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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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Troisième lettre

Les services s'échangent contre des services. Je suis obligé de me faire violence pour résister à la tentation de montrer ce qu'il y a de simplicité, de vérité et de fécondité dans cet axiome.

Que deviennent devant lui toutes ces subtilités: Valeur d'usage et valeur d'échange, produits matériels et produits immatériels, classes productives et classes improductives? Industriels, avocats, médecins, fonctionnaires, banquiers, négociants, marins, militaires, artistes, ouvriers, tous tant que nous sommes, à l'exception des hommes de rapine, nous rendons et recevons des services. Or, ces services réciproques étant seuls commensurables entre eux, c'est en eux seuls que réside la valeur, et non dans la matière gratuite et dans les agents naturels gratuits qu'ils mettent en œuvre. Qu'on ne dise donc point, comme c'est aujourd'hui la mode, que le négociant est un intermédiaire parasite. Prend-il ou ne prend-il pas une peine? Nous épargne-t-il ou non du travail? Rend-il ou non des services? S'il rend des services, il crée de la valeur aussi bien que le fabricant91.

Comme le fabricant, pour faire tourner ses mille broches, s'empare, par la machine à vapeur, du poids de l'atmosphère et de l'expansibilité des gaz, de même le négociant, pour exécuter ses transports, se sert de la direction des vents et de la fluidité de l'eau. Mais ni l'un ni l'autre ne nous font payer ces forces naturelles, car plus ils en sont secondés, plus ils sont forcés de baisser leurs prix. Elles restent donc ce que Dieu a voulu qu'elles fussent, un don gratuit, sous la condition du travail, pour l'humanité tout entière.

En est-il autrement en agriculture? C'est ce que j'ai à examiner.

Supposons une île immense habitée par quelques sauvages. L'un d'entre eux conçoit la pensée de se livrer à la culture. Il s'y prépare de longue main, car il sait que l'entreprise absorbera bien des journées de travail avant de donner la moindre récompense. Il accumule des provisions, il fabrique de grossiers instruments. Enfin le voilà prêt; il clôt et défriche un lopin de terre.

Ici deux questions:

Ce sauvage blesse-t-il les Droits de la communauté?

Blesse-t-il ses Intérêts?

Puisqu'il y a cent mille fois plus de terres que la communauté n'en pourrait cultiver, il ne blesse pas plus ses droits que je ne blesse ceux de mes compatriotes quand je puise dans la Seine un verre d'eau pour boire, ou dans l'atmosphère un pied cube d'air pour respirer.

Il ne blesse pas davantage ses intérêts. Bien au contraire: ne chassant plus ou chassant moins, ses compagnons ont proportionnellement plus d'espace; en outre, s'il produit plus de subsistances qu'il n'en peut consommer, il lui reste un excédant à échanger.

Dans cet échange, exerce-t-il la moindre oppression sur ses semblables? Non, puisque ceux-ci sont libres d'accepter ou de refuser.

Se fait-il payer le concours de la terre, du soleil et de la pluie? Non, puisque chacun peut recourir, comme lui, à ces agents de production.

Veut-il vendre son lopin de terre, que pourra-t-il obtenir? L'équivalent de son travail, et voilà tout. S'il disait: Donnez-moi d'abord autant de votre temps que j'en ai consacré à l'opération, et ensuite une autre portion de votre temps pour la valeur de la terre brute; on lui répondrait: Il y a de la terre brute à côté de la vôtre, je ne puis que vous restituer votre temps, puisque, avec un temps égal, rien ne m'empêche de me placer dans une condition semblable à la vôtre. C'est justement la réponse que nous ferions au porteur d'eau qui nous demanderait deux sous pour la valeur de son service et deux pour la valeur de l'eau; par où l'on voit que la terre et l'eau ont cela de commun, que l'une et l'autre beaucoup d'utilité, et que ni l'une ni l'autre n'ont de valeur.

Que si notre sauvage voulait affermer son champ, il ne trouverait jamais que la rémunération de son travail sous une autre forme. Des prétentions plus exagérées rencontreraient toujours cette inexorable réponse: «Il y a des terres dans l'île», réponse plus décisive que celle du meunier de Sans-Souci: «Il y a des juges à Berlin92

Ainsi, à l'origine du moins, le propriétaire, soit qu'il vende les produits de sa terre, ou sa terre elle-même, soit qu'il l'afferme, ne fait autre chose que rendre et recevoir des services sur le pied de l'égalité. Ce sont ces services qui se comparent, et par conséquent qui valent, la valeur n'étant attribuée au sol que par abréviation ou métonymie.

Voyons ce qui survient à mesure que l'île se peuple et se cultive.

Il est bien évident que la facilité de se procurer des matières premières, des subsistances et du travail y augmente pour tout le monde, sans privilége pour personne, comme on le voit aux États-Unis. Là, il est absolument impossible aux propriétaires de se placer dans une position plus favorable que les autres travailleurs, puisque, à cause de l'abondance des terres, chacun a le choix de se porter vers l'agriculture si elle devient plus lucrative que les autres carrières. Cette liberté suffit pour maintenir l'équilibre des services. Elle suffit aussi pour que les agents naturels, dont on se sert dans un grand nombre d'industries aussi bien qu'en agriculture, ne profitent pas aux producteurs, en tant que tels, mais au public consommateur.

Deux frères se séparent; l'un va à la pêche de la baleine, l'autre va défricher des terres dans le Far-West. Ils échangent ensuite de l'huile contre du blé. L'un porte-t-il plus en compte la valeur du sol que la valeur de la baleine? La comparaison ne peut porter que sur les services reçus et rendus. Ces services seuls ont donc de la valeur.

Cela est si vrai que, si la nature a été très-libérale du côté de la terre, c'est-à-dire si la récolte est abondante, le prix du blé baisse, et c'est le pêcheur qui en profite. Si la nature a été libérale du côté de l'Océan, en d'autres termes, si la pêche a été heureuse, c'est l'huile qui est à bon marché, au profit de l'agriculteur. Rien ne prouve mieux que le don gratuit de la nature, quoique mis en œuvre par le producteur, reste toujours gratuit pour les masses, à la seule condition de payer cette mise en œuvre qui est le service.

Donc, tant qu'il y aura abondance de terres incultes dans le pays, l'équilibre se maintiendra entre les services réciproques, et tout avantage exceptionnel sera refusé aux propriétaires.

Il n'en serait pas ainsi, si les propriétaires parvenaient à interdire tout nouveau défrichement. En ce cas, il est bien clair qu'ils feraient la loi au reste de la communauté. La population augmentant, le besoin de subsistance se faisant de plus en plus sentir, il est clair qu'ils seraient en mesure de se faire payer plus cher leurs services, ce que le langage ordinaire exprimerait ainsi, par métonymie: Le sol a plus de valeur. Mais la preuve que ce privilége inique conférerait une valeur factice non à la matière, mais aux services, c'est ce que nous voyons en France et à Paris même. Par un procédé semblable à celui que nous venons de décrire, la loi limite le nombre des courtiers, agents de change, notaires, bouchers; et qu'arrive-t-il? C'est qu'en les mettant à même de mettre à haut prix leurs services, elle crée en leur faveur un capital qui n'est incorporé dans aucune matière. Le besoin d'abréger fait dire alors: «Cette étude, ce cabinet, ce brevet valent tant,» et la métonymie est évidente. Il en est de même pour le sol.

Nous arrivons à la dernière hypothèse, celle où le sol de l'île entière est soumis à l'appropriation individuelle et à la culture.

Ici il semble que la position relative des deux classes va changer.

 

En effet, la population continue de s'accroître; elle va encombrer toutes les carrières, excepté la seule où la place soit prise. Le propriétaire fera donc la loi de l'échange! Ce qui limite la valeur d'un service, ce n'est jamais la volonté de celui qui le rend, c'est quand celui à qui on l'offre peut s'en passer, ou se le rendre à lui-même, ou s'adresser à d'autres. Le prolétaire n'a plus aucune de ces alternatives. Autrefois il disait au propriétaire: «Si vous me demandez plus que la rémunération de votre travail, je cultiverai moi-même;» et le propriétaire était forcé de se soumettre. Aujourd'hui le propriétaire a trouvé cette réplique: «Il n'y a plus de place dans le pays.» Ainsi, qu'on voie la Valeur dans les choses ou dans les services, l'agriculteur profitera de l'absence de toute concurrence, et comme les propriétaires feront la loi aux fermiers et aux ouvriers des campagnes, en définitive ils la feront à tout le monde.

Cette situation nouvelle a évidemment pour cause unique ce fait, que les non-propriétaires ne peuvent plus contenir les exigences des possesseurs du sol par ce mot: «Il reste du sol à défricher.»

Que faudrait-il donc pour que l'équilibre des services fût maintenu, pour que l'hypothèse actuelle rentrât à l'instant dans l'hypothèse précédente? Une seule chose: c'est qu'à côté de notre île il en surgît une seconde, ou, mieux encore, des continents non entièrement envahis par la culture.

Alors le travail continuerait à se développer, se répartissant dans de justes proportions entre l'agriculture et les autres industries, sans oppression possible de part ni d'autre, puisque si le propriétaire disait à l'artisan: «Je te vendrai mon blé à un prix qui dépasse la rémunération normale du travail,» celui-ci se hâterait de répondre: «Je travaillerai pour les propriétaires du continent, qui ne peuvent avoir de telles prétentions.»

Cette période arrivée, la vraie garantie des masses est donc dans la liberté de l'échange, dans le droit du travail93.

Le droit du travail, c'est la liberté, c'est la propriété. L'artisan est propriétaire de son œuvre, de ses services ou du prix qu'il en a retiré, aussi bien que le propriétaire du sol. Tant que, en vertu de ce droit, il peut les échanger sur toute la surface du globe contre des produits agricoles, il maintient forcément le propriétaire foncier dans cette position d'égalité que j'ai précédemment décrite, où les services s'échangent contre des services, sans que la possession du sol confère par elle-même, pas plus que la possession d'une machine à vapeur ou du plus simple outil, un avantage indépendant du travail.

Mais si, usurpant la puissance législative, les propriétaires défendent aux prolétaires de travailler pour le dehors contre de la subsistance, alors l'équilibre des services est rompu. Par respect pour l'exactitude scientifique, je ne dirai pas que par là ils élèvent artificiellement la valeur du sol ou des agents naturels; mais je dirai qu'ils élèvent artificiellement la valeur de leurs services. Avec moins de travail ils paient plus de travail. Ils oppriment. Ils font comme tous les monopoleurs brevetés; ils font comme les propriétaires de l'autre période qui prohibaient les défrichements; ils introduisent dans la société une cause d'inégalité et de misère; ils altèrent les notions de justice et de propriété; ils creusent sous leurs pas un abîme94.

Mais quel soulagement pourraient trouver les non-propriétaires dans la proclamation du droit au travail? En quoi ce droit nouveau accroîtrait-il les subsistances ou les travaux à distribuer aux masses? Est-ce que tous les capitaux ne sont pas consacrés à faire travailler? Est-ce qu'ils grossissent en passant par les coffres de l'État? Est-ce qu'en les ravissant au peuple par l'impôt, l'État ne ferme pas au moins autant de sources de travail d'un côté qu'il en ouvre de l'autre?

Et puis, en faveur de qui stipulez-vous ce droit? Selon la théorie qui vous l'a révélé, ce serait en faveur de quiconque n'a plus sa part d'usufruit de la terre brute. Mais les banquiers, négociants, manufacturiers, légistes, médecins, fonctionnaires, artistes, artisans ne sont pas propriétaires fonciers. Voulez-vous dire que les possesseurs du sol seront tenus d'assurer du travail à tous ces citoyens? Mais tous se créent des débouchés les uns aux autres. Entendez-vous seulement que les riches, propriétaires ou non-propriétaires du sol, doivent venir au secours des pauvres? Alors vous parlez d'assistance, et non d'un droit ayant sa source dans l'appropriation du sol.

En fait de droits, celui qu'il faut réclamer, parce qu'il est incontestable, rigoureux, sacré, c'est le droit du travail; c'est la liberté, c'est la propriété, non celle du sol seulement, mais celle des bras, de l'intelligence, des facultés, de la personnalité, propriété qui est violée si une classe peut interdire aux autres l'échange libre des services au dehors comme au dedans. Tant que cette liberté existe, la propriété foncière n'est pas un privilége; elle n'est, comme toutes les autres, que la propriété d'un travail.

Il me reste à déduire quelques conséquences de cette doctrine.

Quatrième lettre

Les physiocrates disaient: La terre seule est productive.

Certains économistes ont dit: Le travail seul est productif.

Quand on voit le laboureur courbé sur le sillon qu'il arrose de ses sueurs, on ne peut guère nier son concours à l'œuvre de la production. D'un autre côté, la nature ne se repose pas. Et le rayon qui perce la nue, et la nue que chasse le vent, et le vent qui amène la pluie, et la pluie qui dissout les substances fertilisantes, et ces substances qui développent dans la jeune plante le mystère de la vie, toutes les puissances connues et inconnues de la nature préparent la moisson pendant que le laboureur cherche dans le sommeil une trêve à ses fatigues.

Il est donc impossible de ne pas le reconnaître: le Travail et la nature se combinent pour accomplir le phénomène de la production. L'utilité, qui est le fonds sur lequel vit le genre humain, résulte de cette coopération, et cela est aussi vrai de presque toutes les industries que de l'agriculture.

Mais, dans les échanges que les hommes accomplissent entre eux, il n'y a qu'une chose qui se compare et se puisse comparer, c'est le travail humain, c'est le service reçu et rendu. Ces services sont seuls commensurables entre eux; c'est donc eux seuls qui sont rémunérables, c'est en eux seuls que réside la Valeur, et il est très-exact de dire qu'en définitive l'homme n'est propriétaire que de son œuvre propre.

Quant à la portion d'utilité due au concours de la nature, quoique très-réelle, quoique immensément supérieure à tout ce que l'homme pourrait accomplir, elle est gratuite; elle se transmet de main en main par-dessus le marché; elle est sans Valeur proprement dite. Et qui pourrait apprécier, mesurer, déterminer la valeur des lois naturelles qui agissent, depuis le commencement du monde, pour produire un effet quand le travail les sollicite? à quoi les comparer? comment les évaluer? Si elles avaient une Valeur, elles figureraient sur nos comptes et nos inventaires; nous nous ferions rétribuer pour leur usage. Et comment y parviendrions-nous, puisqu'elles sont à la disposition de tous sous la même condition, celle du travail95?

Ainsi, toute production utile est l'œuvre de la nature qui agit gratuitement et du travail qui se rémunère.

Mais, pour arriver à la production d'une utilité donnée, ces deux contingents, travail humain, forces naturelles, ne sont pas dans des rapports fixes et immuables. Bien loin de là. Le progrès consiste à faire que la proportion du concours naturel s'accroisse sans cesse et vienne diminuer d'autant, en s'y substituant, la proportion du travail humain. En d'autres termes, pour une quantité donnée d'utilité, la coopération gratuite de la nature tend à remplacer de plus en plus la coopération onéreuse du travail. La partie commune s'accroît aux dépens de la partie rémunérable et appropriée.

Si vous aviez à transporter un fardeau d'un quintal, de Paris à Lille, sans l'intervention d'aucune force naturelle, c'est-à-dire à dos d'homme, il vous faudrait un mois de fatigue; si, au lieu de prendre cette peine vous-même, vous la donniez à un autre, vous auriez à lui restituer une peine égale, sans quoi il ne la prendrait pas. Viennent le traîneau, puis la charrette, puis le chemin de fer; à chaque progrès, c'est une partie de l'œuvre mise à la charge des forces naturelles, c'est une diminution de peine à prendre ou à rémunérer. Or, il est évident que toute rémunération anéantie est une conquête, non au profit de celui qui rend le service, mais de celui qui le reçoit, c'est-à-dire de l'humanité.

Avant l'invention de l'imprimerie, un scribe ne pouvait copier une Bible en moins d'un an, et c'était la mesure de la rémunération qu'il était en droit d'exiger. Aujourd'hui, on peut avoir une Bible pour 5 francs, ce qui ne répond guère qu'à une journée de travail. La force naturelle et gratuite s'est donc substituée à la force rémunérable pour deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties sur trois cents; une partie représente le service humain et reste Propriété personnelle; deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties représentent le concours naturel, ne se paient plus et sont par conséquent tombées dans le domaine de la gratuité et de la communauté.

Il n'y a pas un outil, un instrument, une machine qui n'ait eu pour résultat de diminuer le concours du travail humain, soit la Valeur du produit, soit encore ce qui fait le fondement de la Propriété.

Cette observation qui, j'en conviens, n'est que bien imparfaitement exposée ici, me semble devoir rallier sur un terrain commun, celui de la Propriété et de la Liberté, les écoles qui se partagent aujourd'hui d'une manière si fâcheuse l'empire de l'opinion.

Toutes les écoles se résument en un axiome.

Axiome Économiste: Laissez faire, laissez passer.

Axiome Égalitaire: Mutualité des services.

Axiome Saint-Simonien: À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

Axiome Socialiste: Partage équitable entre le capital, le talent et le travail.

Axiome Communiste: Communauté des biens.

Je vais indiquer (car je ne puis faire ici autre chose) que la doctrine exposée dans les lignes précédentes satisfait à tous ces vœux.

Économistes. Il n'est guère nécessaire de prouver que les Économistes doivent accueillir une doctrine qui procède évidemment de Smith et de Say, et ne fait que montrer une conséquence des lois générales qu'ils ont découvertes. Laissez faire, laissez passer, c'est ce que résume le mot liberté, et je demande s'il est possible de concevoir la notion de propriété sans liberté. Suis-je propriétaire de mes œuvres, de mes facultés, de mes bras, si je ne puis les employer à rendre des services volontairement acceptés? Ne dois-je pas être libre ou d'exercer mes forces isolément, ce qui entraîne la nécessité de l'échange, ou de les unir à celles de mes frères, ce qui est association ou échange sous une autre forme?

 

Et si la liberté est gênée, n'est-ce pas la Propriété elle-même qui est atteinte? D'un autre côté, comment les services réciproques auront-ils tous leur juste Valeur relative, s'ils ne s'échangent pas librement, si la loi défend au travail humain de se porter vers ceux qui sont les mieux rémunérés? La propriété, la justice, l'égalité, l'équilibre des services ne peuvent évidemment résulter que de la Liberté. C'est encore la Liberté qui fait tomber le concours des forces naturelles dans le domaine commun; car, tant qu'un privilége légal m'attribue l'exploitation exclusive d'une force naturelle, je me fais payer non-seulement pour mon travail, mais pour l'usage de cette force. Je sais combien il est de mode aujourd'hui de maudire la liberté. Le siècle semble avoir pris au sérieux l'ironique refrain de notre grand chansonnier:

 
Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté!
À bas la liberté!
 

Pour moi, qui l'aimai toujours par instinct, je la défendrai toujours par raison.

Égalitaires. La mutualité des services à laquelle ils aspirent est justement ce qui résulte du régime propriétaire.

En apparence, l'homme est propriétaire de la chose tout entière, de toute l'utilité que cette chose renferme. En réalité, il n'est propriétaire que de sa Valeur, de cette portion d'utilité communiquée par le travail, puisque, en la cédant, il ne peut se faire rémunérer que pour le service qu'il rend. Le représentant des égalitaires condamnait ces jours-ci à la tribune la Propriété, restreignant ce mot à ce qu'il nomme les usures, l'usage du sol, de l'argent, des maisons, du crédit, etc. Mais ces usures sont du travail et ne peuvent être que du travail. Recevoir un service implique l'obligation de le rendre. C'est en quoi consiste la mutualité des services. Quand je prête une chose que j'ai produite à la sueur de mon front, et dont je pourrais tirer parti, je rends un service à l'emprunteur, lequel me doit aussi un service. Il ne m'en rendrait aucun s'il se bornait à me restituer la chose au bout de l'an. Pendant cet intervalle, il aurait profité de mon travail à mon détriment. Si je me faisais rémunérer pour autre chose que pour mon travail, l'objection des Égalitaires serait spécieuse. Mais il n'en est rien. Une fois donc qu'ils se seront assurés de la vérité de la théorie exposée dans ces articles, s'ils sont conséquents, ils se réuniront à nous pour raffermir la Propriété et réclamer ce qui la complète ou plutôt ce qui la constitue, la Liberté.

Saint-Simoniens: À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

C'est encore ce que réalise le régime propriétaire.

Nous nous rendons des services réciproques; mais ces services ne sont pas proportionnels à la durée ou à l'intensité du travail. Ils ne se mesurent pas au dynamomètre ou au chronomètre. Que j'aie pris une peine d'une heure ou d'un jour, peu importe à celui à qui j'offre mon service. Ce qu'il regarde, ce n'est pas la peine que je prends, mais celle que je lui épargne96. Pour économiser de la fatigue et du temps, je cherche à me faire aider par une force naturelle. Tant que nul, excepté moi, ne sait tirer parti de cette force, je rends aux autres, à temps égal, plus de services qu'ils ne s'en peuvent rendre eux-mêmes. Je suis bien rémunéré, je m'enrichis sans nuire à personne. La force naturelle tourne à mon seul profit, ma capacité est récompensée: À chacun selon sa capacité. Mais bientôt mon secret se divulgue. L'imitation s'empare de mon procédé, la concurrence me force à réduire mes prétentions. Le prix du produit baisse jusqu'à ce que mon travail ne reçoive plus que la rémunération normale de tous les travaux analogues. La force naturelle n'est pas perdue pour cela; elle m'échappe, mais elle est recueillie par l'humanité tout entière, qui désormais se procure une satisfaction égale avec un moindre travail. Quiconque exploite cette force pour son propre usage prend moins de peine qu'autrefois et, par suite, quiconque l'exploite pour autrui a droit à une moindre rémunération. S'il veut accroître son bien-être, il ne lui reste d'autre ressource que d'accroître son travail. À chaque capacité selon ses œuvres. En définitive, il s'agit de travailler mieux ou de travailler plus, ce qui est la traduction rigoureuse de l'axiome saint-simonien.

Socialistes. Partage équitable entre le talent, le capital et le travail.

L'équité dans le partage résulte de la loi: les services s'échangent contre les services, pourvu que ces échanges soient libres, c'est-à-dire pourvu que la Propriété soit reconnue et respectée.

Il est bien clair d'abord que celui qui a plus de talent rend plus de services, à peine égale; d'où il suit qu'on lui alloue volontairement une plus grande rémunération.

Quant au Capital et au Travail, c'est un sujet sur lequel je regrette de ne pouvoir m'étendre ici, car il n'en est pas qui ait été présenté au public sous un jour plus faux et plus funeste.

On représente souvent le Capital comme un monstre dévorant, comme l'ennemi du Travail. On est parvenu ainsi à jeter une sorte d'antagonisme irrationnel entre deux puissances qui, au fond, sont de même origine, de même nature, concourent, s'entr'aident, et ne peuvent se passer l'une de l'autre. Quand je vois le Travail s'irriter contre le Capital, il me semble voir l'Inanition repousser les aliments.

Je définis le Capital ainsi: Des matériaux, des instruments et des provisions, dont l'usage est gratuit, ne l'oublions pas, en tant que la nature a concouru à les produire, et dont la Valeur seule, fruit du travail, se fait payer.

Pour exécuter une œuvre utile, il faut des matériaux; pour peu qu'elle soit compliquée, il faut des instruments; pour peu qu'elle soit de longue haleine, il faut des provisions. Par exemple: pour qu'un chemin de fer soit entrepris, il faut que la société ait épargné assez de moyens d'existence pour faire vivre des milliers d'hommes pendant plusieurs années.

Matériaux, instruments, provisions sont eux-mêmes le fruit d'un travail antérieur, lequel n'a pas encore été rémunéré. Lors donc que le travail antérieur et le travail actuel se combinent pour une fin, pour une œuvre commune, ils se rémunèrent l'un par l'autre; il y a là échange de travaux, échange de services à conditions débattues. Quelle est celle des deux parties qui obtiendra les meilleures conditions? Celle qui a moins besoin de l'autre. Nous rencontrons ici l'inexorable loi de l'offre et de la demande; s'en plaindre c'est une puérilité et une contradiction. Dire que le travail doit être très-rémunéré quand les travailleurs sont nombreux et les capitaux exigus, c'est dire que chacun doit être d'autant mieux pourvu que la provision est plus petite.

Pour que le travail soit demandé et bien payé, il faut donc qu'il y ait dans le pays beaucoup de matériaux, d'instruments et de provisions, autrement dit, beaucoup de Capital.

Il suit de là que l'intérêt fondamental des ouvriers est que le capital se forme rapidement; que par leur prompte accumulation, les matériaux, les instruments et les provisions se fassent entre eux une active concurrence. Il n'y a que cela qui puisse améliorer le sort des travailleurs. Et quelle est la condition essentielle pour que les capitaux se forment? C'est que chacun soit sûr d'être réellement propriétaire, dans toute l'étendue du mot, de son travail et de ses épargnes. Propriété, sécurité, liberté, ordre, paix, économie, voilà ce qui intéresse tout le monde, mais surtout, et au plus haut degré, les prolétaires.

Communistes. À toutes les époques, il s'est rencontré des cœurs honnêtes et bienveillants, des Thomas Morus, des Harrington, des Fénelon, qui, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l'inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l'utopie communiste.

Quelque étrange que cela puisse paraître, j'affirme que le régime propriétaire tend à réaliser de plus en plus, sous nos yeux, cette utopie. C'est pour cela que j'ai dit en commençant que la propriété était essentiellement démocratique.

Sur quel fonds vit et se développe l'humanité? sur tout ce qui sert, sur tout ce qui est utile. Parmi les choses utiles, il y en a auxquelles le travail humain reste étranger, l'air, l'eau, la lumière du soleil; pour celles-là la gratuité, la Communauté est entière. Il y en a d'autres qui ne deviennent utiles que par la coopération du travail et de la nature. L'utilité se décompose donc en elles. Une portion y est mise par le Travail, et celle-là seule est rémunérable, a de la Valeur et constitue la Propriété. L'autre portion y est mise par les agents naturels, et celle-ci reste gratuite et Commune.

Or, de ces deux forces, qui concourent à produire l'utilité, la seconde, celle qui est gratuite et commune, se substitue incessamment à la première, celle qui est onéreuse et par suite rémunérable. C'est la loi du progrès. Il n'y a pas d'homme sur la terre qui ne cherche un auxiliaire dans les puissances de la nature, et quand il l'a trouvé, aussitôt il en fait jouir l'humanité tout entière, en abaissant proportionnellement le prix du produit.

Ainsi, dans chaque produit donné, la portion d'utilité qui est à titre gratuit se substitue peu à peu à cette autre portion qui reste à titre onéreux.

Le fonds commun tend donc à dépasser dans des proportions indéfinies le fonds approprié, et l'on peut dire qu'au sein de l'humanité le domaine de la communauté s'élargit sans cesse.

D'un autre côté, il est clair que, sous l'influence de la liberté, la portion d'utilité qui reste rémunérable ou appropriable tend à se répartir d'une manière sinon rigoureusement égale, du moins proportionnelle aux services rendus, puisque ces services mêmes sont la mesure de la rémunération.

On voit par là avec quelle irrésistible puissance le principe de la Propriété tend à réaliser l'égalité parmi les hommes. Il fonde d'abord un fonds commun que chaque progrès grossit sans cesse, et à l'égard duquel l'égalité est parfaite, car tous les hommes sont égaux devant une valeur anéantie, devant une utilité qui a cessé d'être rémunérable. Tous les hommes sont égaux devant cette portion du prix des livres que l'imprimerie a fait disparaître.

Ensuite, quant à la portion d'utilité qui correspond au travail humain, à la peine ou à l'habileté, la concurrence tend à établir l'équilibre des rémunérations, et il ne reste d'inégalité que celle qui se justifie par l'inégalité même des efforts, de la fatigue, du travail, de l'habileté, en un mot, des services rendus; et, outre qu'une telle inégalité sera éternellement juste, qui ne comprend que, sans elle, les efforts s'arrêteraient tout à coup?

Je pressens l'objection! Voilà bien, dira-t-on, l'optimisme des économistes. Ils vivent dans leurs théories et ne daignent pas jeter les yeux sur les faits. Où sont, dans la réalité, ces tendances égalitaires? Le monde entier ne présente-t-il pas le lamentable spectacle de l'opulence à côté du paupérisme? du faste insultant le dénûment? de l'oisiveté et de la fatigue? de la satiété et de l'inanition?

Cette inégalité, ces misères, ces souffrances, je ne les nie pas. Et qui pourrait les nier? Mais je dis: Loin que ce soit le principe de la Propriété qui les engendre, elles sont imputables au principe opposé, au principe de la Spoliation.

C'est ce qui me reste à démontrer.

91Voy., sur la question des intermédiaires, au tome V, le chap. VI du pamphlet Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, et au tome VI, le commencement du chap. XVI. (Note de l'éditeur.)
92Nous avons entendu naguère nier la légitimité du fermage. Sans aller jusque-là, beaucoup de personnes ont de la peine à comprendre la pérennité du loyer des capitaux. Comment, disent-elles, un capital une fois formé peut-il donner un revenu éternel? Voici, par un exemple, cette légitimité et cette pérennité expliquées. J'ai cent sacs de blé, je pourrais m'en servir pour vivre pendant que je me livre à un travail utile. Au lieu de cela, je les prête pour un an. Que me doit l'emprunteur? la restitution intégrale de mes cent sacs de blé. Ne me doit-il que cela? En ce cas, j'aurais rendu un service sans en recevoir. Il me doit donc, outre la simple restitution de mon prêt, un service, une rémunération qui sera déterminée par les lois de l'offre et de la demande: c'est l'intérêt. On voit qu'au bout de l'an, j'ai encore cent sacs de blé à prêter; et ainsi de suite pendant l'éternité. L'intérêt est une petite portion du travail que mon prêt a mis l'emprunteur à même d'exécuter. Si j'ai assez de sacs de blé pour que les intérêts suffisent à mon existence, je puis être un homme de loisir sans faire tort à personne, et il me serait facile de montrer que le loisir, ainsi acheté, est lui-même un des ressorts progressifs de la société.
93Cette hypothèse a été examinée de nouveau par l'auteur dans la dernière partie de sa lettre à M. Thiers. Voy. ci-après les 12 dernières pages de . (Note de l'éditeur.)
94Sur la propriété foncière, voy. les chap. IX et XIII des Harmonies économiques, au tome VI. – Voy. aussi, au tome II, la seconde parabole du discours prononcé, le 29 septembre 1846, à la salle Montesquieu. (Note de l'éditeur.)
95Sur l'objection tirée d'un prétendu accaparement des agents naturels, voy., au tome V, la lettre XIVe de Gratuité du crédit, et, au tome VI, les deux dernières pages du chap. XIV. (Note de l'éditeur.)
96Sur l'Effort épargné, considéré comme l'élément le plus important de la valeur, voy. le chap. V du tome VI. (Note de l'éditeur.)