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Un jardin sur l'Oronte

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XIII

Exactement Oriante s'en allait malheureuse que son ami souffrît à cause d'elle, mais tout de même heureuse de cette souffrance qui lui prouvait combien il l'aimait et qui lui donnait une merveilleuse tranquillité de cœur, pour se livrer aux soins de sa gloire. Bien assurée qu'il était des deux, dans cette période, celui qui aimait le plus, elle pouvait penser à autre chose. Mais lui, il éprouvait cette lourde hantise qui vient de la plus vive épaisseur du sang et se dérobe au contrôle de la raison, et il y joignait les tourments d'une incessante dialectique intérieure.

Des mots qu'elle avait prononcés ou bien évités, des regards qu'elle avait lancés ou voilés, certains de ses silences même, autant d'indices qu'il rapprochait et déchiffrait avec une continuité douloureuse. C'était comme des fragments d'une construction dans la plaine, comme les débris d'une grande faïence à inscriptions ou plus vraiment, hélas! un alphabet de blessures. La phrase qu'elle avait jetée à Isabelle: «Il faut tout lui dire,» n'empêchait pas que tous les mystères subsistassent. Sur la tête de l'ardent jeune homme régnait l'éclatante lumière et dans son cœur le noir soupçon. Il lui semblait que l'implacable soleil de Syrie et la volonté d'Oriante collaboraient pour le corroder, le dissoudre, en sorte qu'il ne restait de son être que son amour qui lui faisait mal.

Le soir, il voyait à quelque cent mètres, par-dessus la rivière, la lune bleuir les jardins du harem, et de son cœur une longue prière montait vers le bel oiseau transformé dont ils demeuraient la cage. C'est par une nuit semblable qu'il a, pour la première fois, entendu la Sarrasine épanouir son âme en trilles harmonieux, et qu'il fut arrêté net dans sa libre marche à travers la vie. Parle ou tais-toi, magicienne, ton chant continue d'agir au fond d'un cœur empoisonné. Fréquemment, pour quelque fête, sous les espaces pleins d'étoiles, la cime des arbres de Qalaat balançait dans le ciel profond le reflet des torches qui groupaient les musiciens, et les musiques, après avoir réjoui les vainqueurs, venaient s'achever en vagues de tristesse sur sire Guillaume, étendu dans les ténèbres de sa cabane. Mais ce ciel, ces feux, cette musique le troublaient moins que les souvenirs enfermés dans son cœur. Il avait les nuits d'un homme piqué par un serpent. «Quand elle lève son bras, songeait-il, je vois au-dessus de son coude luire son anneau d'argent, mais je sais, sans l'avoir vu, qu'elle loge un aspic dans sa large manche.» Jusqu'à ce que le noir sommeil daignât l'accueillir, il restait en proie à ces images ennemies et préparait les questions auxquelles il la soumettrait à sa plus proche et toujours incertaine visite.

Parfois, à mesure que le charme de cette visite se dissipait, comme se dissipent un air de musique et sa douce puissance, il voyait se lever en lui un être de haine, et ce personnage nouveau, il l'accueillait avec un âpre plaisir; il le nourrissait avec soin, parce que dans ces éclipses momentanées de sa tendresse, il reprenait de la respiration et des forces. Mais comment se fût-il maintenu dans cet exil, comment son imagination de vaincu de l'amour ne fût-elle pas revenue rôder sur la rive du bonheur?

Il ne retrouvait son calme qu'au moment où il tenait, comme un noyé saisit la bouée de sauvetage, le corps même de son amie et se soumettait à sa voix éloquente. Cette parole, ces serments, ces indignations, cette force vitale le persuadaient, autant que duraient les serments, les pleurs, les rires et la parole. Puis Oriante partait, et de nouveau il l'attendait des semaines entières.

Il eût voulu prendre ces semaines d'entr'acte, ces semaines mortes et les jetant par-dessus son épaule, déblayer le passage. Mais que sert ce bouillonnement du sang contre le froid écoulement des minutes? Dans cette paralysie, tous ses soupçons et ses désirs le dévastaient, le brisaient par leur élan qu'il empêchait. Il désirait Oriante de toute la multitude de ses idées claires et de ses appétits obscurs. Il lui semblait être un vol d'oiseaux brutalement retenus dans un filet. Et quand soudain, après un temps, elle apparaissait, elle certainement et pas une autre, accompagnée d'Isabelle, sa soif, son plaisir, son ardeur prenaient une intensité de douleur.

– Tout devient clair, aisé, quand je t'ai près de moi; tout mon chagrin s'embrume des subtiles particules qui se lèvent de nos amours réunies, mais quelle effroyable limpidité sèche, peu après ton départ! Donne-moi donc une nouvelle âme, Messagère des étoiles; la mienne est inguérissable de sa méfiance et surtout du souvenir de ton excellence. Fais que j'oublie ce que je ne reçois plus. Je ne mentirai pas: toi présente, je cesse de souffrir; ta chevelure de lumière, tes yeux éblouissants, ta voix charmante me ressaisissent, m'empêchent de me soustraire à ton influence despotique et de creuser librement tes fautes. Ah! que tu me gênes! Sitôt qu'un souffle ride la surface tranquille et passe sur mes traits, dans mes yeux, sitôt que mon âme se détourne fugitivement, tu le sais: tu lis ce qui se passe au dedans de moi, tu pressens ce que je vais penser et tu m'empêches que je ne veuille le dire. Comme on tirerait sur le licol d'un animal domestique, tu tires sur mon amour et me remets dans le sentier d'où je voulais m'échapper. Pendant deux heures, tu m'obliges à être heureux, frivole, oublieux. Mais à peine es-tu partie, je reprends mon vagabondage de tristesse. Nul de mes griefs n'est mort, ils se redressent sitôt que j'échappe au feu de ton regard et à l'harmonie de ta voix. Sûrement quelque part, dans cette vie d'où je suis banni, de quelle manière, je l'ignore, avec quel sentiment, je m'épuise à le rechercher, tu me renies tout en me gardant. «Non,» dis-tu. Ah! tout mon cœur sait que tu es chargée d'intérêts et de soins que je ne connais pas et qui te protègent, te prémunissent contre l'obsession dont je meurs. Entre nous le jeu n'est pas égal. Que puis-je espérer de sûr et d'éternel? Pourtant je ne veux rien d'autre. Il fallait me rejoindre sur la route de Damas.

– Laisse la question de savoir comment nous devions agir dans la tempête, maintenant que le bleu a réapparu dans le ciel.

– Le bleu est sur Damas, sur Tripoli, sur l'Europe, sur le désert, sur toute l'Asie, mais non ici. Dans tes bras, où que ce soit, je trouverai le bonheur, je trouverai l'univers. Mais toi, tu préfères nos souffrances et ta chaîne à la liberté d'être tout l'un pour l'autre.

Elle se taisait. Et la sage Isabelle:

– Tous vos grands projets ne doivent pas empêcher celui pour lequel vous vouliez d'abord vous rejoindre, et je ne vois pas qu'il soit raisonnable de vous priver aujourd'hui de ce que vous cherchez le moyen d'avoir toute votre vie.

Mais bientôt sire Guillaume reprenait:

– Je veux cesser d'être un mort. Je rentrerai dans la vie. Je ne peux supporter que vous soyez aux mains de mes amis, de mes frères, sans que je leur dispute mon bien. Pourquoi ne voulez-vous pas que j'aille vous rejoindre?

– Plus tard, cela sera.

Et toujours ainsi, jusqu'à ce qu'Isabelle se rapprochant d'eux leur dit:

– C'est l'heure! Il faut partir. Nous reviendrons bientôt, et la prochaine fois vous vous accorderez.

XIV

Monotonie d'angoisse où alternent des surprises de douleur et de plaisir: douleur, quand il voyait des lacunes inexplicables dans les histoires claires d'Oriante, et plaisir plus profond que la mort quand elle se glissait jusqu'à son abri. Jamais un refus, parfaite envers lui. Mais ailleurs? Il frissonnait de douleur.

L'homme blessé ne dort pas et ne laisse pas dormir. Un jour enfin, à bout de forces, il prit sa résolution et lui dit:

– Tu ne veux pas quitter Qalaat. Eh bien! je ne peux pas demeurer dans cet abaissement. De semaine en semaine, tu m'ajournes, quand je te demande de décider notre destin; je n'accepte plus l'immobilité. Nous avons eu pour breuvage une eau pure. Comment pourrais-je pour toujours m'accommoder d'un amour mélangé et trouble? Qu'est-ce que ces plaisirs sans fidélité? Des plaisirs où j'appelle vainement le bonheur, les plaisirs du désespoir. Éclat des perles et de la jeunesse, étincellement de ta venue, j'ai peur de blasphémer de généreuses largesses, et de paraître ingrat envers les plus belles minutes du destin. Qu'elles restent bénies! Mais pour finir, elles m'ont jeté tout rompu dans la plus noire douleur. J'ai trop entendu ce qui se dit dans le silence du fond de votre âme et qui refuse de renier celui sur qui vous vous bornez à me donner la primauté, en gardant un opiniâtre orgueil de son amour qui m'offense.

– Pourquoi êtes-vous jaloux de ce chrétien? Vous ne l'étiez pas de mon seigneur musulman.

– Je ne l'étais pas.

– Pourtant j'ai dormi des années sur son cœur.

– Vous ne l'aviez pas choisi, moi existant. Il était antérieur à notre premier regard et pour ainsi dire à notre naissance. Ce n'était pas une injure à notre sentiment. Il ne me volait pas mon espérance. Je suis jaloux des rêves que vous faites avec ce nouveau maître. Pour supporter toutes les douleurs qui foisonnent dans un amour et toutes les révélations que nous donne la vie sur un objet aimé, il faut mettre nos forces et nos ivresses d'amant dans une action commune qui nous semble éternelle, les échauffer et les engager indissolublement dans quelque construction qui nous importe plus que notre vie bornée; pour qu'avec ses sombres écumes la passion ne nous corrode pas, il faut qu'elle ne stagne jamais, qu'elle soit un grand fleuve emportant nos espérances vers des rivages toujours neufs et non un étang que corrompent ses plus belles fleurs de la veille. Mais c'est avec un autre que tu jouis de cet amour constructeur. Et moi, quelle est ma part?

– Mes caresses, ingrat.

– D'assister à travers tes caresses à votre œuvre commune. Vous construisez quelque chose ensemble, et moi j'aurai le plaisir tout court, la minute qui ne peut être éternisée. Je refuse. Assez de ténèbres! Vous que j'aime, cessez de m'obliger à vous haïr. Partons, ou je vais aller au milieu des chevaliers, mes pairs, hardiment réclamer votre amour tout entier.

 

Il attendait un consentement, qu'immobile elle lui refusa.

Alors, après deux minutes de silence, solennellement il jura:

– Quand tu devrais mourir de male mort, toi que je préfère mille fois à moi-même, j'irai dans Qalaat, à visage découvert, et honteux de t'avoir trop longtemps cédée sans combat, je courrai à tout risque, tous deux dussions-nous y périr, les chances de notre destin. Que les saints nous protègent! C'est fini des ajournements. L'inévitable va se précipiter.

– Dieu! dit Isabelle.

– Je le savais, dit la musulmane, qu'il voudrait tout détruire de ce que nous avons construit.

– Je ne veux pas de constructions faites avec des mensonges.

– Insensé, tu veux que nous périssions, nous périrons ensemble. Avec toi, je veux mourir ou vivre, sans me diminuer. Je ne te cacherai rien de ce que je pense et que tu peux reconnaître, si la vérité dans son plein soleil ne t'aveugle pas. Je possède ici la divine puissance qui surpasse toutes les autres, la royauté, et c'est un bien que je ne veux pas céder. Et c'est également vrai que je ne peux pas vivre sans toi. Tu veux partir et que je te suive! Mes pieds, t'ai-je dit, ne me porteraient pas. Mais reste, et osons donc! J'aime mieux des risques de reine que d'exilée et de mendiante. J'étais au ciel de Qalaat une grande étoile fixe et brûlante, je ne voulus pas être une flamme errante, une comète vagabonde, une pierre déchue. Tu redoubles, tu exiges que nous soyons semblables aux débris emportés par le torrent? Soit! Je me tiendrai dans le danger hardiment à ton côté. Viens au milieu de nous, explique comment tu as fui à Damas, et que tu veux reprendre ta place parmi les chrétiens. Les musulmanes se tairont; je serai ta répondante, et souhaitons qu'une circonstance te hausse et me libère. Quant à moi, sache mon dernier mot, je ne puis ni te sacrifier, ni renoncer aux jardins de l'Oronte où je suis née pour être reine.

– Nous courrons toutes nos chances de vie céleste, et du moins je serai sorti de cette solitude infernale.

– Essayons donc cette folie, dit la sage Isabelle avec un sombre pressentiment, puisque aussi bien il est écrit: «Tandis que le sage reste sur la rive cherchant un gué, le fou aux pieds nus a traversé l'eau.»

Sans plus tarder, Oriante commença une savante intrigue. Sur ses indications, Guillaume changea de maître. Il alla chez un musulman auquel il dit qu'il arrivait tout droit de Damas et chez qui la Sarrasine ne le rejoignit jamais. Elle y envoya l'évêque d'Antioche, un saint prélat qui comptait sur elle en beaucoup de choses, pour diriger l'esprit du prince d'Antioche, et à qui elle s'était confiée sous le sceau d'une prudente confession. Sire Guillaume dit à ce vénérable messager:

– Je jure que j'ai été troublé par des prestiges. Au reste, j'étais venu dans Qalaat par ordre de mon seigneur de Tripoli, comme diplomate et garant de la paix, et jamais je n'ai combattu mes coreligionnaires ni desservi mon suzerain. Maintenant je voudrais revenir au milieu de mes pairs et mettre à leur service ma connaissance de la langue sarrasine.

Le saint homme vit l'utilité d'un jeune chevalier qui connaissait profondément la langue et les mœurs des païens, et décida de le servir.

Et déjà sire Guillaume est plus heureux. Voici des jours et des nuits qu'il se traîne dans des sapes obscures où le sable perpétuellement détaché des parois le submerge: quand il aperçoit un rais de lumière, comment n'y marcherait-il pas instinctivement, animalement, dût-il dans ce plein air trouver un pire péril! Si c'est le dénouement par la mort, eh bien! vive la mort et son repos béni!

XV

Que connut exactement l'évêque des aventures de sire Guillaume et de la belle Oriante, on l'ignore, mais c'est un fait qu'il entreprit de mettre sa haute puissance au service de ces deux amants. Avec tout ce qui s'élance vers le ciel et fournit de la jeunesse, du feu, de la force, le vénérable prélat veut construire la chrétienté de Syrie. Quel abîme entre le chaos présent, que règle seule la chance des batailles, et le royaume qu'il rêve de réconcilier à la gloire du Christ! Il aime ces dames sarrasines qui viennent de se convertir et qui peuvent enfanter une nation nouvelle, il aime ce soldat retrouvé, si plein d'expérience, et il a bon courage, avec ces matériaux précieux, de jeter le pont sur l'obstacle.

Un jour, au sortir de la messe, sur le parvis de l'ancienne mosquée, devenue l'église, il s'approcha du prince d'Antioche, en tenant sire Guillaume par la main, et lui dit:

– Seigneur, j'ai par bonne aventure entendu en confession ce chevalier que voici et qu'à son humble vêtement j'ai d'abord pris pour un musulman. Il m'a dit une merveilleuse histoire que, s'il vous plaît d'ouïr, je vous répéterai. C'est un chevalier charmé. Il a reçu un enchantement, qu'il ne s'explique pas lui-même, dans vos jardins de l'Oronte, un jour de jadis qu'il était venu à Qalaat en mission de son suzerain le comte de Tripoli, et depuis lors il dépérit s'il s'en éloigne. A son grand dam, quand vous assiégiez la ville, il l'a quittée pour ne pas verser de sang chrétien; il a erré, comme un égaré, à l'aventure, et maintenant il revient dans ces lieux de sa fascination, en demandant au vrai Dieu de venir à son aide. C'est un mal de l'âme, dont il faut que nous l'aidions à se guérir, et l'un et l'autre nous vous demandons que vous l'acceptiez dans votre familiarité, pour qu'il ait son apaisement, en même temps qu'il sera l'un de vos fidèles.

Et quand le prince eut entendu cette requête, comme un sage monarque, il s'éloigna de quelques pas et appela plusieurs seigneurs de bon conseil, qui sortaient, eux aussi, de la messe. Leur entretien fut court, et revenant à sire Guillaume il lui dit publiquement:

– Messire Guillaume, pour l'honneur et l'amour du saint prélat qui vous accompagne, et en considération des services que votre connaissance des langues sarrasin es nous réserve, nous vous accordons votre requête, en priant Dieu que votre charme vous soit allégé, et nous vous demandons de venir dès aujourd'hui souper avec nous. Ainsi donnerez-vous plaisir à nos dames qui savent surtout le langage sarrasinois.

De cette gracieuse réponse l'évêque et Guillaume remercièrent le prince, et Guillaume toucha la main de tous ces chevaliers, parmi lesquels plusieurs connaissaient ses amis et sa parenté. Puis l'évêque le conduisit au logement que d'accord avec la musulmane il lui avait préparé, où l'attendaient les vêtements qui convenaient à son rang retrouvé.

XVI

Le soir, à l'heure du souper, sire Guillaume se rendit à la forteresse et fut introduit dans la grande salle du jet d'eau, celle-là même où les femmes du sérail étaient venues l'écouter, jadis, quand il y mangeait en tête à tête avec l'Émir et qu'il lui contait, d'un si naïf enthousiasme, les amours de Tristan et d'Iseult. Journée charmante, sans amertume, souvenir antérieur au temps qui lui a fané le cœur! Quand il eut salué le prince, il alla s'incliner devant Oriante et toutes les dames sarrasincs, qui lui firent leurs révérences cérémonieuses, en cachant l'émotion qu'elles avaient de son retour. Elles ne marquèrent pas qu'elles le connussent, car plus que jamais elles obéissaient à Oriante, dont l'intelligence avait assuré leur salut, et se groupaient autour d'elle plus étroitement que ne fait une compagnie de perdrix épouvantées par les chasseurs.

Le repas servi à la mode franque fut présidé par le prince et par Oriante, qui avait à sa droite l'évêque. Toutes les jeunes femmes étaient mêlées aux convives, non plus couchées sur des coussins, mais assises autour de la table. Sire Guillaume occupait un bas bout. C'est bien douloureux pour lui de rentrer ainsi dans la vie ayant tout à reconquérir.

Le prince d'Antioche, l'évêque et les chevaliers causèrent paisiblement et fortement du grand projet qu'ils poursuivaient ensemble d'organiser une cité mi-syrienne, mi-franque, dont l'âme serait chrétienne. Oriante comprenait et flattait ces ambitions avec une prodigieuse habileté. Au-dessus de tous brillait son génie de fantaisie et de libre grâce; cependant, elle se montrait parfaitement simple et bonne envers chacun de ces chevaliers, qu'elle traitait en vieux amis. Quand elle parlait, fût-ce au plus humble, c'était toujours en riant, et ses doux propos faisaient du bien; aussi leurs regards s'attachaient avec admiration sur son visage fier et mobile, et chacun d'eux, en voyant tant de bonté unie à tant de beauté, croyait à un séraphin descendu du ciel.

Cette popularité encore, quel chagrin pour sire Guillaume! Il n'a pas de reproche à faire à cette rare merveille. A-t-il su lui assurer la sécurité et le pouvoir? Plus simplement, peut-il empêcher que le jeune cheval ne coure, les naseaux fumants, dans la prairie ouverte? Est-ce à celui qui est assis au bas de la table de prétendre à l'amour avoué de la reine, et ne lui fait-elle pas un magnifique cadeau si elle l'accueille secrètement dans son cœur? Il se raisonne, mais il ne peut accepter sans un amer chagrin la vue de tous ces intérêts qu'elle a en commun avec son nouveau maître et qui produisent une paisible abondance de fleurs et de fruits, pareils à ceux qu'il eût voulu cueillir avec elle.

Après le repas, quand les tables furent ôtées, les ménétriers sonnèrent pour danser. Oriante dansa avec plusieurs chevaliers sans s'occuper de Guillaume, parce qu'elle voulait rendre impossible tout soupçon. Puis les danses furent coupées de chansons, de récitations amoureuses ou joyeuses, et là encore, de bien loin, personne ne l'égala. Elle dit tous les poèmes que sire Guillaume avait le plus aimés. Et ce court moment déroula devant lui d'interminables souvenirs, accumula dans son âme une vie de douleur. Cherche-t-elle à l'émouvoir ou simplement recourt-elle à ce qui peut le mieux porter sur son auditoire? Aux yeux du jeune homme, c'est une impiété et une trahison. Des phrases qui jadis voltigeaient si doucement d'arbre en arbre dans le verger, des paroles caressantes et familières comme des colombes sont devenues un tournoiement de corbeaux sur le cadavre de leur bonheur. Et quand elle module les plaintes sans paroles dont elle fait suivre chaque strophe, il y a des notes qui, à chaque fois qu'elle les touche, glacent le cœur d'angoisse. Guillaume admire comme un chef-d'œuvre cette souplesse de sa maîtresse, mais il se sent plus abandonné que dans ses matins de Damas, ou dans ses nuits de la cabane sur l'Oronte.

Après s'être associé aux félicitations de tous les auditeurs, il dit au prince d'Antioche:

– Je me souviens de quelques airs fameux, qui m'ont frappé dans mes voyages, et je voudrais voir si cette perfection les chante aussi bien que d'autres chanteurs que j'ai entendus à Damas. Voulez-vous me permettre de les lui demander?

Le prince y acquiesça, et sire Guillaume dit en arabe à la sarrasine:

– Connaissez-vous la chanson qui débute ainsi: «La puissance de mon amante à dissimuler me glace»?

Elle se tourna vers son seigneur, et attendit que d'un signe il lui permît d'obéir au vœu de leur hôte.

Elle resta un peu plus longtemps que de coutume les yeux baissés, à se dire à elle-même le poème pour bien s'assurer des mots et du rythme, puis immédiatement avant de commencer, elle leva ses paupières sur Guillaume, et il en sortit une douce lumière si vive qu'il reconnut sur ce visage, ainsi éclairé d'un reflet de l'âme, l'expression de l'étonnement le plus douloureux et le plus tendre.

Elle chanta:

«L'injuste amant s'est écrié: la puissance qu'a mon amante de dissimuler me glace. Mais l'amante qu'il ose blesser lui répond avec justesse: si c'est dissimulation, remercie Dieu qui m'en fit capable, car mon prince gît dans la mort et toi, dans l'abaissement, et je ne puis même pas abriter sous un voile mon visage.

«Les pensées qui remplissent mon cœur, tu me reproches que je les contienne, mais voudrais-tu qu'il les entendît frissonner, ces pensées qui te nomment et qui nous condamneraient, l'étranger qui, sur mon cœur de captive, infortunée que je suis, chaque nuit, pose sa tête?»

Ce dernier trait bouleversa le jeune homme. Il dit en se contraignant qu'aucune chanteuse de par le monde n'approchait d'une telle perfection, et puis en arabe, pour elle seule, il ajouta que maintenant il ne pouvait plus entendre qu'un chant de mort.

Elle lui répondit:

«Les amants veulent mourir ensemble, mais sous les dalles de leurs tombes jumelles, l'amant verra-t-il le sourire, le doux visage de l'amante?

 

«Je suis vivante, et dans mon cœur je garde pour me réchauffer vos sentiments qui sont ma gloire et mon plaisir. Que ferais-je dans la tombe de cet orgueil que je vous dois, de ma beauté qui vous est chère et de ce mortel sacrifice où, faible que je suis, je vous vois consentir?

«Si mon amant exige que je meure, qu'il retire d'abord de mon cœur son cœur, puisque avant son amour je n'étais qu'une morte.»

En achevant de chanter elle eut pour sire Guillaume un regard où elle lui transmit d'âme à âme son secret: la courageuse volonté de vivre en acceptant les conditions de la vie. L'amitié qu'elle lui gardait demeurait ferme sous la vague mobile, mais elle accueillait toute la vaste mer. Et lui, son visage altéré, son cœur défaillant, tout son être détruit par cette beauté éblouissante dont il réprouvait la plasticité diabolique, il songeait: «Ce n'est pas elle que j'aime, mais une autre, sa supérieure, dont sa présence donne une idée et que je veux aller chercher par delà la mort.»

Et tout en mâchant sa douleur il affectait de garder une attitude insouciante et amusée. Mais Isabelle la Savante vit le mensonge de cette gaieté et que sa lèvre tremblait de rage; elle distingua aussi que, dans sa brillante auréole de lumière et de musique, la Sarrasine était bien malheureuse; alors elle s'approcha du prince et lui dit:

– Messire, ne croyez-vous pas que ma dame Oriante a assez dansé et chanté, car je sais qu'elle est lasse ce soir? Vous feriez bien de l'appeler et de l'engager à s'asseoir avec nous et ce chevalier revenu, qui parle si bien notre langue, afin qu'il nous aide à savoir la belle langue des chrétiens.

Avec empressement, le prince appela la Sarrasine et lui dit:

– Nous voulons que vous vous reposiez.

Puis à trois autres daines, dont la Savante:

– Asseyez-vous toutes.

Et sire Guillaume se trouvant auprès de la Sarrasine prit un visage bien paisible et souriant, malgré qu'il en eût, et se servit d'une ruse (tant la souffrance l'avait rendu différent du jeune chevalier candide qu'il était jadis). Il sut de sa voix la plus naturelle lui dire:

– Tu es un combattant, toi aussi, mais tu as mené la bataille mieux que les défenseurs de Qalaat. Tu commandes à tous ici, et de notre défaite tu es sortie victorieuse.

– C'est, dit-elle, que les femmes et les hommes ont des rôles différents dans la guerre et agissent, ceux-ci par force et celles-là par la ruse. Nous autres, nous n'avons qu'une ressource, c'est de plaire, et notre honneur, c'est de ne pas nous dégrader par l'indignité de ceux à qui nous décidons de plaire. Je serais morte sûrement si l'on m'avait attribuée à un soldat, ou bien j'aurais su l'enfiévrer au point qu'il serait devenu digne de régner. Mais je devais choisir le plus haut.

– Choisir! dit-il d'un accent si douloureux qu'elle comprit sa faute et s'en irrita.

– Pourquoi me regardes-tu avec cette fureur? Pourquoi fixes-tu ton esprit sur le secondaire, quand tu possèdes la meilleure part? Pourquoi me reproches-tu celui que je subis, quand seul je t'appelle?.. Il ne me croit plus, dit-elle avec désespoir à Isabelle que leur débat épouvantait et qui cherchait à s'interposer. Il va me détester à cause d'une idée qu'il se fait… Écoute, par toi seul j'ai connu le plaisir, mais me blâmes-tu de me servir de ma raison? Me commandes-tu de perdre l'usage de la raison? Que dois-je faire?

– Me montrer franchement ton cœur, dit-il avec désespoir.

A cette minute, le prince s'approcha:

– Messire Guillaume, vous admirez dame Oriante, mais bien peu savent tout ce que nous lui devons: c'est elle qui nous a guidés dans la forteresse et qui nous en a assuré les trésors.

Quel début, quelle annonce, tels qu'il ne servirait de rien d'obtenir que le narrateur s'en tînt là! Ce sont des mots pour ruiner à jamais la confiance. Rien ne peut plus empêcher le malheur. Qui n'a pas éprouvé la stupeur de recueillir, sans oser faire un geste qui trahît son désespoir, une nouvelle formulée dans les termes les plus insipides et qui va pour toujours se développer en nous et nous transformer? Qui n'a pas entendu, en se demandant s'il rêve, une parole glisser au fond de son être et tout y dénaturer, comme une fiole de poison versée dans la fontaine?

– Un jour, à la fin du siège, dans le temps qu'il y eut la grande soif chez les défenseurs, je reçus un billet en langue arabe me disant: «Ce n'est plus qu'une affaire d'heures, la forteresse est à votre merci. Quand vous y serez entré, courez en hâte à la chambre du trésor, au sérail, dans le donjon. Frappez à sa porte de fer douze coups, divisés en deux groupes de six. Une femme y sera enfermée, celle qui, dans l'ombre, l'autre soir, vous a salué et appelé de son écharpe. Elle vous ouvrira et vous remettra, à vous seul, Chevalier du Christ, sa vie et les richesses de Qalaat.» Ainsi ai-je fait, et les douze coups frappés, la porte aussitôt ouverte, cette femme-ci m'est apparue, debout et s'appuyant aux coffres étincelants. Sous le diadème, sa figure pâle respirait l'égarement d'une prophétesse, mais surmontant sa terreur par sa confiance dans sa beauté: «Voici, m'a-t-elle dit, les trésors de Qalaat. Les vaincus voulaient les enlever et m'entraîner avec eux. Je suis restée pour vous les offrir, parce que la fille des reines et des rois n'admet pas de vivre ou de mourir hors de son palais, et croit à votre magnanimité.» Sa voix, son regard, tout son corps étaient plus frémissants que les flammes irrésistibles qui commençaient d'embraser de toutes parts la ville prise, et que je fis éteindre. Saisi d'amour pour cette audacieuse, j'ai pensé qu'il me restait à conquérir en elle le fruit royal de ma victoire.

– Je n'ai plus qu'à mourir, dit sire Guillaume à Oriante, qui trop fière pour chercher aucune justification gardait un visage d'un calme effrayant. Qu'ils soient maudits, les souvenirs que nous avons en commun! Plût au ciel que vous n'eussiez jamais existé! Mon âme fuit avec horreur ce lieu irrespirable. Je sais à quelle déraison je vais me livrer, mais la déraison en moi est plus forte que la raison. Entrons hardiment dans cette carrière de douleur!