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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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XIV. – CONFLIT DE PRINCIPES

Il est une chose qui me confond, et c'est celle-ci:

Des publicistes sincères étudiant, au seul point de vue des producteurs, l'économie des sociétés, sont arrivés à cette double formule:

«Les gouvernements doivent disposer des consommateurs soumis à leurs lois, en faveur du travail national;

«Ils doivent soumettre à leurs lois des consommateurs lointains, pour en disposer en faveur du travail national.»

La première de ces formules s'appelle Protection; la seconde, Débouchés.

Toutes deux reposent sur cette donnée qu'on nomme Balance du commerce:

«Un peuple s'appauvrit quand il importe, et s'enrichit quand il exporte.»

Car, si tout achat au dehors est un tribut payé, une perte, il est tout simple de restreindre, même de prohiber les importations.

Et si toute vente au dehors est un tribut reçu, un profit, il est tout naturel de se créer des débouchés, même par la force.

Système protecteur, système colonial: ce ne sont donc que deux aspects d'une même théorie. —Empêcher nos concitoyens d'acheter aux étrangers, forcer les étrangers à acheter à nos concitoyens, ce ne sont que deux conséquences d'un principe identique.

Or, il est impossible de ne pas reconnaître que, selon cette doctrine, si elle est vraie, l'utilité générale repose sur le monopole ou spoliation intérieure, et sur la conquête ou spoliation extérieure.

J'entre dans un des chalets suspendus aux flancs de nos Pyrénées.

Le père de famille n'a reçu, pour son travail, qu'un faible salaire. La bise glaciale fait frissonner ses enfants à demi nus, le foyer est éteint et la table vide. Il y a de la laine et du bois et du maïs par delà la montagne, mais ces biens sont interdits à la famille du pauvre journalier; car l'autre versant des monts, ce n'est plus la France. Le sapin étranger ne réjouira pas le foyer du chalet; les enfants du berger ne connaîtront pas le goût de la méture biscaïenne, et la laine de Navarre ne réchauffera pas leurs membres engourdis. Ainsi le veut l'utilité générale: à la bonne heure! mais convenons qu'elle est ici en contradiction avec la justice.

Disposer législativement des consommateurs, les réserver au travail national, c'est empiéter sur leur liberté, c'est leur interdire une action, l'échange, qui n'a en elle-même rien de contraire à la morale; en un mot, c'est leur faire injustice.

Et cependant cela est nécessaire, dit-on, sous peine de voir s'arrêter le travail national, sous peine de porter un coup funeste à la prospérité publique.

Les écrivains de l'école protectioniste arrivent donc à cette triste conclusion, qu'il y a incompatibilité radicale entre la Justice et l'Utilité.

D'un autre côté, si chaque peuple est intéressé à vendre et à ne pas acheter, une action et une réaction violentes sont l'état naturel de leurs relations, car chacun cherchera à imposer ses produits à tous, et tous s'efforceront de repousser les produits de chacun.

Une vente, en effet, implique un achat, et puisque, selon cette doctrine, vendre c'est bénéficier, comme acheter c'est perdre, toute transaction internationale implique l'amélioration d'un peuple et la détérioration d'un autre.

Mais, d'une part, les hommes sont fatalement poussés vers ce qui leur profite; de l'autre, ils résistent instinctivement à ce qui leur nuit: d'où il faut conclure que chaque peuple porte en lui-même une force naturelle d'expansion et une force non moins naturelle de résistance, lesquelles sont également nuisibles à tous les autres; ou, en d'autres termes, que l'antagonisme et la guerre sont l'état naturel de la société humaine.

Ainsi, la théorie que je discute se résume en ces deux axiomes:

L'Utilité est incompatible avec la Justice au dedans.

L'Utilité est incompatible avec la Paix au dehors.

Eh bien! ce qui m'étonne, ce qui me confond, c'est qu'un publiciste, un homme d'État, qui a sincèrement adhéré à une doctrine économique dont le principe heurte si violemment d'autres principes incontestables, puisse goûter un instant de calme et de repos d'esprit.

Pour moi, il me semble que, si j'avais pénétré dans la science par cette porte, si je n'apercevais pas clairement que Liberté, Utilité, Justice, Paix, sont choses non-seulement compatibles, mais étroitement liées entre elles, et pour ainsi dire identiques, je m'efforcerais d'oublier tout ce que j'ai appris; je me dirais:

«Comment Dieu a-t-il pu vouloir que les hommes n'arrivent à la prospérité que par l'injustice et la guerre? Comment a-t-il pu vouloir qu'ils ne renoncent à la guerre et à l'injustice qu'en renonçant à leur bien-être?

«Ne me trompe-t-elle pas, par de fausses lueurs, la science qui m'a conduit à l'horrible blasphème qu'implique cette alternative, et oserai-je prendre sur moi d'en faire la base de la législation d'un grand peuple? Et lorsqu'une longue suite de savants illustres ont recueilli des résultats plus consolants de cette même science à laquelle ils ont consacré toute leur vie, lorsqu'ils affirment que la liberté et l'utilité s'y concilient avec la justice et la paix, que tous ces grands principes suivent, sans se heurter, et pendant l'éternité entière, des parallèles infinis, n'ont-ils pas pour eux la présomption qui résulte de tout ce que nous savons de la bonté et de la sagesse de Dieu, manifestées dans la sublime harmonie de la création matérielle? Dois-je croire légèrement, contre une telle présomption et contre tant d'imposantes autorités, que ce même Dieu s'est plu à mettre l'antagonisme et la dissonance dans les lois du monde moral? Non, non, avant de tenir pour certain que tous les principes sociaux se heurtent, se choquent, se neutralisent, et sont entre eux en un conflit anarchique, éternel, irrémédiable; avant d'imposer à mes concitoyens le système impie auquel mes raisonnements m'ont conduit, je veux en repasser toute la chaîne, et m'assurer s'il n'est pas un point de la route où je me suis égaré.»

Que si, après un sincère examen, vingt fois recommencé, j'arrivais toujours à cette affreuse conclusion, qu'il faut opter entre le Bien et le Bon, découragé, je repousserais la science, je m'enfoncerais dans une ignorance volontaire, surtout je déclinerais toute participation aux affaires de mon pays, laissant à des hommes d'une autre trempe le fardeau et la responsabilité d'un choix si pénible25.

XV. – ENCORE LA RÉCIPROCITÉ

M. de Saint-Cricq disait: «Sommes-nous sûrs que l'étranger nous fera autant d'achats que de ventes?»

M. de Dombasle: «Quel motif avons-nous de croire que les producteurs anglais viendront chercher chez nous, plutôt que chez toute autre nation du globe, les produits dont ils pourront avoir besoin, et des produits pour une valeur équivalente à leurs exportations en France?»

J'admire comme les hommes, qui se disent pratiques avant tout, raisonnent en dehors de toute pratique!

Dans la pratique, se fait-il un échange sur cent, sur mille, sur dix mille peut-être, qui soit un troc direct de produit contre produit? Depuis qu'il y a des monnaies au monde, jamais aucun cultivateur s'est-il dit: je ne veux acheter des souliers, des chapeaux, des conseils, des leçons, qu'au cordonnier, au chapelier, à l'avocat, au professeur qui m'achètera du blé tout juste pour une valeur équivalente? – Et pourquoi les nations s'imposeraient-elles cette gêne?

Comment se passent les choses?

Supposons un peuple privé de relations extérieures. – Un homme a produit du blé. Il le verse dans la circulation nationale au plus haut cours qu'il peut trouver, et il reçoit en échange… quoi? Des écus, c'est-à-dire des mandats, des bons fractionnables à l'infini, au moyen desquels il lui sera loisible de retirer aussi de la circulation nationale, quand il le jugera à propos et jusqu'à due concurrence, les objets dont il aura besoin ou envie. En définitive, à la fin de l'opération, il aura retiré de la masse justement l'équivalent de ce qu'il y a versé, et, en valeur, sa consommation égalera exactement sa production.

Si les échanges de cette nation avec le dehors sont libres, ce n'est plus dans la circulation nationale, mais dans la circulation générale, que chacun verse ses produits et puise ses consommations. Il n'a point à se préoccuper si ce qu'il livre à cette circulation générale est acheté par un compatriote ou un étranger; si les bons qu'il reçoit lui viennent d'un Français ou d'un Anglais; si les objets contre lesquels il échange ensuite ces bons, à mesure de ses besoins, ont été fabriqués en deçà ou au delà du Rhin ou des Pyrénées. Toujours est-il qu'il y a, pour chaque individu, balance exacte entre ce qu'il verse et ce qu'il puise dans le grand réservoir commun; et si cela est vrai de chaque individu, cela est vrai de la nation en masse.

La seule différence entre les deux cas, c'est que, dans le dernier, chacun est en face d'un marché plus étendu pour ses ventes et ses achats, et a, par conséquent, plus de chances de bien faire les uns et les autres.

On fait cette objection: Si tout le monde se ligue pour ne pas retirer de la circulation les produits d'un individu déterminé, il ne pourra rien retirer à son tour de la masse. Il en est de même d'un peuple.

 

Réponse: Si ce peuple ne peut rien retirer de la masse, il n'y versera rien non plus; il travaillera pour lui-même. Il sera contraint de se soumettre à ce que vous voulez lui imposer d'avance, à savoir: l'isolement.

Et ce sera l'idéal du régime prohibitif.

N'est-il pas plaisant que vous lui infligiez d'ores et déjà ce régime, dans la crainte qu'il ne coure la chance d'y arriver un jour sans vous?

XVI. – LES FLEUVES OBSTRUÉS PLAIDANT POUR LES PROHIBITIONISTES

Il y a quelques années, j'étais à Madrid. J'allai aux cortès. On y discutait un traité avec le Portugal sur l'amélioration du cours du Duero. Un député se lève et dit: «Si le Duero est canalisé, les transports s'y feront à plus bas prix. Les grains portugais se vendront à meilleur marché dans les Castilles et feront à notre travail national une concurrence redoutable. Je repousse le projet, à moins que MM. les ministres ne s'engagent à relever le tarif des douanes de manière à rétablir l'équilibre.» L'assemblée trouva l'argument sans réplique.

Trois mois après, j'étais à Lisbonne. La même question était soumise au sénat. Un noble hidalgo dit: «Senhor presidente, le projet est absurde. Vous placez des gardes, à gros frais, sur les rives du Duero, pour empêcher l'invasion du grain castillan en Portugal, et, en même temps, vous voulez, toujours à gros frais, faciliter cette invasion. C'est une inconséquence à laquelle je ne puis m'associer. Que le Duero passe à nos fils tel que nous l'ont laissé nos pères.»

Plus tard, quand il s'est agi d'améliorer la Garonne, je me suis rappelé les arguments des orateurs ibériens, et je me disais: Si les députés de Toulouse étaient aussi bons économistes que celui de Palencia, et les représentants de Bordeaux aussi forts logiciens que ceux d'Oporto, assurément on laisserait la Garonne

 
Dormir au bruit flatteur de son urne penchante,
 

car la canalisation de la Garonne favorisera, au préjudice de Bordeaux, l'invasion des produits toulousains, et, au détriment de Toulouse, l'inondation des produits bordelais.

XVII. – UN CHEMIN DE FER NÉGATIF

J'ai dit que lorsque, malheureusement, on se plaçait au point de vue de l'intérêt producteur, on ne pouvait manquer de heurter l'intérêt général, parce que le producteur, en tant que tel, ne demande qu'efforts, besoins et obstacles.

J'en trouve un exemple remarquable dans un journal de Bordeaux.

M. Simiot se pose cette question:

Le chemin de fer de Paris en Espagne doit-il offrir une solution de continuité à Bordeaux?

Il la résout affirmativement par une foule de raisons que je n'ai pas à examiner, mais par celle-ci, entre autres:

Le chemin de fer de Paris à Bayonne doit présenter une lacune à Bordeaux, afin que marchandises et voyageurs, forcés de s'arrêter dans cette ville, y laissent des profits aux bateliers, porte-balles, commissionnaires, consignataires, hôteliers, etc.

Il est clair que c'est encore ici l'intérêt des agents du travail mis avant l'intérêt des consommateurs.

Mais si Bordeaux doit profiter par la lacune, et si ce profit est conforme à l'intérêt public, Angoulême, Poitiers, Tours, Orléans, bien plus, tous les points intermédiaires, Ruffec, Châtellerault, etc., etc., doivent aussi demander des lacunes, et cela dans l'intérêt général, dans l'intérêt bien entendu du travail national, car plus elles seront multipliées, plus seront multipliés aussi les consignations, commissions, transbordements, sur tous les points de la ligne. Avec ce système, on arrive à un chemin de fer composé de lacunes successives, à un chemin de fer négatif.

Que MM. les protectionistes le veuillent ou non, il n'en est pas moins certain que le principe de la restriction est le même que le principe des lacunes: le sacrifice du consommateur au producteur, du but au moyen.

XVIII. – IL N'Y A PAS DE PRINCIPES ABSOLUS

On ne peut trop s'étonner de la facilité avec laquelle les hommes se résignent à ignorer ce qu'il leur importe le plus de savoir, et l'on peut être sûr qu'ils sont décidés à s'endormir dans leur ignorance, une fois qu'ils en sont venus à proclamer cet axiome: Il n'y a pas de principes absolus.

Vous entrez dans l'enceinte législative. Il y est question de savoir si la loi interdira ou affranchira les échanges internationaux.

Un député se lève et dit:

Si vous tolérez ces échanges, l'étranger vous inondera de ses produits, l'Anglais de tissus, le Belge de houilles, l'Espagnol de laines, l'Italien de soies, le Suisse de bestiaux, le Suédois de fer, le Prussien de blé, en sorte qu'aucune industrie ne sera plus possible chez nous.

Un autre répond:

Si vous prohibez ces échanges, les bienfaits divers que la nature a prodigués à chaque climat seront, pour vous, comme s'ils n'étaient pas. Vous ne participerez pas à l'habileté mécanique des Anglais, à la richesse des mines belges, à la fertilité du sol polonais, à la fécondité des pâturages suisses, au bon marché du travail espagnol, à la chaleur du climat italien, et il vous faudra demander à une production rebelle ce que par l'échange vous eussiez obtenu d'une production facile.

Assurément, l'un de ces députés se trompe. Mais lequel? Il vaut pourtant la peine de s'en assurer, car il ne s'agit pas seulement d'opinions. Vous êtes en présence de deux routes, il faut choisir, et l'une mène nécessairement à la misère.

Pour sortir d'embarras, on dit: Il n'y a point de principes absolus.

Cet axiome, si à la mode de nos jours, outre qu'il doit sourire à la paresse, convient aussi à l'ambition.

Si la théorie de la prohibition venait à prévaloir, ou bien si la doctrine de la liberté venait à triompher, une toute petite loi ferait tout notre code économique. Dans le premier cas, elle porterait: tout échange au dehors est interdit; dans le second: tout échange avec l'étranger est libre, et bien des gros personnages perdraient de leur importance.

Mais si l'échange n'a pas une nature qui lui soit propre, s'il n'est gouverné par aucune loi naturelle, s'il est capricieusement utile ou funeste, s'il ne trouve pas son aiguillon dans le bien qu'il fait, sa limite dans le bien qu'il cesse de faire, si ses effets ne peuvent être appréciés par ceux qui l'exécutent; en un mot, s'il n'y a pas de principes absolus, oh! alors il faut pondérer, équilibrer, réglementer les transactions, il faut égaliser les conditions du travail, chercher le niveau des profits, tâche colossale, bien propre à donner à ceux qui s'en chargent de gros traitements et une haute influence.

En entrant dans Paris, que je suis venu visiter, je me disais: Il y a là un million d'êtres humains qui mourraient tous en peu de jours si des approvisionnements de toute nature n'affluaient vers cette vaste métropole. L'imagination s'effraie quand elle veut apprécier l'immense multiplicité d'objets qui doivent entrer demain par ses barrières, sous peine que la vie de ses habitants ne s'éteigne dans les convulsions de la famine, de l'émeute et du pillage. Et cependant tous dorment en ce moment sans que leur paisible sommeil soit troublé un seul instant par l'idée d'une aussi effroyable perspective. D'un autre côté, quatre-vingts départements ont travaillé aujourd'hui, sans se concerter, sans s'entendre, à l'approvisionnement de Paris. Comment chaque jour amène-t-il ce qu'il faut, rien de plus, rien de moins, sur ce gigantesque marché? Quelle est donc l'ingénieuse et secrète puissance qui préside à l'étonnante régularité de mouvements si compliqués, régularité en laquelle chacun a une foi si insouciante, quoiqu'il y aille du bien-être et de la vie? Cette puissance, c'est un principe absolu, le principe de la liberté des transactions. Nous avons foi en cette lumière intime que la Providence a placée au cœur de tous les hommes, à qui elle a confié la conservation et l'amélioration indéfinie de notre espèce, l'intérêt, puisqu'il faut l'appeler par son nom, si actif, si vigilant, si prévoyant, quand il est libre dans son action. Où en seriez-vous, habitants de Paris, si un ministre s'avisait de substituer à cette puissance les combinaisons de son génie, quelque supérieur qu'on le suppose? s'il imaginait de soumettre à sa direction suprême ce prodigieux mécanisme, d'en réunir tous les ressorts en ses mains, de décider par qui, où, comment, à quelles conditions chaque chose doit être produite, transportée, échangée et consommée? Oh! quoiqu'il y ait bien des souffrances dans votre enceinte, quoique la misère, le désespoir, et peut-être l'inanition, y fassent couler plus de larmes que votre ardente charité n'en peut sécher, il est probable, il est certain, j'ose le dire, que l'intervention arbitraire du gouvernement multiplierait à l'infini ces souffrances, et étendrait sur vous tous les maux qui ne frappent qu'un petit nombre de vos concitoyens.

Eh bien! cette foi que nous avons tous dans un principe, quand il s'agit de nos transactions intérieures, pourquoi ne l'aurions-nous pas, dans le même principe appliqué à nos transactions internationales, assurément moins nombreuses, moins délicates et moins compliquées? Et s'il n'est pas nécessaire que la préfecture de Paris réglemente nos industries, pondère nos chances, nos profits et nos pertes, se préoccupe de l'épuisement du numéraire, égalise les conditions de notre travail dans le commerce intérieur, pourquoi est-il nécessaire que la douane, sortant de sa mission fiscale, prétende exercer une action protectrice sur notre commerce extérieur26?

XIX. – INDÉPENDANCE NATIONALE

Parmi les arguments qu'on fait valoir en faveur du régime restrictif, il ne faut pas oublier celui qu'on tire de l'indépendance nationale.

«Que ferons-nous en cas de guerre, dit-on, si nous nous sommes mis à la discrétion de l'Angleterre pour le fer et la houille?»

Les monopoleurs anglais ne manquent pas de s'écrier de leur côté:

«Que deviendra la Grande-Bretagne en temps de guerre, si elle se met, pour les aliments, sous la dépendance des Français?»

On ne prend pas garde à une chose; c'est que cette sorte de dépendance qui résulte des échanges, des transactions commerciales, est une dépendance réciproque. Nous ne pouvons dépendre de l'étranger sans que l'étranger dépende de nous. Or c'est là l'essence même de la société. Rompre des relations naturelles, ce n'est pas se placer dans un état d'indépendance, mais dans un état d'isolement.

Et remarquez ceci: on s'isole dans la prévision de la guerre; mais l'acte même de s'isoler est un commencement de guerre. Il la rend plus facile, moins onéreuse et, partant, moins impopulaire. Que les peuples soient les uns aux autres des débouchés permanents; que leurs relations ne puissent être rompues sans leur infliger la double souffrance de la privation et de l'encombrement, et ils n'auront plus besoin de ces puissantes marines qui les ruinent, de ces grandes armées qui les écrasent; la paix du monde ne sera pas compromise par le caprice d'un Thiers ou d'un Palmerston, et la guerre disparaîtra faute d'aliments, de ressources, de motifs, de prétextes et de sympathie populaire.

Je sais bien qu'on me reprochera (c'est la mode du jour) de donner pour base à la fraternité des peuples l'intérêt, le vil et prosaïque intérêt. On aimerait mieux qu'elle eût son principe dans la charité, dans l'amour, qu'il y fallût même un peu d'abnégation, et que, froissant le bien-être matériel des hommes, elle eût le mérite d'un généreux sacrifice.

Quand donc en finirons-nous avec ces puériles déclamations? Quand bannirons-nous enfin la tartuferie de la science? Quand cesserons-nous de mettre cette contradiction nauséabonde entre nos écrits et nos actions? Nous huons, nous conspuons l'intérêt, c'est-à-dire l'utile, le bien (car dire que tous les peuples sont intéressés à une chose, c'est dire que cette chose est bonne en soi), comme si l'intérêt n'était pas le mobile nécessaire, éternel, indestructible, à qui la Providence a confié la perfectibilité humaine! Ne dirait-on pas que nous sommes tous des anges de désintéressement? Et pense-t-on que le public ne commence pas à voir avec dégoût que ce langage affecté noircit précisément les pages qu'on lui fait payer le plus cher? Oh! l'affectation! l'affectation! c'est vraiment la maladie de ce siècle.

 

Quoi! parce que le bien-être et la paix sont choses corrélatives, parce qu'il a plu à Dieu d'établir cette belle harmonie dans le monde moral, vous ne voulez pas que j'admire, que j'adore ses décrets et que j'accepte avec gratitude des lois qui font de la justice la condition du bonheur? Vous ne voulez la paix qu'autant qu'elle froisse le bien-être, et la liberté vous pèse parce qu'elle ne vous impose pas des sacrifices? Et qui vous empêche, si l'abnégation a pour vous tant de charmes, d'en mettre dans vos actions privées? La société vous en sera reconnaissante, car quelqu'un au moins en recueillera le fruit; mais vouloir l'imposer à l'humanité comme un principe, c'est le comble de l'absurdité, car l'abnégation de tous, c'est le sacrifice de tous, c'est le mal érigé en théorie.

Mais, grâce au ciel, on peut écrire et lire beaucoup de ces déclamations sans que pour cela le monde cesse d'obéir à son mobile, qui est, qu'on le veuille ou non, l'intérêt.

Après tout, il est assez singulier de voir invoquer les sentiments de la plus sublime abnégation à l'appui de la spoliation elle-même. Voilà donc à quoi aboutit ce fastueux désintéressement! Ces hommes si poétiquement délicats qu'ils ne veulent pas de la paix elle-même si elle est fondée sur le vil intérêt des hommes, mettent la main dans la poche d'autrui, et surtout du pauvre; car quel article du tarif protége le pauvre? Eh! messieurs, disposez comme vous l'entendez de ce qui vous appartient, mais laissez-nous disposer aussi du fruit de nos sueurs, nous en servir ou l'échanger à notre gré. Déclamez sur le renoncement à soi-même, car cela est beau; mais en même temps soyez au moins honnêtes27.

25V. ci-après les chap. , , et à la fin de ce volume, la lettre à M. Thiers, intitulée . (Note de l'éditeur.)
26V. au tome Ier, la 1re lettre à M. de Lamartine et, au tome VI, le chap. I, des Harmonies économiques. (Note de l'éditeur.)
27V. le pamphlet , au présent volume. – V. aussi l'introduction de Cobden et la ligue anglaise, puis la seconde campagne de la ligue, au tome II. (Note de l'éditeur.)