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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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LIBERTÉ, ÉGALITÉ 105

Les mots ont leurs changeantes destinées comme les hommes. En voici deux que tour à tour l'humanité divinise ou maudit, – de telle sorte qu'il est bien difficile à la philosophie d'en parler de sang-froid. – Il fut un temps où celui-là eût risqué sa tête qui aurait osé examiner les syllabes sacrées, car l'examen suppose un doute ou la possibilité d'un doute. Aujourd'hui, au contraire, il n'est pas prudent de les prononcer en certain lieu, et ce lieu est celui d'où sortent les lois qui dirigent la France! – Grâce au ciel, je n'ai à m'occuper ici de la Liberté et de l'Égalité qu'au point de vue économique. Par ce motif, j'espère que le titre de ce chapitre n'affectera pas d'une manière trop douloureuse les nerfs du lecteur.

Mais comment se fait-il que le mot Liberté fasse quelquefois palpiter tous les cœurs, enflamme l'enthousiasme des peuples et soit le signal des actions les plus héroïques, tandis que, dans d'autres circonstances, il semble ne s'échapper du rauque gosier populaire que pour répandre partout le découragement et l'effroi? Sans doute il n'a pas toujours le même sens et ne réveille pas la même idée.

Je ne puis m'empêcher de croire que notre éducation toute romaine entre pour beaucoup dans cette anomalie…

Pendant de longues années le mot Liberté frappe nos jeunes organes, portant avec lui un sens qui ne peut s'ajuster aux mœurs modernes. Nous en faisons le synonyme de suprématie nationale au dehors, et d'une certaine équité, au dedans, pour le partage du butin conquis. Ce partage était en effet, entre le peuple romain et le sénat, le grand sujet des dissentions, au récit desquelles nos jeunes âmes prennent toujours parti pour le peuple. C'est ainsi que luttes du Forum et liberté finissent par former dans notre esprit une association d'idées indestructibles. Être libre, c'est lutter; la région de la liberté, c'est la région des orages…

Ne nous tardait-il pas de quitter le collége pour aller tonner dans les places publiques contre le barbare étranger et l'avide patricien?

Comment la liberté ainsi comprise peut-elle manquer d'être tour à tour un objet d'enthousiasme ou d'effroi pour une population laborieuse?..

Les peuples ont été et sont encore tellement opprimés, qu'ils n'ont pu et ne peuvent conquérir la liberté que par la lutte. Ils s'y résignent quand ils sentent vivement l'oppression, et ils entourent les défenseurs de la liberté de leurs hommages et de leur reconnaissance. Mais la lutte est souvent longue, sanglante, mêlée de triomphes et de revers; elle peut engendrer des fléaux pires que l'oppression… Alors le peuple, fatigué du combat, sent le besoin de reprendre haleine. Il se tourne contre les hommes qui exigent de lui des sacrifices au-dessus de ses forces, et se prend à redouter le mot magique au nom duquel on le prive de sécurité et même de liberté…

Quoique la lutte soit nécessaire pour conquérir la liberté, n'oublions pas que la liberté n'est pas la lutte, pas plus que le port n'est la manœuvre. Les écrivains, les politiques, les discoureurs imbus de l'idée romaine font cette confusion. Les masses ne la font pas. Lutter pour lutter leur répugne, et c'est en cela qu'elles justifient le mot profond: Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que les gens d'esprit, ce quelqu'un, c'est tout le monde

Un fonds commun d'idées rattache les uns aux autres les mots Liberté, égalité, propriété, sécurité.

Liberté, qui a pour étymologie poids, balance, implique l'idée de justice, d'égalité, d'harmonie, d'équilibre – ce qui exclut la lutte, ce qui est justement l'inverse de l'interprétation romaine.

D'un autre côté, liberté c'est propriété généralisée. Mes facultés m'appartiennent-elles si je ne suis pas libre d'en faire usage, et l'esclavage n'est-il pas la négation la plus complète de la propriété comme de la liberté?

Enfin, liberté c'est sécurité, car sécurité c'est encore propriété garantie non-seulement dans le présent mais dans l'avenir…

Puisque les Romains, j'insiste là-dessus, vivaient de butin et chérissaient la liberté; – puisqu'ils avaient des esclaves et chérissaient la liberté, – il est bien évident que l'idée de liberté n'était pour eux nullement incompatible avec les idées de vol et d'esclavage. – Donc il doit en être de même de toutes nos générations collégiennes, et ce sont celles qui régentent le monde. Dans leur esprit la propriété du produit des facultés, ou la propriété des facultés elles-mêmes n'a rien de commun avec la liberté, est un bien infiniment moins précieux. Aussi les atteintes théoriques à la propriété ne les émeuvent guère. Loin de là, pour peu que les lois y procèdent avec une certaine symétrie et dans un but en apparence philanthropique, cette sorte de communisme les charme…

Il ne faut pas croire que ces idées disparaissent quand le premier feu de la jeunesse est éteint, quand on s'est passé la fantaisie de troubler, à la manière des tribuns romains, le repos de la cité; quand on a eu le bonheur de prendre part à quatre ou cinq insurrections, et qu'on a fini par choisir un état, travailler et acquérir de la propriété. – Non, ces idées ne passent pas. Sans doute on tient à sa propriété, on la défend avec énergie; mais on fait peu de cas de la propriété d'autrui… Qu'il s'agisse de la violer, pourvu que ce soit par l'intervention de la loi, on n'en a pas le moindre scrupule… – Notre préoccupation à tous est de courtiser la loi, de tâcher de nous mettre dans ses bonnes grâces; et, si elle a pour nous un sourire, vite nous lui demandons de violer à notre profit la propriété ou la liberté d'autrui… Cela se fait avec une naïveté charmante non-seulement par ceux qui s'avouent communistes ou communautaires, mais encore par ceux qui se proclament fanatiques de la propriété, par ceux que le seul mot de communisme met en fureur, par des courtiers, des fabricants, des armateurs, et même par les propriétaires par excellence, les propriétaires fonciers…

PROTECTIONISME ET COMMUNISME

À MONSIEUR THIERS

Monsieur,

Ne soyez point ingrat envers la révolution de Février. Elle vous a surpris, froissé peut-être; mais aussi elle vous a préparé, comme auteur, comme orateur, comme conseiller intime106, des triomphes inattendus. Parmi ces succès, il en est un assurément fort extraordinaire. Ces jours derniers on lisait dans la Presse:

«L'association pour la défense du travail national (l'ancien comité Mimerel) vient d'adresser à tous ses correspondants une circulaire, pour leur annoncer qu'une souscription est ouverte à l'effet de concourir à la propagation dans les ateliers du livre de M. Thiers sur la Propriété. L'association souscrit elle-même pour 5,000 exemplaires.»

J'aurais voulu être présent quand cette flatteuse annonce est tombée sous vos yeux. Elle a dû y faire briller un éclair de joie railleuse.

On a bien raison de le dire: les voies de Dieu sont aussi infaillibles qu'impénétrables. Car si vous voulez bien m'accorder pour un instant (ce que j'essaierai bientôt de démontrer) que le Protectionisme, en se généralisant, devient Communisme comme un carpillon devient carpe; pourvu que Dieu lui prête vie, il est déjà assez singulier que ce soit un champion du Protectionisme qui se pose comme le pourfendeur du Communisme; mais, ce qui est plus extraordinaire et plus consolant encore, c'est qu'une puissante association, qui s'était formée pour propager théoriquement et pratiquement le principe communiste (dans la mesure qu'elle jugeait profitable à ses membres), consacre aujourd'hui la moitié de ses ressources à détruire le mal qu'elle a fait avec l'autre moitié.

Je le répète, c'est là un spectacle consolant. Il nous rassure sur l'inévitable triomphe de la vérité, puisqu'il nous montre les vrais et premiers propagateurs des doctrines subversives, effrayés de leurs succès, élaborer maintenant le contre-poison et le poison dans la même officine.

Ceci suppose, il est vrai, l'identité du principe Communiste et du principe Prohibitioniste, et peut-être n'admettez-vous pas cette identité, quoique à vrai dire, il ne me paraît pas possible que vous ayez pu, sans en être frappé, écrire quatre cents pages sur la Propriété. Peut-être pensez-vous que quelques efforts consacrés à la liberté commerciale ou plutôt au Libre-Échange, l'impatience d'une discussion sans résultat, l'ardeur du combat, la vivacité de la lutte m'ont fait voir, comme cela ne nous arrive que trop souvent à nous autres polémistes, les erreurs de mes adversaires à travers un verre grossissant. Sans doute, c'est mon imagination, afin d'en avoir plus facilement raison, qui gonfle la théorie du Moniteur industriel aux proportions de celle du Populaire. Quelle apparence que de grands manufacturiers, d'honnêtes propriétaires, de riches banquiers, d'habiles hommes d'État se soient faits, sans le savoir et sans le vouloir, les initiateurs, les apôtres du Communisme en France? – Et pourquoi pas, je vous prie? Il y a bien des ouvriers, pleins d'une foi sincère dans le droit au travail, par conséquent communistes sans le savoir, sans le vouloir, qui ne souffriraient pas qu'on les considérât comme tels. La raison en est que, dans toutes les classes, l'intérêt incline la volonté, et la volonté, comme dit Pascal, est le principal organe de la créance. Sous un autre nom, beaucoup d'industriels, fort honnêtes gens d'ailleurs, font du Communisme comme on en fait toujours, c'est-à-dire à la condition que le bien d'autrui sera seul mis en partage. Mais sitôt que, le principe gagnant du terrain, il s'agit de livrer aussi au partage leur propre bien, oh! alors le Communisme leur fait horreur. Ils répandaient le Moniteur industriel, maintenant ils propagent le livre de la Propriété. Pour s'en étonner, il faudrait ignorer le cœur humain, ses ressorts secrets, et combien il a de pente à se faire habile casuiste.

 

Non, Monsieur, ce n'est pas la chaleur de la lutte qui m'a fait voir sous ce jour la doctrine prohibitioniste, car c'est au contraire parce que je la voyais sous ce jour, avant la lutte, que je m'y suis engagé107. Veuillez me croire; étendre quelque peu notre commerce extérieur, résultat accessoire qui n'est certes pas à dédaigner, ce ne fut jamais mon motif déterminant. J'ai cru et crois encore que la Propriété est engagée dans la question. J'ai cru et je crois encore que notre tarif douanier, à cause de l'esprit qui lui a donné naissance et des arguments par lesquels on le défend, a fait au principe même de la Propriété une brèche par laquelle tout le reste de notre législation menace de passer.

En considérant l'état des esprits, il m'a semblé qu'un Communisme qui, je dois le dire pour être juste, n'a pas la conscience de lui-même et de sa portée, était sur le point de nous déborder. Il m'a semblé que ce Communisme-là (car il y en a de plusieurs espèces) se prévalait très-logiquement de l'argumentation prohibitioniste et se bornait à en presser les déductions. C'est donc sur ce terrain qu'il m'a paru utile de le combattre; car puisqu'il s'armait de sophismes propagés par le comité Mimerel, il n'y avait pas espoir de le vaincre tant que ces sophismes resteraient debout et triomphants dans la conscience publique. C'est à ce point de vue que nous nous sommes placés à Bordeaux, à Paris, à Marseille, à Lyon, quand nous avons fondé l'Association du Libre-Échange. La liberté commerciale, considérée en elle-même, est sans doute pour les peuples un bien précieux; mais enfin, si nous n'avions eu qu'elle en vue, nous aurions donné à notre association le titre d'Association pour la liberté commerciale, ou, plus politiquement encore, pour la réforme graduelle des tarifs. Mais le mot Libre-Échange implique libre disposition du fruit de son travail, en d'autres termes Propriété, et c'est pour cela que nous l'avons préféré108. Certes, nous savions que ce mot nous susciterait bien des difficultés. Il affirmait un principe, et, dès lors, il devait ranger parmi nos adversaires tous les partisans du Principe opposé. Bien plus, il répugnait extrêmement aux hommes même les mieux disposés à nous seconder, c'est-à-dire aux négociants, plus préoccupés alors de réformer la douane que de vaincre le Communisme. Le Havre, tout en sympathisant à nos vues, refusa d'adopter notre bannière. De toute part on me disait: «Nous obtiendrons plutôt quelques adoucissements à notre tarif en n'affichant pas des prétentions absolues.» Je répondais: Si vous n'avez que cela en vue, agissez par vos chambres de commerce. On me disait encore: «Le mot Libre-Échange effraie et éloigne le succès.» Rien n'était plus vrai; mais je tirais de l'effroi même causé par ce mot mon plus fort argument pour son adoption. Plus il épouvante, disais-je, plus cela prouve que la notion de Propriété s'efface des esprits. La doctrine Prohibitioniste a faussé les idées, et les fausses idées ont produit la Protection. Obtenir par surprise ou par le bon vouloir du ministre une amélioration accidentelle du tarif, c'est pallier un effet, non détruire une cause. Je maintins donc le mot Libre-Échange, non en dépit, mais en raison des obstacles qu'il devait nous créer; obstacles qui, révélant la maladie des esprits, étaient la preuve certaine que les bases mêmes de l'ordre social étaient menacées.

Il ne suffisait pas de signaler notre but par un mot; il fallait encore le définir. C'est ce que nous fîmes et je transcris ici, comme pièce à l'appui, le premier acte ou le manifeste de cette association.

Au moment de s'unir pour la défense d'une grande cause, les soussignés sentent le besoin d'exposer leur croyance; de proclamer le but, la limite, les moyens et l'esprit de leur association.

L'Échange est un droit naturel comme la Propriété. Tout citoyen qui a créé ou acquis un produit doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l'objet qu'il préfère. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun usage contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, et uniquement pour satisfaire la convenance d'un autre citoyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de la Justice.

C'est encore violer les conditions de l'Ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société où chaque industrie, aidée en cela par la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les autres?

C'est méconnaître la pensée providentielle qui préside aux destinées humaines, manifestée par l'infinie variété des climats, des saisons, des forces naturelles et des aptitudes, biens que Dieu n'a si inégalement répartis entre les hommes que pour les unir, par l'échange, dans les liens d'une universelle fraternité.

C'est contrarier le développement de la prospérité publique, puisque celui qui n'est pas libre d'échanger ne l'est pas de choisir son travail, et se voit contraint de donner une fausse direction à ses efforts, à ses facultés, à ses capitaux, et aux agents que la nature avait mis à sa disposition.

Enfin, c'est compromettre la paix entre les peuples; car c'est briser les relations qui les unissent et qui rendent les guerres impossibles, à force de les rendre onéreuses.

L'Association a donc pour but la Liberté des Échanges.

Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par la seule considération des besoins du Trésor.

Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire, et de rançonner ainsi la communauté au profit d'une classe, dès cet instant la Protection ou plutôt la Spoliation se manifeste, et c'est là le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complétement de nos lois, indépendamment de toute réciprocité et des systèmes qui prévalent ailleurs.

De ce que l'Association poursuit la destruction complète du régime protecteur, il ne s'ensuit pas qu'elle demande qu'une telle réforme s'accomplisse en un jour, et sorte d'un seul scrutin. Même pour revenir du mal au bien et d'un état de choses artificiel à une situation naturelle, des précautions peuvent être commandées par la prudence. Ces détails d'exécution appartiennent aux pouvoirs de l'État; la mission de l'Association est de propager, de populariser le Principe.

Quant aux moyens qu'elle entend mettre en œuvre, jamais elle ne les cherchera ailleurs que dans les voies constitutionnelles et légales.

Enfin l'Association se place en dehors de tous les partis politiques. Elle ne se met au service d'aucune industrie, d'aucune classe, d'aucune portion du territoire. Elle embrasse la cause de l'éternelle justice, de la paix, de l'union, de la libre communication, de la fraternité entre tous les hommes, la cause de l'intérêt général, qui se confond partout, et sous tous les aspects, avec celle du Public consommateur.

Y a-t-il un mot dans ce programme qui ne révèle le désir ardent de raffermir ou même de rétablir dans les esprits la notion de Propriété, pervertie par le Régime Restrictif? N'est-il pas évident que l'intérêt commercial y est au second plan et l'intérêt social au premier? Remarquez que le tarir, en lui-même, bon ou mauvais au point de vue administratif ou fiscal, nous occupe peu. Mais sitôt qu'il agit intentionnellement dans le sens protecteur, c'est-à-dire sitôt qu'il manifeste une pensée de spoliation et la négation, en principe, du droit de Propriété, nous le combattons, non comme tarif, mais comme système. C'est là, disons-nous, la pensée que nous nous efforcerons de ruiner dans les intelligences afin de la faire disparaître de nos lois.

On demandera sans doute pourquoi, ayant en vue une question générale de cette importance, nous avons circonscrit la lutte sur le terrain d'une question spéciale.

La raison en est simple. Il fallait opposer association à association, engager des intérêts et des soldats dans notre armée. Nous savions bien qu'entre Prohibitionistes et Libres-Échangistes la polémique ne peut se prolonger sans remuer et, à la fin, résoudre toutes les questions morales, politiques, philosophiques, économiques qui se rattachent à la Propriété; et puisque le comité Mimerel, en ne s'occupant que d'un but spécial, avait compromis ce principe, nous devions espérer relever ce principe en poursuivant, nous aussi, le but spécial opposé.

Mais qu'importe ce que j'ai pu dire ou penser en d'autres temps? Qu'importe que j'aie aperçu ou cru apercevoir une certaine connexité entre le Protectionisme et le Communisme? L'essentiel est de savoir si cette connexité existe. C'est ce que je vais examiner.

Vous vous rappelez sans doute le jour où, avec votre habileté ordinaire, vous fîtes arriver sur les lèvres de M. Proudhon cet aveu devenu célèbre: «Donnez-moi le Droit au travail, et je vous abandonne le Droit de propriété.» M. Proudhon ne cachait pas qu'à ses yeux ces deux Droits sont incompatibles.

Si la Propriété est incompatible avec le Droit au travail, et si le droit au travail est fondé sur le même principe que la Protection, qu'en devrons-nous conclure, sinon que la Protection est elle-même incompatible avec la Propriété? En géométrie on regarde comme une vérité incontestable que deux choses égales à une troisième sont égales entre elles.

Or, il est arrivé qu'un orateur éminent, M. Billault, a cru devoir soutenir à la tribune le Droit au travail. Cela n'était pas facile en présence de l'aveu échappé à M. Proudhon. M. Billault comprenait fort bien que faire intervenir l'État pour pondérer les fortunes et niveler les situations, c'est se mettre sur la pente du Communisme; et qu'a-t-il dit pour déterminer l'Assemblée nationale à violer la propriété et son principe? Il vous a dit tout simplement que ce qu'il vous demandait de faire vous le faisiez déjà par vos tarifs. Sa prétention ne va pas au delà d'une application un peu plus large de doctrines par vous admises et appliquées. Voici ses paroles:

Portez vos regards sur nos tarifs de douane; par leurs prohibitions, leurs taxes différentielles; leurs primes, leurs combinaisons de tous genres, c'est la société qui aide, qui soutient, qui retarde ou avance toutes les combinaisons du travail national (très-bien); elle ne tient pas seulement la balance entre le travail français, qu'elle protége, et le travail étranger, mais, sur le sol de la patrie, les diverses industries la voient encore, et sans cesse, intervenir entre elles. Entendez devant son tribunal les réclamations perpétuelles des unes contre les autres; voyez, par exemple, les industries qui emploient le fer se plaignant de la protection accordée au fer français contre le fer étranger; celles qui emploient le lin ou le coton filés protestant contre la protection accordée au fil français, contre l'exclusion du fil étranger, et ainsi des autres. La société (il fallait dire le gouvernement) se trouve donc forcément mêlée à toutes les luttes, à tous les embarras du travail; elle y intervient activement tous les jours, directement, indirectement, et la première fois que vous aurez des questions de douane, vous le verrez, vous serez, bon gré mal gré, forcés de prendre fait et cause, et de faire par vous-mêmes la part de tous les intérêts.

 

Ce ne saurait donc être une objection contre la dette de la société envers le travailleur dénué, que cette nécessité qu'elle créerait au gouvernement d'intervenir dans la question du travail.

Et veuillez bien remarquer que M. Billault, dans son argumentation, n'a nullement eu la pensée de vous infliger une sanglante ironie. Ce n'est pas un Libre-Échangiste déguisé se complaisant à rendre palpable l'inconséquence des Protectionistes. Non, M. Billault est lui-même protectioniste bonâ fide. Il aspire au nivellement des fortunes par la Loi. Dans cette voie, il juge l'action des tarifs utile; et rencontrant comme obstacle le Droit de propriété, il saute par-dessus, comme vous faites. On lui montre ensuite le Droit au travail qui est un second pas dans la même voie. Il rencontre encore comme obstacle le Droit de propriété; il saute encore par-dessus. Mais, se retournant, il est tout surpris de voir que vous ne le suivez plus. Il vous en demande le motif. Si vous lui répondiez: J'admets en principe que la loi peut violer la Propriété, mais je trouve inopportun qu'elle le fasse sous la forme du Droit au travail; M. Billault vous comprendrait, et discuterait avec vous cette question secondaire d'opportunité. Mais vous lui opposez le Principe même de la Propriété. Cela l'étonne et il se croit en droit de vous dire: Ne faites pas aujourd'hui le bon apôtre, et si vous repoussez le Droit au travail, que ce ne soit pas au moins en vous fondant sur le Droit de Propriété, puisque ce Droit vous le violez par vos tarifs quand cela vous convient. Il pourrait ajouter avec quelque raison: Par les tarifs protecteurs vous violez souvent la propriété du pauvre au profit du riche. Par le Droit au travail vous violeriez la propriété du riche à l'avantage du pauvre. Par quel malheur le scrupule s'empare-t-il si tard de vous109?

Entre M. Billault et vous il n'y a donc qu'une différence. Tous deux vous cheminez dans la même voie, celle du Communisme. Seulement, vous n'y avez fait qu'un pas, et il en a fait deux. Sous ce rapport, l'avantage, à mes yeux du moins, est de votre côté. Mais vous le perdez du côté de la logique. Car, puisque vous marchez comme lui, le dos tourné à la Propriété, il est au moins fort plaisant que vous vous posiez comme son chevalier. C'est une inconséquence que M. Billault a su éviter. Mais, hélas! c'est pour tomber, lui aussi, dans une triste logomachie! M. Billault est trop éclairé pour ne pas sentir, au moins confusément, le danger de chacun de ses pas dans une voie, qui aboutit au Communisme. Il ne se donne pas le ridicule de se poser en champion de la Propriété au moment où il la viole; mais qu'imagine-t-il pour se justifier? Il invoque l'axiome favori de quiconque veut concilier deux choses inconciliables: Il n'y a pas de principes. Propriété, Communisme, prenons un peu partout; selon la circonstance.

«À mon sens, le pendule de la civilisation, qui oscille de l'un à l'autre principe, selon les besoins du moment, mais qui s'en va toujours marquant un progrès de plus, après avoir fortement incliné vers la liberté absolue de l'individualisme, revient vers la nécessité de l'action gouvernementale.»

Il n'y a donc rien de vrai dans le monde, il n'y a pas de principes puisque le pendule doit osciller d'un principe à l'autre selon les besoins du moment. Ô métaphore, où nous conduirais-tu, si l'on te laissait faire110!

Ainsi que vous le disiez fort judicieusement à la tribune, on ne peut pas dire – encore moins écrire – tout à la fois. Il doit être bien entendu que je n'examine pas ici le côté économique du régime protecteur; je ne recherche pas encore si, au point de vue de la richesse nationale, il fait plus de bien que de mal ou plus de mal que de bien. Le seul point que je veux prouver c'est qu'il n'est autre chose qu'une manifestation du Communisme. MM. Billault et Proudhon ont commencé la démonstration. Je vais essayer de la compléter.

Et d'abord que faut-il entendre par Communisme? Il y a plusieurs manières, sinon de réaliser la communauté des biens, du moins de le tenter. M. de Lamartine en comptait quatre. Vous pensez qu'il y en a mille et je suis de votre avis. Cependant je crois que toutes peuvent rentrer dans trois catégories générales, dont une seule, selon moi, offre de véritables dangers.

Premièrement, deux ou plusieurs hommes peuvent imaginer de mettre leur travail et leur vie en commun. Tant qu'ils ne cherchent ni à troubler la sécurité, ni à restreindre la liberté, ni à usurper la propriété d'autrui, ni directement ni indirectement, s'ils font du mal ils se le font à eux-mêmes. La tendance de ces hommes sera toujours d'aller poursuivre dans de lointains déserts la réalisation de leur rêve. Quiconque a réfléchi sur ces matières sait que les malheureux périront à la peine, victimes de leurs illusions. De nos jours, les communistes de cette espèce ont donné à leur chimérique Élysée le nom d'Icarie, comme s'ils avaient eu le triste pressentiment du dénouement affreux vers lequel on les précipite. Nous devons gémir sur leur aveuglement, nous devrions les avertir s'ils étaient en état de nous entendre, mais la société n'a rien à redouter de leurs chimères.

Une autre forme du Communisme, et assurément la plus brutale, c'est celle-ci: Faire une masse de toutes les valeurs existantes et partager ex æquo. C'est la spoliation devenue règle dominante et universelle. C'est la destruction non-seulement de la Propriété, mais encore du travail et du mobile même qui détermine l'homme à travailler. Ce Communisme-là est si violent, si absurde, si monstrueux, qu'en vérité je ne puis le croire dangereux. C'est ce que je disais, il y a quelque temps, devant une assemblée considérable d'électeurs appartenant en grande majorité aux classes souffrantes. Une explosion de murmures accueillit mes paroles.

J'en témoignai ma surprise. «Quoi! disait-on, M. Bastiat ose dire que le Communisme n'est pas dangereux! Il est donc communiste! Eh bien, nous nous en doutions, car communistes, socialistes, économistes, ce sont fils de même lignage, comme c'est prouvé par la rime.» J'eus quelque peine à me tirer de ce mauvais pas. Mais cette interruption même prouvait la vérité de ma proposition. Non, le Communisme n'est pas dangereux quand il se montre dans sa forme la plus naïve, celle de la pure et simple spoliation il n'est pas dangereux puisqu'il fait horreur.

Je me hâte de dire que si le Protectionisme peut être et doit être assimilé au Communisme, ce n'est pas à celui que je viens de décrire.

Mais le Communisme revêt une troisième forme.

Faire intervenir l'État, lui donner pour mission de pondérer les profits et d'équilibrer les fortunes, en prenant aux uns, sans consentement, pour donner aux autres, sans rétribution, le charger de réaliser l'œuvre du nivellement par voie de spoliation, assurément c'est bien là du Communisme. Les procédés employés par l'État, dans ce but, non plus que les beaux noms dont on décore cette pensée, n'y font rien. Qu'il en poursuive la réalisation par des moyens directs ou indirects, par la restriction ou par l'impôt, par les tarifs ou par le Droit au travail; qu'il la place sous l'invocation de l'égalité, de la solidarité, de la fraternité, cela ne change pas la nature des choses; le pillage des propriétés n'en est pas moins du pillage parce qu'il s'accomplit avec régularité, avec ordre, systématiquement et par l'action de la loi.

J'ajoute que c'est là, à notre époque, le Communisme vraiment dangereux. Pourquoi? Parce que, sous cette forme, nous le voyons incessamment prêt à tout envahir. Et voyez! l'un demande que l'État fournisse gratuitement aux artisans, aux laboureurs des instruments de travail; c'est l'inviter à les ravir à d'autres artisans et laboureurs. L'autre veut que l'État prête sans intérêt; il ne le peut faire sans violer la propriété. Un troisième réclame l'éducation gratuite à tous les degrés; gratuite! cela veut dire: aux dépens des contribuables. Un quatrième exige que l'État subventionne les associations d'ouvriers, les théâtres, les artistes, etc. Mais ces subventions, c'est autant de valeur soustraite à ceux qui l'avaient légitimement gagnée. Un cinquième n'a pas de repos que l'État n'ait fait artificiellement hausser le prix d'un produit pour l'avantage de celui qui le vend; mais c'est au détriment de celui qui l'achète. Oui, sous cette forme, il est bien peu de personnes qui, une fois ou autre, ne soient communistes. Vous l'êtes, M. Billault l'est, et je crains qu'en France nous ne le soyons tous à quelque degré. Il semble que l'intervention de l'État nous réconcilie avec la spoliation, en en rejetant la responsabilité sur tout le monde, c'est-à-dire sur personne, ce qui fait qu'on jouit du bien d'autrui en parfaite tranquillité de conscience. Cet honnête M. Tourret, un des hommes les plus probes qui se soient jamais assis sur les bancs ministériels, ne commençait-il pas ainsi son exposé des motifs du projet de loi sur les avances à l'agriculture? «Il ne suffit pas de donner l'instruction pour cultiver les arts, il faut encore fournir les instruments de travail.» Après ce préambule, il soumet à l'Assemblée nationale un projet de loi dont le premier article est ainsi conçu:

105Dans les premiers mois de 1850, l'auteur, qui travaillait au second volume des Harmonies, commençait pour ce volume un chapitre intitulé: Liberté, Égalité. Il renonça bientôt à lui donner cette destination et ne l'acheva point. Nous reproduisons ici ce fragment qui rentre dans l'idée de l'opuscule qu'on vient de lire. (Note de l'éditeur.)
106Au moment où parut cet opuscule, c'est-à-dire en janvier 1849, M. Thiers était fort en crédit à l'Élysée. (Note de l'éditeur.)
107Voy., au tome Ier, les lettres adressées à M. de Lamartine en janvier 1845 et octobre 1846, et, au tome II, l'article Communisme, du 27 juin 1847. (Note de l'éditeur.)
108Voy., au tome II, l'article Libre-Échange, du 20 décembre 1846. (Note de l'éditeur.)
109Cette pensée par laquelle, suivant l'auteur, M. Billault pouvait fortifier son argumentation, un autre protectioniste devait l'adopter bientôt. Elle fut développée par M. Mimerel, dans un discours prononcé le 27 avril 1850, devant le conseil général de l'agriculture, des manufactures et du commerce. Voy. le passage de ce discours cité au tome V, dans l'opuscule Spoliation et Loi. (Note de l'éditeur.)
110Voy., au présent volume, page , le chap. XVIII des Sophismes. Voy. aussi les p. et 102. (Note de l'éditeur.)