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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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Mais, pour cela, il faut attendre que des expériences, peut-être cruelles, aient diminué quelque peu notre foi dans l'État et augmenté notre foi dans l'Humanité.

Je terminerai par quelques mois sur l'Association du libre-échange. On lui a beaucoup reproché ce titre. Ses adversaires se sont réjouis, ses partisans se sont affligés de ce que les uns et les autres considéraient comme une faute.

«Pourquoi semer ainsi l'alarme? disaient ces derniers. Pourquoi inscrire sur votre drapeau un principe? Pourquoi ne pas vous borner à réclamer dans le tarif des douanes ces modifications sages et prudentes que le temps a rendues nécessaires, et dont l'expérience a constaté l'opportunité?»

Pourquoi? parce que, à mes yeux du moins, jamais le libre-échange n'a été une question de douane et de tarif, mais une question de droit, de justice, d'ordre public, de Propriété. Parce que le privilége, sous quelque forme qu'il se manifeste, implique la négation ou le mépris de la propriété; parce que l'intervention de l'État pour niveler les fortunes, pour grossir la part des uns aux dépens des autres, c'est du communisme, comme une goutte d'eau est aussi bien de l'eau que l'Océan tout entier; parce que je prévoyais que le principe de la propriété, une fois ébranlé sous une forme, ne tarderait pas à être attaqué sous mille formes diverses; parce que je n'avais pas quitté ma solitude pour poursuivre une modification partielle de tarifs, qui aurait impliqué mon adhésion à cette fausse notion que la loi est antérieure à la propriété, mais pour voler au secours du principe opposé, compromis par le régime protecteur; parce que j'étais convaincu que les propriétaires fonciers et les capitalistes avaient eux-mêmes déposé, dans le tarif, le germe de ce communisme qui les effraie maintenant, puisqu'ils demandaient à la loi des suppléments de profits, au préjudice des classes ouvrières. Je voyais bien que ces classes ne tarderaient pas à réclamer aussi, en vertu de l'égalité, le bénéfice de la loi appliquée à niveler le bien-être, ce qui est le communisme.

Qu'on lise le premier acte émané de notre Association, le programme rédigé dans une séance préparatoire, le 10 mai 1846; on se convaincra que ce fut là notre pensée dominante.

«L'Échange est un droit naturel comme la Propriété. Tout citoyen qui a créé ou acquis un produit, doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l'objet de ses désirs. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun usage contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, et uniquement pour satisfaire la convenance d'un autre citoyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de justice.

«C'est encore violer les conditions de l'ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société où chaque industrie, aidée en cela par la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les autres?»

Nous placions tellement la question au-dessus des tarifs, que nous ajoutions:

«Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par les besoins du Trésor.

«Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire, et de rançonner ainsi la communauté au profit d'une classe, dès ce moment la Protection, ou plutôt la Spoliation se manifeste, et C'EST LA le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complétement de nos lois.»

Certes, si nous n'avions poursuivi qu'une modification immédiate des tarifs, si nous avions été, comme on l'a prétendu, les agents de quelques intérêts commerciaux, nous nous serions bien gardés d'inscrire sur notre drapeau un mot qui implique un principe. Croit-on que je n'aie pas pressenti les obstacles que nous susciterait cette déclaration de guerre à l'injustice? Ne savais-je pas très-bien qu'en louvoyant, en cachant le but, en voilant la moitié de notre pensée, nous arriverions plus tôt à telle ou telle conquête partielle? Mais en quoi ces triomphes, d'ailleurs éphémères, eussent-ils dégagé et sauvegardé le grand principe de la Propriété, que nous aurions nous-même tenu dans l'ombre et mis hors de cause?

Je le répète, nous demandions l'abolition du régime protecteur, non comme une bonne mesure gouvernementale, mais comme une justice, comme la réalisation de la liberté, comme la conséquence rigoureuse d'un droit supérieur à la loi. Ce que nous voulions au fond, nous ne devions pas le dissimuler dans la forme64.

Le temps approche où l'on reconnaîtra que nous avons eu raison de ne pas consentir à mettre, dans le titre de notre Association, un leurre, un piége, une surprise, une équivoque, mais la franche expression d'un principe éternel d'ordre et de justice, car il n'y a de puissance que dans les principes; eux seuls sont le flambeau des intelligences, le point de ralliement des convictions égarées.

Dans ces derniers temps, un tressaillement universel a parcouru, comme un frisson d'effroi, la France tout entière. Au seul mot de communisme, toutes les existences se sont alarmées. En voyant se produire au grand jour et presque officiellement les systèmes les plus étranges, en voyant se succéder des décrets subversifs, qui peuvent être suivis de décrets plus subversifs encore, chacun s'est demandé dans quelle voie nous marchions. Les capitaux se sont effrayés, le crédit a fui, le travail a été suspendu, la scie et le marteau se sont arrêtés au milieu de leur œuvre, comme si un funeste et universel courant électrique eût paralysé tout à coup les intelligences et les bras. Et pourquoi? Parce que le principe de la propriété, déjà compromis essentiellement par le régime protecteur, a éprouvé de nouvelles secousses, conséquences de la première; parce que l'intervention de la Loi en matière d'industrie, et comme moyen de pondérer les valeurs et d'équilibrer les richesses, intervention dont le régime protecteur a été la première manifestation, menace de se manifester sous mille formes connues ou inconnues. Oui, je le dis hautement, ce sont les propriétaires fonciers; ceux que l'on considère comme les propriétaires par excellence, qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisqu'ils en ont appelé à la loi pour donner à leurs terres et à leurs produits une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui ont suggéré l'idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionisme a été l'avant-coureur du communisme; je dis plus, il a été sa première manifestation. Car, que demandent aujourd'hui les classes souffrantes? Elles ne demandent pas autre chose que ce qu'ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers. Elles demandent l'intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce qu'ils ont fait par la douane elles veulent le faire par d'autres institutions; mais le principe est toujours le même, prendre législativement aux uns pour donner aux autres; et certes, puisque c'est vous, propriétaires et capitalistes, qui avez fait admettre ce funeste principe, ne vous récriez donc pas si de plus malheureux que vous en réclament le bénéfice. Ils y ont au moins un titre que vous n'aviez pas65.

Mais on ouvre les yeux enfin, on voit vers quel abîme nous pousse cette première atteinte portée aux conditions essentielles de toute sécurité sociale. N'est-ce pas une terrible leçon, une preuve sensible de cet enchaînement de causes et d'effets, par lequel apparaît à la longue la justice des rétributions providentielles, que de voir aujourd'hui les riches s'épouvanter devant l'envahissement d'une fausse doctrine, dont ils ont eux-mêmes posé les bases iniques, et dont ils croyaient faire paisiblement tourner les conséquences à leur seul profit? Oui, prohibitionistes, vous avez, été les promoteurs du communisme. Oui, propriétaires, vous avez détruit dans les esprits la vraie notion de la Propriété. Cette notion, c'est l'Économie politique qui la donne, et vous avez proscrit l'Économie politique, parce que, au nom du droit de propriété, elle combattait vos injustes priviléges66. – Et quand elles ont saisi le pouvoir, quelle a été aussi la première pensée de ces écoles modernes qui vous effraient? C'est de supprimer l'Économie politique, car la science économique, c'est une protestation perpétuelle contre ce nivellement légal que vous avez recherché et que d'autres recherchent aujourd'hui à votre exemple. Vous avez demandé à la Loi autre chose et plus qu'il ne faut demander à la Loi, autre chose et plus que la Loi ne peut donner. Vous lui avez demandé, non la sécurité (c'eût été votre droit), mais la plus-value de ce qui vous appartient, ce qui ne pouvait vous être accordé sans porter atteinte aux droits d'autrui. Et maintenant, la folie de vos prétentions est devenue la folie universelle. – Et si vous voulez conjurer l'orage qui menace de vous engloutir, il ne vous reste qu'une ressource. Reconnaissez votre erreur; renoncez à vos priviléges; faites rentrer la Loi dans ses attributions, renfermez le Législateur dans son rôle. Vous nous avez délaissés, vous nous avez attaqués, parce que vous ne nous compreniez pas sans doute. À l'aspect de l'abîme que vous avez ouvert de vos propres mains, hâtez-vous de vous rallier à nous, dans notre propagande en faveur du droit de propriété, en donnant, je le répète, à ce mot sa signification la plus large, en y comprenant et les facultés de l'homme et tout ce qu'elles parviennent à produire, qu'il s'agisse de travail ou d'échange!

 

La doctrine que nous défendons excite une certaine défiance, à raison de son extrême simplicité; elle se borne à demander à la loi SÉCURITÉ pour tous. On a de la peine à croire que le mécanisme gouvernemental puisse être réduit à ces proportions. De plus, comme cette doctrine renferme la Loi dans les limites de la Justice universelle, on lui reproche d'exclure la Fraternité. L'Économie politique n'accepte pas l'accusation. Ce sera l'objet d'un prochain article.

JUSTICE ET FRATERNITÉ 67

L'École économiste est en opposition, sur une foule de points, avec les nombreuses Écoles socialistes, qui se disent plus avancées, et qui sont, j'en conviens volontiers, plus actives et plus populaires. Nous avons pour adversaires (je ne veux pas dire pour détracteurs) les communistes, les fouriéristes, les owénistes, Cabet, L. Blanc, Proudhon, P. Leroux et bien d'autres.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que ces écoles diffèrent entre elles au moins autant qu'elles diffèrent de nous. Il faut donc, d'abord, qu'elles admettent un principe commun à toutes, que nous n'admettons pas; ensuite, que ce principe se prête à l'infinie diversité que nous voyons entre elles.

Je crois que ce qui nous sépare radicalement, c'est ceci:

L'Économie politique conclut à ne demander À LA LOI que la Justice universelle.

Le Socialisme, dans ses branches diverses, et par des applications dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus À LA LOI la réalisation du dogme de la Fraternité.

Or, qu'est-il arrivé? Le Socialisme admet, avec Rousseau, que l'ordre social tout entier est dans la Loi. On sait que Rousseau faisait reposer la société sur un contrat. Louis Blanc, dès la première page de son livre sur la Révolution, dit: «Le principe de la fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l'homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu.»

Partant de ce point, que la société est l'œuvre de l'homme, l'œuvre de la loi, les socialistes doivent en induire que rien n'existe dans la société, qui n'ait été ordonné et arrangé d'avance par Législateur.

Donc, voyant l'Économie politique se borner à demander À LA LOI Justice partout et pour tous, Justice universelle, ils ont pensé qu'elle n'admettait pas la Fraternité dans les relations sociales.

Le raisonnement est serré. «Puisque la société est toute dans la loi, disent-ils, et puisque vous ne demandez à la loi que la justice, vous excluez donc la fraternité de la loi, et par conséquent de la société.»

De là ces imputations de rigidité, de froideur, de dureté, de sécheresse, qu'on a accumulées sur la science économique et sur ceux qui la professent.

Mais la majeure est-elle admissible? Est-il vrai que toute la société soit renfermée dans la loi? On voit de suite que si cela n'est pas, toutes ces imputations croulent.

Eh quoi! dire que la loi positive, qui agit toujours avec autorité, par voie de contrainte, appuyée sur une force coercitive, montrant pour sanction la baïonnette ou le cachot, aboutissant à une clause pénale; dire que la loi qui ne décrète ni l'affection, ni l'amitié, ni l'amour, ni l'abnégation, ni le dévouement, ni le sacrifice, ne peut davantage décréter ce qui les résume, la Fraternité, est-ce donc anéantir ou nier ces nobles attributs de notre nature? Non certes; c'est dire seulement que la société est plus vaste que la loi; qu'un grand nombre d'actes s'accomplissent, qu'une foule de sentiments se meuvent en dehors et au-dessus de la loi.

Quant à moi, au nom de la science, je proteste de toutes mes forces contre cette interprétation misérable, selon laquelle, parce que nous reconnaissons à la loi une limite, on nous accuse de nier tout ce qui est au delà de cette limite. Ah! qu'on veuille le croire, nous aussi nous saluons avec transport ce mot Fraternité, tombé il y a dix-huit siècles du haut de la montagne sainte et inscrit pour toujours sur notre drapeau républicain. Nous aussi nous désirons voir les individus, les familles, les nations s'associer, s'entr'aider, s'entre-secourir dans le pénible voyage de la vie mortelle. Nous aussi nous sentons battre notre cœur et couler nos larmes au récit des actions généreuses, soit qu'elles brillent dans la vie des simples citoyens, soit qu'elles rapprochent et confondent les classes diverses, soit surtout qu'elles précipitent les peuples prédestinés aux avant-postes du progrès et de la civilisation.

Et nous réduira-t-on à parler de nous-mêmes? Eh bien! qu'on scrute nos actes. Certes, nous voulons bien admettre que ces nombreux publicistes qui, de nos jours, veulent étouffer dans le cœur de l'homme jusqu'au sentiment de l'intérêt, qui se montrent si impitoyables envers ce qu'ils appellent l'individualisme, dont la bouche se remplit incessamment des mots dévouement, sacrifice, fraternité; nous voulons bien admettre qu'ils obéissent exclusivement à ces sublimes mobiles qu'ils conseillent aux autres, qu'ils donnent des exemples aussi bien que des conseils, qu'ils ont eu soin de mettre leur conduite en harmonie avec leurs doctrines; nous voulons bien les croire, sur leur parole, pleins de désintéressement et de charité; mais enfin, il nous sera permis de dire que sous ce rapport nous ne redoutons pas la comparaison.

Chacun de ces Décius a un plan qui doit réaliser le bonheur de l'humanité, et tous ont l'air de dire que si nous les combattons, c'est parce que nous craignons ou pour notre fortune, ou pour d'autres avantages sociaux. Non; nous les combattons, parce que nous tenons leurs idées pour fausses, leurs projets pour aussi puérils que désastreux. Que s'il nous était démontré qu'on peut faire descendre à jamais le bonheur sur terre par une organisation factice, ou en décrétant la fraternité, il en est parmi nous qui, quoique économistes, signeraient avec joie ce décret de la dernière goutte de leur sang.

Mais il ne nous est pas démontré que la fraternité se puisse imposer. Si même, partout où elle se manifeste, elle excite si vivement notre sympathie, c'est parce qu'elle agit en dehors de toute contrainte légale. La fraternité est spontanée, ou n'est pas. La décréter, c'est l'anéantir. La LOI peut bien forcer l'homme à rester juste; vainement elle essaierait de le forcer à être dévoué.

Ce n'est pas moi, du reste, qui ai inventé cette distinction. Ainsi que je le disais tout à l'heure, il y a dix-huit siècles, ces paroles sortirent de la bouche du divin fondateur de notre religion:

«La loi vous dit: Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait.

«Et moi, je vous dis: Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fissent pour vous.»

Je crois que ces paroles fixent la limite qui sépare la Justice de la Fraternité. Je crois qu'elles tracent en outre une ligne de démarcation, je ne dirai pas absolue et infranchissable, mais théorique et rationnelle, entre le domaine circonscrit de la loi et la région sans borne de la spontanéité humaine.

Quand un grand nombre de familles, qui toutes, pour vivre, se développer et se perfectionner, ont besoin de travailler, soit isolément, soit par association, mettent en commun une partie de leurs forces, que peuvent-elles demander à cette force commune, si ce n'est la protection de toutes les personnes, de tous les travaux, de toutes les propriétés, de tous les droits, de tous les intérêts? cela, qu'est-ce autre chose que la Justice universelle? Évidemment le droit de chacun a pour limite le droit absolument semblable de tous les autres. La loi ne peut donc faire autre chose que reconnaître cette limite et la faire respecter. Si elle permettait à quelques-uns de la franchir, ce serait au détriment de quelques autres. La loi serait injuste. Elle le serait bien plus encore si, au lieu de tolérer cet empiétement, elle l'ordonnait.

Qu'il s'agisse, par exemple, de propriété: le principe est que ce que chacun a fait par son travail lui appartient, encore que ce travail ait été comparativement plus ou moins habile, persévérant, heureux, et par suite plus ou moins productif. Que si deux travailleurs veulent unir leurs forces, pour partager le produit suivant des proportions convenues, ou échanger entre eux leurs produits, ou si l'un veut faire à l'autre un prêt ou un don, qu'est-ce qu'a à faire la loi? Rien, ce me semble, si ce n'est exiger l'exécution des conventions, empêcher ou punir le dol, la violence et la fraude.

Cela veut-il dire qu'elle interdira les actes de dévouement et de générosité? Qui pourrait avoir une telle pensée? Mais ira-t-elle jusqu'à les ordonner? Voilà précisément le point qui divise les économistes et les socialistes.

Si les socialistes veulent dire que, pour des circonstances extraordinaires, pour des cas urgents, l'État doit préparer quelques ressources, secourir certaines infortunes, ménager certaines transitions, mon Dieu, nous serons d'accord; cela s'est fait; nous désirons que cela se fasse mieux. Il est cependant un point, dans cette voie, qu'il ne faut pas dépasser; c'est celui où la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s'y substituant. Il est de toute évidence que la charité organisée ferait, en ce cas, beaucoup plus de mal permanent que de bien passager.

Mais il ne s'agit pas ici de mesures exceptionnelles. Ce que nous recherchons, c'est ceci: la Loi, considérée au point de vue général et théorique, a-t-elle pour mission de constater et faire respecter la limite des droits réciproques préexistants, ou bien de faire directement le bonheur des hommes, en provoquant des actes de dévouement, d'abnégation et de sacrifices mutuels?

Ce qui me frappe dans ce dernier système (et c'est pour cela que dans cet écrit fait à la hâte j'y reviendrai souvent), c'est l'incertitude qu'il fait planer sur l'activité humaine et ses résultats, c'est l'inconnu devant lequel il place la société, inconnu qui est de nature à paralyser toutes ses forces.

La Justice, on sait ce qu'elle est, où elle est. C'est un point fixe, immuable. Que la loi la prenne pour guide, chacun sait à quoi s'en tenir, et s'arrange en conséquence.

Mais la Fraternité, où est son point détermine? quelle est sa limite? quelle est sa forme? Évidemment c'est l'infini. La fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volontaire, je la conçois, et j'y applaudis. J'admire d'autant plus le sacrifice qu'il est plus entier. Mais quand on pose au sein d'une société ce principe, que la Fraternité sera imposée par la loi, c'est-à-dire, en bon français, que la répartition des fruits du travail sera faite législativement, sans égard pour les droits du travail lui-même; qui peut dire dans quelle mesure ce principe agira, de quelle forme un caprice du législateur peut le revêtir, dans quelles institutions un décret peut du soir au lendemain l'incarner? Or, je demande si, à ces conditions, une société peut exister?

Remarquez que le Sacrifice, de sa nature, n'est pas, comme la Justice, une chose qui ait une limite. Il peut s'étendre, depuis le don de l'obole jetée dans la sébile du mendiant jusqu'au don de la vie, usque ad mortem, mortem autem crucis. L'Évangile, qui a enseigné la Fraternité aux hommes, l'a expliquée par ses conseils. Il nous a dit: «Lorsqu'on vous frappera sur la joue droite, présentez la joue gauche. Si quelqu'un veut vous prendre votre veste, donnez-lui encore votre manteau.» Il a fait plus que de nous expliquer la fraternité, il nous en a donné le plus complet, le plus touchant et le plus sublime exemple au sommet du Golgotha.

 

Eh bien! dira-t-on que la Législation doit pousser jusque-là la réalisation, par mesure administrative, du dogme de la Fraternité? Ou bien s'arrêtera-t-elle en chemin? Mais à quel degré s'arrêtera-t-elle, et selon quelle règle? Cela dépendra aujourd'hui d'un scrutin, demain d'un autre.

Même incertitude quant à la forme. Il s'agit d'imposer des sacrifices à quelques-uns pour tous, ou à tous pour quelques-uns. Qui peut me dire comment s'y prendra la loi? car on ne peut nier que le nombre des formules fraternitaires ne soit indéfini. Il n'y a pas de jour où il ne m'en arrive cinq ou six par la poste, et toutes, remarquez-le bien, complétement différentes. En vérité, n'est-ce pas folie de croire qu'une nation peut goûter quelque repos moral et quelque prospérité matérielle, quand il est admis en principe que, du soir au lendemain, le législateur peut la jeter toute entière dans l'un des cent mille moules fraternitaires qu'il aura momentanément préféré?

Qu'il me soit permis de mettre en présence, dans leurs conséquences les plus saillantes, le système économiste et le système socialiste.

Supposons d'abord une nation qui adopte pour base de sa législation la Justice, la Justice universelle.

Supposons que les citoyens disent au gouvernement: «Nous prenons sur nous la responsabilité de notre propre existence; nous nous chargeons de notre travail, de nos transactions, de notre instruction, de nos progrès, de notre culte; pour vous, votre seule mission sera de nous contenir tous, et sous tous les rapports, dans les limites de nos droits.»

Vraiment, on a essayé tant de choses, je voudrais que la fantaisie prît un jour à mon pays, ou à un pays quelconque, sur la surface du globe, d'essayer au moins celle-là. Certes, le mécanisme, on ne le niera pas, est d'une simplicité merveilleuse. Chacun exerce tous ses droits comme il l'entend, pourvu qu'il n'empiète pas sur les droits d'autrui. L'épreuve serait d'autant plus intéressante, qu'en point de fait, les peuples qui se rapprochent le plus de ce système surpassent tous les autres en sécurité, en prospérité, en égalité et en dignité. Oui, s'il me reste dix ans de vie, j'en donnerais volontiers neuf pour assister, pendant un an, à une telle expérience faite dans ma patrie. – Car voici, ce me semble, ce dont je serais l'heureux témoin.

En premier lieu, chacun serait fixé sur son avenir, en tant qu'il peut être affecté par la loi. Ainsi que je l'ai fait remarquer, la justice exacte est une chose tellement déterminée, que la législation qui n'aurait qu'elle en vue serait à peu près immuable. Elle ne pourrait varier que sur les moyens d'atteindre de plus en plus ce but unique: faire respecter les personnes et leurs droits. Ainsi, chacun pourrait se livrer à toutes sortes d'entreprises honnêtes sans crainte et sans incertitude. Toutes les carrières seraient ouvertes à tous; chacun pourrait exercer ses facultés librement, selon qu'il serait déterminé par son intérêt, son penchant, son aptitude, ou les circonstances; il n'y aurait ni priviléges, ni monopoles, ni restrictions d'aucune sorte.

Ensuite, toutes les forces du gouvernement étant appliquées à prévenir et à réprimer les dols, les fraudes, les délits, les crimes, les violences, il est à croire qu'elles atteindraient d'autant mieux ce but qu'elles ne seraient pas disséminées, comme aujourd'hui, sur une foule innombrable d'objets étrangers à leurs attributions essentielles. Nos adversaires eux-mêmes ne nieront pas que prévenir et réprimer l'injustice ne soit la mission principale de l'État. Pourquoi donc cet art précieux de la prévention et de la répression a-t-il fait si peu de progrès chez nous? Parce que l'État le néglige pour les mille autres fonctions dont on l'a chargé. Aussi la Sécurité n'est pas, il s'en faut de beaucoup, le trait distinctif de la société française. Elle serait complète sous le régime dont je me suis fait, pour le moment, l'analyste; sécurité dans l'avenir, puisque aucune utopie ne pourrait s'imposer en empruntant la force publique; sécurité dans le présent, puisque cette force serait exclusivement consacrée à combattre et anéantir l'injustice.

Ici, il faut bien que je dise un mot des conséquences qu'engendre la Sécurité. Voilà donc la Propriété sous ses formes diverses, foncière, mobilière, industrielle, intellectuelle, manuelle, complétement garantie. La voilà à l'abri des atteintes des malfaiteurs et, qui plus est, des atteintes de la Loi. Quelle que soit la nature des services que les travailleurs rendent à la société ou se rendent entre eux, ou échangent au dehors, ces services auront toujours leur valeur naturelle. Cette valeur sera bien encore affectée par les événements, mais au moins elle ne pourra jamais l'être par les caprices de la loi, par les exigences de l'impôt, par les intrigues, les prétentions et les influences parlementaires. Le prix des choses et du travail subira donc le minimum possible de fluctuation, et sous l'ensemble de toutes ces conditions réunies, il n'est pas possible que l'industrie ne se développe, que les richesses ne s'accroissent, que les capitaux ne s'accumulent avec une prodigieuse rapidité.

Or, quand les capitaux se multiplient, ils se font concurrence entre eux; leur rémunération diminue, ou, en d'autres termes, l'intérêt baisse. Il pèse de moins en moins sur le prix des produits. La part proportionnelle du capital dans l'œuvre commune va décroissant sans cesse. Cet agent du travail plus répandu devient à la portée d'un plus grand nombre d'hommes. Le prix des objets de consommation est soulagé de toute la part que le capital prélève en moins; la vie est à bon marché, et c'est une première condition essentielle pour l'affranchissement des classes ouvrières68.

En même temps, et par un effet de la même cause (l'accroissement rapide du capital), les salaires haussent de toute nécessité. Les capitaux, en effet, ne rendent absolument rien qu'à la condition d'être mis en œuvre. Plus ce fonds des salaires est grand et occupé, relativement à un nombre déterminé d'ouvriers, plus le salaire hausse.

Ainsi, le résultat nécessaire de ce régime de justice exacte, et par conséquent de liberté et de sécurité, c'est de relever les classes souffrantes de deux manières, d'abord en leur donnant la vie à bon marché, ensuite en élevant le taux des salaires.

Il n'est pas possible que le sort des ouvriers soit ainsi naturellement et doublement amélioré, sans que leur condition morale s'élève et s'épure. Nous sommes donc dans la voie de l'Égalité. Je ne parle pas seulement de cette égalité devant la loi, que le système implique évidemment puisqu'il exclut toute injustice, mais de l'égalité de fait, au physique et au moral, résultant de ce que la rémunération du travail augmente à mesure et par cela même que celle du capital diminue.

Si nous jetons les yeux sur les rapports de ce peuple avec les autres nations, nous trouvons qu'ils sont tous favorables à la paix. Se prémunir contre toute agression, voilà sa seule politique. Il ne menace ni n'est menacé. Il n'a pas de diplomatie et bien moins encore de diplomatie armée. En vertu du principe de Justice universelle, nul citoyen ne pouvant, dans son intérêt, faire intervenir la loi pour empêcher un autre citoyen d'acheter ou de vendre au dehors, les relations commerciales de ce peuple seront libres et très-étendues. Personne ne conteste que ces relations ne contribuent au maintien de la paix. Elles constitueront pour lui un véritable et précieux système de défense, qui rendra à peu près inutiles les arsenaux, les places fortes, la marine militaire et les armées permanentes. Ainsi, toutes les forces de ce peuple seront affectées à des travaux productifs, nouvelle cause d'accroissement de capitaux avec toutes les conséquences qui en dérivent.

Il est aisé de voir qu'au sein de ce peuple, le gouvernement est réduit à des proportions fort exiguës, et les rouages administratifs à une grande simplicité. De quoi s'agit-il? de donner à la force publique la mission unique de faire régner la justice parmi les citoyens. Or, cela se peut faire à peu de frais et ne coûte aujourd'hui même en France que vingt-six millions. Donc cette nation ne paiera pour ainsi dire pas d'impôts. Il est même certain que la civilisation et le progrès tendront à y rendre le gouvernement de plus en plus simple et économique, car plus la justice sera le fruit de bonnes habitudes sociales, plus il sera opportun de réduire la force organisée pour l'imposer.

Quand une nation est écrasée de taxes, rien n'est plus difficile et je pourrais dire impossible que de les répartir également. Les statisticiens et les financiers n'y aspirent plus. Il y a cependant une chose plus impossible encore, c'est de les rejeter sur les riches. L'État ne peut avoir beaucoup d'argent qu'en épuisant tout le monde et les masses surtout. Mais dans le régime si simple, auquel je consacre cet inutile plaidoyer, régime qui ne réclame que quelques dizaines de millions, rien n'est plus aisé qu'une répartition équitable. Une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée, prélevée en famille et sans frais au sein des conseils municipaux, y suffit. Plus de cette fiscalité tenace, de cette bureaucratie dévorante, qui sont la mousse et la vermine du corps social; plus de ces contributions indirectes, de cet argent arraché par force et par ruse, de ces piéges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail, de ces entraves qui nous font plus de mal encore par les libertés qu'elles nous ôtent que par les ressources dont elles nous privent.

64Voy., au tome Ier, la lettre adressée, dès janvier 1845, à M. de Lamartine sur le Droit au travail. (Note de l'éditeur.)
65Voy., au tome II, la réunion des articles sur la question des subsistances et, ci-après, Protectionisme et Communisme. (Note de l'éditeur.)
66Voy., au tome V, Spoliation et Loi; —Guerre aux chaires d'économie politique. (Note de l'éditeur.)
67Article inséré au no du 15 juin 1848, du Journal des économistes. (Note de l'éditeur.)
68Voy., au tome V, le pamphlet Capital et Rente, et aux Harmonies économiques, tome VI, le chapitre VII. (Note de l'éditeur.)