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Le roman de Tristan et Iseut

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XIII
LA VOIX DU ROSSIGNOL

Tristran defors e chante e gient

Cum russinol que prent congé

En fin d'esté od grand pité.

(Le Domnei des amanz.)

Quand Tristan, rentré dans la cabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sa chape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jour était venu de tenir la foi jurée au roi Marc et de s'éloigner du pays de Cornouailles.

Que tardait-il encore? La reine s'était justifiée, le roi la chérissait, il l'honorait. Arthur au besoin la prendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne prévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder aux alentours de Tintagel? Il risquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le repos d'Iseut. Certes, il fallait partir, et c'est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à la Blanche-Lande, qu'il avait senti le beau corps d'Iseut entre ses bras.

Trois jours encore, il tarda, ne pouvant se déprendre du pays où vivait la reine. Mais quand vint le quatrième jour, il prit congé du forestier qui l'avait hébergé et dit à Gorvenal:

«Beau maître, voici l'heure du long départ: nous irons vers la terre de Galles.»

Ils se mirent à la voie, tristement, dans la nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux où Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait limpide. Au détour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans la clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.

«Beau maître, attends sous le bois prochain; bientôt je serai revenu.

– Où vas-tu? Fou, veux-tu sans répit chercher la mort?»

Mais déjà, d'un bond assuré, Tristan avait franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près du perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à la fontaine des copeaux bien taillés? Iseut ne viendrait plus! A pas souples et prudents, par le sentier qu'autrefois suivait la reine, il osa s'approcher du château.

Dans sa chambre, entre les bras de Marc endormi, Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr'ouverte où se jouaient les rayons de la lune, entra la voix d'un rossignol.

Iseut écoutait la voix sonore qui venait enchanter la nuit; elle s'élevait plaintive et telle qu'il n'est pas de cœur cruel, pas de cœur de meurtrier qu'elle n'eût attendri. La reine songea: «D'où vient cette mélodie?..» Soudain elle comprit: «Ah! c'est Tristan! Ainsi dans la forêt du Morois il imitait pour me charmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu. Comme il se plaint! Tel le rossignol quand il prend congé, en fin d'été, à grande tristesse. Ami, jamais plus je n'entendrai ta voix!»

La mélodie vibra plus ardente.

«Ah! qu'exiges-tu? que je vienne! Non, souviens-toi d'Ogrin l'ermite, et des serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu'importe la mort! Tu m'appelles, tu me veux, je viens!»

Elle se délaça des bras du roi, et jeta un manteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait traverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliers veillaient à tour de rôle; tandis que cinq dormaient, les cinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s'étaient tous endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit leurs corps épars, souleva la barre de la porte: l'anneau sonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit le seuil, et le chanteur se tut.

Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa poitrine; leurs bras se nouèrent fermement autour de leurs corps, et jusqu'à l'aube, comme cousus par des lacs, ils ne se déprirent pas de l'étreinte. Malgré le roi et les guetteurs, les amants menèrent leur joie et leurs amours.

Cette nuitée affola les amants; et les jours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenir ses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque matin, au clair soleil, se glisser par le verger jusqu'aux chambres des femmes.

Un serf le surprit et s'en fut trouver Andret, Denoalen et Gondoïne:

«Seigneurs, la bête que vous croyez délogée est revenue au repaire.

– Qui?

– Tristan.

– Quand l'as-tu vu?

– Ce matin, et je l'ai bien reconnu. Et vous pourrez pareillement demain, à l'aurore, le voir venir, l'épée ceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l'autre.

– Où le verrons-nous?

– Par telle fenêtre que je sais. Mais, si je vous le montre, combien me donnerez-vous?

– Un marc d'argent, et tu seras un manant riche.

– Donc écoutez, dit le serf. On peut voir dans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine, car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demain, l'un de vous trois pénètre bellement dans le verger; il coupera une longue branche d'épine et l'aiguisera par le bout; qu'il se hisse alors jusqu'à la haute fenêtre et pique la branche, comme une broche, dans l'étoffe de la courtine; il pourra ainsi l'écarter légèrement et vous ferez brûler mon corps, seigneurs, si derrière la tenture vous ne voyez pas alors ce que je vous ai dit.»

Andret, Gondoïne et Denoalen débattirent lequel d'entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, et convinrent enfin de l'octroyer d'abord à Gondoïne. Ils se séparèrent: le lendemain, à l'aube, ils se retrouveraient; demain, à l'aube, beaux seigneurs, gardez-vous de Tristan!

Le lendemain, dans la nuit encore obscure, Tristan, quittant la cabane d'Orri le forestier, rampa vers le château sous les épais fourrés d'épines. Comme il sortait d'un hallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s'en venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapit en embuscade:

«Ah! Dieu! fais que celui qui s'avance là-bas ne m'aperçoive pas avant l'instant favorable!»

L'épée au poing, il l'attendait; mais, par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s'éloigna. Tristan sortit du hallier, déçu, banda son arc, visa; hélas! l'homme était déjà hors de portée.

A cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le sentier, à l'amble d'un petit palefroi noir, Denoalen, suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière un pommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dans un taillis. Mais avant que les lévriers l'aient délogé de sa bauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin ne saura la guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sa chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut fuir; vainement: il n'eut pas le loisir de crier: «Tu me blesses!» Il tomba de cheval, Tristan lui coupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse: il voulait les montrer à Iseut pour en réjouir le cœur de son amie. «Hélas! songeait-il, qu'est devenu Gondoïne? Il s'est échappé: que n'ai-je pu lui payer même salaire?»

Il essuya son épée, la remit en sa gaine, traîna sur le cadavre un tronc d'arbre, et laissant le corps sanglant, il s'en fut, le chaperon en tête, vers son amie.

Au château de Tintagel Gondoïne l'avait devancé: déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d'épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l'étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D'abord il n'y vit personne que Perinis; puis ce fut Brangien qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d'or.

Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d'une main son arc d'aubier et deux flèches; dans l'autre il tenait deux longues tresses d'homme.

Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s'inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la tenture, l'ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait:

«Vois-tu ces belles tresses? Ce sont celles de Denoalen. Je t'ai vengée de lui. Jamais plus il n'achètera ni ne vendra écu ni lance!

– C'est bien, seigneur; mais tendez cet arc, je vous prie: je voudrais voir s'il est commode à bander.»

Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l'une des deux flèches, l'encocha, regarda si la corde était bonne, et dit à voix basse et rapide:

«Je vois chose qui me déplaît. Vise bien, Tristan!»

Il prit sa pose, leva la tête et vit, tout au haut de la courtine, l'ombre de la tête de Gondoïne. «Que Dieu, fait-il, dirige cette flèche!» Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue flèche siffle dans l'air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crève l'œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d'une pomme, et s'arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri, Gondoïne s'abattit et tomba sur un pieu.

Alors Iseut dit à Tristan:

«Fuis maintenant, ami! Tu le vois, les félons connaissent ton refuge! Andret survit, il l'enseignera au roi; il n'est plus de sûreté pour toi dans la cabane du forestier! Fuis, ami, Perinis le Fidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n'en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien!»

Tristan dit:

«Comment pourrais-je vivre?

– Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et tissées l'une à l'autre. Et moi, comment pourrais-je vivre? Mon corps reste ici, tu as mon cœur.

– Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l'anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te demanderai par lui?

– Oui, tu le sais: si je revois l'anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m'empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou sagesse!

– Amie, que le Dieu né en Béthléem t'en sache gré!

– Ami, que Dieu te garde!»

XIV
LE GRELOT MERVEILLEUX

Ne membre vus, ma belle amie,

 

D'une petite druerie?

(La Folie Tristan.)

Tristan se réfugia en Galles, sur la terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant, débonnaire; il l'accueillit comme un hôte bienvenu. Pour lui faire honneur et joie, il n'épargna nulle peine; mais ni les aventures ni les fêtes ne purent apaiser l'angoisse de Tristan.

Un jour qu'il était assis aux côtés du jeune duc, son cœur était si douloureux qu'il soupirait sans même s'en apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d'apporter dans sa chambre privée son jeu favori qui, par sortilège, aux heures tristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverte d'une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû. C'était un chien enchanté: il venait au duc de l'île d'Avallon; une fée le lui avait envoyé comme un présent d'amour. Nul ne saurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sa beauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusement disposées que l'on ne savait nommer sa couleur; son encolure semblait d'abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que feuille de trèfle, l'un de ses flancs rouge comme l'écarlate, l'autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos rosé; mais quand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour à tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres ou fraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d'or, un grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu'à l'ouïr le cœur de Tristan s'attendrit, s'apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne lui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine; car telle était la merveilleuse vertu du grelot: le cœur, à l'entendre sonner si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine. Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petite bête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus douce qu'une étoffe de samit, il songeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais que faire? Le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose, et nul n'aurait pu l'obtenir de lui, ni par ruse, ni par prière.

Un jour, Tristan dit au duc:

«Sire, que donneriez-vous à qui délivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vous de si lourds tributs?

– En vérité, je donnerais à choisir à son vainqueur, parmi mes richesses, celle qu'il tiendrait pour la plus précieuse; mais nul n'osera s'attaquer au géant.

– Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan. Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures, et, pour tout l'or de Pavie, je ne renoncerais à mon désir de combattre le géant.

– Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu né d'une Vierge vous accompagne et vous défende de la mort!»

Tristan atteignit Urgan le Velu dans son repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de la force, l'épée agile de la lourde massue, et Tristan, ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta au duc:

«Sire, en récompense, ainsi que vous l'avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chien enchanté!

– Ami, qu'as-tu demandé? Laisse-le-moi et prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre.

– Sire, votre sœur est belle, et belle est votre terre; mais c'est pour gagner votre chien-fée que j'ai attaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse!

– Prends-le donc; mais sache que tu m'as enlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur!»

Tristan confia le chien à un jongleur de Galles, sage et rusé, qui le porta de sa part en Cornouailles. Il parvint à Tintagel et le remit secrètement à Brangien. La reine s'en réjouit grandement, donna en récompense dix marcs d'or au jongleur et dit au roi que la reine d'Irlande, sa mère, envoyait ce cher présent. Elle fit ouvrer pour le chien, par un orfèvre, une niche précieusement incrustée d'or et de pierreries et, partout où elle allait, le portait avec elle, en souvenir de son ami. Et chaque fois qu'elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets s'effaçaient de son cœur.

Elle ne comprit pas d'abord la merveille: si elle trouvait une telle douceur à le contempler, c'était, pensait-elle, parce qu'il lui venait de Tristan; c'était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sa peine. Mais un jour elle connut que c'était un sortilège, et que seul le tintement du grelot charmait son cœur.

«Ah! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux? Il aurait pu garder ce chien enchanté et oublier ainsi toute douleur; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l'envoyer, me donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu'il en soit ainsi; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras.»

Elle prit le grelot magique, le fit tinter une dernière fois, le détacha doucement; puis, par la fenêtre ouverte, elle le lança dans la mer.

XV
ISEUT AUX BLANCHES MAINS

Ire de femme est a duter;

Mol s'en deit bien chascuns garder.

Cum de leger vient leur amur,

De leger revient lur haür.

(Thomas.)

Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l'un sans l'autre. Séparés, ce n'était pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort à la fois.

Par les mers, les îles et les pays, Tristan voulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt le Foi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse; mais ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s'en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d'Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Mais, pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.

Alors il crut qu'Iseut s'était déprise de lui et qu'elle l'oubliait.

Or, il advint qu'un jour, chevauchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent une plaine dévastée: partout des murs ruinés, des villages sans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte, Tristan songea:

«Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux années, que ne m'a-t-elle fait quérir par les pays? Pas un message d'elle. A Tintagel, le roi l'honore et la sert; elle vit en joie. Certes le grelot du chien enchanté accomplit bien son œuvre! Elle m'oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d'antan, peu lui chaut du chétif qui erre par ce pays désolé. A mon tour, n'oublierai-je jamais celle qui m'oublie? Jamais ne trouverai-je qui guérisse ma misère?»

Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal passèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisième jour, à l'heure de none, ils approchèrent d'une colline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près, l'habitacle d'un ermite. L'ermite ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre, avec des haillons de laine sur l'échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal établait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets délicats; mais du pain d'orge pétri avec de la cendre et de l'eau de source. Après le repas, comme la nuit était tombée, et qu'ils étaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle était cette terre ruinée.

«Beau seigneur, dit l'ermite, c'est la terre de Bretagne, que tient le duc Hoël. C'était naguère un beau pays, riche en prairies et en terres de labour: ici des moulins, là des pommiers, là des métairies. Mais le comte Riol de Nantes y a fait le dégât; ses fourrageurs ont partout bouté le feu, et de partout enlevé les proies. Ses hommes en sont riches pour longtemps: ainsi va la guerre.

– Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur, Hoël?

– Je vous dirai donc, seigneur, l'occasion de la guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duc a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte Riol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donner à un vassal, et le comte Riol a tenté de l'enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle.»

Tristan demanda:

«Le duc Hoël peut-il encore soutenir sa guerre?

– A grand'peine, seigneur. Pourtant, son dernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l'ennemi les presse et les affame: pourront-ils tenir longtemps?»

Tristan demanda à quelle distance était le château de Carhaix.

«Sire, à deux milles seulement.»

Ils se séparèrent et dormirent. Au matin, après que l'ermite eut chanté et qu'ils eurent partagé le pain d'orge et de cendre, Tristan prit congé du prud'homme, et chevaucha vers Carhaix.

Quand il s'arrêta au pied des murailles closes, il vit une troupe d'hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit connaître, et Tristan lui dit:

«Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J'ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service.

– Hélas! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous récompense! Comment vous accueillir céans? Nous n'avons plus de vivres; point de blé, rien que des fèves et de l'orge pour subsister.

– Qu'importe? dit Tristan. J'ai vécu dans une forêt, pendant deux ans, d'herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu'on m'ouvre cette porte.»

Kaherdin dit alors:

«Recevez-le, mon père, puisqu'il est de tel courage, afin qu'il prenne sa part de nos biens et de nos maux.»

Ils l'accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bien flanquée de bretèches palissadées où s'embusquaient les arbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plantés par le duc Riol. Quand ils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit à Tristan:

«Or, bel ami, nous monterons à la salle où sont ma mère et ma sœur.»

Tous deux se tenant par la main, entrèrent, dans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur une courte-pointe, paraient d'orfroi un paile d'Angleterre et chantaient une chanson de toile: elles disaient comment Belle Doette, assise au vent sous l'épine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puis les deux chevaliers s'assirent auprès d'elles. Kaherdin, montrant l'étole que brodait sa mère:

«Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvrière est ma dame: comme elle sait à merveille orner les étoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutiers pauvres! et comme les mains de ma sœur font courir les fils d'or sur ce samit blanc! Par foi, belle sœur, c'est à droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains!»

Alors Tristan, connaissant qu'elle s'appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement.

Or, le comte Riol avait dressé son camp à trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoël n'osaient plus, pour l'assaillir, franchir les barres. Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes lacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu'aux approches des tentes ennemies; puis, s'élançant de l'aguet, ils enlevèrent par force un charroi du comte Riol. A partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porter foi et tendresse, tant qu'ils se jurèrent amitié et compagnonnage. Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l'histoire vous l'apprendra.

Or, tandis qu'ils revenaient de ces chevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.

Un matin, comme l'aube venait de poindre, un guetteur descendit en hâte de sa tour, et courut par les salles en criant:

 

«Seigneurs, vous avez trop dormi! Levez-vous, Riol vient faire l'assaillie!»

Chevaliers et bourgeois s'armèrent et coururent aux murailles: ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l'ost de Riol qui s'avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers. Arrivés à la portée d'un arc, ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d'avril.

Mais Tristan s'armait à son tour avec ceux que le guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d'or; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille; il monte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l'écu dressé contre sa poitrine, en criant: «Carhaix!» Il était temps: déjà les hommes d'Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée des chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par les jeunes chevaliers, et l'herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s'était fièrement arrêté, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol. Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa la sienne sans ébranler Kaherdin, qui, d'un coup plus sûr, écartela l'écu de l'adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté jusqu'au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçons et tombe.

Au cri que poussa son frère, le duc Riol s'élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit dans ses mains, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l'étendit mort sur le pré. Tristan, aussitôt relevé, l'épée fourbie à la main:

«Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour navrer le cheval! Tu ne sortiras pas vivant de ce pré!

– Je crois que vous mentez!» répondit Riol en poussant sur lui son destrier.

Mais Tristan esquiva l'atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lance glissa de l'épaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s'abattit à son tour. Riol parvint à s'en débarrasser et se redressa; à pied tous deux, l'écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se requièrent et s'assaillent; enfin Tristan frappe Riol sur l'escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si fortement asséné que le baron tombe sur les genoux et sur les mains.

«Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan; à la male heure es-tu venu dans ce champ: il te faut mourir!»

Riol se remet en pieds, mais Tristan l'abat encore d'un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve, et Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà leur seigneur était recréant.

Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s'apaisa, et son ost s'éloigna.

Quand les vainqueurs furent rentrés dans Carhaix, Kaherdin dit à son père:

«Sire, mandez Tristan, et retenez-le; il n'est pas de meilleur chevalier et votre pays a besoin d'un baron de telle prouesse.»

Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela Tristan:

«Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m'avez conservé cette terre. Je veux donc m'acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne.

– Sire, je la prends», dit Tristan.

Ah! seigneurs, pourquoi dit-il cette parole? Mais, pour cette parole, il mourut.

Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec ses amis. Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, à la porte du moutier selon la loi de sainte Église, Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches.

Mais, la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la manche trop étroite de son bliaut, ils enlevèrent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l'anneau d'Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.

Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait.

Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau: c'était dans la forêt où, pour lui, elle avait mené l'âpre vie. Et, couché auprès de l'autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l'avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l'avaient aimé à la male heure. A toutes les deux il avait menti sa foi.

Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s'étonnait de l'entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse:

«Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser? Dites-le moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis.

– Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j'ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j'ai combattu un dragon, et j'allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu: je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m'abstiendrais de l'accoler et de l'embrasser…

– Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement.»

Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu'elle n'avait guère droit à cette parure.