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Le roman de Tristan et Iseut

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II
LE MORHOLT D'IRLANDE

Tristrem seyd: «Ywis,

Y wil defende it as knizt.»

(Sir Tristrem.)

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d'Irlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu'il faisait depuis quinze années, d'acquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d'anciens traités d'accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres d'argent fin, et la troisième trois cents livres d'or. Mais, quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul n'avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil.

Au terme marqué, quand les barons furent assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis sous le dais, le Morholt parla ainsi:

«Roi Marc, entends pour la dernière fois le mandement du roi d'Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l'as trop longtemps refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port de Tintagel, les emportera pour qu'ils deviennent nos serfs. Pourtant, – et je n'excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu'il convient, – si quelqu'un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d'Irlande lève ce tribut contre le droit, j'accepterai son gage. Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays?»

Les barons se regardaient entre eux à la dérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait: «Vois, malheureux, la stature du Morholt d'Irlande: il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée: ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête des plus hardis champions, depuis tant d'années que le roi d'Irlande envoie ce géant porter ses défis par les terres vassales? Chétif, veux-tu chercher la mort? A quoi bon tenter Dieu?» Cet autre songeait: «Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie? Mais ma mort ne vous sauverait pas.» Et tous se taisaient.

Le Morholt dit encore:

«Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage? Je lui offre une belle bataille: car, à trois jours d'ici, nous gagnerons sur des barques l'île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier et moi, nous combattrons seul à seul, et la louange d'avoir tenté la bataille rejaillira sur toute sa parenté.»

Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut que l'on enferme dans une cage avec de petits oiseaux: quand il y entre, tous deviennent muets.

Le Morholt parla pour la troisième fois:

«Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habité que par des serfs.»

Alors Tristan s'agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit:

«Seigneur roi, s'il vous plaît de m'accorder ce don, je ferai la bataille.»

En vain le roi Marc voulut l'en détourner. Il était si jeune chevalier: de quoi lui servirait sa hardiesse? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le reçut.

Au jour dit, Tristan se plaça sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit le haubert et le heaume d'acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes. «Ah! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n'ai-je, plutôt que toi, entrepris cette bataille? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!..» Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu'au rivage. Ils espéraient encore, car l'espérance au cœur des hommes vit de chétive pâture.

Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l'île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l'île. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.

«Vassal, que fais-tu? dit le Morholt, et pourquoi n'as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre?

– Vassal, à quoi bon? répondit Tristan. L'un de nous deux reviendra seul vivant d'ici: une seule barque ne lui suffit-elle pas?»

Et tous deux, s'excitant au combat par des paroles outrageuses, s'enfoncèrent dans l'île.

Nul ne vit l'âpre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l'écart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l'heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre; la barque de l'Irlandais se détacha de l'île, et une clameur de détresse retentit: «Le Morholt! le Morholt!» Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d'une vague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue; chacun de ses poings tendait une épée brandie: c'était Tristan. Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient à la nage. Le preux s'élança sur la grève, et, tandis que les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt:

«Seigneurs d'Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez: mon épée est ébréchée, un fragment de la lame est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d'acier, seigneurs: c'est le tribut de la Cornouailles!»

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants d'allégresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu'on n'eût pas ouï Dieu tonner, Tristan parvint au château, il s'affaissa entre les bras du roi Marc; et le sang ruisselait de ses blessures.

A grand déconfort, les compagnons du Morholt abordèrent en Irlande. Naguère, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés qui l'acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sa nièce, Iseut la Blonde, aux cheveux d'or, dont la beauté brillait déjà comme l'aube qui se lève. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s'il avait reçu quelque blessure, elles le guérissaient; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessés déjà pareils à des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies à l'heure propice, les philtres? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l'épée ennemie était encore enfoncé dans son crâne. Iseut la Blonde l'en retira pour l'enfermer dans un coffre d'ivoire, précieux comme un reliquaire. Et courbées sur le grand cadavre, la mère et la fille, redisant sans fin l'éloge du mort et sans répit lançant la même imprécation contre le meurtrier, menaient à tour de rôle parmi les femmes le regret funèbre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit à haïr le nom de Tristan de Loonnois.

Mais, à Tintagel, Tristan languissait: un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et, comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s'exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l'écart sur le rivage; et, couché devant les flots, il attendait la mort. Il songeait: «Vous m'avez donc abandonné, roi Marc, moi qui ai sauvé l'honneur de votre terre? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne; mais que pourrait votre tendresse? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu'elle m'emporte au loin, seul. Vers quelle terre? je ne sais, mais là peut-être où je trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal.»

Il supplia tant, que le roi Marc consentit à son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu'on déposât seulement sa harpe près de lui. A quoi bon les voiles que ses bras n'auraient pu dresser? A quoi bon les rames? A quoi bon l'épée? Comme un marinier, au cours d'une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d'un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque où gisait son cher fils, et la mer l'emporta.

Sept jours et sept nuits, elle l'entraîna doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à son insu, l'approcha d'un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient; dans la première blancheur de l'aube, ils aperçurent la barque errante. «Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait.» Ils ramèrent pour atteindre la barque: elle allait à la dérive, et rien n'y semblait vivre, que la voix de la harpe; mais, à mesure qu'ils approchaient, la mélodie s'affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame compatissante, qui saurait peut-être le guérir.

 

Hélas! ce port était Weisefort, où gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par son art, se reconnut, il comprit que les flots l'avaient jeté sur une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu'il était un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande: il naviguait vers l'Espagne pour y apprendre l'art de lire dans les étoiles; des pirates avaient assailli la nef: blessé, il s'était enfui sur cette barque. On le crut: nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l'île Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d'or l'eut presque guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, il comprit qu'il fallait fuir; il s'échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.

III
LA QUÊTEDE LABELLE AUX CHEVEUX D'OR

En po d'ore vos oi paiée

O la parole do chevol,

Dont je ai puis eü grant dol.

(Lai de la Folie Tristan.)

Il y avait à la cour du roi Marc quatre barons, les plus félons des hommes, qui haïssaient Tristan de male haine pour sa prouesse et pour le tendre amour que le roi lui portait. Et je sais bien vous redire leurs noms: Andret, Guenelon, Gondoïne et Denoalen; or le duc Andret était, comme Tristan, un neveu du roi Marc. Connaissant que le roi méditait de vieillir sans enfants pour laisser sa terre à Tristan, leur envie s'irrita, et, par des mensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes de Cornouailles:

«Que de merveilles en sa vie! disaient les félons; mais vous êtes des hommes de grand sens, seigneurs, et qui savez sans doute en rendre raison. Qu'il ait triomphé du Morholt, voilà déjà un beau prodige; mais par quels enchantements a-t-il pu, presque mort, voguer seul sur la mer? Lequel de nous, seigneurs, dirigerait une nef sans rames ni voile? Les magiciens le peuvent, dit-on. Puis, en quel pays de sortilège a-t-il pu trouver remède à ses plaies? Certes, il est un enchanteur. Oui, sa barque était fée et pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaque jour verse des poisons au cœur du roi Marc! Comme il a su dompter ce cœur par puissance et charme de sorcellerie! Il sera roi, seigneurs, et vous tiendrez vos terres d'un magicien!»

Ils persuadèrent la plupart des barons: car beaucoup d'hommes ne savent pas que ce qui est du pouvoir des magiciens, le cœur peut aussi l'accomplir par la force de l'amour et de la hardiesse. C'est pourquoi les barons pressèrent le roi Marc de prendre à femme une fille de roi, qui lui donnerait des hoirs; s'il refusait, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour le guerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur qu'aussi longtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roi n'entrerait en sa couche. Mais, à son tour, Tristan, qui supportait à grand'honte le soupçon d'aimer son oncle à bon profit, le menaça: que le roi se rendît à la volonté de sa baronnie; sinon, il abandonnerait la cour, il s'en irait servir le riche roi de Gavoie. Alors Marc fixa un terme à ses barons; à quarante jours de là, il dirait sa pensée.

Au jour marqué, seul dans sa chambre, il attendait leur venue et songeait tristement: «Où donc trouver fille de roi si lointaine et inaccessible que je puisse feindre, mais feindre seulement, de la vouloir pour femme?»

A cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant, puis, brusquement effarouchées, disparurent. Mais de leurs becs s'était échappé un long cheveu de femme, plus fin que fil de soie, qui brillait comme un rayon de soleil.

Marc, l'ayant pris, fit entrer les barons et Tristan, et leur dit:

«Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si toutefois vous voulez quérir celle que j'ai choisie.

– Certes, nous le voulons, beau seigneur; qui donc est celle que vous avez choisie?

– J'ai choisi celle à qui fut ce cheveu d'or, et sachez que je n'en veux point d'autre.

– Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu d'or? qui vous l'a porté? et de quel pays?

– Il me vient, seigneurs, de la Belle aux cheveux d'or; deux hirondelles me l'ont porté; elles savent de quel pays.»

Les barons comprirent qu'ils étaient raillés et déçus. Ils regardaient Tristan avec dépit; car ils le soupçonnaient d'avoir conseillé cette ruse. Mais Tristan, ayant considéré le cheveu d'or, se souvint d'Iseut la Blonde. Il sourit et parla ainsi:

«Roi Marc, vous agissez à grand tort; et ne voyez-vous pas que les soupçons de ces seigneurs me honnissent? Mais vainement vous avez préparé cette dérision: j'irai quérir la Belle aux cheveux d'or. Sachez que la quête est périlleuse et qu'il me sera plus malaisé de retourner de son pays que de l'île où j'ai tué le Morholt: mais de nouveau je veux mettre pour vous, bel oncle, mon corps et ma vie à l'aventure. Afin que vos barons connaissent si je vous aime d'amour loyal, j'engage ma foi par ce serment: ou je mourrai dans l'entreprise, ou je ramènerai en ce château de Tintagel la Reine aux blonds cheveux.»

Il équipa une belle nef, qu'il garnit de froment, de vin, de miel, et de toutes bonnes denrées. Il y fit monter, outre Gorvenal, cent jeunes chevaliers de haut parage, choisis parmi les plus hardis, et les affubla de cottes de bure et de chapes de camelin grossier, en sorte qu'ils ressemblaient à des marchands; mais sous le pont de la nef, ils cachaient les riches habits de drap d'or, de cendal et d'écarlate, qui conviennent aux messagers d'un roi puissant.

Quand la nef eut pris le large, le pilote demanda:

«Beau seigneur, vers quelle terre naviguer?

– Ami, cingle vers l'Irlande, droit au port de Weisefort.»

Le pilote frémit. Tristan ne savait-il pas que, depuis le meurtre du Morholt, le roi d'Irlande pourchassait les nefs cornouaillaises? Les mariniers saisis, il les pendait à des fourches. Le pilote obéit pourtant et gagna la terre périlleuse.

D'abord Tristan sut persuader aux hommes de Weisefort que ses compagnons étaient des marchands d'Angleterre venus pour trafiquer en paix. Mais, comme ces marchands d'étrange sorte consumaient le jour aux nobles jeux des tables et des échecs et paraissaient mieux s'entendre à manier les dés qu'à mesurer le froment, Tristan redoutait d'être découvert, et ne savait comment entreprendre sa quête.

Or, un matin, au point du jour, il ouït une voix si épouvantable qu'on eût dit le cri d'un démon. Jamais il n'avait entendu bête glapir en telle guise, si horrible et si merveilleuse. Il appela une femme qui passait sur le port:

«Dites-moi, fait-il, dame, d'où vient cette voix que j'ai ouïe? ne me le cachez pas.

– Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient d'une bête fière et la plus hideuse qui soit au monde. Chaque jour, elle descend de sa caverne et s'arrête à l'une des portes de la ville. Nul n'en peut sortir, nul n'y peut entrer, qu'on n'ait livré au dragon une jeune fille; et, dès qu'il la tient entre ses griffes, il la dévore en moins de temps qu'il n'en faut pour dire une patenôtre.

– Dame, dit Tristan, ne vous raillez pas de moi, mais dites-moi s'il serait possible à un homme né de mère de l'occire en bataille.

– Certes, beau doux sire, je ne sais; ce qui est assuré, c'est que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l'aventure; car le roi d'Irlande a proclamé par voix de héraut qu'il donnerait sa fille Iseut la Blonde à qui tuerait le monstre; mais le monstre les a tous dévorés.»

Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s'arme en secret, et il eût fait beau voir sortir de la nef de ces marchands si riche destrier de guerre et si fier chevalier. Mais le port était désert, car l'aube venait à peine de poindre, et nul ne vit le preux chevaucher jusqu'à la porte que la femme lui avait montrée. Soudain, sur la route, cinq hommes dévalèrent, qui éperonnaient leurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville. Tristan saisit au passage l'un d'entre eux par ses rouges cheveux tressés, si fortement qu'il le renversa sur la croupe de son cheval et le maintint arrêté:

«Dieu vous sauve, beau sire! dit Tristan; par quelle route vient le dragon?»

Et quand le fuyard lui eut montré la route, Tristan le relâcha.

Le monstre approchait. Il avait la tête d'une guivre, les yeux rouges et tels que des charbons embrasés, deux cornes au front, les oreilles longues et velues, des griffes de lion, une queue de serpent, le corps écailleux d'un griffon.

Tristan lança contre lui son destrier d'une telle force que, tout hérissé de peur, il bondit pourtant contre le monstre. La lance de Tristan heurta les écailles et vola en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la lève et l'assène sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti l'atteinte pourtant; il lance ses griffes contre l'écu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert encore de l'épée, et le frappe sur les flancs d'un coup si violent que l'air en retentit. Vainement: il ne peut le blesser. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de flammes venimeuses: le haubert de Tristan noircit comme un charbon éteint, son cheval s'abat et meurt. Mais, aussitôt relevé, Tristan enfonce sa bonne épée dans la gueule du monstre: elle y pénètre toute et lui fend le cœur en deux parts. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt.

Tristan lui coupa la langue et la mit dans sa chausse. Puis, tout étourdi par la fumée âcre, il marcha, pour y boire, vers une eau stagnante qu'il voyait briller à quelque distance. Mais le venin distillé par la langue du dragon s'échauffa contre son corps, et dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé.

Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d'Irlande, et qu'il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle est la puissance de l'amour que chaque matin il s'embusquait, armé, pour assaillir le monstre; pourtant, du plus loin qu'il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l'écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la tête du monstre, la porta au roi et réclama le beau salaire promis.

Le roi ne crut guère à sa prouesse; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sa cour, à trois jours de là: devant le barnage assemblé, le sénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.

Quand Iseut la Blonde apprit qu'elle serait livrée à ce couard, elle fit d'abord une longue risée, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l'imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent en secret vers le repaire du monstre, tant qu'Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singulière; sans doute, le cheval qui avait passé là n'avait pas été ferré en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans tête et le cheval mort; il n'était pas harnaché selon la coutume d'Irlande. Certes, un étranger avait tué le dragon; mais vivait-il encore?

Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent longtemps; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secrètement dans les chambres des femmes. Là, Iseut conta l'aventure à sa mère, et lui confia l'étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langue envenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d'Irlande réveilla le blessé par la vertu d'une herbe et lui dit:

«Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui a tranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sa récompense. Sauras-tu, à deux jours d'ici, lui prouver son tort par bataille?

 

– Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J'ai conquis Iseut sur le dragon; peut-être je la conquerrai sur le sénéchal.»

Alors, la reine l'hébergea richement, et brassa pour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prépara un bain et doucement oignit son corps d'un baume que sa mère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage du blessé, vit qu'il était beau, et se prit à penser: «Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fournira rude bataille!» Mais Tristan, ranimé par la chaleur de l'eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu'il avait conquis la Reine aux cheveux d'or, se mit à sourire. Iseut le remarqua et se dit: «Pourquoi cet étranger a-t-il souri? Ai-je rien fait qui ne convienne pas? Ai-je négligé l'un des services qu'une jeune fille doit rendre à son hôte? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j'ai oublié de parer ses armes ternies par le venin.»

Elle vint donc là où l'armure de Tristan était déposée: «Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien digne d'être porté par un preux.» Elle prit l'épée par la poignée: «Certes, c'est là une belle épée, et qui convient à un hardi baron.» Elle tire du riche fourreau, pour l'essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu'elle est largement ébréchée. Elle remarque la forme de l'entaille: ne serait-ce point la lame qui s'est brisée dans la tête du Morholt? Elle hésite, regarde encore, veut s'assurer de son doute. Elle court à la chambre où elle gardait le fragment d'acier retiré naguère du crâne du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche; à peine voyait-on la trace de la brisure.

Alors elle se précipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle cria:

«Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour!»

Tristan fit effort pour arrêter son bras; vainement; son corps était perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avec adresse:

«Soit, je mourrai; mais pour t'épargner les longs repentirs, écoute. Fille de roi, sache que tu n'as pas seulement le pouvoir, mais le droit de me tuer. Oui, tu as droit sur ma vie, puisque deux fois tu me l'as conservée et rendue. Une première fois, naguère, j'étais le jongleur blessé que tu as sauvé quand tu as chassé de son corps le venin dont l'épieu du Morholt l'avait empoisonné. Ne rougis pas, jeune fille, d'avoir guéri ces blessures; ne les avais-je pas reçues en loyal combat? ai-je tué le Morholt en trahison? ne m'avait-il pas défié? ne devais-je pas défendre mon corps? Pour la seconde fois, en m'allant chercher au marécage, tu m'as sauvé. Ah! c'est pour toi, jeune fille, que j'ai combattu le dragon… Mais laissons ces choses: je voulais te prouver seulement que, m'ayant par deux fois délivré du péril de la mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses y gagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchée entre les bras du preux sénéchal, il te sera doux de songer à ton hôte blessé, qui avait risqué sa vie pour te conquérir et t'avait conquise, et que tu auras tué sans défense dans ce bain.»

Iseut s'écria:

«J'entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du Morholt a-t-il voulu me conquérir? Ah! sans doute, comme le Morholt avait jadis tenté de ravir sur sa nef les jeunes filles de Cornouailles, à ton tour, par belles représailles, tu as fait cette vantance d'emporter comme ta serve celle que le Morholt chérissait entre les jeunes filles…

– Non, fille de roi, dit Tristan. Mais un jour deux hirondelles ont volé jusqu'à Tintagel pour y porter l'un de tes cheveux d'or. J'ai cru qu'elles venaient m'annoncer paix et amour. C'est pourquoi je suis venu te quérir par delà la mer. C'est pourquoi j'ai affronté le monstre et son venin. Vois ce cheveu cousu parmi les fils d'or de mon bliaut; la couleur des fils d'or a passé: l'or du cheveu ne s'est pas terni.»

Iseut rejeta la grande épée et prit en mains le bliaut de Tristan. Elle y vit le cheveu d'or et se tut longuement; puis elle baisa son hôte sur les lèvres en signe de paix et le revêtit de riches habits.

Au jour de l'assemblée des barons, Tristan envoya secrètement vers sa nef Perinis, le valet d'Iseut, pour mander à ses compagnons de se rendre à la cour, parés comme il convenait aux messagers d'un riche roi: car il espérait atteindre ce jour même au terme de l'aventure. Gorvenal et les cent chevaliers se désolaient depuis quatre jours d'avoir perdu Tristan; ils se réjouirent de la nouvelle.

Un à un, dans la salle où déjà s'amassaient sans nombre les barons d'Irlande, ils entrèrent, s'assirent à la file sur un même rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs riches vêtements d'écarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandais disaient entre eux: «Quels sont ces seigneurs magnifiques? Qui les connaît? Voyez ces manteaux somptueux, parés de zibeline et d'orfroi! Voyez à la pomme des épées, au fermail des pelisses, chatoyer les rubis, les béryls, les émeraudes et tant de pierres que nous ne savons nommer! Qui donc vit jamais splendeur pareille? D'où viennent ces seigneurs? A qui sont-ils?» Mais les cent chevaliers se taisaient et ne se mouvaient de leurs sièges pour nul qui entrât.

Quand le roi d'Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et de soutenir par bataille qu'il avait tué le monstre et qu'Iseut devait lui être livrée. Alors Iseut s'inclina devant son père, et dit:

«Roi, un homme est là, qui prétend convaincre votre sénéchal de mensonge et de félonie. A cet homme prêt à prouver qu'il a délivré votre terre du fléau et que votre fille ne doit pas être abandonnée à un couard, promettez-vous de pardonner ses torts anciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre paix et votre merci?»

Le roi y pensa et ne se hâtait pas de répondre. Mais ses barons crièrent en foule:

«Octroyez-le, sire! octroyez-le!»

Le roi dit:

«Et je l'octroie!»

Mais Iseut s'agenouilla à ses pieds:

«Père, donnez-moi d'abord le baiser de merci et de paix, en signe que vous le donnerez pareillement à cet homme!»

Quand elle eut reçu le baiser, elle alla chercher Tristan et le conduisit par la main dans l'assemblée. A sa vue, les cent chevaliers se levèrent à la fois, le saluèrent les bras en croix sur la poitrine, se rangèrent à ses côtés et les Irlandais virent qu'il était leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et un grand cri retentit: «C'est Tristan de Loonnois, c'est le meurtrier du Morholt!» Les épées nues brillèrent et des voix furieuses répétaient: «Qu'il meure!»

Mais Iseut s'écria:

«Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l'as promis!»

Le roi le baisa sur la bouche, et la clameur s'apaisa.

Alors Tristan montra la langue du dragon, et offrit la bataille au sénéchal qui n'osa l'accepter et reconnut son forfait. Puis Tristan parla ainsi:

«Seigneurs, j'ai tué le Morholt, mais j'ai franchi la mer pour vous offrir belle amendise. Afin de racheter le méfait, j'ai mis mon corps en péril de mort et je vous ai délivrés du monstre, et voici que j'ai conquis Iseut la Blonde, la belle. L'ayant conquise, je l'emporterai donc sur ma nef. Mais, afin que par les terres d'Irlande et de Cornouailles se répande non plus la haine, mais l'amour, sachez que le roi Marc, mon cher seigneur, l'épousera. Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer sur les reliques des saints que le roi Marc vous mande paix et amour, que son désir est d'honorer Iseut comme sa chère femme épousée, et que tous les hommes de Cornouailles la serviront comme leur dame et leur reine.»