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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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XX. – TRAVAIL HUMAIN, TRAVAIL NATIONAL

Briser les machines, – repousser les marchandises étrangères, – ce sont deux actes qui procèdent de la même doctrine.

On voit des hommes qui battent des mains quand une grande invention se révèle au monde, – et qui néanmoins adhèrent au régime protecteur. – Ces hommes sont bien inconséquents!

Que reprochent-ils à la liberté du commerce? De faire produire par des étrangers plus habiles ou mieux situés que nous des choses que, sans elle, nous produirions nous-mêmes. En un mot, on l'accuse de nuire au travail national.

De même, ne devraient-ils pas reprocher aux machines de faire accomplir par des agents naturels ce qui, sans elles, serait l'œuvre de nos bras, et, par conséquent, de nuire au travail humain?

L'ouvrier étranger, mieux placé que l'ouvrier français, est, à l'égard de celui-ci, une véritable machine économique qui l'écrase de sa concurrence. De même, une machine qui exécute une opération à un prix moindre qu'un certain nombre de bras est, relativement à ces bras, un vrai concurrent étranger qui les paralyse par sa rivalité.

Si donc il est opportun de protéger le travail national contre la concurrence du travail étranger, il ne l'est pas moins de protéger le travail humain contre la rivalité du travail mécanique.

Aussi, quiconque adhère au régime protecteur, s'il a un peu de logique dans la cervelle, ne doit pas s'arrêter à prohiber les produits étrangers: il doit proscrire encore les produits de la navette et de la charrue.

Et voilà pourquoi j'aime bien mieux la logique des hommes qui, déclamant contre l'invasion des marchandises exotiques, ont au moins le courage de déclamer aussi contre l'excès de production dû à la puissance inventive de l'esprit humain.

Tel est M. de Saint-Chamans. «Un des arguments les plus forts, dit-il, contre la liberté du commerce et le trop grand emploi des machines, c'est que beaucoup d'ouvriers sont privés d'ouvrage ou par la concurrence étrangère qui fait tomber les manufactures, ou par les instruments qui prennent la place des hommes dans les ateliers.» (Du Système d'impôts, p. 438.)

M. de Saint-Chamans a parfaitement vu l'analogie, disons mieux, l'identité qui existe entre les importations et les machines; voilà pourquoi il proscrit les unes et les autres; et vraiment il y a plaisir d'avoir affaire à des argumentateurs intrépides, qui, même dans l'erreur, poussent un raisonnement jusqu'au bout.

Mais voyez la difficulté qui les attend!

S'il est vrai, à priori, que le domaine de l'invention et celui du travail ne puissent s'étendre qu'aux dépens l'un de l'autre, c'est dans les pays où il y a le plus de machines, dans le Lancastre, par exemple, qu'on doit rencontrer le moins d'ouvriers. Et si, au contraire, on constate en fait que la mécanique et la main-d'œuvre coexistent à un plus haut degré chez les peuples riches que chez les sauvages, il faut en conclure nécessairement que ces deux puissances ne s'excluent pas.

Je ne puis pas m'expliquer qu'un être pensant puisse goûter quelque repos en présence de ce dilemme:

Ou les inventions de l'homme ne nuisent pas à ses travaux comme les faits généraux l'attestent, puisqu'il y a plus des unes et des autres chez les Anglais et les Français que parmi les Hurons et les Cherokées, et, en ce cas, j'ai fait fausse route, quoique je ne sache ni où ni quand je me suis égaré. Je commettrais un crime de lèse-humanité si j'introduisais mon erreur dans la législation de mon pays.

Ou bien les découvertes de l'esprit limitent le travail des bras, comme les faits particuliers semblent l'indiquer, puisque je vois tous les jours une machine se substituer à vingt, à cent travailleurs, et alors je suis forcé de constater une flagrante, éternelle, incurable antithèse entre la puissance intellectuelle et la puissance physique de l'homme; entre son progrès et son bien-être, et je ne puis m'empêcher de dire que l'auteur de l'homme devait lui donner de la raison ou des bras, de la force morale ou de la force brutale, mais qu'il s'est joué de lui en lui conférant à la fois des facultés qui s'entre-détruisent.

La difficulté est pressante. Or, savez-vous comment on en sort? Par ce singulier apophthegme:

En économie politique il n'y a pas de principe absolu.

En langage intelligible et vulgaire, cela veut dire:

«Je ne sais où est le vrai et le faux; j'ignore ce qui constitue le bien ou le mal général. Je ne m'en mets pas en peine. L'effet immédiat de chaque mesure sur mon bien-être personnel, telle est la seule loi que je consente à reconnaître.»

Il n'y a pas de principes! mais c'est comme si vous disiez: Il n'y a pas de faits; car les principes ne sont que des formules qui résument tout un ordre de faits bien constatés.

Les machines, les importations ont certainement des effets. Ces effets sont bons ou mauvais. On peut à cet égard différer d'avis. Mais, quel que soit celui que l'on adopte, il se formule par un de ces deux principes: Les machines sont un bien; – ou – les machines sont un mal. Les importations sont favorables, – ou – les importations sont nuisibles. – Mais dire: Il n'y a pas de principes, c'est certainement le dernier degré d'abaissement où l'esprit humain puisse descendre, et j'avoue que je rougis pour mon pays quand j'entends articuler une si monstrueuse hérésie en face des chambres françaises, avec leur assentiment, c'est-à-dire en face et avec l'assentiment de l'élite de nos concitoyens; et cela pour se justifier de nous imposer des lois en parfaite ignorance de cause.

Mais enfin, me dira-t-on, détruisez le sophisme. Prouvez que les machines ne nuisent pas au travail humain, ni les importations au travail national.

Dans un ouvrage de la nature de celui-ci, de telles démonstrations ne sauraient être très-complètes. J'ai plus pour but de poser les difficultés que de les résoudre, et d'exciter la réflexion que de la satisfaire. Il n'y a jamais pour l'esprit de conviction bien acquise que celle qu'il doit à son propre travail. J'essayerai néanmoins de le mettre sur la voie.

Ce qui trompe les adversaires des importations et des machines, c'est qu'ils les jugent par leurs effets immédiats et transitoires, au lieu d'aller jusqu'aux conséquences générales et définitives.

L'effet prochain d'une machine ingénieuse est de rendre superflue, pour un résultat donné, une certaine quantité de main-d'œuvre. Mais là ne s'arrête point son action. Par cela même que ce résultat donné est obtenu avec moins d'efforts, il est livré au public à un moindre prix; et la somme des épargnes ainsi réalisée par tous les acheteurs, leur sert à se procurer d'autres satisfactions, c'est-à-dire à encourager la main-d'œuvre en général, précisément de la quantité soustraite à la main-d'œuvre spéciale de l'industrie récemment perfectionnée. – En sorte que le niveau du travail n'a pas baissé, quoique celui des satisfactions se soit élevé.

Rendons cet ensemble d'effets sensible par un exemple.

Je suppose qu'il se consomme en France dix millions de chapeaux à 15 francs; cela offre à l'industrie chapelière un aliment de 150 millions. – Une machine est inventée qui permet de donner les chapeaux à 10 francs. – L'aliment pour cette industrie est réduit à 100 millions, en admettant que la consommation n'augmente pas. Mais les autres 50 millions ne sont point pour cela soustraits au travail humain. Économisés par les acheteurs de chapeaux, ils leur serviront à satisfaire d'autres besoins, et par conséquent à rémunérer d'autant l'ensemble de l'industrie. Avec ces 5 francs d'épargne, Jean achètera une paire de souliers, Jacques un livre, Jérôme un meuble, etc. Le travail humain, pris en masse, continuera donc d'être encouragé jusqu'à concurrence de 150 millions; mais cette somme donnera le même nombre de chapeaux qu'auparavant, plus toutes les satisfactions correspondant aux 50 millions que la machine aura épargnés. Ces satisfactions sont le produit net que la France aura retiré de l'invention. C'est un don gratuit, un tribut que le génie de l'homme aura imposé à la nature. – Nous ne disconvenons pas que, dans le cours de la transformation, une certaine masse de travail aura été déplacée; mais nous ne pouvons pas accorder qu'elle aura été détruite ou même diminuée.

De même quant aux importations. – Reprenons l'hypothèse.

La France fabriquait dix millions de chapeaux dont le prix de revient était de 15 francs. L'étranger envahit notre marché en nous fournissant les chapeaux à 10 francs. – Je dis que le travail national n'en sera nullement diminué.

Car il devra produire jusqu'à concurrence de 100 millions pour payer 10 millions de chapeaux à 10 francs.

Et puis, il restera à chaque acheteur 5 francs d'économie par chapeau, ou, au total, 50 millions, qui acquitteront d'autres jouissances, c'est-à-dire d'autres travaux.

Donc la masse du travail restera ce qu'elle était, et les jouissances supplémentaires, représentées par 50 millions d'économie sur les chapeaux, formeront le profit net de l'importation ou de la liberté du commerce.

Et il ne faut pas qu'on essaye de nous effrayer par le tableau des souffrances qui, dans cette hypothèse, accompagneraient le déplacement du travail.

Car si la prohibition n'eût jamais existé, le travail se serait classé de lui-même selon la loi de l'échange, et nul déplacement n'aurait eu lieu.

Si, au contraire, la prohibition a amené un classement artificiel et improductif du travail, c'est elle et non la liberté qui est responsable du déplacement inévitable dans la transition du mal au bien.

À moins qu'on ne prétende que, parce qu'un abus ne peut être détruit sans froisser ceux qui en profitent, il suffit qu'il existe un moment pour qu'il doive durer toujours28.

 

XXI. – MATIÈRES PREMIÈRES

On dit: Le plus avantageux de tous les commerces est celui où l'on donne des objets fabriqués en échange de matières premières. Car ces matières premières sont un aliment pour le travail national.

Et de là on conclut:

Que la meilleure loi de douanes serait celle qui donnerait le plus de facilités possible à l'entrée des matières premières, et qui opposerait le plus d'obstacles aux objets qui ont reçu leur première façon.

Il n'y a pas, en économie politique, de sophisme plus répandu que celui-là. Il défraye non-seulement l'école protectioniste, mais encore et surtout l'école prétendue libérale; et c'est là une circonstance fâcheuse, car ce qu'il y a de pire, pour une bonne cause, ce n'est pas d'être bien attaquée, mais d'être mal défendue.

La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés; elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris possession de nos esprits. Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne la peut retarder comme ce qui égare l'opinion; et quoi de plus propre à l'égarer que les écrits qui réclament la liberté en s'appuyant sur les doctrines du monopole?

Il y a quelques années, trois grandes villes de France, Lyon, Bordeaux et le Havre, firent une levée de boucliers contre le régime restrictif. Le pays, l'Europe entière s'émurent en voyant se dresser ce qu'ils prirent pour le drapeau de la liberté. – Hélas! c'était encore le drapeau du monopole! d'un monopole un peu plus mesquin et beaucoup plus absurde que celui qu'on semblait vouloir renverser. – Grâce au sophisme que je vais essayer de dévoiler, les pétitionnaires ne firent que reproduire, en y ajoutant une inconséquence de plus, la doctrine de la protection au travail national.

Qu'est-ce, en effet, que le régime prohibitif? Écoutons M. de Saint-Cricq.

«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il crée les choses matérielles que réclament nos besoins, et que l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» – Voilà le principe.

«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national. Si elle était le produit du travail étranger, le travail national s'arrêterait promptement.» – Voilà l'erreur. (Voir le sophisme précédent.)

«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son marché aux produits de son sol et de son industrie.» – Voilà le but.

«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» – Voilà le moyen.

Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.

Elle divisait les marchandises en trois classes.

«La première renferme des objets d'alimentation et des matières premières, vierges de tout travail humain. En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée.» – Ici point de travail, point de protection.

«La seconde est composée d'objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu'on la charge de quelques droits.» – Ici la protection commence parce que, selon les pétitionnaires, commence le travail national.

«La troisième comprend des objets perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national; nous la considérons comme la plus imposable.» – Ici, le travail, et la protection avec lui, arrivent à leur maximum.

On le voit, les pétitionnaires professaient que le travail étranger nuit au travail national, c'est l'erreur du régime prohibitif.

Ils demandaient que le marché français fût réservé au travail français; c'est le but du régime prohibitif.

Ils réclamaient que le travail étranger fût soumis à des restrictions et à des taxes. – C'est le moyen du régime prohibitif.

Quelle différence est-il donc possible de découvrir entre les pétitionnaires bordelais et le coryphée de la restriction? – Une seule: l'extension plus ou moins grande à donner au mot travail.

M. de Saint-Cricq l'étend à tout. – Aussi, veut-il tout protéger.

«Le travail constitue toute la richesse d'un peuple, dit-il: protéger l'industrie agricole, toute l'industrie agricole; l'industrie manufacturière, toute l'industrie manufacturière, c'est le cri qui retentira toujours dans cette chambre.»

Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants: aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.

«Les matières premières sont vierges de tout travail humain. En principe on ne devrait pas les imposer. Les objets fabriqués ne peuvent plus servir au travail national; nous les considérons comme les plus imposables.»

Il ne s'agit point ici d'examiner si la protection au travail national est raisonnable. M. de Saint-Cricq et les Bordelais s'accordent sur ce point, et nous, comme on l'a vu dans les chapitres précédents, nous différons à cet égard des uns et des autres.

La question est de savoir qui, de M. de Saint-Cricq ou des Bordelais, donne au mot travail sa juste acception.

Or, sur ce terrain, il faut le dire, M. de Saint-Cricq a mille fois raison, car voici le dialogue qui pourrait s'établir entre eux.

M. de Saint-Cricq. – Vous convenez que le travail national doit être protégé. Vous convenez qu'aucun travail étranger ne peut s'introduire sur notre marché sans y détruire une quantité égale de notre travail national. Seulement vous prétendez qu'il y a une foule de marchandises pourvues de valeur, puisqu'elles se vendent, et qui sont cependant vierges de tout travail humain. Et vous nommez, entre autres choses, les blés, farines, viandes, bestiaux, lard, sel, fer, cuivre, plomb, houille, laines, peaux, semences, etc.

Si vous me prouvez que la valeur de ces choses n'est pas due au travail, je conviendrai qu'il est inutile de les protéger.

Mais aussi, si je vous démontre qu'il y a autant de travail dans cent francs de laine que dans 100 francs de tissus, vous devrez avouer que la protection est due à l'une comme à l'autre.

Or, pourquoi ce sac de laine vaut-il 100 francs? N'est-ce point parce que c'est son prix de revient? et le prix de revient est-il autre chose que ce qu'il a fallu distribuer en gages, salaires, main-d'œuvre, intérêts, à tous les travailleurs et capitalistes qui ont concouru à la production de l'objet?

Les pétitionnaires. – Il est vrai que, pour la laine, vous pourriez avoir raison. Mais un sac de blé, un lingot de fer, un quintal de houille, sont-ils le produit du travail? N'est-ce point la nature qui les crée?

M. de Saint-Cricq. – Sans doute, la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais c'est le travail qui en produit la valeur. J'ai eu tort moi-même de dire que le travail crée les objets matériels, et cette locution vicieuse m'a conduit à bien d'autres erreurs. – Il n'appartient pas à l'homme de créer et de faire quelque chose de rien, pas plus au fabricant qu'au cultivateur; si par production on entendait création, tous nos travaux seraient improductifs, et les vôtres, messieurs les négociants, plus que tous les autres, excepté peut-être les miens.

L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé le blé, mais il a celle d'en avoir créé la valeur, je veux dire, d'avoir, par son travail, celui de ses domestiques, de ses bouviers, de ses moissonneurs, transformé en blé des substances qui n'y ressemblaient nullement. Que fait de plus le meunier qui le convertit en farine, le boulanger qui le façonne en pain?

Pour que l'homme puisse se vêtir en drap, une foule d'opérations sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail humain, les véritables matières premières de ce produit sont l'air, l'eau, la chaleur, les gaz, la lumière, les sels qui doivent entrer dans sa composition. Voilà les matières premières qui véritablement sont vierges de tout travail humain, puisqu'elles n'ont pas de valeur, et je ne songe pas à les protéger. – Mais un premier travail convertit ces substances en fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en tissus, un cinquième en vêtements. Qui osera dire que tout, dans cette œuvre, n'est pas travail, depuis le premier coup de charrue qui le commence jusqu'au dernier coup d'aiguille qui le termine?

Et parce que, pour plus de célérité et de perfection dans l'accomplissement de l'œuvre définitive, qui est un vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison unique de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs de la protection?

Les pétitionnaires. – Oui, nous commençons à voir que le blé, non plus que la laine, n'est pas tout à fait vierge de travail humain: mais au moins l'agriculteur n'a pas, comme le fabricant, tout exécuté par lui-même et ses ouvriers; la nature l'a aidé; et, s'il y a du travail, tout n'est pas travail dans le blé.

M. de Saint-Cricq. – Mais tout est travail dans sa valeur. Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain. Je veux même qu'il soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je l'ai contrainte par mon travail; et quand je vous vends du blé, remarquez bien ceci, ce n'est pas le travail de la nature que je vous fais payer, mais le mien.

Et, à votre compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à vapeur, du poids de l'atmosphère, comme, à l'aide de la charrue, je m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la transmission des forces, de l'affinité?

Les pétitionnaires. – Allons, va encore pour la laine, mais la houille est assurément l'ouvrage et l'ouvrage exclusif de la nature. Elle est bien vierge de tout travail humain.

M. de Saint-Cricq. – Oui, la nature a fait la houille, mais le travail en a fait la valeur. La houille n'avait aucune valeur pendant les millions d'années où elle était enfouie ignorée à cent pieds sous terre. Il a fallu l'y aller chercher: c'est un travail; il a fallu la transporter sur le marché: c'est un autre travail; et, encore une fois, le prix que vous la payez sur le marché n'est autre chose que la rémunération de ces travaux d'extraction et de transport29.

On voit que jusqu'ici tout l'avantage est du côté de M. de Saint-Cricq; que la valeur des matières premières, comme celle des matières fabriquées, représente les frais de production, c'est-à-dire du travail; qu'il n'est pas possible de concevoir un objet pourvu de valeur, et qui soit vierge de tout travail humain; que la distinction que font les pétitionnaires est futile en théorie; que, comme base d'une inégale répartition de faveurs, elle serait inique en pratique, puisqu'il en résulterait que le tiers des Français, occupés aux manufactures, obtiendraient les douceurs du monopole, par la raison qu'ils produisent en travaillant, tandis que les deux autres tiers, à savoir la population agricole, seraient abandonnés à la concurrence, sous prétexte qu'ils produisent sans travailler.

 

On insistera, j'en suis sûr, et l'on dira qu'il y a plus d'avantage pour une nation à importer des matières dites premières, qu'elles soient ou non le produit du travail, et à exporter des objets fabriqués.

C'est là une opinion fort accréditée.

«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d'essor.»

«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une étendue sans limite à l'œuvre des habitants des pays où elles sont importées.»

«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible

La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite non de suite, mais dans un temps indéterminé; non au taux le plus faible, mais à 20 p. 100.

«Entre autres articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières

Tout cela repose sur une illusion.

Nous avons vu que toute valeur représente du travail. Or, il est très-vrai que le travail manufacturier décuple, centuple quelquefois la valeur d'un produit brut, c'est-à-dire répand dix fois, cent fois plus de profits dans la nation. Dès lors on raisonne ainsi: La production d'un quintal de fer ne fait gagner que 15 francs aux travailleurs de toutes classes. La conversion de ce quintal de fer en ressorts de montres, élève leurs profits à 10,000 francs; et oserez-vous dire que la nation n'est pas plus intéressée à s'assurer pour 10,000 francs que pour 15 francs de travail?

On oublie que les échanges internationaux, pas plus que les échanges individuels, ne s'opèrent au poids ou à la mesure. On n'échange pas un quintal de fer brut contre un quintal de ressorts de montre, ni une livre de laine en suint contre une livre de laine en cachemire; – mais bien une certaine valeur d'une de ces choses contre une valeur égale d'une autre. Or, troquer valeur égale contre valeur égale, c'est troquer travail égal contre travail égal. Il n'est donc pas vrai que la nation qui donne pour 100 francs de tissus ou de ressorts gagne plus que celle qui livre pour 100 francs de laine ou de fer.

Dans un pays où aucune loi ne peut être votée, aucune contribution établie qu'avec le consentement de ceux que cette loi doit régir ou que cet impôt doit frapper, on ne peut voler le public qu'en commençant par le tromper. Notre ignorance est la matière première de toute extorsion qui s'exerce sur nous, et l'on peut être assuré d'avance que tout sophisme est l'avant-coureur d'une spoliation. – Bon public, quand tu vois un sophisme dans une pétition, mets la main sur ta poche, car c'est certainement là que l'on vise.

Voyons donc quelle est la pensée secrète que messieurs les armateurs de Bordeaux et du Havre et messieurs les manufacturiers de Lyon enveloppent dans cette distinction entre les produits agricoles et les objets manufacturés?

«C'est principalement dans cette première classe (celle qui comprend les matières premières, vierges de tout travail humain) que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande… En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée… La seconde (objets qui ont reçu une préparation), on peut la charger. La troisième (objets auxquels le travail n'a plus rien à faire), nous la considérons comme la plus imposable

«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est indispensable de réduire de suite au taux le plus bas les matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail…»

Les manufacturiers ne pouvaient pas demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi, la pétition de Lyon demande-t-elle la libre introduction des matières premières, «pour prouver, y est-il dit, que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes.»

Non; mais il faut dire que les uns et les autres, entendus comme font les pétitionnaires, sont terriblement opposés aux intérêts des campagnes, de l'agriculture et des consommateurs.

Voilà donc, messieurs, où vous vouliez en venir! Voilà le but de vos subtiles distinctions économiques! Vous voulez que la loi s'oppose à ce que les produits achevés traversent l'Océan, afin que le transport beaucoup plus coûteux des matières brutes, sales, chargées de résidus, offre plus d'aliment à votre marine marchande, et mette plus largement en œuvre vos forces navales. C'est là ce que vous appelez une sage économie.

Eh! que ne demandez-vous aussi qu'on fasse venir les sapins de Russie avec leurs branches, leur écorce et leurs racines; l'or du Mexique à l'état de minerai; et les cuirs de Buénos-Ayres encore attachés aux ossements de cadavres infects?

Bientôt, je m'y attends, les actionnaires des chemins de fer, pour peu qu'ils soient en majorité dans les chambres, feront une loi qui défende de fabriquer à Cognac l'eau-de-vie qui se consomme à Paris. Ordonner législativement le transport de dix pièces de vin pour une pièce d'eau-de-vie, ne serait-ce pas à la fois fournir à l'industrie parisienne l'indispensable aliment de son travail, et mettre en œuvre les forces des locomotives?

Jusques à quand fermera-t-on les yeux sur cette vérité si simple?

L'industrie, les forces navales, le travail ont pour but le bien général, le bien public; créer des industries inutiles, favoriser des transports superflus, alimenter un travail surnuméraire, non pour le bien du public, mais aux dépens du public, c'est réaliser une véritable pétition de principe. Ce n'est pas le travail qui est en soi-même une chose désirable, c'est la consommation: tout travail sans résultat est une perte. Payer des marins pour porter à travers les mers d'inutiles résidus, c'est comme les payer pour faire ricocher des cailloux sur la surface de l'eau. Ainsi nous arrivons à ce résultat, que tous les sophismes économiques, malgré leur infinie variété, ont cela de commun qu'ils confondent le moyen avec le but, et développent l'un aux dépens de l'autre30.

28V. dans la seconde série des Sophismes le chap. et dans les Harmonies économiques, le chap. VI. (Note de l'éditeur.)
29Je ne mentionne pas explicitement cette partie de rémunération afférente à l'entrepreneur, au capitaliste, etc., par plusieurs motifs: 1o Parce que si l'on y regarde de près on verra que c'est toujours le remboursement d'avances ou le paiement de travaux antérieurs; 2o parce que, sous le mot général travail, je comprends non-seulement le salaire de l'ouvrier, mais la rétribution légitime de toute coopération à l'œuvre de la production; 3o enfin et surtout, parce que la production des objets fabriqués est, aussi bien que celle des matières premières, grevée d'intérêts et de rémunérations autres que celles du travail manuel, et que l'objection, futile en elle-même, s'appliquerait à la filature la plus ingénieuse, tout autant et plus qu'à l'agriculture la plus grossière.
30Voy., au premier volume, l'opuscule de 1834, intitulé: Réflexions sur les Pétitions de Bordeaux, le Havre, etc. (Note de l'éditeur.)