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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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Et qu'on ne justifie pas de telles chimères en disant qu'elles sont le fruit d'une excessive bienveillance. Autant il en est de tous les organisateurs et désorganisateurs de sociétés.

Rollin. Il est un autre homme, presque l'égal de Fénelon par l'intelligence et par le cœur, et qui, plus que Fénelon, s'est occupé d'éducation, c'est Rollin. Eh bien! à quel degré d'abjection intellectuelle et morale la longue fréquentation de l'antiquité n'avait-elle pas réduit ce bonhomme Rollin! On ne peut lire ses livres sans se sentir saisi de tristesse et de pitié. On ne sait s'il est chrétien ou païen, tant il se montre impartial entre Dieu et les dieux. Les miracles de la Bible et les légendes des temps héroïques trouvent en lui la même crédulité. Sur sa physionomie placide on voit toujours errer l'ombre des passions guerrières; il ne parle que de javelots, d'épées et de catapultes. C'est pour lui, comme pour Bossuet, un des problèmes sociaux les plus intéressants, de savoir si la phalange macédonienne valait mieux que la légion romaine. Il exalte les Romains pour ne s'être adonnés qu'aux sciences qui ont pour objet la domination: l'éloquence, la politique, la guerre. À ses yeux, toutes les autres connaissances sont des sources de corruption, et ne sont propres qu'à incliner les hommes vers la paix; aussi il les bannit soigneusement de ses colléges, aux applaudissements de M. Thiers. Tout son encens est pour Mars et Bellone; à peine s'il en détourne quelques grains pour le Christ. Triste jouet du conventionalisme qu'a fait prédominer l'instruction classique, il est si décidé d'avance à admirer les Romains, que, en ce qui les concerne, la simple abstention des plus grands forfaits est mise par lui au niveau des plus hautes vertus. Alexandre, pour avoir regretté d'avoir assassiné son meilleur ami, Scipion, pour n'avoir pas enlevé une femme à son époux, font preuve, à ses yeux, d'un héroïsme inimitable. Enfin, s'il a fait de chacun de nous une contradiction vivante, il en est, certes, le plus parfait modèle.

On pense bien que Rollin était enthousiaste du Communisme et des institutions lacédémoniennes. Rendons-lui justice, cependant; son admiration n'est pas exclusive. Il reprend, avec les ménagements convenables, ce législateur d'avoir imprimé à son œuvre quatre taches légères:

• 1o L'oisiveté,

• 2o La promiscuité,

• 3o Le meurtre des enfants,

• 4o L'assassinat en masse des esclaves.

Ces quatre réserves une fois faites, le bonhomme, rentrant dans le conventionalisme classique, voit en Lycurgue non un homme, mais un dieu, et trouve sa police parfaite.

L'intervention du législateur en toutes choses paraît à Rollin si indispensable, qu'il félicite très-sérieusement les Grecs de ce qu'un homme nommé Pélasge soit venu leur enseigner à manger du gland. Avant, dit-il, ils broutaient l'herbe comme les bêtes.

Ailleurs, il dit:

«Dieu devait l'empire du monde aux Romains en récompense de leurs grandes vertus, qui ne sont qu'apparentes. Il n'aurait pas fait justice s'il avait accordé à ces vertus, qui n'ont rien de réel, un moindre prix.»

Ne voit-on pas clairement ici le conventionalisme et le christianisme se disputer, dans la personne de Rollin, une pauvre âme en peine? L'esprit de cette phrase, c'est l'esprit de tous les ouvrages du fondateur de l'enseignement en France. Se contredire, faire Dieu se contredire et nous apprendre à nous contredire, c'est tout Rollin, c'est tout le Baccalauréat.

Si la Promiscuité et l'Infanticide éveillent les scrupules de Rollin, à l'égard des institutions de Lycurgue, il se passionne pour tout le reste, et trouve même, moyen de justifier le vol. Voici comment. Le trait est curieux, et se rattache assez à mon sujet pour mériter d'être rapporté.

Rollin commence par poser en principe que la LOI CRÉE LA PROPRIÉTÉ, – principe funeste, commun à tous les organisateurs, et que nous retrouverons bientôt dans la bouche de Rousseau, de Mably, de Mirabeau, de Robespierre et de Babeuf. Or, puisque la loi est la raison d'être de la propriété, ne peut-elle pas être aussi bien la raison d'être du vol? Qu'opposer à ce raisonnement?

«Le vol était permis à Sparte, dit Rollin, il était sévèrement puni chez les Scythes. La raison de cette différence est sensible, c'est que la loi, qui seule décide de la propriété et de l'usage des biens, n'avait rien accordé chez les Scythes à un particulier sur le bien d'un autre, et que la loi, chez les Lacédémoniens, avait fait tout le contraire.»

Ensuite, le bon Rollin, dans l'ardeur de son plaidoyer en faveur du vol et de Lycurgue, invoque la plus incontestable des autorités, celle de Dieu:

«Rien n'est plus ordinaire, dit-il, que des droits semblables accordés sur le bien d'autrui: c'est ainsi que Dieu non-seulement avait donné aux pauvres le pouvoir de cueillir du raisin dans les vignes et de glaner dans les champs, et d'en emporter les gerbes entières, mais avait encore accordé à tout passant sans distinction la liberté d'entrer autant de fois qu'il lui plaisait dans la vigne d'autrui, et d'en manger autant de raisin qu'il voulait, malgré le maître de la vigne. Dieu en rend lui-même la première raison. C'est que la terre d'Israël était à lui et que les Israélites n'en jouissaient qu'à cette condition onéreuse.»

On dira, sans doute, que c'est là une doctrine personnelle à Rollin. C'est justement ce que je dis. Je cherche à montrer à quel état d'infirmité morale la fréquentation habituelle de l'effroyable Société antique peut réduire les plus belles et les plus honnêtes intelligences.

Montesquieu. On a dit de Montesquieu qu'il avait retrouvé les titres du genre humain. C'est un de ces grands écrivains dont chaque phrase a le privilége de faire autorité. À Dieu ne plaise que je veuille amoindrir sa gloire! Mais que ne faut-il pas penser de l'éducation classique, si elle est parvenue à égarer cette noble intelligence au point de lui faire admirer dans l'antiquité les institutions les plus barbares?

Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivaient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent pour l'inspirer des institutions singulières. Les lois de Crète étaient l'original de celles de Lacédémone; et celles de Platon en étaient la correction.

Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue de génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l'univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles; on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux; on y a les sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père; la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire; mais avec une telle infaillibilité de ses institutions, qu'on n'obtenait rien contre elle en gagnant des batailles, si on ne parvenait à lui ôter sa police.

(Esprit des Lois, livre IV, chap. VIII.)

Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la république de Platon; ce respect qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers, pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs.

Montesquieu explique en ces termes la grande influence que les anciens attribuaient à la musique.

… Je crois que je pourrais expliquer ceci: Il faut se mettre dans l'esprit que dans les villes grecques, surtout celles qui avaient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l'argent étaient regardés comme indignes d'un homme libre. «La plupart des arts, dit Xénophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent à s'asseoir à l'ombre ou près du feu: on n'a de temps ni pour ses amis ni pour la république.» Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aristote nous apprend; et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité.

L'agriculture était encore une profession servile, et ordinairement c'était quelque peuple vaincu qui l'exerçait: les Ilotes, chez les Lacédémoniens; les Périéciens chez les Crétois; les Pénestes, chez les Thessaliens; d'autres peuples esclaves, dans d'autres républiques.

Enfin, tout le commerce était infâme chez les Grecs. Il aurait fallu qu'un citoyen eût rendu des services à un esclave, à un locataire, à un étranger: cette idée choquait l'esprit de la liberté grecque. Aussi Platon veut-il dans ses lois qu'on punisse un citoyen qui ferait le commerce.

On était donc fort embarrassé dans les républiques grecques: On ne voulait pas que les citoyens travaillassent au commerce, à l'agriculture ni aux arts; ON ne voulait pas non plus qu'ils fussent oisifs. Ils trouvaient une occupation dans les exercices qui dépendent de la gymnastique et dans ceux qui avaient du rapport à la guerre. L'institution ne leur en donnait point d'autres. Il faut donc regarder les Grecs comme une société d'athlètes et de combattants. Or ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages, avaient besoin d'être tempérés par d'autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l'esprit par les organes du corps, était très-propre à cela.

 
(Esprit des Lois, livre V.)

Voilà l'idée que l'enseignement classique nous donne de la Liberté. Voici maintenant comment il nous enseigne à comprendre l'Égalité et la Frugalité:

Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point; après quoi c'est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres.

(Esprit des Lois, livre V, chap. V.)

Il ne suffit pas dans une bonne démocratie que les portions de terre soient égales; il faut qu'elles soient petites comme chez les Romains…

Comme l'égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l'égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu'elles ne peuvent subsister l'une sans l'autre.

(Esprit des Lois, chap. VI.)

Les Samnites avaient une coutume qui, dans une petite république, et surtout dans la situation où était la leur, devait produire d'admirables effets. On assemblait tous les jeunes gens et on les jugeait. Celui qui était déclaré le meilleur de tous prenait pour sa femme la fille qu'il voulait; celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore, et ainsi de suite… Il serait difficile d'imaginer une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit État, plus capable d'agir sur l'un et l'autre sexe.

Les Samnites descendaient des Lacédémoniens; et Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi.

(Esprit des Lois, livre VII, chap. XVI.)

Rousseau. Aucun homme n'a exercé sur la révolution française autant, d'influence que Rousseau. «Ses ouvrages, dit L. Blanc, étaient sur la table du comité de salut public.» «Ses paradoxes, dit-il encore, que son siècle prit pour des hardiesses littéraires, devaient bientôt retentir dans les assemblées de la nation sous la forme de vérités dogmatiques et tranchantes comme l'épée.» Et, afin que le lien moral qui rattache Rousseau à l'antiquité ne soit pas méconnu, le même panégyriste ajoute: «Son style rappelait le langage pathétique et véhément d'un fils de Cornélie

Qui ne sait, d'ailleurs, que Rousseau était l'admirateur le plus passionné des idées et des mœurs qu'on est convenu d'attribuer aux Romains et aux Spartiates? Il dit lui-même que la lecture de Plutarque l'a fait ce qu'il est.

Son premier écrit fut dirigé contre l'intelligence humaine. Aussi, dès les premières pages, il s'écrie:

Oublierai-je que ce fut dans le sein de la Grèce qu'on vit s'élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d'hommes, tant leurs vertus semblaient supérieures à l'humanité? Ô Sparte! opprobre éternel d'une vaine doctrine! tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des poëtes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants!

(Discours sur le rétablissement des sciences et des arts.)

Dans son second ouvrage, le Discours sur l'inégalité des conditions, il s'emporta avec plus de véhémence, encore contre toutes les bases de la société et de la civilisation. C'est pourquoi il se croyait l'interprète de la sagesse antique:

«Je me supposerai dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platon et les Xénocrate pour juges, et le genre humain pour auditeur.»

L'idée dominante de ce discours célèbre peut se résumer ainsi: Le sort le plus affreux attend ceux qui, ayant le malheur de naître après nous, ajouteront leurs connaissances aux nôtres. Le développement de nos facultés nous rend déjà très-malheureux. Nos pères l'étaient moins étant plus ignorants. Rome approchait de la perfection; Sparte l'avait réalisée, autant que la perfection est compatible avec l'état social. Mais le vrai bonheur pour l'homme, c'est de vivre dans les bois, seul, nu, sans liens, sans affections, sans langage, sans religion, sans idées, sans famille, enfin dans cet état où il était si rapproché de la bête qu'il est fort douteux qu'il se tînt debout et que ses mains ne fussent pas des pieds.

Malheureusement, cet âge d'or ne s'est pas perpétué. Les hommes ont passé par un état intermédiaire qui ne laissait pas que d'avoir des charmes:

«Tant qu'ils se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se contentèrent de coudre leurs habits de peaux avec des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs… tant qu'ils ne s'occupèrent que des ouvrages qu'un seul pouvait faire, ils vécurent libres, sains, bons et heureux.»

Hélas! ils ne surent pas s'arrêter à ce premier degré de culture:

«Dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre (voilà la société qui fait sa funeste apparition); dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire…

«La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poëte, c'est l'or et l'argent, pour le philosophe, c'est le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain.

Il fallut donc sortir de l'état de nature pour entrer dans la société. Ceci est l'occasion du troisième ouvrage de Rousseau, le Contrat social.

Il n'entre pas dans mon sujet d'analyser ici cette œuvre; je me bornerai à faire remarquer que les idées gréco-romaines s'y reproduisent à chaque page.

Puisque la société est un pacte, chacun a droit de stipuler pour lui-même.

Il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société.

Mais cela n'est pas facile.

Comment les régleront-ils? sera-ce d'un commun accord, par une inspiration subite?.. Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation?.. De là la nécessité d'un législateur.

Ainsi le suffrage universel est aussitôt escamoté en pratique qu'admis en théorie.

Car comment s'y prendra ce législateur, qui doit être, à tous égards, un homme extraordinaire, qui, osant entreprendre d'instituer un peuple, doit se sentir en état de changer la nature humaine, d'altérer la constitution physique et morale de l'homme, qui doit, en un mot, inventer la machine dont les hommes sont la matière?

Rousseau prouve fort bien ici que le législateur ne peut compter ni sur la force, ni sur la persuasion. Comment sortir de ce pas? Par l'imposture.

«Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations à recourir à l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse… Cette raison sublime, qui s'élève au-dessus des âmes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner, par l'autorité divine, ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n'appartient pas à tout le monde de faire parler les dieux.» (Les Dieux! les Immortels! réminiscence classique.)

Comme Platon et Lycurgue, ses maîtres, comme les Spartiates et les Romains, ses héros, Rousseau donnait aux mots travail et liberté un sens selon lequel ils expriment deux idées incompatibles. Dans l'état social, il faut donc opter: renoncer à être libre, ou mourir de faim. Il y a cependant une issue à la difficulté, c'est l'esclavage.

«À l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre; il n'est plus!

«Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait lui-même. Il était sans cesse assemblé sur la place; des esclaves faisaient ses travaux; sa grande affaire était la liberté. N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits? Vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien moins l'esclavage que la misère.

«Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est pas dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où on ne peut sauver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être extrêmement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes, etc.»

Voilà bien le conventionalisme classique. Les anciens avaient été poussés à se donner des esclaves par leurs instincts brutaux. Mais comme c'est un parti pris, une tradition de collége de trouver beau tout ce qu'ils ont fait, on leur attribue des raisonnements raffinés sur la quintessence de la liberté.

L'opposition qu'établit Rousseau entre l'état de la nature et l'état social est aussi funeste à la morale privée qu'à la morale publique. Selon ce système, la société est le résultat d'un pacte qui donne naissance à la Loi, laquelle, à son tour, tire du néant la justice et la moralité. Dans l'état de nature, il n'y a ni moralité ni justice. Le père n'a aucun devoir envers son fils, le fils envers son père, le mari envers sa femme, la femme envers son mari. «Je ne dois rien à qui je n'ai rien promis; je ne reconnais à autrui que ce qui m'est inutile; j'ai un droit illimité à tout ce qui me tente et que je puis atteindre.»

Il suit de là que si le pacte social une fois conclu vient à être dissous, tout s'écroule à la fois, société, loi, moralité, justice, devoir. «Chacun, dit Rousseau, rentre dans ses droits primitifs, et reprend sa liberté naturelle en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.»

Or, il faut savoir qu'il faut bien peu de chose pour que le pacte social soit dissous. Cela arrive toutes les fois qu'un particulier viole ses engagements ou se soustrait à l'exécution d'une loi quelconque. Qu'un condamné s'évade quand la société lui dit: Il est expédient que tu meures; qu'un citoyen refuse l'impôt, qu'un comptable mette la main dans la caisse publique, à l'instant le contrat social est violé, tous les devoirs moraux cessent, la justice n'existe plus, les pères, les mères, les enfants, les époux ne se doivent rien; chacun a un droit illimité à tout ce qui le tente; en un mot, la population tout entière rentre dans l'état de nature.

Je laisse à penser les ravages que doivent faire de pareilles doctrines aux époques révolutionnaires.

Elles ne sont pas moins funestes à la morale privée. Quel est le jeune homme, entrant dans le monde plein de fougue et de désirs, qui ne se dise: «Les impulsions de mon cœur sont la voix de la nature, qui ne se trompe jamais. Les institutions qui me font obstacle viennent des hommes, et ne sont que des conventions arbitraires auxquelles je n'ai pas concouru. En foulant aux pieds ces institutions, j'aurai le double plaisir de satisfaire mes penchants et de me croire un héros.»

Faut-il rappeler ici cette triste et douloureuse page des Confessions?

«Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants trouvés, ainsi que les deux premiers. Il en fut de même des deux suivants, car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, que, si je ne m'en vantai pas, ce fut uniquement par égard pour leur mère… En livrant mes enfants à l'éducation publique… je me regardais comme un membre de la république de Platon!»

Mably. Il n'est pas besoin de citations pour prouver la gréco-romano-manie de l'abbé Mably. Homme tout d'une pièce, d'un esprit plus étroit, d'un cœur moins sensible que Rousseau, l'idée chez lui admettait moins de tempéraments et de mélanges. Aussi fut-il franchement platonicien, c'est-à-dire communiste. Convaincu, comme tous les classiques, que l'humanité est une matière première pour les fabricants d'institutions, comme tous les classiques aussi, il aimait mieux être fabricant que matière première. En conséquence, il se pose comme Législateur. À ce titre, il fut d'abord appelé à instituer la Pologne, et il ne paraît pas avoir réussi. Ensuite, il offrit aux Anglo-Américains le brouet noir des Spartiates, à quoi il ne put les décider. Outré de cet aveuglement, il prédit la chute de l'Union et ne lui donna pas pour cinq ans d'existence.

 

Qu'il me soit permis de faire ici une réserve. En citant les doctrines absurdes et subversives d'hommes tels que Fénelon, Rollin, Montesquieu, Rousseau, je n'entends certes pas dire qu'on ne doive à ces grands écrivains des pages pleines de raison et de moralité. Mais ce qu'il y a de faux dans leurs livres vient du conventionalisme classique, et ce qu'il y a de vrai dérive d'une autre source. C'est précisément ma thèse que l'enseignement exclusif des lettres grecques et latines fait de nous tous des contradictions vivantes. Il nous tire violemment vers un passé dont il glorifie jusqu'aux horreurs, pendant que le christianisme, l'esprit du siècle et ce fonds de bon sens qui ne perd jamais ses droits, nous montrent l'idéal dans l'avenir.

Je vous fais grâce de Morelly, Brissot, Raynal, justifiant, que dis-je? exaltant à l'envi la guerre, l'esclavage, l'imposture sacerdotale, la communauté des biens, l'oisiveté. Qui pourrait se méprendre sur la source impure de pareilles doctrines? Cette source, j'ai pourtant besoin de la nommer encore, c'est l'éducation classique telle qu'elle nous est imposée à tous par le Baccalauréat.

Ce n'est pas seulement dans les œuvres littéraires que la calme, paisible et pure antiquité a versé son poison, mais encore dans les livres des jurisconsultes. Je défie bien qu'on trouve dans aucun de nos légistes quelque chose qui approche d'une notion raisonnable sur le droit de propriété. Et que peut être une législation d'où cette notion est absente? Ces jours-ci, j'ai eu l'occasion d'ouvrir le Traité du droit des gens, par Vattel. J'y vois que l'auteur a consacré un chapitre à l'examen de cette question: Est-il permis d'enlever des femmes? Il est clair que la légende des Romains et des Sabines nous a valu ce précieux morceau. L'auteur, après avoir pesé, avec le plus grand sérieux, le pour et le contre, se décide en faveur de l'affirmative. Il devait cela à la gloire de Rome. Est-ce que les Romains ont eu jamais tort? Il y a un conventionalisme qui nous défend de le penser; ils sont Romains, cela suffit. Incendie, pillage, rapt, tout ce qui vient d'eux est calme, paisible et pur.

Alléguera-t-on que ce ne sont là que des appréciations personnelles! Il faudrait que notre société jouât de bonheur pour que l'action uniforme de l'enseignement classique, renforcée par l'assentiment de Montaigne, Corneille, Fénelon, Rollin, Montesquieu, Rousseau, Raynal, Mably, ne concourût pas à former l'opinion générale. C'est ce que nous verrons.

En attendant, nous avons la preuve que l'idée communiste ne s'était pas emparée seulement de quelques individualités, mais de corporations entières, et les plus instruites comme les plus influentes. Quand les jésuites voulurent organiser un ordre social au Paraguay, quels furent les plans que leur suggérèrent leurs études passées? Ceux de Minos, Platon et Lycurgue. Ils réalisèrent le communisme, qui, à son tour, ne manqua pas de réaliser ses tristes conséquences. Les Indiens descendirent à quelques degrés au-dessous de l'état sauvage. Cependant, telle était la prévention invétérée des Européens en faveur des institutions communistes, toujours présentées comme le type de la perfection, qu'on célébrait de toutes parts le bonheur et la vertu de ces êtres sans nom (car ce n'étaient plus des hommes), végétant sous la houlette des jésuites.

Rousseau, Mably, Montesquieu, Raynal, ces grands prôneurs des Missions, avaient-ils vérifié les faits? Pas le moins du monde. Est-ce que les livres grecs et latins peuvent tromper? Est-ce qu'on peut s'égarer en prenant pour guide Platon? Donc, les Indiens du Paraguay étaient heureux ou devaient l'être, sous peine d'être misérables contre toutes les règles. Azara, Bougainville et d'autres voyageurs partirent sous l'influence de ces idées préconçues pour aller admirer tant de merveilles. D'abord, la triste réalité avait beau leur crever les yeux, ils ne pouvaient y croire. Il fallut pourtant se rendre à l'évidence, et ils finirent par constater, à leur grand regret, que le communisme, séduisante chimère, est une affreuse réalité.

La logique est inflexible. Il est bien clair que les auteurs que je viens de citer n'avaient pas osé pousser leur doctrine jusqu'au bout. Morelly et Brissot se chargèrent de réparer cette inconséquence. En vrais platoniciens, ils prêchèrent ouvertement la communauté des biens et des femmes, et cela, remarquons-le bien, en invoquant sans cesse les exemples et les préceptes de cette belle antiquité que tout le monde est convenu d'admirer.

Tel était, sur la Famille, la Propriété, la Liberté, la Société, l'état où l'éducation donnée par le clergé avait réduit l'opinion publique en France, quand éclata la Révolution. Elle s'explique, sans doute, par des causes étrangères à l'enseignement classique. Mais est-il permis de douter que cet enseignement n'y ait mêlé une foule d'idées fausses, de sentiments brutaux, d'utopies subversives, d'expérimentations fatales? Qu'on lise les discours prononcés à l'Assemblée législative et à la Convention. C'est la langue de Rousseau et de Mably. Ce ne sont que prosopopées, invocations, apostrophes à Fabricius, à Caton, aux deux Brutus, aux Gracques, à Catilina. Va-t-on commettre une atrocité? On trouve toujours, pour la glorifier, l'exemple d'un Romain. Ce que l'éducation a mis dans l'esprit passe dans les actes. Il est convenu que Sparte et Rome sont des modèles; donc il faut les imiter ou les parodier. L'un veut instituer les jeux Olympiques, l'autre les lois agraires et un troisième le brouet noir dans les rues.

Je ne puis songer à épuiser ici cette question, bien digne qu'une main exercée y consacre autre chose qu'un pamphlet «De l'influence des lettres grecques et latines sur l'esprit de nos révolutions.» Je dois me borner à quelques traits.

Deux grandes figures dominent la Révolution française et semblent la personnifier: Mirabeau et Robespierre. Quelle était leur doctrine sur la Propriété?

Nous avons vu que les peuples qui, dans l'antiquité, avaient fondé leurs moyens d'existence sur la rapine et l'esclavage ne pouvaient rattacher la propriété à son véritable principe. Ils étaient obligés de la considérer comme un fait de convention, et ils la faisaient reposer sur la loi; ce qui permet d'y faire entrer l'esclavage et le vol, comme l'explique si naïvement Rollin.

Rousseau avait dit aussi: «La propriété est de convention et d'institution humaine, au lieu que la liberté est un don de la nature.»

Mirabeau professait la même doctrine:

«La propriété, dit-il, est une création sociale. Les lois ne protégent pas, ne maintiennent pas seulement la propriété, elles la font naître, elles la déterminent, elles lui donnent le rang et l'étendue qu'elle occupe dans les droits des citoyens.»

Et quand Mirabeau s'exprimait ainsi, ce n'était pas pour faire de la théorie. Son but actuel était d'engager le législateur à limiter l'exercice d'un droit qui était bien à sa discrétion, puisqu'il l'avait créé.

Robespierre reproduit les définitions de Rousseau.

«En définissant la Liberté, ce premier besoin de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, nous avons dit, avec raison, qu'elle a pour limite le droit d'autrui. Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la Propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes?»

Après ce préambule, Robespierre passe à la définition.

«La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer des biens qui lui sont garantis par la loi

Ainsi voilà l'opposition bien marquée entre la Liberté et la Propriété. Ce sont deux droits d'origine différente. L'un vient de la nature, l'autre est d'institution sociale. Le premier est naturel, le second conventionnel.

Or, qui fait la loi? Le législateur. Il peut donc mettre à l'exercice du droit de propriété, puisqu'il le confère, les conditions qu'il lui plaît.

Aussi Robespierre se hâte de déduire de sa définition le droit au travail, le droit à l'assistance et l'impôt progressif.

«La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

«Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

«Les citoyens dont le revenu n'excède pas ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.»

Robespierre, dit M. Sudre, adoptait ainsi toutes les mesures qui, dans l'esprit de leurs inventeurs, comme dans la réalité, constituent la transition de la propriété au communisme. Par l'application du Traité des lois de Platon, il s'acheminait, sans le savoir, vers la réalisation de l'état social décrit dans le livre de la République.