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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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XI. – L'UTOPISTE 52

– Si j'étais ministre de Sa Majesté!..

– Eh bien, que feriez-vous?

– Je commencerais par… par… ma foi, par être fort embarrassé. Car enfin, je ne serais ministre que parce que j'aurais la majorité; je n'aurais la majorité que parce que je me la serais faite; je ne me la serais faite, honnêtement du moins, qu'en gouvernant selon ses idées… Donc, si j'entreprenais de faire prévaloir les miennes en contrariant les siennes, je n'aurais plus la majorité, et si je n'avais pas la majorité, je ne serais pas ministre de Sa Majesté.

– Je suppose que vous le soyez et que par conséquent la majorité ne soit pas pour vous un obstacle; que feriez-vous?

– Je rechercherais de quel côté est le juste.

– Et ensuite?

– Je chercherais de quel côté est l'utile.

– Et puis?

– Je chercherais s'ils s'accordent ou se gourment entre eux.

– Et si vous trouviez qu'ils ne s'accordent pas?

 
– Je dirais au roi Philippe:
Reprenez votre portefeuille.
 
 
La rime n'est pas riche et le style en est vieux;
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces transactions dont le bon sens murmure,
Et que l'honnêteté parle là toute pure?
 

– Mais si vous reconnaissez que le juste et l'utile c'est tout un?

– Alors, j'irai droit en avant.

– Fort bien. Mais pour réaliser l'utilité par la justice, il faut une troisième chose.

– Laquelle?

– La possibilité.

– Vous me l'avez accordée.

– Quand?

– Tout à l'heure.

– Comment?

– En me concédant la majorité.

– Il me semblait aussi que la concession était fort hasardée, car enfin elle implique que la majorité voit clairement ce qui est juste, voit clairement ce qui est utile, et voit clairement qu'ils sont en parfaite harmonie.

– Et si elle voyait clairement tout cela, le bien se ferait, pour ainsi dire, tout seul.

– Voilà où vous m'amenez constamment: à ne voir de réforme possible que par le progrès de la raison générale.

– Comme à voir, par ce progrès, toute réforme infaillible.

– À merveille. Mais ce progrès préalable est lui-même un peu long. Supposons-le accompli. Que feriez-vous? car je suis pressé de vous voir à l'œuvre, à l'exécution, à la pratique.

– D'abord, je réduirais la taxe des lettres à 10 centimes.

– Je vous avais entendu parler de 5 centimes53.

– Oui; mais comme j'ai d'autres réformes en vue, je dois procéder avec prudence pour éviter le déficit.

– Tudieu! quelle prudence! Vous voilà déjà en déficit de 30 millions.

– Ensuite, je réduirais l'impôt du sel à 10 fr.

– Bon! vous voilà en déficit de 30 autres millions. Vous avez sans doute inventé un nouvel impôt?

– Le ciel m'en préserve! D'ailleurs, je ne me flatte pas d'avoir l'esprit si inventif.

– Il faut pourtant bien… ah! j'y suis. Où avais-je la tête? Vous allez simplement diminuer la dépense. Je n'y pensais pas.

– Vous n'êtes pas le seul. – J'y arriverai, mais, pour le moment, ce n'est pas sur quoi je compte.

– Oui-dà! vous diminuez la recette sans diminuer la dépense, et vous évitez le déficit?

– Oui, en diminuant en même temps d'autres taxes.

(Ici l'interlocuteur, posant l'index de la main droite sur son sinciput, hoche la tête; ce qui peut se traduire ainsi: il bat la campagne).

– Par ma foi! le procédé est ingénieux. Je verse 100 francs au trésor, vous me dégrevez de 5 francs sur le sel, de 5 francs sur la poste; et pour que le trésor n'en reçoive pas moins 100 francs, vous me dégrevez de 10 francs sur quelque autre taxe?

– Touchez là; vous m'avez compris.

– Du diable si c'est vrai! Je ne suis pas même sûr de vous avoir entendu.

– Je répète que je balance un dégrèvement par un autre.

– Morbleu! j'ai quelques instants à perdre: autant vaut que je vous écoute développer ce paradoxe.

– Voici tout le mystère: je sais une taxe qui vous coûte 20 francs et dont il ne rentre pas une obole au trésor; je vous fais remise de moitié et fais prendre à l'autre moitié le chemin de l'hôtel de la rue de Rivoli.

– Vraiment! vous êtes un financier sans pareil. Il n'y a qu'une difficulté. En quoi est-ce, s'il vous plaît, que je paie une taxe qui ne va pas au trésor?

– Combien vous coûte cet habit?

– 100 francs.

– Et si vous eussiez fait venir le drap de Verviers, combien vous coûterait-il?

– 80 francs.

– Pourquoi donc ne l'avez-vous pas demandé à Verviers?

– Parce que cela est défendu.

– Et pourquoi cela est-il défendu?

– Pour que l'habit me revienne à 100 francs au lieu de 80.

– Cette défense vous coûte donc 20 francs?

– Sans aucun doute.

– Et où passent-ils, ces 20 francs?

– Et où passeraient-ils? Chez le fabricant de drap.

– Eh bien! donnez-moi 10 francs pour le trésor, je ferai lever la défense, et vous gagnerez encore 10 francs.

– Oh! oh! je commence à y voir clair. Voici le compte du trésor: il perd 5 francs sur la poste, 5 sur le sel, et gagne 10 francs sur le drap. Partant quitte.

– Et voici votre compte à vous: vous gagnez 5 francs sur le sel, 5 francs sur la poste et 10 francs sur le drap.

– Total, 20 francs. Ce plan me sourit assez. Mais que deviendra le pauvre fabricant de draps?

– Oh! j'ai pensé à lui. Je lui ménage des compensations, toujours au moyen de dégrèvements profitables au trésor; et ce que j'ai fait pour vous à l'occasion du drap, je le fais pour lui à l'égard de la laine, de la houille, des machines, etc.; en sorte qu'il pourra baisser son prix sans perdre.

– Mais êtes-vous sûr qu'il y aura balance?

– Elle penchera de son côté. Les 20 francs que je vous fais gagner sur le drap, s'augmenteront de ceux que je vous économiserai encore sur le blé, la viande, le combustible, etc. Cela montera haut; et une épargne semblable sera réalisée par chacun de vos trente-cinq millions de concitoyens. Il y a là de quoi épuiser les draps de Verviers et ceux d'Elbeuf. La nation sera mieux vêtue, voilà tout.

– J'y réfléchirai; car tout cela se brouille un peu dans ma tête.

– Après tout, en fait de vêtements, l'essentiel est d'être vêtu. Vos membres sont votre propriété et non celle du fabricant. Les mettre à l'abri de grelotter est votre affaire, et non la sienne! Si la loi prend parti pour lui contre vous, la loi est injuste, et vous m'avez autorisé à raisonner dans l'hypothèse que ce qui est injuste est nuisible.

– Peut-être me suis-je trop avancé; mais poursuivez l'exposé de votre plan financier.

– Je ferai donc une loi de douanes.

– En deux volumes in-folio?

– Non, en deux articles.

– Pour le coup, on ne dira plus que ce fameux axiome: «Nul n'est censé ignorer la loi,» est une fiction. Voyons donc votre tarif.

– Le voici:

Art. 1er. Toute marchandise importée paiera une taxe de 5 p. 100 de la valeur.

– Même les matières premières?

– À moins qu'elles n'aient point de valeur.

– Mais elles en ont toutes, peu ou prou.

– En ce cas, elles paieront peu ou prou.

– Comment voulez-vous que nos fabriques luttent avec les fabriques étrangères qui ont les matières premières en franchise?

– Les dépenses de l'État étant données, si nous fermons cette source de revenus, il en faudra ouvrir une autre: cela ne diminuera pas l'infériorité relative de nos fabriques, et il y aura une administration de plus à créer et à payer.

– Il est vrai; je raisonnais comme s'il s'agissait d'annuler la taxe et non de la déplacer. J'y réfléchirai. Voyons votre second article?..

– Art. 2. Toute marchandise exportée paiera une taxe de 5 p. 100 de la valeur.

– Miséricorde! monsieur l'utopiste. Vous allez vous faire lapider, et au besoin je jetterai la première pierre.

– Nous avons admis que la majorité est éclairée.

– Éclairée! soutiendrez-vous qu'un droit de sortie ne soit pas onéreux?

– Toute taxe est onéreuse, mais celle-ci moins qu'une autre.

– Le carnaval justifie bien des excentricités. Donnez-vous le plaisir de rendre spécieux, si cela est possible, ce nouveau paradoxe.

– Combien avez-vous payé ce vin?

– Un franc le litre.

– Combien l'auriez-vous payé hors barrière?

– Cinquante centimes.

– Pourquoi cette différence?

– Demandez-le à l'octroi qui a prélevé dix sous dessus.

– Et qui a établi l'octroi?

– La commune de Paris, afin de paver et d'éclairer les rues.

– C'est donc un droit d'importation. Mais si c'étaient les communes limitrophes qui eussent érigé l'octroi à leur profit, qu'arriverait-il?

– Je n'en paierais pas moins 1 fr. mon vin de 50 c., et les autres 50 c. paveraient et éclaireraient Montmartre et les Batignoles.

 

– En sorte qu'en définitive c'est le consommateur qui paie la taxe?

– Cela est hors de doute.

– Donc, en mettant un droit à l'exportation, vous faites contribuer l'étranger à vos dépenses.

– Je vous prends en faute, ce n'est plus de la justice.

– Pourquoi pas? Pour qu'un produit se fasse, il faut qu'il y ait dans le pays de l'instruction, de la sécurité, des routes, des choses qui coûtent. Pourquoi l'étranger ne supporterait-il pas les charges occasionnées par ce produit, lui qui, en définitive, va le consommer?

– Cela est contraire aux idées reçues.

– Pas le moins du monde. Le dernier acheteur doit rembourser tous les frais de production directs ou indirects.

– Vous avez beau dire, il saute aux yeux qu'une telle mesure paralyserait le commerce et nous fermerait des débouchés.

– C'est une illusion. Si vous payiez cette taxe en sus de toutes les autres, vous avez raison. Mais si les 100 millions prélevés par cette voie dégrèvent d'autant d'autres impôts, vous reparaissez sur les marchés du dehors avec tous vos avantages, et même avec plus d'avantages, si cet impôt a moins occasionné d'embarras et de dépenses.

– J'y réfléchirai. – Ainsi, voilà le sel, la poste et la douane réglés. Tout est-il fini là?

– À peine je commence.

– De grâce, initiez-moi à vos autres utopies.

– J'avais perdu 60 millions sur le sel et la poste. La douane me les fait retrouver; mais elle me donne quelque chose de plus précieux.

– Et quoi donc, s'il vous plaît?

– Des rapports internationaux fondés sur la justice, et une probabilité de paix qui équivaut à une certitude. Je congédie l'armée.

– L'armée tout entière?

– Excepté les armes spéciales, qui se recruteront volontairement comme toutes les autres professions. Vous le voyez, la conscription est abolie.

– Monsieur, il faut dire le recrutement.

– Ah! j'oubliais. J'admire comme il est aisé, en certains pays, de perpétuer les choses les plus impopulaires en leur donnant un autre nom.

– C'est comme les droits réunis, qui sont devenus des contributions indirectes.

– Et les gendarmes qui ont pris nom gardes municipaux.

– Bref, vous désarmez le pays sur la foi d'une utopie.

– J'ai dit que je licenciais l'armée et non que je désarmais le pays. J'entends lui donner au contraire une force invincible.

– Comment arrangez-vous cet amas de contradictions?

– J'appelle tous les citoyens au service.

– Il valait bien la peine d'en dispenser quelques-uns pour y appeler tout le monde.

– Vous ne m'avez pas fait ministre pour laisser les choses comme elles sont. Aussi, à mon avénement au pouvoir, je dirai comme Richelieu: «Les maximes de l'État sont changées.» Et ma première maxime, celle qui servira de base à mon administration, c'est celle-ci: Tout citoyen doit savoir deux choses: pourvoir à son existence et défendre son pays.

– Il me semble bien, au premier abord, qu'il y a quelque étincelle de bon sens là-dessous.

– En conséquence, je fonde la défense nationale sur une loi en deux articles:

Art. 1er. Tout citoyen valide, sans exception, restera sous les drapeaux pendant quatre années, de 21 à 25 ans, pour y recevoir l'instruction militaire.

– Voilà une belle économie! vous congédiez 400,000 soldats et vous en faites 10 millions.

– Attendez mon second article.

Art. 2. À moins qu'il ne prouve, à 21 ans, savoir parfaitement l'école de peloton.

– Je ne m'attendais pas à cette chute. Il est certain que pour éviter quatre ans de service, il y aurait une terrible émulation, dans notre jeunesse, à apprendre le par le flanc droit et la charge en douze temps. L'idée est bizarre.

– Elle est mieux que cela. Car enfin, sans jeter la douleur dans les familles, et sans froisser l'égalité, n'assure-t-elle pas au pays, d'une manière simple et peu dispendieuse, 10 millions de défenseurs capables de défier la coalition de toutes les armées permanentes du globe?

– Vraiment, si je n'étais sur mes gardes, je finirais par m'intéresser à vos fantaisies.

L'utopiste s'échauffant: Grâce au ciel, voilà mon budget soulagé de 200 millions! Je supprime l'octroi, je refonds les contributions indirectes, je…

– Et! monsieur l'utopiste!

L'utopiste s'échauffant de plus en plus: Je proclame la liberté des cultes, la liberté d'enseignement. Nouvelles ressources. J'achète les chemins de fer, je rembourse la dette, j'affame l'agiotage.

– Monsieur l'utopiste!

– Débarrassé de soins trop nombreux, je concentre toutes les forces du gouvernement à réprimer la fraude, distribuer à tous prompte et bonne justice, je…

– Monsieur l'utopiste, vous entreprenez trop de choses, la nation ne vous suivra pas!

– Vous m'avez donné la majorité.

– Je vous la retire.

– À la bonne heure! alors je ne suis plus ministre, et mes plans restent ce qu'ils sont, des UTOPIES.

XII. – LE SEL, LA POSTE, LA DOUANE 54.
1846

On s'attendait, il y a quelques jours, à voir le mécanisme représentatif enfanter un produit tout nouveau et que ses rouages n'étaient pas encore parvenus à élaborer: le soulagement du contribuable.

Chacun était attentif: l'expérience était intéressante autant que nouvelle. Les forces aspirantes de cette machine ne donnent d'inquiétude à personne. Elle fonctionne, sous ce rapport, d'une manière admirable, quels que soient le temps, le lieu, la saison et la circonstance.

Mais, quant aux réformes qui tendent à simplifier, égaliser et alléger les charges publiques, nul ne sait encore ce qu'elle peut faire.

On disait: Vous allez voir: voici le moment; c'est l'œuvre des quatrièmes sessions, alors que la popularité est bonne à quelque chose. 1842 nous valut les chemins de fer; 1846 va nous donner l'abaissement de la taxe du sel et des lettres; 1850 nous réserve le remaniement des tarifs et des contributions indirectes. La quatrième session, c'est le jubilé du contribuable.

Chacun était donc plein d'espoir, et tout semblait favoriser l'expérience. Le Moniteur avait annoncé que, de trimestre en trimestre, les sources du revenu vont toujours grossissant; et quel meilleur usage pouvait-on faire de ces rentrées inattendues, que de permettre au villageois un grain de sel de plus pour son eau tiède, une lettre de plus du champ de bataille où se joue la vie de son fils?

Mais qu'est-il arrivé? Comme ces deux matières sucrées qui, dit-on, s'empêchent réciproquement de cristalliser; ou comme ces deux chiens dont la lutte fut si acharnée qu'il n'en resta que les deux queues, les deux réformes se sont entre-dévorées. Il ne nous en reste que les queues, c'est-à-dire force projets de lois, exposés des motifs, rapports, statistiques et annexes, où nous avons la consolation de voir nos souffrances, philanthropiquement appréciées et homœopathiquement calculées. – Quant aux réformes elles-mêmes, elles n'ont pas cristallisé. Il ne sort rien du creuset, et l'expérience a failli.

Bientôt les chimistes se présenteront devant le jury pour expliquer cette déconvenue, et ils diront,

L'un: «J'avais proposé la réforme postale; mais la Chambre a voulu dégrever le sel, et j'ai dû la retirer.»

L'autre: «J'avais voté le dégrèvement du sel; mais le ministère a proposé la réforme postale, et le vote n'a pas abouti.»

Et le jury, trouvant la raison excellente, recommencera l'épreuve sur les mêmes données, et renverra à l'œuvre les mêmes chimistes.

Ceci nous prouve qu'il pourrait bien y avoir quelque chose de raisonnable, malgré la source, dans la pratique qui s'est introduite depuis un demi-siècle de l'autre côté du détroit, et qui consiste, pour le public, à ne poursuivre qu'une réforme à la fois. C'est long, c'est ennuyeux; mais ça mène à quelque chose.

Nous avons une douzaine de reformes sur le chantier; elles se pressent comme les ombres à la porte de l'oubli, et pas une n'entre.

 
Ohimè! che lasso!
Una a la volta, per carità.
 

C'est ce que disait Jacques Bonhomme dans un dialogue avec John Bull sur la réforme postale. Il vaut la peine d'être rapporté.

JACQUES BONHOMME, JOHN BULL

Jacques Bonhomme. Oh! qui me délivrera de cet ouragan de réformes! J'en ai la tête fendue. Je crois qu'on en invente tous les jours: réforme universitaire, financière, sanitaire, parlementaire; réforme électorale, réforme commerciale, réforme sociale, et voici venir la réforme postale!

John Bull. Pour celle-ci, elle est si facile à faire et si utile, comme nous l'éprouvons chez nous, que je me hasarde à vous la conseiller.

Jacques. On dit pourtant que ça a mal tourné en Angleterre, et que votre Échiquier y a laissé dix millions.

John. Qui en ont enfanté cent dans le public.

Jacques. Cela est-il bien certain?

John. Voyez tous les signes par lesquels se manifeste la satisfaction publique. Voyez la nation, Peel et Russel en tête, donner à M. Rowland Hill, à la façon britannique, des témoignages substantiels de gratitude. Voyez le pauvre peuple ne faire circuler ses lettres qu'après y avoir déposé l'empreinte de ses sentiments au moyen de pains à cacheter qui portent cette devise: À la réforme postale, le peuple reconnaissant. Voyez les chefs de la ligue déclarer en plein parlement que, sans elle, il leur eût fallu trente ans pour accomplir leur grande entreprise, pour affranchir la nourriture du pauvre. Voyez les officiers du Board of trade déclarer qu'il est fâcheux que la monnaie anglaise ne se prête pas à une réduction plus radicale encore du port des lettres! Quelles preuves vous faut-il de plus?

Jacques. Oui, mais le Trésor?

John. Est-ce que le Trésor et le public ne sont pas dans la même barque?

Jacques. Pas tout à fait. – Et puis, est-il bien certain que notre système postal ait besoin d'être réformé?

John. C'est là la question. Voyons un peu comment se passent les choses. Que deviennent les lettres qui sont mises à la poste?

Jacques. Oh! c'est un mécanisme d'une simplicité admirable: le directeur ouvre la boîte à une certaine heure, et il en retire, je suppose, cent lettres.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il les inspecte l'une après l'autre. Un tableau géographique sous les yeux, et une balance en main, il cherche à quelle catégorie chacune d'elles appartient sous le double rapport de la distance et du poids. Il n'y a que onze zones et autant de degrés de pesanteur.

John. Cela fait bien 121 combinaisons pour chaque lettre.

Jacques. Oui, et il faut doubler ce nombre, parce que la lettre peut appartenir ou ne pas appartenir au service rural.

John. C'est donc 24,200 recherches pour les cent lettres. – Que fait ensuite M. le directeur?

Jacques. Il inscrit le poids sur un coin et la taxe au beau milieu de l'adresse, sous la figure d'un hiéroglyphe convenu dans l'administration.

John. Et ensuite?

Jacques. Il timbre; il partage les lettres en dix paquets, selon les bureaux avec lesquels il correspond. Il additionne le total des taxes des dix paquets.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il inscrit les dix sommes, en long, sur un registre et, en travers, sur un autre.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il écrit une lettre à chacun des dix directeurs correspondants, pour l'informer de l'article de comptabilité qui le concerne.

John. Et si les lettres sont affranchies?

Jacques. Oh! alors j'avoue que le service se complique un peu. Il faut recevoir la lettre, la peser et mesurer, comme devant, toucher le payement et rendre monnaie; choisir parmi trente timbres celui qui convient; constater sur la lettre son numéro d'ordre, son poids et sa taxe; transcrire l'adresse tout entière sur un premier registre, puis sur un second, puis sur un troisième, puis sur un bulletin détaché; envelopper la lettre dans le bulletin, envoyer le tout bien ficelé au directeur correspondant, et relater chacune de ces circonstances dans une douzaine de colonnes choisies parmi cinquante qui bariolent les sommiers.

John. Et tout cela pour 40 centimes!

Jacques. Oui, en moyenne.

 

John. Je vois qu'en effet le départ est assez simple. Voyons comment les choses se passent à l'arrivée.

Jacques. Le directeur ouvre la dépêche.

John. Et après?

Jacques. Il lit les dix avis de ses correspondants.

John. Et après?

Jacques. Il compare le total accusé par chaque avis avec le total qui résulte de chacun des dix paquets de lettres.

John. Et après?

Jacques. Il fait le total des totaux, et sait de quelle somme en bloc il rendra les facteurs responsables.

John. Et après?

Jacques. Après, tableau des distances et balance en main, il vérifie et rectifie la taxe de chaque lettre.

John. Et après?

Jacques. Il inscrit de registre en registre, de colonne en colonne, selon d'innombrables occurrences, les plus trouvés et les moins trouvés.

John. Et après?

Jacques. Il se met en correspondance avec le dix directeurs pour signaler des erreurs de 10 ou 20 centimes.

John. Et après?

Jacques. Il remanie toutes les lettres reçues pour les donner aux facteurs.

John. Et après?

Jacques. Il fait le total des taxes que chaque facteur prend en charge.

John. Et après?

Jacques. Le facteur vérifie; on discute la signification des hiéroglyphes. Le facteur avance la somme, et il part.

John. Go on.

Jacques. Le facteur va chez le destinataire; il frappe à la porte, un domestique descend. Il y a six lettres à cette adresse. On additionne les taxes, séparément d'abord, puis en commun. On en trouve pour 2 fr. 70 cent.

John. Go on.

Jacques. Le domestique va trouver son maître; celui-ci procède à la vérification des hiéroglyphes. Il prend les 3 pour des 2, et les 9 pour des 4; il a des doutes sur les poids et les distances; bref, il faut faire monter le facteur, et, en l'attendant, il cherche à deviner le signataire des lettres, pensant qu'il serait sage de les refuser.

John. Go on.

Jacques. Le facteur arrive et plaide la cause de l'administration. On discute, on examine, on pèse, on mesure; enfin le destinataire reçoit cinq lettres et en rebute une.

John. Go on.

Jacques. Il ne s'agit plus que du payement. Le domestique va chez l'épicier chercher de la monnaie. Enfin, au bout de vingt minutes, le facteur est libre et il court recommencer de porte en porte la même cérémonie.

John. Go on.

Jacques. Il revient au bureau. Il compte et recompte avec le directeur. Il remet les lettres rebutées et se fait restituer ses avances. Il rend compte des objections des destinataires relativement aux poids et aux distances.

John. Go on.

Jacques. Le directeur cherche les registres, les sommiers, les bulletins spéciaux, pour faire ses comptes de rebuts.

John. Go on, if you please.

Jacques. Et ma foi, je ne suis pas directeur. Nous arriverions ici aux comptes de dizaines, de vingtaines, de fin du mois; aux moyens imaginés, non-seulement pour établir, mais pour contrôler une comptabilité si minutieuse portant sur 50 millions de francs, résultant de taxes moyennes de 43 centimes, et de 116 millions de lettres, chacune desquelles peut appartenir à 242 catégories.

John. Voilà une simplicité très-compliquée. Certes, l'homme qui a résolu ce problème devait avoir cent fois plus de génie que votre M. Piron ou notre Rowland-Hill.

Jacques. Mais vous, qui avez l'air de rire de notre système, expliquez-moi le vôtre.

John. En Angleterre, le gouvernement fait vendre, dans tous les lieux où il le juge utile, des enveloppes et des bandes à un penny pièce.

Jacques. Et après?

John. Vous écrivez, pliez votre lettre en quatre, la mettez dans une de ces enveloppes, la jetez ou l'envoyez à la poste.

Jacques. Et après?

John. Après, tout est dit. Il n'y a ni poids, ni distances, ni plus trouvés, ni moins trouvés, ni rebuts, ni bulletins, ni registres, ni sommiers, ni colonnes, ni comptabilité, ni contrôle, ni monnaie à donner et à recevoir, ni hiéroglyphes, ni discussions et interprétations, ni forcement en recette, etc., etc.

Jacques. Vraiment, cela paraît simple. Mais ce ne l'est-il pas trop? Un enfant comprendrait cela. C'est avec de pareilles réformes qu'on étouffe le génie des grands administrateurs. Pour moi, je tiens à la manière française. Et puis, votre taxe uniforme a le plus grand de tous les défauts. Elle est injuste.

John. Pourquoi donc?

Jacques. Parce qu'il est injuste de faire payer autant pour une lettre qu'on porte au voisinage que pour celle qu'on porte à cent lieues.

John. En tous cas, vous conviendrez que l'injustice est renfermée dans les limites d'un penny.

Jacques. Qu'importe? c'est toujours une injustice.

John. Elle ne peut même jamais s'étendre qu'à un demi-penny, car l'autre moitié est afférente à des frais fixes pour toutes les lettres, quelle que soit la distance.

Jacques. Penny ou demi-penny, il y a toujours là un principe d'injustice.

John. Enfin cette injustice qui, au maximum, ne peut aller qu'à un demi-penny dans un cas particulier, s'efface pour chaque citoyen dans l'ensemble de sa correspondance, puisque chacun écrit tantôt au loin, tantôt au voisinage.

Jacques. Je n'en démords pas. L'injustice est atténuée à l'infini si vous voulez, elle est inappréciable, infinitésimale, homœopathique, mais elle existe.

John. L'État vous fait-il payer plus cher le gramme de tabac que vous achetez à la rue de Clichy que celui qu'on vous débite au quai d'Orsay?

Jacques. Quel rapport y a-t-il entre les deux objets de comparaison?

John. C'est que, dans un cas comme dans l'autre, il a fallu faire les frais d'un transport. Il serait juste, mathématiquement, que chaque prise de tabac fût plus chère rue de Clichy qu'au quai d'Orsay de quelque millionième de centime.

Jacques. C'est vrai, il ne faut vouloir que ce qui est possible.

John. Ajoutez que votre système de poste n'est juste qu'en apparence. Deux maisons se trouvent côte à côte, mais l'une en dehors, l'autre en dedans de la zone. La première payera 10 centimes de plus que la seconde, juste autant que coûte en Angleterre le port entier de la lettre. Vous voyez bien que, malgré les apparences, l'injustice se commet chez vous sur une bien plus grande échelle.

Jacques. Cela semble bien vrai. Mon objection ne vaut pas grand'chose, mais reste toujours la perte du revenu.

Ici, je cessai d'entendre les deux interlocuteurs. Il paraît cependant que Jacques Bonhomme fut entièrement converti; car, quelques jours après, le rapport de M. de Vuitry ayant paru, il écrivit la lettre suivante à l'honorable législateur:

J. BONHOMME À M. DE VUITRY, DÉPUTÉ, RAPPORTEUR DE LA COMMISSION CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI RELATIF À LA TAXE DES LETTRES

«Monsieur,

«Bien que je n'ignore pas l'extrême défaveur qu'on crée contre soi quand on se fait l'avocat d'une théorie absolue, je ne crois pas devoir abandonner la cause de la taxe unique et réduite au simple remboursement du service rendu.

«En m'adressant à vous, je vous fais beau jeu assurément. D'un côté, un cerveau brûlé, un réformateur de cabinet, qui parle de renverser tout un système brusquement, sans transition; un rêveur qui n'a peut-être pas jeté les yeux sur cette montagne de lois, ordonnances, tableaux, annexes, statistiques qui accompagnent votre rapport; et, pour tout dire en un mot, un théoricien! – De l'autre, un législateur grave, prudent, modéré, qui a pesé et comparé, qui ménage les intérêts divers, qui rejette tous les systèmes, ou, ce qui revient au même, en compose un de ce qu'il emprunte à tous les autres: certes, l'issue de la lutte ne saurait être douteuse.

«Néanmoins, tant que la question est pendante, les convictions ont le droit de se produire. Je sais que la mienne est assez tranchée pour appeler sur les lèvres du lecteur le sourire de la raillerie. Tout ce que j'ose attendre du lui, c'est de me le prodiguer, s'il y a lieu, après et non avant d'avoir écouté mes raisons.

«Car enfin, moi aussi, je puis invoquer l'expérience. Un grand peuple en a fait l'épreuve. Comment la juge-t-il? On ne nie pas qu'il ne soit habile en ces matières, et son jugement a quelque poids.

«Eh bien, il n'y a pas une voix en Angleterre qui ne bénisse la réforme postale. J'en ai pour témoin la souscription ouverte en faveur de M. Rowland-Hill; j'en ai pour témoin la manière originale dont le peuple, à ce que me disait John Bull, exprime sa reconnaissance; j'en ai pour témoin cet aveu si souvent réitéré de la Ligue: «Jamais, sans le penny-postage, nous n'aurions développé l'opinion publique qui renverse aujourd'hui le système protecteur.» J'en ai pour témoin, ce que je lis dans un ouvrage émané d'une plume officielle:

«La taxe des lettres doit être réglée non dans un but de fiscalité, mais dans l'unique objet de couvrir la dépense.»

«À quoi M. Mac-Gregor ajoute:

«Il est vrai que la taxe étant descendue au niveau de notre plus petite monnaie, il n'est pas possible de l'abaisser davantage, quoiqu'elle donne du revenu. Mais ce revenu, qui ira sans cesse grossissant, doit être consacré à améliorer le service et à développer notre système de paquebots sur toutes les mers.»

«Ceci me conduit à examiner la pensée fondamentale de la commission, qui est, au contraire, que la taxe des lettres doit être pour l'État une source de revenus.

«Cette pensée domine tout votre rapport, et j'avoue que, sous l'empire de cette préoccupation, vous ne pouviez arriver à rien de grand, à rien de complet; heureux si, en voulant concilier tous les systèmes, vous n'en avez pas combiné les inconvénients divers.

«La première question qui se présente est donc celle-ci: La correspondance entre les particuliers est-elle une bonne matière imposable?

«Je ne remonterai pas aux principes abstraits. Je ne ferai pas remarquer que la société n'étant que la communication des idées, l'objet de tout gouvernement doit être de favoriser et non de contrarier cette communication.

«J'examinerai les faits existants.

«La longueur totale des routes royales, départementales et vicinales est d'un million de kilomètres; en supposant que chacun a coûté 100,000 francs, cela fait un capital de cent milliards dépense par l'État pour favoriser la locomotion des choses et des hommes.

«Or, je vous le demande si un de vos honorables collègues proposait à la Chambre un projet de loi ainsi conçu:

«À partir de 1er janvier 1847, l'État percevra sur tous les voyageurs une taxe calculée, non-seulement pour couvrir les dépenses des routes, mais encore pour faire rentrer dans ses caisses quatre ou cinq fois le montant de cette dépense…»

«Ne trouveriez-vous pas cette proposition antisociale et monstrueuse?

52Tiré du Libre-Échange, no du 17 janvier 1847. (Note de l'éditeur.)
53L'auteur avait dit en effet 5 centimes, en mai 1846, dans un article du Journal des économistes, qui est devenu le chap. XII de la seconde série des Sophismes. (Note de l'éditeur.)
54Tiré du Journal des économistes, no de mai 1846. (Note de l'éditeur.)