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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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XVI. – LA MAIN DROITE ET LA MAIN GAUCHE 59.
(RAPPORT AU ROI.)

Sire,

Quand on voit ces hommes du Libre-Échange répandre audacieusement leur doctrine, soutenir que le droit d'acheter et de vendre est impliqué dans le droit de propriété (insolence que M. Billault a relevée en vrai avocat), il est permis de concevoir de sérieuses alarmes sur le sort du travail national; car que feront les Français de leurs bras et de leur intelligence quand ils seront libres?

L'administration que vous avez honorée de votre confiance a dû se préoccuper d'une situation aussi grave, et chercher dans sa sagesse une protection qu'on puisse substituer à celle qui paraît compromise: – Elle vous propose D'INTERDIRE À VOS FIDÈLES SUJETS L'USAGE DE LA MAIN DROITE.

Sire, ne nous faites pas l'injure de penser que nous avons adopté légèrement une mesure qui, au premier aspect, peut paraître bizarre. L'étude approfondie du régime protecteur nous a révélé ce syllogisme, sur lequel il repose tout entier:

Plus on travaille, plus on est riche;

Plus on a de difficultés à vaincre, plus on travaille;

Ergo, plus on a de difficultés à vaincre, plus on est riche.

Qu'est-ce, en effet, que la protection, sinon une application ingénieuse de ce raisonnement en forme, et si serré qu'il résisterait à la subtilité de M. Billault lui-même?

Personnifions le pays. Considérons-le comme un être collectif aux trente millions de bouches, et, par une conséquence naturelle, aux soixante millions de bras. Le voilà qui fait une pendule, qu'il prétend troquer en Belgique contre dix quintaux de fer. Mais, nous lui disons: Fais le fer toi-même. – Je ne le puis, répond-il, cela me prendrait trop de temps, je n'en ferais pas cinq quintaux pendant que je fais une pendule. – Utopiste! répliquons-nous, c'est pour cela même que nous te défendons de faire la pendule et t'ordonnons de faire le fer. Ne vois-tu pas que nous te créons du travail?

Sire, il n'aura pas échappé à votre sagacité que c'est absolument comme si nous disions au pays: Travaille de la main gauche et non de la droite.

Créer des obstacles pour fournir au travail l'occasion de se développer, tel est le principe de la restriction qui se meurt. C'est aussi le principe de la restriction qui va naître. Sire, réglementer ainsi, ce n'est pas innover, c'est persévérer.

Quant à l'efficacité de la mesure, elle est incontestable. Il est malaisé, beaucoup plus malaisé qu'on ne pense, d'exécuter de la main gauche ce qu'on avait coutume de faire de la droite. Vous vous en convaincrez, Sire, si vous daignez condescendre à expérimenter notre système sur un acte qui vous soit familier, comme, par exemple, celui de brouiller des cartes. Nous pouvons donc nous flatter d'ouvrir au travail une carrière illimitée.

Quand les ouvriers de toute sorte seront réduits à leur main gauche, représentons-nous, Sire, le nombre immense qu'il en faudra pour faire face à l'ensemble de la consommation actuelle, en la supposant invariable, ce que nous faisons toujours quand nous comparons entre eux des systèmes de production opposés. Une demande si prodigieuse de main-d'œuvre ne peut manquer de déterminer une hausse considérable des salaires, et le paupérisme disparaîtra du pays comme par enchantement.

Sire, votre cœur paternel se réjouira de penser que les bienfaits de l'ordonnance s'étendront aussi sur cette intéressante portion de la grande famille dont le sort excite toute votre sollicitude. Quelle est la destinée des femmes en France? Le sexe le plus audacieux et le plus endurci aux fatigues les chasse insensiblement de toutes les carrières.

Autrefois elles avaient la ressource des bureaux de loterie. Ils ont été fermés par une philanthropie impitoyable; et sous quel prétexte? «Pour épargner, disait-elle, le denier du pauvre.» Hélas, le pauvre a-t-il jamais obtenu, d'une pièce de monnaie, des jouissances aussi douces et aussi innocentes que celles que renfermait pour lui l'urne mystérieuse de la fortune? Sevré de toutes les douceurs de la vie, quand il mettait, de quinzaine en quinzaine, le prix d'une journée de travail sur un quaterne sec, combien d'heures délicieuses n'introduisait-il pas au sein de sa famille? L'espérance avait toujours sa place au foyer domestique. La mansarde se peuplait d'illusions: la femme se promettait d'éclipser ses voisines par l'éclat de sa mise, le fils se voyait tambour-major, la fille se sentait entraînée vers l'autel au bras de son fiancé.

 
C'est quelque chose encor que de faire un beau rêve!
 

Oh! la loterie, c'était la poésie du pauvre, et nous l'avons laissée échapper!

La loterie défunte, quels moyens avons-nous de pourvoir nos protégées? Le tabac et la poste.

Le tabac, à la bonne heure; il progresse, grâce au ciel et aux habitudes distinguées que d'augustes exemples ont su, fort habilement, faire prévaloir parmi notre élégante jeunesse.

Mais la poste!.. Nous n'en dirons rien, elle fera l'objet d'un rapport spécial.

Sauf donc le tabac, que reste-t-il à vos sujettes? Rien que la broderie, le tricot et la couture, tristes ressources qu'une science barbare, la mécanique, restreint de plus en plus.

Mais sitôt que votre ordonnance aura paru, sitôt que les mains droites seront coupées ou attachées, tout va changer de face. Vingt fois, trente fois plus de brodeuses, lisseuses et repasseuses, lingères, couturières et chemisières ne suffiront pas à la consommation (honni soit qui mal y pense) du royaume; toujours en la supposant invariable, selon notre manière de raisonner.

Il est vrai que cette supposition pourra être contestée par de froids théoriciens, car les robes seront plus chères et les chemises aussi. Autant ils en disent du fer, que la France tire de nos mines, comparé à celui qu'elle pourrait vendanger sur nos coteaux. Cet argument n'est donc pas plus recevable contre la gaucherie que contre la protection; car cette cherté même est le résultat et le signe de l'excédant d'efforts et de travaux qui est justement la base sur laquelle, dans un cas comme dans l'autre, nous prétendons fonder la prospérité de la classe ouvrière.

Oui, nous nous faisons un touchant tableau de la prospérité de l'industrie couturière. Quel mouvement! quelle activité! quelle vie! Chaque robe occupera cent doigts au lieu de dix. Il n'y aura plus une jeune fille oisive, et nous n'avons pas besoin, Sire, de signaler à votre perspicacité les conséquences morales de cette grande révolution. Non seulement il y aura plus de filles occupées, mais chacune d'elles gagnera davantage, car elles ne pourront suffire à la demande; et si la concurrence se montre encore, ce ne sera plus entre les ouvrières qui font les robes, mais entre les belles dames qui les portent.

Vous le voyez, Sire, notre proposition n'est pas seulement conforme aux traditions économiques du gouvernement, elle est encore essentiellement morale et démocratique.

Pour apprécier ses effets, supposons-la réalisée, transportons-nous par la pensée dans l'avenir; imaginons le système en action depuis vingt ans. L'oisiveté est bannie du pays; l'aisance et la concorde, le contentement et la moralité ont pénétré avec le travail dans toutes les familles; plus de misère, plus de prostitution. La main gauche étant fort gauche à la besogne, l'ouvrage surabonde et la rémunération est satisfaisante. Tout s'est arrangé là-dessus; les ateliers se sont peuplés en conséquence. N'est-il pas vrai, Sire, que si, tout à coup, des utopistes venaient réclamer la liberté de la main droite, ils jetteraient l'alarme dans le pays? N'est-il pas vrai que cette prétendue réforme bouleverserait toutes les existences? Donc notre système est bon, puisqu'on ne le pourrait détruire sans douleurs.

Et cependant, nous avons le triste pressentiment qu'un jour il se formera (tant est grande la perversité humaine!) une association pour la liberté des mains droites.

Il nous semble déjà entendre les libre-dextéristes tenir, à la salle Montesquieu, ce langage:

«Peuple, tu te crois plus riche parce qu'on t'a ôté l'usage d'une main; tu ne vois que le surcroît de travail qui t'en revient. Mais regarde donc aussi la cherté qui en résulte, le décroissement forcé de toutes les consommations. Cette mesure n'a pas rendu plus abondante la source des salaires, le capital. Les eaux qui coulent de ce grand réservoir sont dirigées vers d'autres canaux, leur volume n'est pas augmenté, et le résultat définitif est, pour la nation en masse, une déperdition de bien-être égale à tout ce que des millions de mains droites peuvent produire de plus qu'un égal nombre de mains gauches. Donc, liguons-nous, et, au prix de quelques dérangements inévitables, conquérons le droit de travailler de toutes mains.»

Heureusement, Sire, il se formera une association pour la défense du travail par la main gauche, et les Sinistristes n'auront pas de peine à réduire à néant toutes ces généralités et idéalités, suppositions et abstractions, rêveries et utopies. Ils n'auront qu'à exhumer le Moniteur industriel de 1846: ils y trouveront, contre la liberté des échanges, des arguments tout faits, qui pulvérisent si merveilleusement la liberté de la main droite, qu'il leur suffira de substituer un mot à l'autre.

«La ligue parisienne pour la liberté du commerce ne doutait pas du concours des ouvriers. Mais les ouvriers ne sont plus des hommes que l'on mène par le bout du nez. Ils ont les yeux ouverts et ils savent mieux l'économie politique que nos professeurs patentés… La liberté du commerce, ont-ils répondu, nous enlèverait notre travail, et le travail c'est notre propriété réelle, grande, souveraine: avec le travail, avec beaucoup de travail, le prix des marchandises n'est jamais inaccessible. Mais sans travail, le pain ne coûtât-il qu'un sou la livre, l'ouvrier est forcé de mourir de faim. Or, vos doctrines, au lieu d'augmenter la somme actuelle du travail en France, la diminueront, c'est-à-dire que vous nous réduirez à la misère.» (Numéro du 13 octobre 1846.)».

 

«Quand il y a trop de marchandises à vendre, leur prix s'abaisse à la vérité; mais comme le salaire diminue quand la marchandise perd de sa valeur, il en résulte qu'au lieu d'être en état d'acheter, nous ne pouvons plus rien acheter. C'est donc quand la marchandise est à vil prix, que l'ouvrier est le plus malheureux.» (Gauthier de Rumilly, Moniteur industriel du 17 novembre.)

Il ne sera pas mal que les Sinistristes entremêlent quelques menaces dans leurs belles théories. En voici le modèle:

«Quoi! vouloir substituer le travail de la main droite à celui de la main gauche et amener ainsi l'abaissement forcé, sinon l'anéantissement du salaire, seule ressource de presque toute la nation!

«Et cela au moment où des récoltes incomplètes imposent déjà de pénibles sacrifices à l'ouvrier, l'inquiètent sur son avenir, le rendent plus accessible aux mauvais conseils et prêt à sortir de cette conduite si sage qu'il a tenue jusqu'ici!»

Nous avons la confiance, Sire, que, grâce à des raisonnements si savants, si la lutte s'engage, la main gauche en sortira victorieuse.

Peut-être se formera-t-il aussi une association, dans le but de rechercher si la main droite et la main gauche n'ont pas tort toutes deux, et s'il n'y a point entre elles une troisième main, afin de tout concilier.

Après avoir peint les Dextéristes comme séduits par la libéralité apparente d'un principe dont l'expérience n'a pas encore vérifié l'exactitude, et les Sinistristes comme se cantonnant dans des positions acquises:

«Et l'on nie, dira-t-elle, qu'il y ait un troisième parti à prendre au milieu du conflit! et l'on ne voit pas que les ouvriers ont à se défendre à la fois et contre ceux qui ne veulent rien changer à la situation actuelle, parce qu'ils y trouvent avantage, et contre ceux qui rêvent un bouleversement économique dont ils n'ont calculé ni l'étendue ni la portée!» (National du 16 octobre.)

Nous ne voulons pourtant pas dissimuler à Votre Majesté, Sire, que notre projet a un côté vulnérable. On pourra nous dire: Dans vingt ans, toutes les mains gauches seront aussi habiles que le sont maintenant les mains droites, et vous ne pourrez plus compter sur la gaucherie pour accroître le travail national.

À cela, nous répondons que, selon de doctes médecins, la partie gauche du corps humain a une faiblesse naturelle tout à fait rassurante pour l'avenir du travail.

Et, après tout, consentez, Sire, à signer l'ordonnance, et un grand principe aura prévalu: Toute richesse provient de l'intensité du travail. Il nous sera facile d'en étendre et varier les applications. Nous décréterons, par exemple, qu'il ne sera plus permis de travailler qu'avec le pied. Cela n'est pas plus impossible (puisque cela s'est vu) que d'extraire du fer des vases de la Seine. On a vu même des hommes écrire avec le dos. Vous voyez, Sire, que les moyens d'accroître le travail national ne nous manqueront pas. En désespoir de cause, il nous resterait la ressource illimitée des amputations.

Enfin, Sire, si ce rapport n'était destiné à la publicité, nous appellerions votre attention sur la grande influence que tous les systèmes analogues à celui que nous vous soumettons sont de nature à donner aux hommes du pouvoir. Mais c'est une matière que nous nous réservons de traiter en conseil privé.

XVII. – DOMINATION PAR LE TRAVAIL 60

«De même qu'en temps de guerre on arrive à la domination par la supériorité des armes, peut-on, en temps de paix, arriver à la domination par la supériorité du travail?»

Cette question est du plus haut intérêt, à une époque où on ne paraît pas mettre en doute que, dans le champ de l'industrie, comme sur le champ de bataille, le plus fort écrase le plus faible.

Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'on ait découvert, entre le travail qui s'exerce sur les choses et la violence qui s'exerce sur les hommes, une triste et décourageante analogie; car comment ces deux sortes d'actions seraient-elles identiques dans leurs effets, si elles étaient opposées par leur nature?

Et s'il est vrai qu'en industrie comme en guerre, la domination est le résultat nécessaire de la supériorité, qu'avons-nous à nous occuper de progrès, d'économie sociale, puisque nous sommes dans un monde où tout a été arrangé de telle sorte, par la Providence, qu'un même effet, l'oppression, sort fatalement des principes les plus opposés?

À propos de la politique toute nouvelle où la liberté commerciale entraîne l'Angleterre; beaucoup de personnes font cette objection qui préoccupe, j'en conviens, les esprits les plus sincères: «L'Angleterre fait-elle autre chose que poursuivre le même but par un autre moyen? N'aspire-t-elle pas toujours à l'universelle suprématie? Sûre de la supériorité de ses capitaux et de son travail, n'appelle-t-elle pas la libre concurrence pour étouffer l'industrie du continent, régner en souveraine, et conquérir le privilége de nourrir et vêtir les peuples ruinés?»

Il me serait facile de démontrer que ces alarmes sont chimériques; que notre prétendue infériorité est de beaucoup exagérée; qu'il n'est aucune de nos grandes industries qui, non-seulement ne résiste, mais encore ne se développe sous l'action de la concurrence extérieure, et que son effet infaillible est d'amener un accroissement de consommation générale, capable d'absorber à la fois les produits du dehors et ceux du dedans.

Aujourd'hui je veux attaquer l'objection de front, lui laissant toute sa force et tout l'avantage du terrain qu'elle a choisi. Mettant de côté les Anglais et les Français, je rechercherai, d'une manière générale, si, alors même que, par sa supériorité dans une branche d'industrie, un peuple vient à étouffer l'industrie similaire d'un autre peuple, celui-là a fait un pas vers la domination et celui-ci vers la dépendance; en d'autres termes, si tous deux ne gagnent pas dans l'opération, et si ce n'est pas le vaincu qui y gagne davantage.

Si l'on ne voit dans un produit que l'occasion d'un travail, il est certain que les alarmes des protectionistes sont fondées. À ne considérer le fer, par exemple, que dans ses rapports avec les maîtres de forges, on pourrait craindre que la concurrence d'un pays, où il serait un don gratuit de la nature, n'éteignît les hauts fourneaux dans un autre pays où il y aurait rareté de minerai et de combustible.

Mais est-ce là une vue complète du sujet? Le fer n'a-t-il des rapports qu'avec ceux qui le font? est-il étranger à ceux qui l'emploient? sa destination définitive, unique, est-elle d'être produit? et s'il est utile, non à cause du travail dont il est l'occasion, mais à raison des qualités qu'il possède, des nombreux services auxquels sa dureté, sa malléabilité le rendent propre, ne s'ensuit-il pas que l'étranger ne peut en réduire le prix, même au point d'en empêcher la production chez nous, sans nous faire plus de bien, sous ce dernier rapport, qu'il ne nous fait de mal sous le premier?

Qu'on veuille bien considérer qu'il est une foule de choses que les étrangers, par les avantages naturels dont ils sont entourés, nous empêchent de produire directement, et à l'égard desquelles, nous sommes placés, en réalité, dans la position hypothétique que nous examinons quant au fer. Nous ne produisons chez nous ni le thé, ni le café, ni l'or, ni l'argent. Est-ce à dire que notre travail en masse en est diminué? Non, seulement pour créer la contre-valeur de ces choses, pour les acquérir par voie d'échange, nous détachons de notre travail général une portion moins grande qu'il n'en faudrait pour les produire nous-mêmes. Il nous en reste plus à consacrer à d'autres satisfactions. Nous sommes plus riches; plus forts d'autant. Tout ce qu'a pu faire la rivalité extérieure, même dans les cas où elle nous interdit d'une manière absolue une forme déterminée de travail, c'est de l'économiser, d'accroître notre puissance productive. Est-ce là, pour l'étranger, le chemin de la domination?

Si l'on trouvait en France une mine d'or, il ne s'ensuit pas que nous eussions intérêt à l'exploiter. Il est même certain que l'entreprise devrait être négligée, si chaque once d'or absorbait plus de notre travail qu'une once d'or achetée au Mexique avec du drap. En ce cas, il vaudrait mieux continuer à voir nos mines dans nos métiers. – Ce qui est vrai de l'or l'est du fer.

L'illusion provient de ce qu'on ne voit pas une chose. C'est que la supériorité étrangère n'empêche jamais le travail national que sous une forme déterminée, et ne le rend superflu sous cette forme qu'en mettant à notre disposition le résultat même du travail ainsi anéanti. Si les hommes vivaient dans des cloches, sous une couche d'eau, et qu'ils dussent se pourvoir d'air par l'action de la pompe, il y aurait là une source immense de travail. Porter atteinte à ce travail, en laissant les hommes dans cette condition, ce serait leur infliger un effroyable dommage. Mais si le travail ne cesse que parce que la nécessité n'y est plus, parce que les hommes sont placés dans un autre milieu, où l'air est mis, sans effort, en contact avec leurs poumons, alors la perte de ce travail n'est nullement regrettable, si ce n'est aux yeux de ceux qui s'obstinent à n'apprécier, dans le travail, que le travail même.

C'est là précisément cette nature de travail qu'anéantissent graduellement les machines, la liberté commerciale, le progrès en tout genre; non le travail utile, mais le travail devenu superflu, surnuméraire, sans objet, sans résultat. Par contre, la protection le remet en œuvre; elle nous replace sous la couche d'eau, pour nous fournir l'occasion de pomper; elle nous force à demander l'or à la mine nationale inaccessible, plutôt qu'à nos métiers nationaux. Tout son effet est dans ce mot: déperdition de forces.

On comprend que je parle ici des effets généraux, et non des froissements temporaires qu'occasionne le passage d'un mauvais système à un bon. Un dérangement momentané accompagne nécessairement tout progrès. Ce peut être une raison pour adoucir la transition; ce n'en est pas une pour interdire systématiquement tout progrès, encore moins pour le méconnaître.

On nous représente l'industrie comme une lutte. Cela n'est pas vrai, ou cela n'est vrai que si l'on se borne à considérer chaque industrie dans ses effets, sur une autre industrie similaire, en les isolant toutes deux, par la pensée, du reste de l'humanité. Mais il y a autre chose; il y a les effets sur la consommation, sur le bien-être général.

Voilà pourquoi il n'est pas permis d'assimiler, comme on le fait, le travail à la guerre.

Dans la guerre, le plus fort accable le plus faible.

Dans le travail, le plus fort communique de la force au plus faible. Cela détruit radicalement l'analogie.

Les Anglais ont beau être forts et habiles, avoir des capitaux énormes et amortis, disposer de deux grandes puissances de production, le fer et le feu; tout cela se traduit en bon marché du produit. Et qui gagne au bon marché du produit? Celui qui l'achète.

Il n'est pas en leur puissance d'anéantir d'une manière absolue une portion quelconque de notre travail. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de le rendre superflu pour un résultat acquis, de donner l'air en même temps qu'ils suppriment la pompe, d'accroître ainsi notre force disponible, et de rendre, chose remarquable, leur prétendue domination d'autant plus impossible que leur supériorité serait plus incontestable.

Ainsi nous arrivons, par une démonstration rigoureuse et consolante, à cette conclusion, que le travail et la violence, si opposés par leur nature, ne le sont pas moins, quoi qu'en disent protectionistes et socialistes, par leurs effets.

 

Il nous a suffi pour cela de distinguer entre du travail anéanti et du travail économisé.

Avoir moins de fer parce qu'on travaille moins, ou avoir plus de fer quoiqu'on travaille moins, ce sont choses plus que différentes; elles sont opposées. Les protectionistes les confondent, nous ne les confondons pas. Voilà tout.

Qu'on se persuade bien une chose. Si les Anglais mettent en œuvre beaucoup d'activité, de travail, de capitaux, d'intelligence, de forces naturelles, ce n'est pas pour nos beaux yeux. C'est pour se donner à eux-mêmes beaucoup de satisfactions, en échange de leurs produits. Ils veulent certainement recevoir au moins autant qu'ils donnent, et ils fabriquent chez eux le paiement de ce qu'ils achètent ailleurs. Si donc ils nous inondent de leurs produits, c'est qu'ils entendent être inondés des nôtres. Dans ce cas, le meilleur moyen d'en avoir beaucoup pour nous-mêmes, c'est d'être libres de choisir, pour l'acquisition, entre ces deux procédés: production immédiate, production médiate. Tout le machiavélisme britannique ne nous fera pas faire un mauvais choix.

Cessons donc d'assimiler puérilement la concurrence industrielle à la guerre; fausse assimilation qui tire tout ce qu'elle a de spécieux de ce qu'on isole deux industries rivales pour juger les effets de la concurrence. Sitôt qu'on fait entre en ligne de compte l'effet produit sur le bien-être général, l'analogie disparaît.

Dans une bataille, celui qui est tué est bien tué, et l'armée est affaiblie d'autant. En industrie, une usine ne succombe qu'autant que l'ensemble du travail national remplace ce qu'elle produisait, avec un excédant. Imaginons un état de choses où, pour un homme resté sur le carreau, il en ressuscite deux pleins de force et de vigueur. S'il est une planète où les choses sa passent ainsi, il faut convenir que la guerre s'y fait, dans des conditions si différentes de ce que nous la voyons ici-bas, qu'elle n'en mérite pas même le nom.

Or, c'est là le caractère distinctif de ce qu'on a nommé si mal à propos guerre industrielle.

Que les Belges et les Anglais baissent le prix de leur fer, s'ils le peuvent, qu'ils le baissent encore et toujours, jusqu'à l'anéantir. Ils peuvent bien par là éteindre un de nos hauts fourneaux, tuer un de nos soldats; mais je les défie d'empêcher qu'aussitôt, et par une conséquence nécessaire de ce bon marché lui-même, mille autres industries ne ressuscitent, ne se développent, plus profitables que l'industrie mise hors de combat.

Concluons que la domination par le travail est impossible et contradictoire, puisque toute supériorité qui se manifeste chez un peuple se traduit en bon marché et n'aboutit qu'à communiquer de la force à tous les autres. Bannissons de l'économie politique toutes ces expressions empruntées au vocabulaire des batailles: Lutter à armes égales, vaincre, écraser, étouffer, être battu, invasion, tribut. Que signifient ces locutions? Pressez-les, et il n'en sort rien… Nous nous trompons, il en sort d'absurdes erreurs et de funestes préjugés. Ce sont ces mots qui arrêtent la fusion des peuples, leur pacifique, universelle, indissoluble alliance, et le progrès de l'humanité61!

FIN DE LA SECONDE SÉRIE
59Tiré du Libre-Échange, no du 13 décembre 1846. (Note de l'éditeur.)
60Tiré du Libre-Échange, no du 14 février 1847. (Note de l'éditeur.)
61Si l'auteur eût vécu, il eût probablement publié une troisième série de Sophismes. Les principaux éléments de cette publication nous ont semblé préparés dans les colonnes du Libre-Échange, et, à la fin du tome II, nous les présentons réunis. (Note de l'éditeur.)