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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4

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VIII. – POST HOC, ERGO PROPTER HOC 46

Le plus commun et le plus faux des raisonnements:

Des souffrances réelles se manifestent en Angleterre.

Ce fait vient à la suite de deux autres:

1o La réforme douanière;

2o La perte de deux récoltes consécutives.

À laquelle de ces deux dernières circonstances faut-il attribuer la première?

Les protectionistes ne manquent pas de s'écrier: «C'est cette liberté maudite qui fait tout le mal. Elle nous promettait monts et merveilles, nous l'avons accueillie, et voilà que les fabriques s'arrêtent et le peuple souffre: Cum hoc, ergo propter hoc

La liberté commerciale distribue de la manière la plus uniforme et la plus équitable les fruits que la Providence accorde au travail de l'homme. Si ces fruits sont enlevés, en partie, par un fléau, elle ne préside pas moins à la bonne distribution de ce qui en reste. Les hommes sont moins bien pourvus, sans doute; mais faut-il s'en prendre à la liberté ou au fléau?

La liberté agit sur le même principe que les assurances. Quand un sinistre survient, elle répartit sur un grand nombre d'hommes, sur un grand nombre d'années, des maux qui, sans elle, s'accumuleraient sur un peuple et sur un temps. Or, s'est-on jamais avisé de dire que l'incendie n'est plus un fléau depuis qu'il y a des assurances?

En 1842, 43 et 44, la réduction des taxes a commencé en Angleterre. En même temps les récoltes y ont été très-abondantes, et il est permis de croire que ces deux circonstances ont concouru à la prospérité inouïe dont ce pays a donné le spectacle pendant cette période.

En 1845, la récolte a été mauvaise: en 1846, plus mauvaise encore.

Les aliments ont renchéri; le peuple a dépensé ses ressources pour se nourrir, et restreint ses autres consommations. Les vêtements ont été moins demandés, les fabriques moins occupées, et le salaire a manifesté une tendance à la baisse. Heureusement que, dans cette même année, les barrières restrictives ayant été de nouveau abaissées, une masse énorme d'aliments a pu parvenir sur le marché anglais. Sans cette circonstance, il est à peu près certain qu'en ce moment une révolution terrible ensanglanterait la Grande-Bretagne.

Et l'on vient accuser la liberté des désastres qu'elle prévient et répare du moins en partie!

Un pauvre lépreux vivait dans la solitude. Ce qu'il avait touché, nul ne le voulait toucher. Réduit à se suffire à lui-même, il traînait dans ce monde une misérable existence. Un grand médecin le guérit. Voilà notre solitaire en pleine possession de la liberté des échanges. Quelle belle perspective s'ouvrait devant lui! Il se plaisait à calculer le bon parti que, grâce à ses relations avec les autres hommes, il pourrait tirer de ses bras vigoureux. Il vint à se les rompre tous les deux. Hélas! son sort fut plus horrible. Les journalistes de ce pays, témoins de sa misère, disaient: «Voyez à quoi l'a réduit la faculté d'échanger! Vraiment, il était moins à plaindre quand il vivait seul. – Eh! quoi, répondait le médecin, ne tenez-vous aucun compte de ses deux bras cassés? n'entrent-ils pour rien dans sa triste destinée? Son malheur est d'avoir perdu les bras, et non point d'être guéri de la lèpre. Il serait bien plus à plaindre s'il était manchot et lépreux par-dessus le marché.»

Post hoc, ergo propter hoc; méfiez-vous de ce sophisme.

IX. – LE VOL À LA PRIME 47

On trouve mon petit livre des Sophismes trop théorique, scientifique, métaphysique. Soit. Essayons du genre trivial, banal, et, s'il le faut, brutal. Convaincu que le public est dupe à l'endroit de la protection, je le lui ai voulu prouver. Il préfère qu'on le lui crie. Donc vociférons:

 
Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne!
 

Une explosion de franchise fait mieux souvent que les circonlocutions les plus polies. Vous vous rappelez Oronte et le mal qu'a le misanthrope, tout misanthrope qu'il est, à le convaincre de sa folie.

Alceste. On s'expose à jouer un mauvais personnage.

Oronte. Est-ce que vous voulez me déclarer par là

Que j'ai tort de vouloir…

Alceste. Je ne dis pas cela.

Mais…

Oronte. Est-ce que j'écris mal?

Alceste. Je ne dis pas cela.

Mais enfin…

Oronte. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet?..

Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

Franchement, bon public, on te vole. C'est cru, mais c'est clair.

Les mots vol, voler, voleur, paraîtront de mauvais goût à beaucoup de gens. Je leur demanderai comme Harpagon à Élise: Est-ce le mot ou la chose qui vous fait peur?

«Quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol.» (C. pén. art. 379.)

Voler: Prendre furtivement ou par force. (Dictionnaire de l'Académie.)

Voleur: Celui qui exige plus qu'il ne lui est dû. (Id.)

Or, le monopoleur qui, de par une loi de sa façon, m'oblige à lui payer 20 fr. ce que je puis avoir ailleurs pour 15, ne me soustrait-il pas frauduleusement 5 fr. qui m'appartiennent?

Ne prend-il pas furtivement ou par force?

N'exige-t-il pas plus qu'il ne lui est dû?

Il soustrait, il prend, il exige, dira-t-on; mais non point furtivement ou par force; ce qui caractériserait le vol.

Lorsque nos bulletins de contributions se trouvent chargés des 5 fr. pour la prime, que soustrait, prend ou exige le monopoleur, quoi de plus furtif, puisque si peu d'entre nous s'en doutent? Et pour ceux qui ne sont pas dupes, quoi de plus forcé, puisqu'au premier refus le garnisaire est à nos portes?

Au reste, que les monopoleurs se rassurent. Les vols à la prime ou au tarif, s'ils blessent l'équité tout aussi bien que le vol à l'américaine, ne violent pas la loi; ils se commettent, au contraire, de par la loi; ils n'en sont que pires, mais ils n'ont rien à démêler avec la correctionnelle.

D'ailleurs, bon gré, mal gré, nous sommes tous voleurs et volés en cette affaire. L'auteur de ce volume a beau crier au voleur quand il achète, on peut crier après lui quand il vend48; s'il diffère de beaucoup de ses compatriotes, c'est seulement en ceci: il sait qu'il perd au jeu plus qu'il n'y gagne, et eux ne le savent pas; s'ils le savaient, le jeu cesserait bientôt.

Je ne me vante pas, au surplus, d'avoir le premier restitué à la chose son vrai nom. Voici plus de soixante ans que Smith disait:

«Quand des industriels s'assemblent, on peut s'attendre à ce qu'une conspiration va s'ourdir contre les poches du public.» Faut-il s'en étonner, puisque le public n'en prend aucun souci?

Or donc, une assemblée d'industriels délibère officiellement sous le nom de Conseils généraux. Que s'y passe-t-il et qu'y résout-on?

Voici, fort en abrégé, le procès-verbal d'une séance.

«Un armateur. Notre marine est aux abois (digression belliqueuse). Cela n'est pas surprenant, je ne saurais construire sans fer. J'en trouve bien à 10 fr. sur le marché du monde; mais, de par la loi, le maître de forges français me force à le lui payer 15 fr.: c'est donc 5 fr. qu'il me soustrait. Je demande la liberté d'acheter où bon me semble.

«Un maître de forges. Sur le marché du monde, je trouve à faire opérer des transports à 20 fr. – Législativement, l'armateur en exige 30: c'est donc 10 fr. qu'il me prend. Il me pille, je le pille; tout est pour le mieux.

«Un homme d'État. La conclusion de l'armateur est bien imprudente. Oh! cultivons l'union touchante qui fait notre force; si nous effaçons un iota à la théorie de la protection, adieu la théorie entière.

«L'armateur. Mais pour nous la protection a failli: je répète que la marine est aux abois.

«Un marin. Eh bien! relevons la surtaxe, et que l'armateur, qui prend 30 au public pour son fret, en prenne 40.

«Un ministre. Le gouvernement poussera jusqu'aux dernières limites le beau mécanisme de la surtaxe; mais je crains que cela ne suffise pas49.

 

«Un fonctionnaire. Vous voilà tous bien empêchés pour peu de chose. N'y a-t-il de salut que dans le tarif, et oubliez-vous l'impôt? Si le consommateur est bénévole, le contribuable ne l'est pas moins. Accablons-le de taxes, et que l'armateur soit satisfait. Je propose 5 fr. de prime, à prendre sur les contributions publiques, pour être livrés au constructeur pour chaque quintal de fer qu'il emploiera.

«Voix confuses. Appuyé, appuyé! Un agriculteur: À moi 3 fr. de prime par hectolitre de blé! Un tisserand: À moi 2 fr. de prime par mètre de toile! etc., etc.

«Le président. Voilà qui est entendu; notre session aura enfanté le système des primes, et ce sera sa gloire éternelle. Quelle industrie pourra perdre désormais, puisque nous avons deux moyens si simples de convertir les pertes en profits: le tarif et la prime? La séance est levée.»

Il faut que quelque vision surnaturelle m'ait montré en songe la prochaine apparition de la prime (qui sait même si je n'en ai pas suggéré la pensée à M. Dupin). lorsqu'il y a quelques mois j'écrivais ces paroles:

«Il me semble évident que la protection aurait pu, sans changer de nature et d'effets, prendre la forme d'une taxe directe prélevée par l'État et distribuée en primes indemnitaires aux industries privilégiées.»

Et après avoir comparé le droit protecteur à la prime:

«J'avoue franchement ma prédilection pour ce dernier système; il me semble plus juste, plus économique et plus loyal. Plus juste, parce que si la société veut faire des largesses à quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent; plus économique, parce qu'il épargnerait beaucoup de frais de perception et ferait disparaître beaucoup d'entraves; plus loyal enfin, parce que le public verrait clair dans l'opération et saurait ce qu'on lui fait faire50

Puisque l'occasion nous en est si bénévolement offerte, étudions le vol à la prime. Aussi bien, ce qu'on en peut dire s'applique au vol au tarif, et comme celui-ci est un peu mieux déguisé, le filoutage direct aidera à comprendre le filoutage indirect. L'esprit procède ainsi du simple au composé.

Mais quoi! n'y a-t-il pas quelque variété de vol plus simple encore? Si fait, il y a le vol de grand chemin: il ne lui manque que d'être légalisé, monopolisé, ou, comme on dit aujourd'hui, organisé.

Or, voici ce que je lis dans un récit de voyages:

«Quand nous arrivâmes au royaume de A… toutes les industries se disaient en souffrance. L'agriculture gémissait, la fabrique se plaignait, le commerce murmurait, la marine grognait et le gouvernement ne savait à qui entendre. D'abord, il eut la pensée de taxer d'importance tous les mécontents, et de leur distribuer le produit de ces taxes, après s'être fait sa part: c'eût été comme, dans notre chère Espagne, la loterie. Vous êtes mille, l'État vous prend une piastre à chacun; puis subtilement il escamote 250 piastres, et en répartit 750, en lots plus ou moins forts, entre les joueurs. Le brave Hidalgo qui reçoit trois quarts de piastre, oubliant qu'il a donné piastre entière, ne se possède pas de joie et court dépenser ses quinze réaux au cabaret. C'eût été encore quelque chose comme ce qui se passe en France. Quoi qu'il en soit, tout barbare qu'était le pays, le gouvernement ne compta pas assez sur la stupidité des habitants pour leur faire accepter de si singulières protections, et voici ce qu'il imagina.

«La contrée était sillonnée de routes. Le gouvernement les fit exactement kilométrer, puis il dit à l'agriculteur: «Tout ce que tu pourras voler aux passants entre ces deux bornes est à toi: que cela te serve de prime, de protection, d'encouragement.» Ensuite, il assigna à chaque manufacturier, à chaque armateur, une portion de route à exploiter, selon cette formule:

 
Dono tibi et concedo
Virtutem et puissantiam
Volandi,
Pillandi,
Derobandi,
Filoutandi,
Et escroquandi,
Impunè per totam istam
Viam.
 

«Or, il est arrivé que les naturels du royaume de A… sont aujourd'hui si familiarisés avec ce régime, si habitués à ne tenir compte que de ce qu'ils volent et non de ce qui leur est volé, si profondément enclins à ne considérer le pillage qu'au point de vue du pillard, qu'ils regardent comme un profit national la somme de tous les vols particuliers, et refusent de renoncer à un système de protection en dehors duquel, disent-ils, il n'est pas une industrie qui puisse se suffire.»

Vous vous récriez? Il n'est pas possible, dites-vous, que tout un peuple consente à voir un surcroît de richesses dans ce que les habitants se dérobent les uns aux autres.

Et pourquoi pas? Nous avons bien cette conviction en France, et tous les jours nous y organisons et perfectionnons le vol réciproque sous le nom de primes et tarifs protecteurs.

N'exagérons rien toutefois: convenons que, sous le rapport du mode de perception et quant aux circonstances collatérales, le système du royaume de A… peut être pire que le nôtre; mais disons aussi que, quant aux principes et aux effets nécessaires, il n'y a pas un atome de différence entre toutes ces espèces de vols légalement organisés pour fournir des suppléments de profits à l'industrie.

Remarquez que si le vol de grand chemin présente quelques inconvénients d'exécution, il a aussi des avantages qu'on ne trouve pas dans le vol au tarif.

Par exemple: on en peut faire une répartition équitable entre tous les producteurs. Il n'en est pas de même des droits de douane. Ceux-ci sont impuissants par leur nature à protéger certaines classes de la société, telles que artisans, marchands, hommes de lettres, hommes de robe, hommes d'épée, hommes de peine, etc., etc.

Il est vrai que le vol à la prime se prête aussi à des subdivisions infinies, et, sous ce rapport, il ne le cède pas en perfection au vol de grand chemin; mais, d'un autre côté, il conduit souvent à des résultats si bizarres, si jocrisses, que les naturels du royaume de A… s'en pourraient moquer avec grande raison.

Ce que perd le volé, dans le vol de grand chemin, est gagné par le voleur. L'objet dérobé reste au moins dans le pays. Mais, sous l'empire du vol à la prime, ce que l'impôt soustrait aux Français est conféré souvent aux Chinois, aux Hottentots, aux Cafres, aux Algonquins, et voici comme:

Une pièce de drap vaut cent francs à Bordeaux. Il est impossible de la vendre au-dessous, sans y perdre. Il est impossible de la vendre au-dessus, la concurrence entre les marchands s'y oppose. Dans ces circonstances, si un Français se présente pour avoir ce drap, il faudra qu'il le paie cent francs, ou qu'il s'en passe. Mais si c'est un Anglais, alors le gouvernement intervient et dit au marchand: Vends ton drap, je te ferai donner vingt francs par les contribuables. Le marchand, qui ne veut ni ne peut tirer que cent francs de son drap, le livre à l'Anglais pour 80 francs. Cette somme, ajoutée aux 20 francs, produit du vol à la prime, fait tout juste son compte. C'est donc exactement comme si les contribuables eussent donné 20 francs à l'Anglais, sous la condition d'acheter du drap français à 20 francs de rabais, à 20 francs au-dessous des frais de production, à 20 francs au-dessous de ce qu'il nous coûte à nous-mêmes. Donc, le vol à la prime a ceci de particulier, que les volés sont dans le pays qui le tolère, et les voleurs disséminés sur la surface du globe.

Vraiment, il est miraculeux que l'on persiste à tenir pour démontrée cette proposition: Tout ce que l'individu vole à la masse est un gain général. Le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, la quadrature du cercle sont tombés dans l'oubli; mais la théorie du Progrès par le vol est encore en honneur. À priori pourtant, on aurait pu croire que de toutes les puérilités c'était la moins viable.

Il y en a qui nous disent: Vous êtes donc les partisans du laissez passer? des économistes de l'école surannée des Smith et des Say? Vous ne voulez donc pas l'organisation du travail? Eh! messieurs, organisez le travail tant qu'il vous plaira. Mais nous veillerons, nous, à ce que vous n'organisiez pas le vol.

D'autres plus nombreux répètent: primes, tarifs, tout cela a pu être exagéré. Il en faut user sans en abuser. Une sage liberté, combinée avec une protection modérée, voilà ce que réclament les hommes sérieux et pratiques. Gardons-nous des principes absolus.

C'est précisément, selon le voyageur espagnol, ce qui se disait au royaume de A… «Le vol de grand chemin, disaient les sages, n'est ni bon ni mauvais; cela dépend des circonstances. Il ne s'agit que de bien pondérer les choses, et de nous bien payer, nous fonctionnaires, pour cette œuvre de pondération. Peut-être a-t-on laissé au pillage trop de latitude, peut-être pas assez. Voyons, examinons, balançons les comptes de chaque travailleur. À ceux qui ne gagnent pas assez, nous donnerons un peu plus de route à exploiter. Pour ceux qui gagnent trop, nous réduirons les heures, jours ou mois de pillage.»

Ceux qui parlaient ainsi s'acquirent un grand renom de modération, de prudence et de sagesse. Ils ne manquaient jamais de parvenir aux plus hautes fonctions de l'État.

Quant à ceux qui disaient: Réprimons les injustices et les fractions d'injustice; ne souffrons ni vol, ni demi-vol, ni quart de vol, ceux-là passaient pour des idéologues, des rêveurs ennuyeux qui répétaient toujours la même chose. Le peuple, d'ailleurs, trouvait leurs raisonnements trop à sa portée. Le moyen de croire vrai ce qui est si simple!

X. – LE PERCEPTEUR

• Jacques Bonhomme, Vigneron;

• M. Lasouche, Percepteur.

L. Vous avez récolté vingt tonneaux de vin?

J. Oui, à force de soins et de sueurs.

– Ayez la bonté de m'en délivrer six et des meilleurs.

– Six tonneaux sur vingt! bonté du ciel! vous me voulez ruiner. Et, s'il vous plaît, à quoi les destinez-vous?

– Le premier sera livré aux créanciers de l'État. Quand on a des dettes, c'est bien le moins d'en servir les intérêts.

– Et où a passé le capital?

– Ce serait trop long à dire. Une partie fut mise jadis en cartouches qui firent la plus belle fumée du monde. Un autre soldait des hommes qui se faisaient estropier sur la terre étrangère après l'avoir ravagée. Puis, quand ces dépenses eurent attiré chez nous nos amis les ennemis, ils n'ont pas voulu déguerpir sans emporter de l'argent, qu'il fallut emprunter.

– Et que m'en revient-il aujourd'hui?

– La satisfaction de dire:

 
Que je suis fier d'être Français
Quand je regarde la colonne!
 

– Et l'humiliation de laisser à mes héritiers une terre grevée d'une rente perpétuelle. Enfin, il faut bien payer ce qu'on doit, quelque fol usage qu'on en ait fait. Va pour un tonneau, mais les cinq autres?

– Il en faut un pour acquitter les services publics, la liste civile, les juges qui vous font restituer le sillon que votre voisin veut s'approprier, les gendarmes qui chassent aux larrons pendant que vous dormez, le cantonier qui entretient le chemin qui vous mène à la ville, le curé qui baptise vos enfants, l'instituteur qui les élève, et votre serviteur qui ne travailler pas pour rien.

– À la bonne heure, service pour service. Il n'y a rien à dire. J'aimerais tout autant m'arranger directement avec mon curé et mon maître d'école; mais je n'insiste pas là-dessus, va pour le second tonneau. Il y a loin jusqu'à six.

 

– Croyez-vous que ce soit trop de deux tonneaux pour votre contingent aux frais de l'armée et de la marine?

– Hélas! c'est peu de chose, eu égard à ce qu'elles me coûtent déjà; car elles m'ont enlevé deux fils que j'aimais tendrement.

– Il faut bien maintenir l'équilibre des forces européennes.

– Eh, mon Dieu! l'équilibre serait le même, si l'on réduisait partout ces forces de moitié ou des trois quarts. Nous conserverions nos enfants et nos revenus. Il ne faudrait que s'entendre.

– Oui; mais on ne s'entend pas.

– C'est ce qui m'abasourdit. Car, enfin, chacun en souffre.

– Tu l'as voulu, Jacques Bonhomme.

– Vous faites le plaisant, monsieur le percepteur, est-ce que j'ai voix au chapitre?

– Qui avez-vous nommé pour député?

– Un brave général d'armée, qui sera maréchal sous peu si Dieu lui prête vie…

– Et sur quoi vit le brave général?

– Sur mes tonneaux, à ce que j'imagine.

– Et qu'adviendrait-il s'il votait la réduction de l'armée et de votre contingent?

– Au lieu d'être fait maréchal, il serait mis à la retraite.

– Comprenez-vous maintenant que vous avez vous-même…

– Passons au cinquième tonneau, je vous prie.

– Celui-ci part pour l'Algérie.

– Pour l'Algérie! Et l'on assure que tous les musulmans sont œnophobes, les barbares! Je me suis même demandé souvent s'ils ignorent le médoc parce qu'ils sont mécréants, ou, ce qui est plus probable, s'ils sont mécréants parce qu'ils ignorent le médoc. D'ailleurs, quels services me rendent-ils en retour de cette ambroisie qui m'a tant coûté de travaux?

– Aucun; aussi n'est-elle pas destinée à des musulmans, mais à de bons chrétiens qui passent tous les jours en Barbarie.

– Et qu'y vont-ils faire qui puisse m'être utile?

– Exécuter des razzias et en subir; tuer et se faire tuer; gagner des dyssenteries et revenir se faire traiter; creuser des ports, percer des routes, bâtir des villages et les peupler de Maltais, d'Italiens, d'Espagnols et de Suisses qui vivent sur votre tonneau et bien d'autres tonneaux que je viendrai vous demander encore.

– Miséricorde! ceci est trop fort, je vous refuse net mon tonneau. On enverrait à Bicêtre un vigneron qui ferait de telles folies. Percer des routes dans l'Atlas, grand Dieu! quand je ne puis sortir de chez moi! Creuser des ports en Barbarie quand la Garonne s'ensable tous les jours! M'enlever mes enfants que j'aime pour aller tourmenter les Kabyles! Me faire payer les maisons, les semences et les chevaux qu'on livre aux Grecs et aux Maltais, quand il y a tant de pauvres autour de nous!

– Des pauvres! justement, on débarrasse le pays de ce trop-plein.

– Grand merci! en les faisant suivre en Algérie du capital qui les ferait vivre ici.

– Et puis vous jetez les bases d'un grand empire, vous portez la civilisation en Afrique, et vous décorez votre patrie d'une gloire immortelle.

– Vous êtes poëte, monsieur le percepteur; mais moi je suis vigneron, et je refuse.

– Considérez que, dans quelque mille ans, vous recouvrerez vos avances au centuple. C'est ce que disent ceux qui dirigent l'entreprise.

– En attendant, ils ne demandaient d'abord, pour parer aux frais, qu'une pièce de vin, puis deux, puis trois, et me voilà taxé à un tonneau! Je persiste dans mon refus.

– Il n'est plus temps. Votre chargé de pouvoirs a stipulé pour vous l'octroi d'un tonneau ou quatre pièces entières.

– Il n'est que trop vrai. Maudite faiblesse! Il me semblait aussi en lui donnant ma procuration que je commettais une imprudence, car qu'y a-t-il de commun entre un général d'armée et un pauvre vigneron?

– Vous voyez bien qu'il y a quelque chose de commun entre vous, ne fût-ce que le vin que vous récoltez et qu'il se vote à lui-même, en votre nom.

– Raillez-moi, je le mérite, monsieur le percepteur. Mais soyez raisonnable, là, laissez-moi au moins le sixième tonneau. Voilà l'intérêt des dettes payé, la liste civile pourvue, les services publics assurés, la guerre d'Afrique perpétuée. Que voulez-vous de plus?

– On ne marchande pas avec moi. Il fallait dire vos intentions à M. le général. Maintenant, il a disposé de votre vendange.

– Maudit grognard! Mais enfin, que voulez-vous faire de ce pauvre tonneau, la fleur de mon chai? Tenez, goûtez ce vin. Comme il est moelleux, corsé, étoffé, velouté, rubané!..

– Excellent! délicieux! Il fera bien l'affaire de M. D… le fabricant de draps.

– De M. D… le fabricant? Que voulez-vous dire?

– Qu'il en tirera un bon parti.

– Comment? qu'est-ce? Du diable si je vous comprends!

– Ne savez-vous pas que M. D… a fondé une superbe entreprise, fort utile au pays, laquelle, tout balancé, laisse chaque année une perte considérable?

– Je le plains de tout mon cœur. Mais qu'y puis-je faire?

– La Chambre a compris que, si cela continuait ainsi, M. D… serait dans l'alternative ou de mieux opérer ou de fermer son usine.

– Mais quel rapport y a-t-il entre les fausses spéculations de M. D… et mon tonneau?

– La Chambre a pensé que si elle livrait à M. D… un peu de vin pris dans votre cave, quelques hectolitres de blé prélevés chez vos voisins, quelques sous retranchés aux salaires des ouvriers, ses pertes se changeraient en bénéfices.

– La recette est infaillible autant qu'ingénieuse. Mais, morbleu! elle est terriblement inique. Quoi! M. D… se couvrira de ses pertes en me prenant mon vin?

– Non pas précisément le vin, mais le prix. C'est ce qu'on nomme primes d'encouragement. Mais vous voilà tout ébahi! Ne voyez-vous pas le grand service que vous rendez à la patrie?

– Vous voulez dire à M. D…?

– À la patrie. M. D… assure que son industrie prospère, grâce à cet arrangement, et c'est ainsi, dit-il, que le pays s'enrichit. C'est ce qu'il répétait ces jours-ci à la Chambre dont il fait partie.

– C'est une supercherie insigne! Quoi! un malotru fera une sotte entreprise, il dissipera ses capitaux; et s'il m'extorque assez de vin ou de blé pour réparer ses pertes et se ménager même des profits, on verra là un gain général!

– Votre fondé de pouvoirs l'ayant jugé ainsi, il ne vous reste plus qu'à me livrer les six tonneaux de vin et à vendre le mieux possible les quatorze tonneaux que je vous laisse.

– C'est mon affaire.

– C'est, voyez-vous, qu'il serait bien fâcheux que vous n'en tirassiez pas un grand prix.

– J'y aviserai.

– Car il y a bien des choses à quoi ce prix doit faire face.

– Je le sais, Monsieur, je le sais.

– D'abord, si vous achetez du fer pour renouveler vos bêches et vos charrues, une loi décide que vous le paierez au maître de forges deux fois ce qu'il vaut.

– Ah çà, mais c'est donc la forêt Noire?

– Ensuite, si vous avez besoin d'huile, de viande, de toile, de houille, de laine, de sucre, chacun, de par la loi, vous les cotera au double de leur valeur.

– Mais c'est horrible, affreux, abominable!

– À quoi bon ces plaintes? Vous-même, par votre chargé de procuration

– Laissez-moi en paix avec ma procuration. Je l'ai étrangement placée, c'est vrai. Mais on ne m'y prendra plus et je me ferai représenter par bonne et franche paysannerie.

– Bah! vous renommerez le brave général.

– Moi, je renommerai le général, pour distribuer mon vin aux Africains et aux fabricants?

– Vous le renommerez, vous dis-je.

– C'est un peu fort. Je ne le renommerai pas, si je ne veux pas.

– Mais vous voudrez et vous le renommerez.

– Qu'il vienne s'y frotter. Il trouvera à qui parler.

– Nous verrons bien. Adieu. J'emmène vos six tonneaux et vais en faire la répartition, comme le général l'a décidé51.

46Tiré du Libre-Échange, no du 6 décembre 1846. (Note de l'éditeur.)
47Tiré du Journal des économistes, no de janvier 1846. (Note de l'éditeur.)
48Possédant un champ qui le fait vivre, il est de la classe des protégés. Cette circonstance devrait désarmer la critique. Elle montre que, s'il se sert d'expressions dures, c'est contre la chose et non contre les intentions.
49Voici le texte: «Je citerai encore les lois de douane des 9 et 11 juin dernier, qui ont en grande partie pour objet d'encourager la navigation lointaine, en augmentant sur plusieurs articles les surtaxes afférentes au pavillon étranger. Nos lois de douane, vous le savez, sont généralement dirigées vers ce but, et peu à peu la surtaxe de 10 francs, établie par la loi du 28 avril 1816 et souvent insuffisante, disparaît pour faire place… à une protection plus efficace et plus en harmonie avec la cherté relative de notre navigation.» – Ce disparaît est précieux. (M. Cunin-Gridaine, séance du 15 décembre 1845,discours d'ouverture.)
50Sophismes économiques, 1re série, chap. V, pag. 49 et 50.
51V. au tome Ier la lettre à M. Larnac, et au tome V, les Incompatibilités parlementaires. (Note de l'éditeur.)