Za darmo

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Je puis certainement me tromper; mais il me semble que cette doctrine reproduit exactement, quoique en d'autres termes, celle de Buchanan, Mac-Culloch et Senior sur la Rente. Eux aussi reconnaissent la propriété légitime de ce qu'on a créé par le travail. Mais ils regardent comme illégitime l'usurpation de ce que M. Considérant appelle la valeur de la terre brute, et de ce qu'ils nomment force productive de la terre.

Voyons maintenant comment cette injustice peut être réparée.

«Le sauvage jouit, au milieu des forêts, des savanes, des quatre droits naturels: chasse, pêche, cueillette, pâture. Telle est la première forme du Droit.

«Dans toutes les sociétés civilisées, l'homme du peuple, le prolétaire, qui n'hérite de rien et ne possède rien, est purement et simplement dépouillé de ces droits. On ne peut donc pas dire que le droit primitif ait ici changé de forme, puisqu'il n'existe plus. La forme a disparu avec le fond.

«Or quelle serait la forme sous laquelle le Droit pourrait se concilier avec les conditions d'une société industrieuse? La réponse est facile. Dans l'état sauvage, pour user de son droit, l'homme est obligé d'agir. Les travaux de la pêche, de la chasse, de la cueillette, de la pâture, sont les conditions de l'exercice de son droit. Le droit primitif n'est donc que le droit à ces travaux.

«Eh bien! qu'une société industrieuse, qui a pris possession de la terre, et qui enlève à l'homme la faculté d'exercer à l'aventure et en liberté sur la surface du sol ses quatre droits naturels; que cette société reconnaisse à l'individu, en compensation de ces droits, dont elle le dépouille, le DROIT AU TRAVAIL, – alors en principe, et sauf application convenable, l'individu n'aura plus à se plaindre. En effet, son droit primitif était le droit au travail exercé au sein d'un atelier pauvre, au sein de la nature brute; son droit actuel serait le même droit exercé dans un atelier mieux pourvu, plus riche, où l'activité individuelle doit être plus productive.

«La condition sine quâ non, pour la légitimité de la propriété, est donc que la société reconnaisse au prolétaire le droit au travail, et qu'elle lui assure au moins autant de moyens de subsistance, pour un exercice d'activité donné, que cet exercice eût pu lui en procurer dans l'état primitif.»

Maintenant je laisse au lecteur à juger si j'avais altéré ou défiguré les opinions de M. Considérant.

M. Considérant croit être un défenseur acharné du droit de propriété. Sans doute il défend ce droit tel qu'il le comprend, mais il le comprend à sa manière, et la question est de savoir si c'est la bonne. En tout cas, ce n'est pas celle de tout le monde.

Il dit lui-même que, quoiqu'il ne fallût qu'une modeste dose de bon sens pour résoudre la question de la propriété, elle n'a jamais été bien comprise. Il m'est bien permis de ne pas souscrire à cette condamnation de l'intelligence humaine.

Ce n'est pas seulement la théorie que M. Considérant accuse. Je la lui abandonnerais, pensant avec lui qu'en cette matière, comme en bien d'autres, elle s'est souvent fourvoyée.

Mais il condamne aussi la pratique universelle. Il dit nettement:

«La propriété, telle qu'elle a été généralement constituée chez tous les peuples industrieux jusqu'à nos jours, est entachée d'illégitimité et pèche singulièrement contre le droit.»

Si donc M. Considérant est un défenseur acharné de la propriété, c'est au moins d'un mode de propriété différent de celui qui a été reconnu et pratiqué parmi les hommes depuis le commencement du monde.

Je suis bien convaincu que M. Louis Blanc et M. Proudhon se disent aussi défenseurs de la propriété comme ils l'entendent.

Moi-même je n'ai pas d'autre prétention que de donner de la propriété une explication que je crois vraie et qui peut-être est fausse.

Je crois que la propriété foncière, telle qu'elle se forme naturellement, est toujours le fruit du travail; qu'elle repose par conséquent sur le principe même établi par M. Considérant; qu'elle n'exclut pas les prolétaires de l'usufruit de la terre brute; qu'au contraire elle décuple et centuple pour eux cet usufruit: qu'elle n'est donc pas entachée d'illégitimité, et que tout ce qui l'ébranle dans les faits et dans les convictions est une calamité autant pour ceux qui ne possèdent pas le sol que pour ceux qui le possèdent.

C'est ce que je voudrais m'efforcer de démontrer, autant que cela se peut faire dans les colonnes d'un journal.

F. Bastiat.

BACCALAURÉAT
ET SOCIALISME

Citoyens représentants,

J'ai soumis à l'Assemblée un amendement qui a pour objet la suppression des grades universitaires. Ma santé ne me permet pas de le développer à la tribune. Permettez-moi d'avoir recours à la plume97.

La question est extrêmement grave. Quelque défectueuse que soit la loi qui a été élaborée par votre commission, je crois qu'elle marquerait un progrès signalé sur l'état actuel de l'instruction publique, si elle était amendée ainsi que je le propose.

Les grades universitaires ont le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement (l'uniformité n'est pas l'unité) et de l'immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste.

S'il y a quelque chose au monde qui soit progressif par nature, c'est l'enseignement. Qu'est-ce, en effet, sinon la transmission, de génération en génération, des connaissances acquises par la société, c'est-à-dire d'un trésor qui s'épure et s'accroît tous les jours?

Comment est-il arrivé que l'enseignement, en France, soit demeuré uniforme et stationnaire, à partir des ténèbres du moyen âge? Parce qu'il a été monopolisé et renfermé, par les grades universitaires, dans un cercle infranchissable.

Il fut un temps où, pour arriver à quelque connaissance que ce soit, il était aussi nécessaire d'apprendre le latin et le grec, qu'il était indispensable aux Basques et aux Bas-Bretons de commencer par apprendre le français. Les langues vivantes n'étaient pas fixées; l'imprimerie n'avait pas été découverte; l'esprit humain ne s'était pas appliqué à pénétrer les secrets de la nature. Être instruit, c'était savoir ce qu'avaient pensé Épicure et Aristote. Dans les rangs élevés on se vantait de ne savoir pas lire: Une seule classe possédait et communiquait l'instruction, celle des Clercs. Quelle pouvait être alors cette instruction? Évidemment, elle devait être bornée à la connaissance des langues mortes, et principalement du latin. Il n'y avait que des livres latins; on n'écrivait qu'en latin; le latin était la langue de la religion; les Clercs ne pouvaient enseigner que ce qu'ils avaient appris, le latin.

On comprend donc qu'au moyen âge l'enseignement fût circonscrit à l'étude des langues mortes, fort improprement dites savantes.

Est-il naturel, est-il bon qu'il en soit ainsi au dix-neuvième siècle? Le latin est-il un instrument nécessaire à l'acquisition des connaissances? Est-ce dans les écrits que nous ont laissés les Romains qu'on peut apprendre la religion, la physique, la chimie, l'astronomie, la physiologie, l'histoire, le droit, la morale, la technologie industrielle, ou la science sociale?

Savoir une langue, comme savoir lire, c'est posséder un instrument. Et n'est-il pas étrange que nous passions toute notre jeunesse à nous rendre maîtres d'un instrument qui n'est plus bon à rien, – ou pas à grand'chose, puisqu'on n'a rien de plus pressé, quand on commence à le savoir, que de l'oublier? – Hélas! que ne peut-on oublier aussi vite les impressions que laisse cette funeste étude!

Que dirions-nous si, à Saint-Cyr, pour préparer la jeunesse aux sciences militaires modernes, on lui enseignait exclusivement à lancer des pierres avec la fronde?

La loi de notre pays décide que les carrières les plus honorables seront fermées à quiconque n'est pas Bachelier. Elle décide, en outre, que pour être bachelier il faut avoir bourré sa tête de latinité, au point de n'y pas laisser entrer autre chose. Or, qu'arrive-t-il, de l'aveu de tout le monde? C'est que les jeunes gens ont calculé la juste mesure rigoureusement nécessaire pour atteindre le grade, et ils s'en tiennent là. Vous vous récriez, vous gémissez. Eh! ne comprenez-vous pas que c'est le cri de la conscience publique qui ne veut pas se laisser imposer un effort inutile?

Enseigner un instrument qui, dès qu'on le sait, ne rend plus aucun son, c'est une anomalie bien bizarre! Comment s'est-elle perpétuée jusqu'à nos jours? L'explication est dans ce seul mot: Monopole. Le monopole est ainsi fait qu'il frappe d'immobilisme tout ce qu'il touche.

Aussi, j'aurais désiré que l'Assemblée législative réalisât la liberté, c'est-à-dire le progrès de l'enseignement. Il est maintenant décidé qu'il n'en sera pas ainsi. Nous n'aurons pas la liberté complète. Qu'il me soit permis de tenter un effort pour en sauver un lambeau.

La liberté peut être considérée au point de vue des personnes et relativement aux matières —ratione personæ et ratione materiæ, comme disent les légistes; car supprimer la concurrence des méthodes, ce n'est pas un moindre attentat à la liberté que de supprimer la concurrence des hommes.

 

Il y en a qui disent: «La carrière de l'enseignement va être libre, car chacun y pourra entrer.» C'est une grande illusion.

L'État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l'homme qui s'empare momentanément, et même très-légalement, de l'influence gouvernementale, peut donner à l'enseignement la direction qu'il lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades.

Donnez à un homme la collation des grades, et, tout en vous laissant libres d'enseigner, l'enseignement sera, de fait, dans la servitude.

Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l'éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu'elles produisent, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l'idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l'enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l'enseignement sur cette donnée. – Mais l'État a une autre idée. Il pense qu'être savant c'est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l'air, les opinions de Thalès et de Pythagore.

Or, que fait l'État? Il nous dit: Enseignez ce que vous voudrez à votre élève; mais, quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s'il n'est assez fort en ces matières pour me prouver qu'il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur.

Dès lors, je suis bien forcé de me soumettre, car je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre; j'affirme que je ne le suis pas, puisque vous me réduisez à faire de mon fils, du moins à mon point de vue, un pédant, – peut-être un affreux petit rhéteur, – et, à coup sûr, un turbulent factieux.

Car si encore les connaissances exigées par le baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque! si du moins elles n'étaient qu'inutiles! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l'esprit humain, c'est le problème que semblent s'être posé et qu'ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l'enseignement. C'est ce que je vais essayer de démontrer.

Depuis le commencement de ce débat, l'Université et le Clergé se renvoient les accusations comme des balles. Vous pervertissez la jeunesse avec votre rationalisme philosophique, dit le Clergé; vous l'abrutissez avec votre dogmatisme religieux, répond l'Université.

Surviennent les conciliateurs qui disent: La religion et la philosophie sont sœurs. Fusionnons le libre examen et l'autorité. Université, Clergé, vous avez eu tour à tour le monopole; partagez-le, et que ça finisse.

Nous avons entendu le vénérable évêque de Langres apostropher ainsi l'Université: «C'est vous qui nous avez donné la génération socialiste de 1848.»

Et M. Crémieux s'est hâté de rétorquer l'apostrophe en ces termes: «C'est vous qui avez élevé la génération révolutionnaire de 1793.»

S'il y a du vrai dans ces allégations, que faut-il en conclure? Que les deux enseignements ont été funestes, non par ce qui les différencie, mais par ce qui leur est commun.

Oui, c'est ma conviction: il y a entre ces deux enseignements un point commun, c'est l'abus des études classiques, et c'est par là que tous deux ont perverti le jugement et la moralité du pays. Ils diffèrent en ce que l'un fait prédominer l'élément religieux, l'autre l'élément philosophique; mais ces éléments, loin d'avoir fait le mal, comme on se le reproche, l'ont atténué. Nous leur devons de n'être pas aussi barbares que les barbares sans cesse proposés, par le latinisme, à notre imitation.

Qu'on me permette une supposition un peu forcée, mais qui fera comprendre ma pensée.

Je suppose donc qu'il existe quelque part, aux antipodes, une nation qui, haïssant et méprisant le travail, ait fondé tous ses moyens d'existence sur le pillage successif de tous les peuples voisins et sur l'esclavage. Cette nation s'est fait une politique, une morale, une religion, une opinion publique conformes au principe brutal qui la conserve et la développe. La France ayant donné au Clergé le monopole de l'éducation, celui-ci ne trouve rien de mieux à faire que d'envoyer toute la jeunesse française chez ce peuple, vivre de sa vie, s'inspirer de ses sentiments, s'enthousiasmer de ses enthousiasmes, et respirer ses idées comme l'air. Seulement il a soin que chaque écolier parte muni d'un petit volume appelé: l'Évangile. Les générations ainsi élevées reviennent sur le sol de la patrie; une révolution éclate: je laisse à penser le rôle qu'elles y jouent.

Ce que voyant, l'État arrache au Clergé le monopole de l'enseignement et le remet à l'Université. L'Université, fidèle aux traditions, envoie, elle aussi, la jeunesse aux antipodes, chez le peuple pillard et possesseur d'esclaves, après l'avoir toutefois approvisionnée d'un petit volume intitulé: Philosophie. Cinq ou six générations ainsi élevées ont à peine revu le sol natal qu'une seconde révolution vient à éclater. Formées à la même école que leurs devancières, elles s'en montrent les dignes émules.

Alors vient la guerre entre les monopoleurs. C'est votre petit livre qui a fait tout le mal, dit le Clergé. C'est le vôtre, répond l'Université.

Eh non, Messieurs, vos petits livres ne sont pour rien en tout ceci. Ce qui a fait le mal, c'est l'idée bizarre, par vous deux conçue et exécutée, d'envoyer la jeunesse française, destinée au travail, à la paix, à la liberté, s'imprégner, s'imbiber et se saturer des sentiments et des opinions d'un peuple de brigands et d'esclaves.

J'affirme ceci: Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socialisme ou communisme sont le fruit de l'enseignement classique, qu'il soit distribué par le Clergé ou par l'Université. J'ajoute que le Baccalauréat imposera de force l'enseignement classique même à ces écoles prétendues libres qui doivent, dit-on, surgir de la loi. C'est pour cela que je demande la suppression des grades.

On vante beaucoup l'étude du latin comme moyen de développer l'intelligence; c'est du pur conventionalisme. Les Grecs, qui n'apprenaient pas le latin, ne manquaient pas d'intelligence, et nous ne voyons pas que les femmes françaises en soient dépourvues, non plus que de bon sens. Il serait étrange que l'esprit humain ne pût se renforcer qu'en se faussant; et ne comprendra-t-on jamais que l'avantage très-problématique qu'on allègue, s'il existe, est bien chèrement acheté par le redoutable inconvénient de faire pénétrer dans l'âme de la France, avec la langue des Romains, leurs idées, leurs sentiments, leurs opinions et la caricature de leurs mœurs?

Depuis que Dieu a prononcé sur les hommes cet arrêt: Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front, – l'existence est pour eux une si grande, si absorbante affaire que, selon les moyens qu'ils prennent pour y pourvoir, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs opinions, leur morale, leurs arrangements sociaux doivent présenter de grandes différences.

Un peuple qui vit de chasse ne peut ressembler à un peuple qui vit de pêche, ni une nation de pasteurs à une nation de marins.

Mais ces différences ne sont encore rien en comparaison de celle qui doit caractériser deux peuples dont l'un vit de travail et l'autre de vol.

Car entre chasseurs, pêcheurs, pasteurs, laboureurs, commerçants, fabricants, il y a ceci de commun, que tous cherchent la satisfaction de leurs besoins dans l'action qu'ils exercent sur les choses. Ce qu'ils veulent soumettre à leur empire, c'est la nature.

Mais les hommes qui fondent leurs moyens d'existence sur le pillage exercent leur action sur d'autres hommes; ce qu'ils aspirent ardemment à dominer, ce sont leurs semblables.

Pour que les hommes existent, il faut nécessairement que cette action sur la nature, qu'on nomme travail, soit exercée.

Il se peut que les fruits de cette action profitent à la nation qui s'y livre; il est possible aussi qu'ils arrivent de seconde main, et par force, à un autre peuple superposé sur le peuple travailleur.

Je ne puis développer ici toute cette pensée: mais qu'on veuille bien y réfléchir, et l'on restera convaincu qu'entre deux agglomérations d'hommes placées dans des conditions si opposées tout doit différer, mœurs, coutumes, jugements, organisation, morale, religion; et à ce point que les mots mêmes destinés à exprimer les relations les plus fondamentales, comme les mots famille, propriété, liberté, vertu, société, gouvernement, république, peuple, ne peuvent représenter, chez l'une et chez l'autre, les mêmes idées.

Un peuple de guerrier comprend bientôt que la Famille peut affaiblir le dévouement militaire (nous le sentons nous-mêmes, puisque nous l'interdisons à nos soldats); cependant, il ne faut pas que la population s'arrête. Comment résoudre le problème? Comme firent Platon en théorie et Lycurgue en pratique: par la promiscuité. Platon, Lycurgue, voilà pourtant des noms qu'on nous habitue à ne prononcer qu'avec idolâtrie.

Pour ce qui est de la Propriété, je défie qu'on en trouve dans toute l'antiquité une définition passable. Nous disons, nous: l'homme est propriétaire de lui-même, par conséquent de ses facultés, et, par suite, du produit de ses facultés. Mais les Romains pouvaient-ils concevoir une telle notion? Possesseurs d'esclaves, pouvaient-ils dire: l'homme s'appartient? Méprisant le travail, pouvaient-ils dire: l'homme est propriétaire du produit de ses facultés? C'eût été ériger en système le suicide collectif.

Sur quoi donc l'antiquité faisait-elle reposer la propriété? Sur la loi, – idée funeste, la plus funeste qui se soit jamais introduite dans le monde, puisqu'elle justifie l'usage et l'abus de tout ce qu'il plaît à la loi de déclarer propriété, même des fruits du vol, même de l'homme.

Dans ces temps de barbarie, la Liberté ne pouvait être mieux comprise. Qu'est-ce que la Liberté? C'est l'ensemble des libertés. Être libre, sous sa responsabilité, de penser et d'agir, de parler et d'écrire, de travailler et d'échanger, d'enseigner et d'apprendre, cela seul est être libre. Une nation disciplinée en vue d'une bataille sans fin peut-elle ainsi concevoir la Liberté? Non, les Romains prostituaient ce nom à une certaine audace dans les luttes intestines que suscitait entre eux le partage du butin. Les chefs voulaient tout; le peuple exigeait sa part. De là les orages du Forum, les retraites au mont Aventin, les lois agraires, l'intervention des tribuns, la popularité des conspirateurs; de là cette maxime: Malo periculosam libertatem, etc., passée dans notre langue, et dont j'enrichissais, au collége, tous mes livres de classe:

 
Ô liberté! que tes orages
Ont de charme pour les grands cœurs!
 

Beaux exemples, sublimes préceptes, précieuses semences à déposer dans l'âme de la jeunesse française!

Que dire de la morale romaine? Et je ne parle pas ici des rapports de père à fils, d'époux à épouse, de patron à client; de maître à serviteur, d'homme à Dieu, rapports que l'esclavage, à lui tout seul, ne pouvait manquer de transformer en un tissu de turpitudes; je veux ne m'arrêter qu'à ce qu'on nomme le beau côté de la république, le patriotisme. Qu'est-ce que ce patriotisme? la haine de l'étranger. Détruire toute civilisation, étouffer tout progrès, promener sur le monde la torche et l'épée, enchaîner des femmes, des enfants, des vieillards aux chars de triomphe, c'était là la gloire, c'était là la vertu. C'est à ces atrocités qu'étaient réservés le marbre des statuaires et le chant des poëtes. Combien de fois nos jeunes cœurs n'ont-ils pas palpité d'admiration, hélas! et d'émulation à ce spectacle! C'est ainsi que nos professeurs, prêtres vénérables, pleins de jours et de charité, nous préparaient à la vie chrétienne et civilisée, tant est grande la puissance du conventionalisme!

La leçon n'a pas été perdue; et c'est de Rome sans doute que nous vient cette sentence vraie du vol, fausse du travail: Un peuple perd ce qu'un autre gagne, sentence qui gouverne encore le monde.

Pour nous faire une idée de la morale romaine, imaginons, au milieu de Paris, une association d'hommes haïssant le travail, décidés à se procurer des jouissances par la ruse et la force, par conséquent en guerre avec la société. Il ne faut pas douter qu'il ne se formât bientôt au sein de cette association une certaine morale et même de fortes vertus. Courage, persévérance, dissimulation, prudence, discipline, constance dans le malheur, secret profond, point d'honneur, dévouement à la communauté, telles seront sans doute les vertus que la nécessité et l'opinion développeraient parmi ces brigands; telles furent celles des flibustiers; telles furent celles des Romains. On dira que, quant à ceux-ci, la grandeur de leur entreprise et l'immensité du succès a jeté sur leurs crimes un voile assez glorieux pour les transformer en vertus. – Et c'est pour cela que cette école est si pernicieuse. Ce n'est pas le vice abject, c'est le vice couronné de splendeur qui séduit les âmes.

 

Enfin, relativement à la société, le monde ancien a légué au nouveau deux fausses notions qui l'ébranlent et l'ébranleront longtemps encore.

L'une: Que la société est un état hors de nature, né d'un contrat. Cette idée n'était pas aussi erronée autrefois qu'elle l'est de nos jours. Rome, Sparte, c'étaient bien deux associations d'hommes ayant un but commun et déterminé: le pillage; ce n'étaient pas précisément des sociétés, mais des armées.

L'autre, corollaire de la précédente: Que la loi crée les droits, et que, par suite, le législateur et l'humanité sont entre eux dans les mêmes rapports que le potier et l'argile. Minos, Lycurgue, Solon, Numa avaient fabriqué les sociétés crétoise, lacédémonienne, athénienne, romaine. Platon était fabricant de républiques imaginaires devant servir de modèle aux futurs instituteurs des peuples et pères des nations.

Or, remarquez-le bien, ces deux idées forment le caractère spécial, le cachet distinctif du socialisme, en prenant ce mot dans le sens défavorable et comme la commune étiquette de toutes les utopies sociales.

Quiconque, ignorant que le corps social est un ensemble de lois naturelles, comme le corps humain, rêve de créer une société artificielle, et se prend à manipuler à son gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité, est socialiste. Il ne fait pas de la physiologie, il fait de la statuaire; il n'observe pas, il invente; il ne croit pas en Dieu, il croit en lui-même; il n'est pas savant, il est tyran; il ne sert pas les hommes, il en dispose; il n'étudie pas leur nature, il la change, suivant le conseil de Rousseau98. Il s'inspire de l'antiquité; il procède de Lycurgue et de Platon. – Et pour tout dire, à coup sûr, il est bachelier.

Vous exagérez, me dira-t-on, il n'est pas possible que notre studieuse jeunesse puise, dans la belle antiquité, des opinions et des sentiments si déplorables.

Et que voulez-vous qu'elle y puise que ce qui y est? Faites un effort de mémoire et rappelez-vous dans quelle disposition d'esprit, au sortir du collége, vous êtes entré dans le monde. Est-ce que vous ne brûliez pas du désir d'imiter les ravageurs de la terre et les agitateurs du Forum? Pour moi, quand je vois la société actuelle jeter les jeunes gens, par dizaines de mille, dans le moule des Brutus et des Gracques, pour les lancer ensuite, incapables de tout travail honnête (opus servile), dans la presse et dans la rue, je m'étonne qu'elle résiste à cette épreuve. Car l'enseignement classique n'a pas seulement l'imprudence de nous plonger dans la vie romaine. Il nous y plonge en nous habituant à nous passionner pour elle, à la considérer comme le beau idéal de l'humanité, type sublime, trop haut placé pour les âmes modernes, mais que nous devons nous efforcer d'imiter sans jamais prétendre à l'atteindre99.

Objectera-t-on que le Socialisme a envahi les classes qui n'aspirent pas au Baccalauréat?

Je répondrai avec M. Thiers:

«L'enseignement secondaire apprend aux enfants des classes aisées les langues anciennes… Ce ne sont pas seulement des mots qu'on apprend aux enfants en leur apprenant le grec et le latin, ce sont de nobles et sublimes choses (la spoliation, la guerre et l'esclavage), c'est l'histoire de l'humanité sous des images simples, grandes, ineffaçables… L'instruction secondaire forme ce qu'on appelle les classes éclairées d'une nation. Or, si les classes éclairées ne sont pas la nation tout entière, elles la caractérisent. Leurs vices, leurs qualités, leurs penchants bons et mauvais sont bientôt ceux de la nation tout entière, elles font le peuple lui-même par la contagion de leurs idées et de leurs sentiments100.» (Très-bien.)

Rien n'est plus vrai, et rien n'explique mieux les déviations funestes et factices de nos révolutions.

«L'antiquité, ajoutait M. Thiers, osons le dire à un siècle orgueilleux de lui-même, l'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde. Laissons, Messieurs, laissons l'enfance dans l'antiquité, comme dans un asile calme, paisible et sain, destiné à la conserver fraîche et pure.»

Le calme de Rome! la paix de Rome! la pureté de Rome! oh! si la longue expérience et le remarquable bon sens de M. Thiers n'ont pu le préserver d'un engouement si étrange, comment voulez-vous que notre ardente jeunesse s'en défende101?

Ces jours-ci l'Assemblée nationale a assisté à un dialogue comique, digne assurément du pinceau de Molière.

M. Thiers, s'adressant du haut de la tribune, et sans rire, à M. Barthélemy Saint-Hilaire: «Vous avez tort; non pas sous le rapport de l'art, mais sous le rapport moral, de préférer pour des Français surtout, qui sont une nation latine, les lettres grecques aux latines.»

M. Barthélemy Saint-Hilaire, aussi sans rire: «Et Platon!»

M. Thiers, toujours sans rire: «On a bien fait, on fait bien de soigner les études grecques et latines. Je préfère les latines dans un but moral. Mais on a voulu que ces pauvres jeunes gens sussent en même temps l'allemand, l'anglais, les sciences exactes, les sciences physiques, l'histoire, etc.»

Savoir ce qui est, voilà le mal. S'imprégner des mœurs romaines, voilà la moralité!

M. Thiers n'est ni le premier ni le seul qui ait succombé à cette illusion, j'ai presque dit à cette mystification. Qu'il me soit permis de signaler, en peu de mots, l'empreinte profonde (et quelle empreinte!) que l'enseignement classique a imprimée à la littérature, à la morale et à la politique de notre pays.

C'est un tableau que je n'ai ni le loisir ni la prétention d'achever, car quel écrivain ne devrait comparaître? Contentons-nous d'une esquisse.

Je ne remonterai pas à Montaigne. Chacun sait qu'il était aussi Spartiate par ses velléités qu'il l'était peu par ses goûts.

Quant à Corneille, dont je suis l'admirateur sincère, je crois qu'il a rendu un triste service à l'esprit du siècle en revêtant de beaux vers, en donnant un cachet de grandeur sublime à des sentiments forcés, outrés, farouches, antisociaux, tels que ceux-ci:

 
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,
S'attacher au combat contre un autre soi-même…
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous…
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien,
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère.
 

Et j'avoue que je me sens disposé à partager le sentiment de Curiace, en en faisant l'application non à un fait particulier, mais à l'histoire de Rome tout entière, quand il dit:

 
Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
 

Fénelon. Aujourd'hui, le Communisme nous fait horreur, parce qu'il nous effraie; mais la longue fréquentation des anciens n'avait-elle pas fait un communiste de Fénelon, de cet homme que l'Europe moderne regarde avec raison comme le plus beau type de la perfection morale? Lisez son Télémaque, ce livre qu'on se hâte de mettre dans les mains de l'enfance; vous y verrez Fénelon empruntant les traits de la Sagesse elle-même pour instruire les législateurs. Et sur quel plan organise-t-il sa société-modèle? D'un côté, le législateur pense, invente, agit: de l'autre, la société, impassible et inerte, se laisse faire. Le mobile moral, le principe d'action est ainsi arraché à tous les hommes pour être l'attribut d'un seul. Fénelon, précurseur de nos modernes organisateurs les plus hardis, décide de l'alimentation, du logement, du vêtement, des jeux, des occupations de tous les Salentins. Il dit ce qu'il leur sera permis de boire et de manger, sur quel plan leurs maisons devront être bâties, combien elles auront de chambres, comment elles seront meublées.

Il dit… mais je lui cède la parole.

«Mentor établit des magistrats à qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leurs dépenses et de leurs entreprises… D'ailleurs, la liberté du commerce était entière… Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse… Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des étoffes façonnées, etc… Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons pour toutes les conditions différentes.

«Réglez les conditions par la naissance, disait-il au roi…; les personnes du premier rang, après vous, seront vêtues de blanc…; celles du second rang, de bleu…; les troisièmes, de vert…; les quatrièmes d'un jaune aurore…; les cinquièmes, d'un rouge pâle ou rose…; les sixièmes, d'un gris de lin…; et les septièmes, qui seront les dernières du peuple, d'une couleur mêlée de jaune et de blanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclaves seront vêtus de gris brun. On102 ne souffrira jamais aucun changement, ni pour la nature des étoffes, ni pour la forme des habits.

«Il régla de même la nourriture des citoyens et des esclaves.

«Il retrancha ensuite la musique molle et efféminée.

«Il donna des modèles d'une architecture simple et gracieuse. Il voulut que chaque maison un peu considérable eût un salon et un péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personnes libres.

«Au reste, la modération et la frugalité de Mentor n'empêchèrent pas qu'il n'autorisât tous les grands bâtiments destinés aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs et à ceux du ceste.

«La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner; mais il voulut qu'on souffrît dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts.»

Ne reconnaît-on pas là une imagination enflammée par la lecture de Platon et l'exemple de Lycurgue, s'amusant à faire ses expériences sur les hommes comme sur de la vile matière?

97Vingt ans auparavant, l'auteur, dans son premier écrit, signalait déjà la liberté de l'enseignement comme l'une des réformes que la nation devait s'efforcer d'obtenir. Voy., au tome Ier, l'opuscule intitulé: Aux électeurs du département des Landes. (Note de l'éditeur.)
98«Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine… d'altérer la constitution physique et morale de l'homme, etc.» (Contrat social, chap. VII.)
99Voy. les pages à 380 du présent volume. (Note de l'éditeur.)
100Rapport de M. Thiers sur la loi de l'instruction secondaire. 1844.
101L'éloignement ne contribue pas peu à donner à des figures antiques un caractère de grandeur. Si l'on nous parle du citoyen romain, nous ne nous représentons pas ordinairement un brigand occupé d'acquérir, aux dépens de peuples pacifiques, du butin et des esclaves; nous ne le voyons pas circuler, à demi nu, hideux de malpropreté, dans des rues bourbeuses; nous ne le surprenons pas fouettant jusqu'au sang ou mettant à mort l'esclave qui montre un peu d'énergie et de fierté. – Nous préférons nous représenter une belle tête supportée par un buste plein de force et de majesté, et drapé comme une statue antique. Nous aimons à contempler ce personnage dans ses méditations sur les hautes destinées de sa patrie. Il nous semble voir sa famille entourant le foyer qu'honore la présence des dieux; l'épouse préparant le simple repas du guerrier et jetant un regard de confiance et d'admiration sur le front de son époux; les jeunes enfants attentifs aux discours d'un vieillard qui endort les heures par le récit des exploits et des vertus de leur père… Oh! que d'illusions seraient dissipées si nous pouvions évoquer le passé, nous promener dans les rues de Rome, et voir de près les hommes que, de loin, nous admirons de si bonne foi!.. (Ébauche inédite de l'auteur, un peu antérieure à 1830.)
102Les pétrisseurs de sociétés ont quelquefois assez de pudeur pour ne pas dire: Je ferai, JE disposerai. Ils se servent volontiers de cette forme détournée, mais équivalente: On fera, ON ne souffrira pas.