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La Demoiselle au Bois Dormant

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Sa toilette achevée aussi bien que le lui permettait son installation élémentaire, elle monta sur la falaise pour surveiller de loin l'approche de Gédéon, puisque cet omnipotent autocrate disposait de son sort, qu'il aurait seul l'autorité nécessaire pour convaincre Nine de sa méprise et remettre Aube en liberté.

Elle ne vit rien à l'horizon qui ressemblât au portrait qu'elle s'était fait de Gédéon. Il faisait clair et doux, un soleil sans ardeur mettait sur l'eau et le gazon des nappes de lumière blonde. La cascade n'était pas bruyante et Aube entendit la voix de Zoé de l'autre côté du torrent.

Zoé avait reconduit Mlle Anne, et elle s'attardait près de l'étable au lieu de suivre Nine qui remontait, courbée par le poids de deux lourds seaux d'eau.

La voix de Zoé s'élevait par intervalles, et il sembla à Aube que l'enfant parlait à Olge.

Il y eut un piétinement, un bruit de pierres roulées, de broussailles froissées; Aube eut une commotion de joie quand elle vit Olge sortir de son abri et s'avancer en tirant sur la corde, dont Zoé ne gardait qu'avec peine une extrémité dans sa main.

La mule s'arrêta, huma l'air.

– Olge! dit Aube involontairement.

Olge leva la tête vers la falaise, vit Aube.

D'un seul élan, elle échappa à Zoé si soudainement que la petite fille roula à terre.

Zoé n'avait aucun mal, elle se releva pour s'élancer derrière la mule, qui allait mettre à profit sa liberté reconquise et prendre à toutes jambes le chemin de Menaudru.

Mais Olge, les yeux attachés sur Aube, courait le long de la berge et, sans ses grelots, elle avait une allure silencieuse, étrange, de bête fantôme; elle commença à descendre vers l'eau.

– Olge! Olge! ne viens pas, cria Aube avec épouvante, repoussant la mule du geste et de la voix.

Mais Olge, la pauvre, la noble bête, maigrie et ardente, sauta bravement et entra dans le torrent. C'était avant la cascade, le courant, vif, n'était pas insurmontable et la mule avait pied. Elle traversa l'eau et voulut aborder au pied de la falaise, l'espace lui manquait, ses sabots de devant glissèrent et elle retomba. Elle recommença une fois, dix fois son effort, raidie contre le courant, les yeux toujours fixés sur Auberte, refusant de retourner en arrière, pendant que Zoé criait et se lamentait sur l'autre rive.

Ses forces diminuaient; insensiblement, elle perdait du terrain, le courant l'emportait peu à peu, perfidement, vers la cascade. Quelques secondes encore, et la mule, saisie par le tourbillon, serait engloutie sans cette montagne d'eau croulante.

– Oh! Olge… gémissait Aube, comme elle eût imploré un ami, Olge, ne viens pas… Olge, retourne, je t'en supplie.

Elle jeta un cri, Zoé était aussi dans l'eau sans qu'elle l'eût vue sauter ni tomber. L'enfant, les yeux un peu fous, mais avec une invincible résolution sur ses traits blêmis, nageait comme une petite désespérée vers la mule.

Déjà le remous de la cascade étreignait Olge, que l'écume baignait jusqu'au poitrail; elle élevait encore sa belle tête dont les yeux agrandis cherchaient toujours tristement Auberte; puis la tête s'enfonça à demi, Aube ne vit plus que ces yeux infiniment tendres et fidèles. Puis, brusquement, plus rien, ni Zoé, ni la mule.

Une voix d'homme résonna, une voix encore lointaine, à laquelle Nine répondait près d'Auberte. La jeune fille ne comprit plus ce qui se passait.

Peu d'instants après, un homme, petit, trapu, gravit la falaise avec Nine qui avait couru à sa rencontre. Aube balbutia:

– Zoé… Olge…

Olge était partie, entraînée par le formidable courant qui l'avait étouffée, brisée en l'emportant.

Mais Zoé était là, Gédéon l'avait retirée avant qu'elle eût été prise par le tourbillon; il l'avait rapportée et mise dans les bras de Nine. L'enfant était inanimée et semblait morte.

Ils retournèrent tous à la maison. On étendit Zoé sur le sol devant le feu, on essaya de la faire revenir à elle; tous les soins furent inutiles.

Aube, agenouillée près d'elle, lui tenait les mains. Les yeux clos, les narines serrées, une blancheur de cire aux joues, avec de grands creux d'ombre sous les paupières, Zoé s'idéalisait dans la mort. Ses cheveux noirs défaits, rejetés en arrière comme s'ils suivaient encore le mouvement de l'eau, dégageaient son cou, son front, ses tempes; elle était belle d'une beauté pure et sauvage.

La petite esclave qu'elle était encore malgré sa farouche indépendance, était allée si résolument, si follement à la mort dans l'espoir de sauver l'animal favori d'Auberte, de sauvegarder le plaisir des riches, ses maîtres.

Le coeur de Zoé ne battait plus, aucun soin n'avait réussi, ses parents n'essayaient plus rien. Nine et Gédéon restaient près d'elle, écrasés; la grand'mère étouffa un petit sanglot sec qui lui déchira la gorge.

Alors Aube se souvint d'une chose qu'elle avait entendu dire. Elle pensa que, pour que Zoé revécût, il suffirait peut-être comme pour d'autres de rendre l'air à sa poitrine suffoquée.

Elle se pencha, se pencha jusqu'à ce que son visage touchât celui de Zoé. Comme cette bouche d'enfant était froide… elle en frissonna dans la moelle de ses os, dans le fond de son âme; mais elle ne s'écarta point. Appuyée contre Zoé, presque couchée sur elle, Aube respira fortement, communiquant à la petite fille son haleine, sa vie.

Et c'était bien sa vie qu'elle voulait lui donner; elle se dit que si Zoé revivait, il ne lui resterait plus assez de souffle pour elle-même et elle ne se retira pas; elle ne fuit point ces lèvres blanches dont le contact lui laisserait pour jamais un goût de mort. Elle était consentante, solennellement et sans retour, à ce que Zoé vécût à sa place.

Avec une ardeur fervente, passionnée, elle concentra son haleine et sa vie pour les faire passer dans cette enfant de pauvre.

A la fin, Zoé fit un mouvement sans ouvrir les yeux, elle dit quelques mots très doux, très enfantins, et étendit les deux mains en aveugle par un geste pathétique. On eût dit qu'elle implorait quelqu'un de la relever, de la soutenir. Elle vivait.

Et Aube, comme si elle lui avait vraiment donné sa vie, tomba aux pieds de l'enfant ainsi qu'une morte.

C'était la seconde fois de sa vie qu'Aube perdait connaissance et, quand elle revint à elle, elle crut être à la Maison après sa chute du moulin; mais elle ne souffrait pas, elle pouvait se lever et sortir.

Au moment où elle quittait son lit sur lequel Nine l'avait couchée, elle vit devant elle Zoé rhabillée, recoiffée, mais encore pâle et les cheveux humides.

L'enfant murmura avec une douceur singulière et craintive:

– Gédéon dit que si vous voulez partir…

– Oui, répondit Auberte.

Quand elle fut sur ses pieds, elle chancela un peu, cependant elle entra dans la salle.

Gédéon était là, la tête couverte comme toujours, mais il se tint debout avec Nine devant Auberte et, par un mouvement spontané, instinctif, la grand'mère se leva aussi; et tous trois debout, presque sombres dans leur stupeur, regardaient tour à tour Auberte et cette place où ils avaient vu Auberte agenouillée à terre près d'une petite morte, devant leur sauvage foyer.

Enfin Gédéon dit, d'une voix enrouée, qu'il y avait eu une erreur et qu'il en était chagrin. Qu'après ce que… ce que…

Il regarda plus obstinément le foyer. Aube, très pâle, presque imposante dans sa jeunesse, lui dit:

– Si j'étais réellement celle que Nine a cru, si j'étais Mlle Droy, que feriez-vous?

– Vous diriez, reprit-elle, que vous en avez fini de revendications qui ne peuvent vous conduire à rien de profitable, et qui n'aboutiront qu'aux pires embarras pour vous, que vous n'inquiéterez plus M. Droy ni personne de sa famille. Si j'étais Mlle Droy, ne le diriez-vous pas?

Il fit un signe affirmatif.

– Dites-le et on ne vous recherchera pas pour ce qui s'est passé; dites-le, je serai votre amie et je tâcherai de vous le prouver.

Il y eut un court silence.

– Oui, fit rudement Gédéon, je le dis.

Aube se tourna vers Zoé.

– Veux-tu venir avec moi? demanda-t-elle. Je te garderai à Menaudru, si tu t'y trouves heureuse.

XIII

Mme de Menaudru était en route pour Sainte-Cécile.

Le trajet qu'elle faisait dans sa voiture lui parut un peu long. Pendant sa courte absence, elle avait senti avec une sorte d'angoisse sa tendresse pour Auberte; la mère reconnaissait l'incapacité douloureuse de sa nature passive, absorbée par d'autres devoirs, mais elle se répétait quelquefois, avec des larmes muettes, combien elle aimait l'enfant.

Aujourd'hui, elle arrivait de Menaudru, où elle avait dû revenir avec son mari avant de s'occuper d'Aube; elle avait une grande hâte inavouée d'embrasser sa fille; elle se promit qu'Aube ne retournerait pas de si tôt à Sainte-Cécile et que bien qu'elle pût si peu jouir de l'enfant, elle la garderait jalousement près d'elle.

Dans la seconde partie du trajet, elle se demanda pourquoi Aube ne lui avait pas écrit: en trois jours, cela ne valait pas beaucoup la peine, mais elle n'avait pas voulu emmener Jeanne comme de coutume: qui sait si son épaule ne lui avait pas encore fait mal? Elle n'avait rien fait dire non plus à Menaudru. La Comtesse donna au cocher l'ordre de presser l'allure de ses bêtes.

Aube se plaisait beaucoup à Sainte-Cécile: si elle allait vouloir y rester? Mme de Menaudru eut un sourire: elle savait que même Sainte-Cécile ne pouvait rivaliser pour Aube avec Menaudru.

L'enfant aimait trop ce château, il buvait son âme.

Peu après, le coupé entrait en grande pompe dans cette cour riante, si régulièrement fleurie qu'Aube comparait ses parterres à des émaux. La Comtesse avisa un vieux jardinier auquel elle adressa la parole.

– Mlle Auberte vous a-t-elle encore aidé? Je ne vois pas son arrosoir.

 

– Mlle Auberte? dit le vieux abritant ses yeux faibles de sa main tremblante. Je ne l'ai point vue.

– Elle n'est pas descendue au jardin, elle a été souffrante?

– Je ne sais point. Elle n'est pas à Sainte-Cécile, madame la Comtesse, ou peut-être qu'elle est arrivée aujourd'hui; mais ce matin, pour sûr, elle n'était pas au déjeuner. C'est moi qui avais arrangé le bouquet du milieu pour la table des dames pensionnaires, et Mme de Moiat m'a appelé pour me faire compliment.

Mme de Menaudru était persuadée que le vieillard se trompait, et, pour mieux se prouver sa parfaite certitude, elle dit au valet de pied que Mlle Auberte reviendrait en voiture et qu'il faudrait ramener la mule. Elle ne posa même aucune question à la personne qui l'introduisit; elle s'en repentit, car l'attente dans le salon lui parut interminable.

La porte s'ouvrit et Aube entra avec une petite fille.

Aube embrassa tendrement sa mère, lui présenta Zoé, puis envoya la petite jouer au jardin.

Mme de Menaudru regardait sa fille avec une sorte d'étonnement.

– Chère maman, dit Aube en passant sur son front et ses yeux la chère main hésitante, si indulgente et si douce, qu'on lui avait abandonnée, Mme de Gourville va venir, je vous prie de ne pas lui demander ce que j'ai fait pendant ces trois jours, je vous le dirai moi-même bientôt sans rien omettre: Je n'étais pas ici.

– Pas ici! s'écria la Comtesse.

– Il n'y a rien à regretter, j'ai eu là trois journées précieuses… oui, malgré tout.

Ses lèvres frémirent au souvenir d'Olge, mais elle reprit fermement:

– Vous m'aviez promis depuis longtemps de me laisser faire un petit séjour en montagne, le docteur disait que cela ferait du bien à mes poumons; j'ai devancé votre permission sans le vouloir, voilà tout, et vous verrez comme moi qu'il n'y a rien à regretter, ni rien à faire.

– Quelle enfant j'ai là… dit la Comtesse avec un intraduisible soupir.

Mme de Gourville entrait, mais Mme de Menaudru n'avait que peu d'instants à attendre pour recevoir les pleines confidences d'Auberte.

Ce même jour, le coupé de Menaudru remmena Aube et sa mère; la prévoyance de la Comtesse pour Olge s'était trouvée superflue.

Zoé n'accompagnait point Auberte; pour lui éviter la transition trop brusque de la cabane au château, on lui avait permis de passer quelques jours chez Mlle Anne.

Quant aux autres aveux de sa fille, Mme de Menaudru les avait reçus sans rien manifester de ses impressions: elle aurait peut-être eu trop à dire.

La voiture qui gravissait lentement la montée s'arrêta près de la Maison, et une tête très rose et très blonde s'encadra dans la portière.

– Madame, prêtez-nous Aube, s'il vous plaît, dit Gillette avec son irrésistible sourire et une révérence déférente à l'adresse de Mme de Menaudru. Nous attendons Aube pour tout lui raconter.

La Comtesse, qui désirait sans doute réfléchir à l'aise, regarda Auberte:

– Enfant, cela vous distrairait, vous êtes trop sérieuse.

Aube descendit donc, Gillette passa un bras autour de son amie et l'emmena en disant:

– Ma petite princesse, c'est un délice de vous ravoir. Et tant de choses à vous apprendre, tant de nouvelles. Mais qu'avez-vous donc? reprit-elle remarquant comme la Comtesse un insaisissable changement dans la personne d'Aube. Vous n'êtes plus tout à fait la même. N'auriez-vous pas grandi? Venez, toute la tribu est sous sa tente, même Hugues qui revient de la scierie. Nous disons déjà la scierie: songez qu'il y a des trous de faits, pour planter les murs dedans, je suppose, suggéra l'ingénieuse jeune personne qui semblait n'avoir sur la construction que des données incomplètes; autant dire que c'est fini. Le célèbre Gédéon a eu en votre absence une conduite exemplaire, vivant et travaillant au grand jour comme un honnête chrétien partout où l'on voulait bien de lui, et ce n'est pas prétendre beaucoup, car ses services sont peu recherchés. Ce qu'il y a d'amusant, c'est qu'il a dit à quelqu'un qu'on nous tenait, cette fois, et le Patriarche a reçu une lettre anonyme embrouillée qui parlait de scierie et d'un otage qu'on ne nous rendrait qu'à bon escient. Personne n'y a compris goutte, Hugues a donné l'épître comme pensum à Joseph pour qu'il en fasse une analyse logique.

Mais toute la logique de Joseph n'était pas arrivée à découvrir, dans la fameuse lettre de Gédéon, que le braconnier avait cru l'emporter sur M. Droy en séquestrant quelques jours un enfant de la Maison; et que, par suite d'une erreur de Nine, c'était Aube de Menaudru qui venait de remplir le rôle d'otage.

– A propos, vous avez rencontré Hugues le jour de votre départ, continua Gillette, et il a été positivement captivé par notre très langoureuse petite princesse. – Oui, la tribu prospère, puisque nous avons Hugues. Les garçons sont en vacances, même Edmée, (Edmée était souvent confondue sous l'étiquette qui désignait en bloc la portion masculine de la famille), Cam, naturellement, est en disgrâce; vous vous demandez ce qu'elle a pu imaginer encore, vous pensez comme nous qu'elle devrait avoir épuisé depuis longtemps la liste des conceptions saugrenues. Pas du tout. Figurez-vous que nous avons reçu d'Angleterre un petit dogue auquel on n'a pas encore coupé les oreilles; la dernière prouesse de Cam a été d'écrire à notre journal de modes pour demander un patron d'oreilles de chien; et afin de donner plus de poids à sa requête, elle a signé: un groupe de pères de famille. Protestations indignées de la directrice, imprimées dans la colonne des renseignements à l'adresse ostensible de la Maison près Menaudru. Votre frère qui, d'habitude, ne jetterait pas les yeux, même pour sauver ses jours, sur un objet aussi méprisable qu'un journal de modes, a découvert la chose d'emblée avant qu'on eût enlevé la bande. Et nous voilà tous dans la honte. Il a été question d'attacher Cam pieds et poings liés sur sa chaise, pour la mettre dans l'impossibilité de nuire; mais comment lui lier la langue? Du reste, elle a reconnu qu'étant née pour commettre des impairs, plus elle s'applique, plus elle en accumule, et les punitions pleuvent sur sa tête. Elle en a été quitte, cette fois, pour se voir confisquer sa bicyclette qui a pris le chemin d'Angleterre, où elle va combler de joie le jeune cousin à qui mon père l'a envoyée en échange du dogue aux malencontreuses oreilles. Mais Cam ne sera pas sevrée sans retour de la pédale, je lui passerai ma machine. Edmée et moi commençons à trouver que ce genre de sport ne nous convient plus.

– Ah! dit Aube avec une grande simplicité, vous devenez comme mon frère Laurent qui dit que la bicyclette pour les jeunes filles…

– Vraiment? "mon frère Laurent" dit que… Je m'occupe bien de ce que dit "mon frère Laurent", s'écria Gillette avec pétulance. Ecoutez plutôt la nouvelle surprenante que j'ai pour vous: on a découvert dans votre vieille chapelle, non pas le trésor, mais une crypte qui est, paraît-il, la chose la plus curieuse du monde. Comme on va faire tomber les ruines, cette crypte se trouvera condamnée et il faudrait la visiter bientôt.

– Et la fouiller soigneusement, dit Aube avec un intérêt subit. Ne riez pas, Gillette, si le trésor se retrouvait, personne ne pourrait plus accuser Mlle Anne.

– Certainement non, pauvre vieille âme, et personne ne l'accuse. On voudrait seulement qu'elle dise une bonne fois ce que son aïeule a fait de nos richesses et on n'en parlerait plus.

Elles étaient arrivées dans la bibliothèque. Chacun accueillit gaiement Auberte et retourna à ses occupations. Auberte, surprise, vit Laurent assis près d'Hugues avec lequel il semblait en conférence; il se leva pour venir embrasser sa soeur et resta auprès d'elle.

– Prenez ce fauteuil, dit Gillette à Aube. Maman et le Patriarche sont dans le petit salon, vous les verrez tout à l'heure… si toutefois M. Laurent de Menaudru nous accorde une minute de répit.

– Vous ne spécifiez pas qui sera le bénéficiaire du répit en question, dit Laurent avec son plus indifférent sang-froid.

Aube promena son regard sur la scène animée qui l'entourait; Marc était au piano, Edmée lui tournait les pages de sa musique; deux petits garçons faisaient de l'escrime avec deux cannes; Stéphanie achevait un dessin de Gillette, Cam montrait son repentir en brodant avec un zèle démesuré; Pascal, sans quitter son livre des yeux, balançait les babies dans un hamac audacieusement installé dans l'espace, entre la suspension et un tableau; Antoine, pour varier ses exercices, apprenait à marcher la tête en bas, et montrait de telles aptitudes que le rôle de son professeur n'était qu'une sinécure. Aube remarqua que le grave et beau visage de Stéphanie s'était éclairé, elle entendit même rire la jeune institutrice.

Mais tout paraissait un peu modifié à Aube, la Maison comme ses habitants. Elle regardait le monde avec de nouveaux yeux, et le monde lui paraissait nouveau.

Elle se trouvait déconcertée par ce retour tout naturel dans la vie ordinaire, après tant d'incidents imprévus. Enfin, il y avait certainement quelque chose d'inusité dans les manières réciproques de Laurent et de Gillette. Aube se dit qu'ils se connaissaient mieux et que leur antagonisme avait forcément grandi avec leur intimité. Le charme grisant de Gillette, ce pétillement de gaieté, d'esprit, de jeunesse, devait être antipathique à Laurent, et Aube sut gré à son frère de s'oublier pour ne pas abréger l'entretien de deux amies.

– Vous n'ignorez pas, dit Gillette revenant vite à sa nouvelle, que M. Laurent de Menaudru a amené un jeune architecte du plus grand mérite pour les réparations du château: et c'est cet architecte qui, en attendant mieux, a découvert la crypte sur laquelle il nous a donné les détails les plus palpitants pendant la visite qu'il a faite au Patriarche.

– Vous attendiez-vous à moins d'un homme si habile? demanda Laurent.

– Oh! je sais, il est délicieusement snob, et il porte des cravates rose nez de chat, on n'est pas parfait. Connaissez-vous la perfection, vous, ma princesse? pour moi, je ne l'ai jamais rencontrée.

– On ne se connaît jamais soi-même, fit Laurent d'un ton éminemment dogmatique.

– Mais Gillette, mais Gillette!.. dit Cam qui s'était faufilée dans le petit groupe.

L'enfant ouvrait des yeux extraordinaires, et, pour mieux forcer l'attention de sa soeur, lui serrait la main de toutes ses forces.

– Mais, Gillette, tu ne comprends pas, tu n'entends donc rien?

C'est un compliment qu'il te fait.

Son ébahissement était si comique que le rire gagna Aube et Gillette.

Cam, offensée, emmena Laurent toujours imperturbable pour lui expliquer, sous le sceau du secret, qu'afin d'éviter de nouveaux ennuis à sa famille, elle consacrerait dorénavant toutes ses facultés au jardinage. Là, du moins, il n'y aurait pas d'embûche sous ses pas, et son génie se donnerait sans danger libre carrière. Elle lui montra un premier essai et lui demanda confidentiellement son avis au sujet du plus beau camélia de sa mère, qu'elle venait de greffer solidement sur un héliotrope.

Aube alla frapper à la porte du petit salon.

– Voilà notre Aube, dit Mme Droy avec bonté quand Auberte parut sur le seuil, tandis que M. Droy posait sa plume pour regarder la jeune fille qui avait vraiment en elle la fraîcheur pâle et l'incomparable pureté du prime matin.

Le visage sérieux d'Aube annonçait pour le moins un important message; comme Mme Droy en faisait la remarque, Aube murmura timidement, mais sans reculer d'un pas:

– C'est à M. Droy que je voudrais parler.

– Ah! bien, je m'en allais, fit Mme Droy en riant, et elle avait, comme tous ses enfants, le rire charmant et très jeune.

Il me semble qu'à la bibliothèque, la séance devient tumultueuse; j'ai toujours une assurance, c'est que Cam ne fera pas de sottises aujourd'hui.

Et, pleine de sa maternelle conviction, elle se retira avec le dessein de faire, en passant, une visite à son camélia.

Aube n'avait pas voulu s'asseoir: elle restait très droite, la tête un peu rejetée en arrière par le poids de ses cheveux.

– J'aurai bientôt fini, dit-elle. C'est pour vous demander une faveur.

– S'il en est ainsi, parlez vite, ma petite princesse, pour que j'aie plus tôt le plaisir de vous répondre oui.

– Alors, répliqua-t-elle sans enjouement, mais d'une voix persuasive, si vous répondiez oui tout de suite?

Il sourit.

– Vous m'en donneriez envie. Mais qu'allez-vous me demander qu'il faille me garrotter à l'avance?

Elle ne riait toujours pas, elle haletait un peu, les mots lui coûtaient à prononcer.

– Votre scierie… commença-t-elle.

Il parut tomber de son haut.

– Quoi! cette entreprise prosaïque occuperait votre esprit?

 

A la bonne heure, mon enfant, oui, occupez-vous, cela me fera beaucoup d'honneur et, à vous, un peu de bien. Nous disions donc que cette scierie?.. Mais peut-être voudriez-vous, au contraire, que je la supprime par amour du paysage ou de la rivière, comme Gédéon Jaux. Je vous reconnaîtrais mieux.

– Non, je voudrais que vous m'y gardiez une place, une bonne place de contre-maître.

– Pour vous?

– Presque. Pour quelqu'un à qui je m'intéresse.

– Et le nom de ce bienheureux protégé?

Aube hésita de nouveau, tant cette démarche était pénible à sa réserve.

– Il est très digne d'intérêt malgré les apparences, reprit-elle.

– Chère princesse, excusez-moi; mais quand Mme Droy se sert de ces mots, c'est invariablement pour surprendre ma simplicité à l'égard de quelque chenapan de ma paroisse.

– Il n'est pas un chenapan, mais un pauvre homme.

– Jugez-vous les deux états incompatibles et supposez-vous que les chenapans jouissent, par droit de profession, d'une félicité sans nuage?

– Il a des enfants…

– Oh! vous m'apitoyez… personne mieux que moi ne saurait compatir à son cas.

– Il a une femme à demi infirme, une vieille mère impotente…

– Et, à votre sens, ces fléaux divers le rendent éminemment propre à surveiller ma scierie? Comment s'appelle-t-il?

Elle répondit courageusement:

– Gédéon Jaux.

Il se tut sans se récrier, il examinait attentivement Auberte.

– Sauriez-vous par hasard, Auberte, pourquoi j'ai reçu dernièrement des avis bizarres qui ne pouvaient émaner que de cet homme?

Sans répondre, elle poursuivit:

– Il a été bûcheron avant de devenir braconnier, il se connaît aux bois et à toutes ces sortes de choses. Mais il ne pourrait peut-être pas obéir toujours; il lui faut une place exceptionnelle, si bonne qu'il y tienne, qu'il en soit fier et qu'il sente une responsabilité. Vous devez faire là-bas une petite maison de gardien, vous y logerez sa famille en laissant beaucoup d'espace autour, pour que Gédéon s'y plaise et que Nine puisse travailler.

– Et, pour achever sa conversion, il serait sans doute plus prudent de lui offrir chaque année un permis de chasse.

Elle répondit d'un ton réfléchi:

– Ce serait mieux.

– Dames défuntes de Menaudru, l'entendez-vous? Est-ce Hugues qui vous a catéchisée? Mais, petite princesse qui prêchez si bien, mettez-vous vos doctrines en pratique?

Elle dit, un peu balbutiante:

– Je ne peux pas faire beaucoup… mais j'essaie de tout mon coeur.

Il la regarda encore, elle était pâle et résolue.

– Princesse Aube, princesse Aube…

Il ne put d'abord en dire plus. Il se pencha vers elle avec une sorte de respect, et l'embrassa au front.

– J'avais tort tout à l'heure, je n'ai pas encore assez d'enfants, ma tribu ne serait au complet que si vous deveniez ma fille.

– Mais, reprit-il, déjà revenu à son humeur vive, je n'oserais pas appeler au milieu de mes canards sauvages un cygne tel que vous.

Il se tourna vers la porte.

– L'audience est close, dit-il à Stéphanie qui s'avançait. Entrez, Stéphanie, contemplez Mlle de Menaudru dans le rôle de solliciteuse, et dites-moi si on pourrait rien lui refuser, même quand elle veut m'imposer les services de Gédéon Jaux?

Il sortit et Stéphanie, oubliant ce qu'elle était venue chercher, dit à Auberte:

– Comment l'avez-vous emporté? il vous a fallu de la bravoure.

C'est très bien à vous, et je vous souhaite que Gédéon réussisse.

Ses réclamations, si mal fondées qu'elles soient, nous causaient de la peine à tous, et je crois que Hugues, que Hugues…

Elle avait parlé très vite, sous l'influence d'un sentiment sincère; mais à peine eut-elle prononcé ce dernier nom qu'elle se tut, confuse.

– Vous croyez que Hugues serait content de moi? acheva Aube d'un air pensif. Je l'espère aussi. Mais, reprit-elle, encouragée par la sympathie que venait de lui témoigner Stéphanie, ce n'est pas à vous qu'il sied de louer le courage des autres, n'êtes-vous pas le courage personnifié?

– Parce que je travaille, voulez-vous dire? mais je n'en souffre pas. J'ai été riche, je devrais l'être plutôt et dans une situation élevée; mais cela ne vaudrait pas toute l'affection qu'on me prodigue ici. Et puis je ne tiens pas au rang comme Gillette, par exemple, qui est, au fond, plus aristocrate que moi.

Aube s'était déjà aperçue qu'en dépit d'un raffinement presque altier, Stéphanie d'Aumay était d'un naturel tendre et accessible quand on avait brisé en elle la première glace, et c'était encore un point commun entre elle et Laurent.

– C'est vrai, je suis devenue pauvre, mais ce n'était pas une raison pour défaillir et arrêter là ma vie. Enfin, ajouta-t-elle souriante, la fortune peut me revenir, il en est question: cela dépend beaucoup de moi et un peu de votre famille.

Pendant qu'Aube retenait l'exclamation qui était montée à ses lèvres, Stéphanie poursuivit:

– J'aime le courage chez les autres, sans doute parce que je n'en ai guère à aimer chez moi. Qu'est-ce, pourtant, que j'ai eu à supporter? Que sont les menus tracas d'une jeune fille à côté de l'épreuve d'un homme jeune, intelligent, asservi sous le joug de la médiocrité?

– Vous pensez à Hugues Droy? dit Aube.

Stéphanie tressaillit. Elle avait parlé pour elle-même, et voilà que cette enfant lisait à livre ouvert dans son esprit.

– Vous pensez, continua Auberte, qu'il devrait être plus riche et que c'est dur pour lui de n'avoir pas le château de Menaudru.

Stéphanie tenta une diversion en disant:

– Gillette vous tourmente à plaisir. Comment pouvez-vous ajouter foi à de pareils enfantillages?

– Alors, dit Aube avec insistance, vous ne trouvez pas qu'il est à plaindre de vivre comme il le fait, de se soumettre sans cesse aux exigences d'une profession brillante dans une situation étroite?

– Je trouve, dit Stéphanie, que c'est un grand malheur pour lui… et pour nous.

Elle n'essayait plus de donner le change à Auberte. Elle reprit d'un trait:

– Ce qu'il y a d'affreux à songer, c'est que Hugues, avec ses dons supérieurs, est dans une impasse, que, malgré le noble parti qu'il tire de sa situation, cette situation n'a pas d'issue. Son défaut de fortune lui interdit d'épouser une femme pauvre, il est trop fier pour jamais en demander une autre…

– Même s'il l'aimait? fit Auberte.

– Il ne le fera jamais; vous ne le connaissez pas.

– Mais si une jeune fille riche, de notre monde, se savait appréciée de Hugues et voyait qu'elle peut transformer son sort, elle devrait aller à lui et lui dire loyalement qu'elle souhaite d'être sa femme. Oh! croyez-vous qu'elle le pourrait? dit Aube toute frémissante.

– Elle le devrait, fit Stéphanie; oui, si elle était brave, ce serait peut-être son devoir et son bonheur… Mais un tel sacrifice…

Elle ne voyait plus Aube, elle regardait en elle-même et ses yeux semblaient n'y découvrir qu'un sombre, un triste horizon.

Depuis quelque temps, en effet, Stéphanie voyait naître pour elle des espérances de fortune; devant cette perspective elle n'avait pensé qu'à Hugues, à Hugues qu'elle avait formellement refusé d'épouser quand elle était trop pauvre pour lui. Elle s'était dit que, maintenant, si elle devenait une héritière, ce serait à elle de parler, de décider Hugues à leur union. En entendant Aube exprimer cette même idée, elle n'eut pas une minute le soupçon que la jeune princesse de Menaudru ambitionnait pour elle-même le titre de fiancée d'Hugues, et qu'elle voyait dans les réponses de Stéphanie un encouragement positif à ses timides espérances.

Stéphanie fut soudain rappelée à elle: une main se posait sur son bras.

– Mais, dit Aube tout bas, il faudrait être bien sûre qu'il l'aime.

– J'en suis sûre.

Les mots lui avaient échappé, c'était trop tard pour les reprendre. Aube, une pâle lumière dans les yeux, lui dit de sa voix lente et voilée:

– Je vous remercie.