, prit le bras de la jeune fille en disant:

– Voulez-vous que nous nous promenions un peu?

Elles marchèrent lentement dans l'après-midi terne et douce, sous le ciel blanc où s'accumulaient des menaces de neige; Hugues restait derrière elles, sans se rapprocher ni les quitter.

Aube commença avec sa candeur grave, sans détour:

– Je ne vous ai pas dit encore l'histoire de mes fiançailles. Je l'aurais dû.

Elle sentit en Stéphanie un mouvement de recul; mais elle continua, se serrant contre sa compagne presque comme elle le faisait avec sa mère:

– J'ai toujours eu du regret de penser que je privais, bien malgré moi, la famille Droy du château qui aurait pu lui revenir; je me disais que c'était dur, surtout pour Gillette qui aime tant Menaudru, mais qu'elle se réjouirait de voir le château à son frère. Quand j'ai songé à cela, je ne connaissais pas Hugues depuis longtemps, mais il me semblait, fit-elle avec une simplicité parfaite, que c'était depuis plus longtemps que ma vie. Je sais qu'Hugues pense de même, ou du moins qu'il a lu tout de suite jusqu'au fond de moi. Hugues, vous pouvez rester et m'entendre. Son père m'a avoué qu'il me voudrait pour fille, mais qu'il n'oserait pas me demander. Vous, Stéphanie, m'avez montré qu'Hugues était trop fier pour venir à moi, mais qu'un peu de courage et d'humilité conquiert beaucoup de bonheur. J'ai compris, j'ai bien compris?

Elle interrogeait Stéphanie; sous l'appel de ce regard presque inquiet, Stéphanie fit un geste vague.

– Hugues et Stéphanie, je ne me suis pas trompée? insista-t-elle.

– Ils murmurèrent: Non, emportés tous deux par la même force souveraine.

Elle leva vers eux ses yeux sombres dans lesquels semblait être tombée toute l'ombre de Menaudru, l'ombre séculaire et sacrée des vieux murs, des vieux ombrages… ces yeux où la flamme voilée du bonheur, de la vie, vacillait comme incertaine et toujours prête à s'éteindre.

– J'ai attendu, pourtant, afin d'être bien sûre de moi et de lui, puis j'ai fait ce que vous m'aviez dit, Stéphanie. J'ai…

Elle hésita, une honte virginale précipitait à la suffoquer le battement de ses artères. Mais elle acheva avec le même héroïsme d'innocence qui l'avait déjà soutenue quand elle avait parlé à Hugues.

– J'ai fait ce que vous m'aviez dit. Oh! ne vous rappelez-vous donc plus vos paroles de ce jour, dans le petit salon de Mme Droy. C'est moi, oui, c'est moi qui ai demandé à Hugues d'être sa femme. Hugues, laissez-moi dire…

L'aveu était fait. Stéphanie n'y répondit pas. La voix qui lui parlait était si loyale, si douce, montait d'un coeur tellement généreux et purifié, qu'elle ne sentait pas sa propre voix capable d'y répondre.

– Oui, j'ai fait cela, c'était difficile, mais j'avais votre encouragement. J'ai rêvé de vivre près de lui pour mieux vivre, de trouver en lui ma conscience et mon guide, tout en faisant du bien aux siens et en réparant l'injustice du sort; je tâcherai de devenir une femme comme sa mère et comme vous, de n'être plus une petite enfant pour personne… rien qu'un peu la sienne. Vous avez raison, Stéphanie, je ne suis pas digne de lui, mais je l'aimerai si fidèlement qu'à la fin, je pourrai peut-être…

De nouveau, elle eut un air de doute et d'angoisse:

– Me suis-je trompée? Ai-je bien fait pour notre bonheur à tous?

Stéphanie[,] toute tremblante, mais essayant de sourire, murmura:

– Le beau jour que promet cette aube…

– Maintenant que vous savez, reprit Aube, dites que vous êtes amis, que vous vous aimez comme avant. Donnez-vous la main.

Leurs mains à tous deux étaient froides, elle frissonna un peu en les réunissant dans les siennes, mais elle fit passer en Hugues comme en Stéphanie l'esprit de justice et d'abnégation qui est, plus que l'amour, "une chose d'éternelle beauté et de joie éternelle."