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Un jardin sur l'Oronte

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X

Quand la caravane approcha de Qalaat, elle apprit que tous y pénétreraient sans difficulté, car (le Sultan était bien renseigné) les chrétiens, désireux de rétablir une prospérité qu'ils avaient ruinée, appelaient de toutes parts des travailleurs musulmans. Et pour le risque d'être reconnu, Guillaume était à peu près certain que personne, les anciens habitants n'eussent-ils pas été dispersés dans la tourmente, ne songerait au brillant favori de l'Émir, devant le malheureux que faisaient de lui sa prison et ses chagrins. Une seule difficulté subsistait, mais grave, celle-là: comment approcher de la Sarrasine et comment l'enlever?

Merveille de bon augure, à l'heure où Guillaume entre dans la ville toute transformée, des cloches chrétiennes, qu'il n'y a jamais connues, commencent à sonner comme pour bénir les images touchantes et les espérances qui se pressent en foule à son esprit. Tout un peuple nouveau de Francs et d'Arabes, en habits de fête, circule dans les rues, et Guillaume ayant interrogé un de leurs groupes apprend que dans deux heures va se dérouler une procession d'actions de grâces, pour la victoire, en l'honneur de la Vierge Marie. Les chevaliers la suivront avec les princesses converties. Pour l'instant, dames et chevaliers banquettent dans la forteresse.

Guillaume n'en demande pas plus et continue sa promenade. Il s'engage dans les jardins de l'Émir, maintenant livrés au public par des vainqueurs dédaigneux des anciens raffinements qu'ils ont pourtant à demi rétablis. Il passe devant les kiosques. Il revoit tous ces lieux qui lui donnèrent une image du ciel. Le mystérieux bonheur enveloppé de voiles n'est plus là pour distribuer ses lumières sur les choses. C'est un précieux baguier d'où le joyau a disparu. Il va tout droit vers la partie du jardin qu'Oriante avait remplie de ses chants, qui fut leur domaine propre et qui lui apparaît comme leur amour étalé. Il crut la revoir étendue sous ces arbres avec une grâce si touchante, quand elle occupait un étroit espace d'ombre au bas d'une pelouse inondée de soleil, et qu'atteint par cette joyeuse lumière un pan de sa robe de soie incarnadine brillait sur le vert du pré. Affaissée dans une langueur qui ressemblait à l'innocence et au plaisir, ses longs cils et ses douces paupières fermés, un de ses bras passé sous son cou, et sa main chargée de bagues retombant sur sa joue et dans ses cheveux, tout ce paradis ne servait qu'à la faire valoir et semblait un rivage autour d'un lac de divine volupté. Et maintenant…

Ce furent des minutes bien tristes que celles où sire Guillaume, circulant ainsi au milieu des jardins dévastés de Qalaat, se débattit avec ses enivrements du passé et ses inquiétudes du jour.

Qalaat est un petit endroit. Le jeune homme eut le temps de parcourir tous les lieux où il s'était trouvé avec l'amie du plus beau moment de son existence; il reprit un à un tous ses émerveillements, ses désirs, ses plaisirs et son angoisse; il suivit le sentier par où Oriante venait de son pavillon avec la gentille Isabelle; il s'en alla sous la forteresse jusqu'aux rochers où se tenait le chef chrétien qu'elle avait regardé si étrangement, et avant que les deux heures fussent passées, Guillaume se retrouva au milieu des badauds, devant le palais où sans doute Oriante, le festin terminé, s'occupait à se parer.

Il ressentait jusqu'à l'irritation une sèche et douloureuse impatience, dans l'attente de celle dont le sourire seul rendrait une âme à cette ville morte. Si elle me voit de l'une de ces fenêtres, songeait-il, ses deux bras se tendront vers moi, et dès le soir son ingéniosité romanesque aura trouvé quelque moyen pour favoriser mon escalade dans sa chambre. Mais il souffrait sans se l'avouer du bel ordre qui régnait dans Qalaat et qui impliquait le consentement et la soumission de tous.

Enfin les cloches qui redoublent annoncent que voici le cortège. Les musiciens débouchent de la forteresse, puis les prêtres, les chevaliers et les femmes, et tout s'engage sous les vergers au long de la rivière. Au milieu des Sarrasines du harem, devenues les épouses des chrétiens, brille d'un éclat royal la belle Oriante, comme un aiglon à l'aile brisée est maintenu dans une troupe plus rustique. Qu'elle émeut son amant, quand il la revoit parée à la manière des femmes de France! Elle porte une robe de soie tissée d'or, dont la traîne balaye le sol. Sur son front brille un diadème. La gêne légère qu'elle semble éprouver la rend encore plus rare et plus précieuse. Chargée de cette profusion de grâces, de qui aurait-elle besoin?

Une affreuse tristesse monte vers Guillaume de cette gloire charmante et de cette cérémonie dont il eût été si heureux de partager avec elle le sentiment! Ce n'est pas par lui que s'est faite cette transfiguration. Et rien qui permette de croire qu'alors qu'il la surprend à son insu elle ait aucune pensée pour lui. Toujours enchantée de paraître, et comme jadis enivrée de sa jeunesse et de sa beauté, elle regarde de tous côtés. Comment ne le distingue-t-elle pas? Sa barbe longue, ses cheveux emmêlés, son regard fiévreux le masquent, mais un cœur fidèle ne devrait-il pas pressentir et savoir?

Dans un premier moment de désespoir, il s'est laissé dépasser, mais bien vite il court les rejoindre et les accompagne, sans se rassasier de souffrir. Il marche à leur pas au milieu de la foule ravie. Toutes sont les mêmes et transfigurées. Elles ont échangé leurs larges pantalons de houris contre des robes de dames chrétiennes et même pris une expression de décence et de pudeur. Elles portent, comme jadis, enroulés au-dessus de leurs poignets, des chapelets de boules d'ambre, qu'une croix maintenant termine, et tiennent dans leurs mains des missels marquetés d'or et de bijoux. Mieux qu'autrefois elles semblent des anges; elles le doivent à ce cortège, à la présence des prêtres et des chants religieux, mais il est plus aisé de croire que les fleuves remontent vers leur source que de supposer que ces six mois ont diminué leur science de la vie.

Dans les jardins en ruines, au bord de la rivière, la procession circule, pareille à celle qu'enfant Guillaume a vue dans son village. C'est l'animation d'une paroisse française dans les ruines d'un verger syrien. Quel enchantement au bord de l'Oronte, les filles musulmanes chantant les cantiques de la Vierge! Il les suit en se jurant qu'il reconquerra son bonheur. Et tous arrivent ainsi sous le cèdre où, pour la première fois, il vit Oriante au milieu du harem. C'est là, sur le gazon où s'étendaient ses tapis, qu'est dressé l'autel sacré, et tout à son aise il peut la voir agenouillée dans l'étincellement de ses voiles auprès du chef des vainqueurs, devenu son époux.

A l'heure de la bénédiction, le prêtre se tourne vers la foule tenant entre ses mains l'hostie consacrée; il l'élève, et Guillaume prie pour l'ingrate, pour ses propres péchés et pour que ses vœux amoureux soient entendus au ciel.

La clochette de l'assistant a libéré tous les auditeurs. Ils se sont relevés. Lui, pas. C'est devant Oriante qu'il demeure à genoux, requérant du plus ardent de son âme qu'elle daigne le voir et se chagrinant qu'un invisible message ne la prévienne pas. Enfin, d'un trait de son bel œil, elle l'a rencontré, et subitement, sur sa pupille agrandie ses paupières se ferment. Elle reste ainsi quelques secondes, immobile, aveugle, sans qu'aucun indice n'affleure à la surface de son clair visage, et se détournant lentement, elle prend la main de son Seigneur, le prince d'Antioche, et la tient dans ses mains si douces, – geste dont le rude Seigneur s'étonne avec bienveillance, – comme si elle s'abritait, derrière un bouclier, contre quelque danger qu'il cherche et ne voit pas. S'est-elle évanouie? Ou bien lui a-t-elle murmuré une prière? Il l'enlève dans ses bras, comme celui qui vient d'acheter une brebis. Il l'emporte, sans qu'elle veuille jeter un seul regard sur son ami.

Pensez à ce que fut la douleur de Guillaume, quand il la vit ainsi installée dans son monde chrétien, qu'il avait perdu à cause d'elle, et qu'elle-même l'en chassa! Il demeura sur place, accablé par une stupeur farouche et tout occupé à regarder la douleur courir en lui. «Elle le choisit devant moi!» Il sentait physiquement cette phrase pénétrer en lui par ses yeux, par ses oreilles et descendre avec les ravages d'un éclair mortel à travers tout son être. Il s'aperçut avec dégoût qu'il eût préféré mille fois qu'elle fût morte. «Maintenant, se dit-il, j'ai cent années d'expérience, et je sais que les hommes n'ont d'amour sûr que l'amour de leur mère. Entre toutes les femmes, il n'y a de vrai que notre mère.»

XI

C'est dans l'amour heureux que notre âme respire. Elle s'y vient recharger d'allégresse et de chant. Préférer quelque autre à soi-même, s'élancer avec respect derrière un gibier divin pour lui faire son bonheur, lancer au ciel des louanges et des remerciements, quelle trêve dans nos misères, quelle brèche dans nos brouillards, quelle révélation peut-être sur l'après-vie!

A cette euphorie de l'amour, à cette plénitude que mettait dans son âme et son corps la confiance d'être aimé par celle qu'il aime, succède chez Guillaume un vide affreux. Toute la force physique et spirituelle que lui donnait son trésor secret s'écoule massivement, en une seconde, comme d'une outre crevée par un coup de poignard. Et d'épuisement le malheureux s'endort sur le gazon.

Agité par les rêves et le chagrin, il se retournait fiévreusement sur cette terre ingrate, quand sous la nuit qui commençait il crut entendre murmurer son nom, et peu à peu, le sentiment lui revenant, il distingua une figure penchée sur lui et la douce chaleur d'une jeune bouche qui lui parlait d'une voix basse, avec une tendre amitié. Il reconnut Isabelle. Et tout de suite, s'attachant à elle avec un furieux désespoir:

– Pourquoi vient-elle de me renier? Est-il possible? Est-ce là son accueil?

 

ISABELLE

Elle m'envoie près de vous.

GUILLAUME

Elle m'a fui.

ISABELLE

Elle a eu peur.

GUILLAUME

De moi! Qu'imagine-t-elle avoir à craindre de son ami?

ISABELLE

Elle a été surprise par un retour inattendu.

GUILLAUME

Inattendu! Mais n'était-ce donc pas pour la vie, notre amitié?

ISABELLE

Ma présence rapide est un gage que vous lui êtes toujours cher. Elle m'envoie à votre recherche en signe d'amitié éternelle.

GUILLAUME

Elle t'envoie! Sans doute qu'elle ne veut pas sacrifier une seule minute du temps qu'elle consacre au vainqueur. Depuis six mois, qu'ai-je eu d'elle? Je l'ai attendue sur l'Oronte, à Damas. Avec quelle ardeur confiante, j'accourais ici! Et tout à l'heure son visage d'effroi pour moi et d'amour pour cet homme! Plût au ciel que jamais je ne fusse venu dans Qalaat, que jamais cette voix menteuse n'eût exercé sur moi sa puissance magique! Elle me trompait donc, quand elle me prenait dans ses bras pour me dire: «Je t'appellerai à mon lit de mort ou bien je courrai au tien, et je t'adresserai de tendres adieux.» Tout cela pour qu'aujourd'hui j'arrive et que j'éprouve l'horreur de la gêner dans ses nouveaux plaisirs.

ISABELLE

Ne risque pas d'être injuste. Pourquoi suis-je ici? Il serait plus prudent pour elle et pour moi que je reste dans le palais. Mais me voici, contre toute sagesse, qui cours à tes injures et à bien d'autres dangers. Explique cela autrement que par notre amitié! Si tu savais de quelle manière touchante…

GUILLAUME

Je sais que je lui donnais asile avec ivresse dans mon cœur, qu'elle s'y est blottie pour me mordre avec plus de joyeuse sûreté et s'est glissée rapidement loin de moi en m'abandonnant à la pire souffrance. Et toi, femme méchante, tais-toi qui l'approuves dans sa prudence! Mais non, poursuis ton récit. Ou plutôt qu'elle vienne me le faire elle-même, si elle n'est, pas une esclave.

ISABELLE

Esclave! Peux-tu le lui reprocher? Tu lui en avais préparé la vie. Elle le redeviendrait sans doute, si elle obéissait sans précaution à tes exigences insensées. Avec ses seuls moyens, elle a su dépasser l'esclavage et reconquérir le diadème que tu avais laissé tomber. Cela ne va pas sans ménagements, ni habileté.

GUILLAUME

Je ne puis pas supporter cette contradiction qu'il y a dans son accueil et dans tes paroles. J'ai trop vu qu'elle s'accommodait d'une nouvelle vie.

ISABELLE

Elle n'est pas faite pour mener une vie inférieure à celle des rois. Est-il dans vos vœux d'amoindrir celle que vous mettez au-dessus de toutes les femmes?

GUILLAUME

C'est un coup inattendu qui me frappe.

ISABELLE

Tu pouvais bien le prévoir.

GUILLAUME

Je ne le croyais pas. Je croyais que, quoi qu'il fût arrivé, elle avait son visage tourné vers moi seul avec une indomptable liberté.

ISABELLE

Mais qu'une fille demeurât libre au milieu de tant de vainqueurs, c'eût été un miracle.

GUILLAUME

Je croyais qu'elle serait ce miracle.

ISABELLE

C'eût été la seule.

GUILLAUME

Eh bien! oui, la seule! N'est-elle pas unique? Sa figure était d'or, d'argent, d'azur, de jeunesse, de pudeur, de plaisir tendre et de fierté, et tout à l'heure un flot de honteuse tristesse m'a flétri le cœur quand je l'aperçus. Elle m'était le paradis vivant, quelque chose au-dessus de la terre, une musique d'enchantement, et voici que je reçois de son clair visage et de son regard toutes les misères humaines. Je voudrais qu'elle mourût, et pourtant je ne puis pas renoncer aux lambeaux de notre bonheur. Qu'elle périsse avec moi ou qu'ensemble nous soyons heureux!

En parlant ainsi, il serrait dans ses bras Isabelle et, les yeux fermés, couvrait sa figure de baisers qu'elle repoussait doucement, un peu épouvantée et disant:

– N'oubliez pas que je suis Isabelle, non Oriante.

– Je l'aime et la hais, je suis trop malheureux. Si elle veut m'assassiner, pourquoi n'est-ce pas de plaisir en m'embrassant?

Il disait d'elle les choses les plus tendres, puis la couvrait de reproches et d'imprécations, comme si elle eût été présente. Cependant, à sentir contre lui des formes charmantes, sa fureur devenait douceur, plainte et plaisir, toute son âme confusion, et ses menaces de plus en plus lointaines finissaient en remerciements pressants:

– Sur cette prairie de mon bonheur, dans cette ville où j'ai été deux fois heureux, une seule m'accueille! Isabelle, je vous remercie et vous aime.

ISABELLE

Nous vous aimons, toutes, d'amitié, mais c'est avec elle seule que vous êtes lié d'un amour égal des deux parts, d'un amour jusqu'à la mort, qui chez vous n'empêche pas l'injustice. Vous disiez qu'elle était un ange, maintenant vous la traitez de démon. Vous la mettez tantôt au-dessus d'elle et tantôt au-dessous. C'est une femme. Elle veut comme toutes les femmes que celui qu'elle aime soit le plus fort. Écoutez nos avis. Elle vous remercie d'être venu. Comme vous avez tardé! Je ne l'ai pas blâmée quand elle n'a pu vous rejoindre à Damas. Voulais-tu voir, loin du ciel de sa patrie, ton bel oiseau de paradis piétiner chétivement dans les ruelles de l'exil? Et c'est moi, aujourd'hui, qui viens de la dissuader de vous rejoindre sur cette pelouse. Si quelqu'un se doit perdre, que ce soit la pauvre Isabelle. Mais Oriante viendra. Tu la prendras dans tes bras. Et me voici pour en chercher avec toi le moyen, que nous trouverons sûrement.

GUILLAUME

Dois-je vous croire, toutes les deux, aujourd'hui! Jadis, pas une fois je n'ai mis en doute sa parole. Je n'avais aucune idée qu'elle pût me mentir, puisque je ne demandais qu'à lui obéir et que si elle m'avait prié de mourir volontairement au lendemain de quelqu'un de nos plaisirs, je l'aurais fait en me sachant encore son débiteur. Ce qui s'est passé depuis lors est trouble. C'est possible que je comprenne mal, car moi, je suis seul pour raisonner, tandis que vous étiez deux pour délibérer de moi, si toutefois vous en avez pris la peine. Je n'ai pas de confident pour m'aider à voir clair. Et cependant si j'ai souffert, ce n'est pas sans raison.

ISABELLE

Enfin, tu lui reproches d'être vivante, pleine de jeunesse et d'amour. Préférerais-tu qu'elle fût morte?

GUILLAUME

Soit, je ne reproche rien au passé. Il faut demander la mort ou bien accepter la vie. Je veux ramasser les morceaux de mon bonheur. Es-tu venue pour me laisser sans espérance? La meilleure part de mon être refuse de croire que deux beautés que j'aime puissent mentir, et je veux suivre, les yeux fermés, cette confiance, fût-elle une illusion. Que dois-je attendre exactement?

ISABELLE

Écoute-moi donc, maintenant que tu parais maître de ta raison. Et d'abord ne reste plus à rôder, tu nous perdrais tous. Nous avons près d'ici, sur l'Oronte, un musulman qui est notre obligé. Il te prendra à son service et te logera, et nous saurons t'y visiter.

GUILLAUME

Elle, avec toi! Venez toutes les deux. Tu me permets de te dire que tu ne me suffis pas, mais c'est également vrai qu'elle seule me ferait trop de mal.

ISABELLE

Nous deux, et c'est elle qui te dira et te prouvera son amour. Elle viendra te voir et glisser à ton doigt l'anneau du plaisir.

GUILLAUME

Dame sœur, je vous aime, vous m'avez été bonne et secourable, et ce que j'ai de plus beau dans la mémoire, je vous le dois. Jamais rien de ce que vous me demanderez, je ne pourrai vous le refuser. Et aujourd'hui encore, ma Savante, voici que vous venez de me réconforter. Votre amitié m'est plus douce que le ciel pur apparaissant après l'orage, quand nous naviguions de France en Syrie.

ISABELLE

Il n'était pas possible que le dernier mot d'un si grand amour fût pour souhaiter qu'elle mourût, celle qui vous donna sa foi.

XII

Au lever du jour, sire Guillaume s'en alla chez le pauvre musulman que lui avait indiqué Isabelle et se mit à son service comme un simple manœuvre.

Il défonce le sol, il y plante des légumes qu'il arrose avec l'eau de l'Oronte, et cet humble jardin d'un autre, il l'entoure soigneusement d'un mur de terre battue. C'est à ce prix qu'il achète sa subsistance quotidienne et le droit de se construire la cabane où il recevra ses deux amies. Peu lui coûte cette vie d'efforts grossiers, car il aspire à user ses forces, à dissiper en sueurs d'esclave ses trop douloureuses pensées. Au milieu des pierres et des ronces, sous le soleil implacable et dans ces travaux qui le brisent, il songe aux plaisirs qu'Oriante lui a donnés et qu'elle lui renouvellera. Il guette s'il voit un messager qui court lui annoncer la visite des deux femmes. Alors il se baignera dans l'Oronte, il cueillera des fleurs, et le soir elles se glisseront toutes deux dans sa cabane avec leur phosphorescence de tristesse et de volupté.

Ce soir arriva. Elles apparurent dans ce demi-désert de la rivière, toutes deux essoufflées, et Isabelle portant un panier à la manière des jeunes dames charitables qui visitent les malheureux. Le premier mot, le cri du jeune homme, en saisissant de ses deux mains les poignets de la Sarrasine, fut:

– Maintenant je te tiens! Quand partons-nous, tous les trois, vers Damas, vers Tripoli, n'importe où, ailleurs, loin d'ici? Ne perdons pas notre temps à discuter le détail. Dis-moi d'une phrase claire que tu veux venir avec moi.

– Me voici venue près de toi.

– Prête à me suivre?

– Plût au ciel que ces gens ne fussent pas surgis! Je jure que j'aurais voulu passer toute ma vie sous ta fidèle protection.

– Ah! menteuse, perfide, que j'ai attendue six heures d'une nuit de désespoir sur l'Oronte et six mois pires encore dans Damas, et qui, pour mon retour, s'est jetée sous mes yeux dans les bras de son nouveau maître.

C'est la fièvre et l'excès du chagrin, comme le montre sa figure ravagée, qui le font parler si durement. Mais Oriante, surmontant l'émoi de cet accueil violent, va droit à son agresseur, les yeux dans les yeux, la parole et l'âme tout en flammes:

– Sans me plaindre, sur ces cailloux, sans avoir peur de la mort qui ne me serait pas épargnée, brûlée du soleil, déchirée par les ronces, j'accours, je viens me jeter par amour sur cette misérable natte, et ce sont des reproches que je trouve dans ta bouche, et, plus encore, dans ton cœur. Cependant quel crime ai-je commis? J'ai cédé à la force, je suis entrée malgré moi dans le lit d'un nouveau maître. Faut-il me tuer pour ce crime involontaire, dont la cause est ta propre défaite? C'est toi qui m'as laissée à la honte d'un partage, comme un vil butin, et qui m'as livrée aux orgueilleux caprices de tes compatriotes chrétiens. C'est le sort qui a si cruellement disposé d'Isabelle comme de moi, mais tu n'as pas le droit de nous reprocher ce que, toi, qui es un homme, tu n'as pas su nous épargner.

– Tu t'enveloppes habilement d'obscurité et tu fuis loin de mes droites questions. Réponds cependant. Pourquoi ne m'avoir rejoint ni sur l'Oronte, ni à Damas?

– Eh! le pouvais-je, ingrat?

Ses yeux prirent un aspect noir et, tout remplis de leurs pupilles dilatées, transformèrent soudain sa figure harmonieuse:

«Quels accents, quelle plainte exhaler qui répondent à ma douleur! De quoi me plaindrai-je d'abord? D'avoir perdu mon ami ou d'être insultée dans mon malheur?..»

Mais il mit précipitamment sa main presque violente sur cette bouche trop charmante, pour étouffer une voix qui voulait lui faire mal:

– Ne viens pas ici pour me faire souffrir et user de ton sortilège, mais pour me guérir de mon amour en l'usant. Ne parle pas de ton malheur, quand à mon retour je vous trouve satisfaites, épanouies dans votre transfiguration.

– Tu nous préférerais malheureuses?

– Oui, s'il ne faut pas mentir, c'est malheureuse que j'espérais te retrouver. Mais tu m'as renié, par déplaisir de me revoir, et j'ai vu que tu l'aimais.

– Toi seul, homme injuste, j'ai aimé.

– Tu as confiance en lui, tu fais appel à son amitié.

– Il a été bon… Laisse, Isabelle, il lui faut dire la vérité.

– Alors le chef t'a choisie?

– Personne jamais ne me choisira. C'est moi qui sais me faire supplier.

– Le soir même, quand je t'attendais et comptais sur la parole jurée…

– Non.

– Une nuit pourtant, je le sais, une révélation me l'a dit…

– Que pouvais-je? Il était bon pour moi. Que pouvais-je faire? Tu n'avais pas su me sauver. Pourquoi tes regards me fuient-ils? Pourquoi me regardes-tu avec cette douleur? Tu veux me faire mourir de chagrin. Je ne te cache rien. Il faut voir ce qu'étaient ces jardins pleins de cadavres, cette odeur de mort dans la forteresse, toutes les femmes folles du désir de vivre, suspendues à ceux qui voulaient bien d'elles et sollicitant avec terreur des furieux qui pouvaient devenir des sauveurs. Tu ne sais pas jusqu'à quel point personne ne se possédait plus. Mais lui ne m'a pas brusquée; il a fait tout au monde pour me plaire; il a su m'émouvoir. Je te croyais mort, j'étais tentée de mourir.

 

– Tentée de mourir! Que n'as-tu alors, en fuyant avec moi, accepté de courir cette chance de mort ou de salut?

– Mes pieds ne m'auraient pas portée vers la pauvreté et l'obscurité.

– Ils t'ont portée vers son lit.

– Où donc étais-tu, toi qui parles si durement? Sur l'Oronte! Eh bien! ce n'est pas là qu'il te fallait veiller, mais en travers de ma chambre dorée. Et lui, t'en souviens-tu? c'est toi qui m'as fait son éloge. Tu te rappelles nos soirs sur le haut de rempart? Tu me disais que les chrétiens, mieux que les Arabes, honorent les femmes. Nieras-tu que tu m'as déclaré: «Ce n'est pas mon rôle de massacrer les gens de mon pays.» Dans ce moment, j'ai compris que tu ne pensais pas que tes intérêts fussent confondus avec les miens. Quand je t'avais sacrifié mon Seigneur naturel, tu me préférais tes frères de naissance. C'est toi qui m'as infligé leur éloge; c'est toi qui m'as abandonnée, et pourtant c'est toi, sache-le donc, que je cherche à retrouver en eux. Je jure que s'ils me plaisaient si peu que ce fût, ce serait pour quelque ressemblance.

– Isabelle, Isabelle, appelait le jeune homme, avec épouvante et désespoir, vous l'entendez! Comment se fait-il qu'il y ait en elle quelque chose de vrai et qui passe en douceur toutes les images d'église que je garde dans mon esprit, et puis, soudain, par une métamorphose que je ne m'explique pas, alors que dans ses bras j'entends le battement de son cœur et reçois la chaleur de son corps, je la sens qui pense hostilement contre moi. Je joue avec une charmante couleuvre, innocente, subtile, mon amie, et soudain la tête s'aplatit, le dard apparaît, c'est une vipère, dont il faut bien que je souhaite la mort. Ou plutôt qu'elle vive et que moi, je cesse d'exister.

Oriante se taisait et sentait sa puissance.

Mais Isabelle:

– Ne sauriez-vous prendre un peu de bonheur! Rappelez-vous ce que dit le poète: «Entraînée par le blanc coursier du jour et par la cavale noire de la nuit, la vie galope à deux chevaux vers le néant.» Dans cette minute, sire Guillaume, tu tiens ton amie à ta discrétion. Elle est ici, nulle part ailleurs. Elle t'offre ses caresses. Ne vas-tu lui répondre que jalousie et méchanceté, et crois-tu qu'il soit raisonnable que tu repousses ce que tu désires au point d'en mourir?

Sur la pauvre natte de jonc, recouverte de fleurs, elle jetait leurs manteaux, et Oriante attirant contre elle son ami:

– Que je sois plus glacée que la brebis galeuse, quand privée de sa toison elle demeure exposée à la pluie et au froid de l'hiver, si ce n'est pas toi que j'aime. Mais que me reproches-tu? La lionne peut se défendre contre les attaques du chasseur; elle protège les abords de son antre contre toute une armée de cavaliers: que peut-elle, si les fourmis se dirigent contre sa caverne en longues files, envahissent ses membres et la couvrent comme d'un tapis de haute laine? Que pouvais-je, quand mon ami, mon défenseur et mon frère, m'avait abandonnée? Mes pensées se traînaient ici, l'aile brisée: comment auraient-elles franchi l'espace jusqu'à Damas? Après avoir essayé de tournoyer dans la nue, elles retombaient au fond de Qalaat. Ce qui naît de mon cœur, si je suis seule; ce qui court à mes lèvres quand Isabelle et moi, dans la solitude, nous causons; mes pensées vraies, mes paroles libres sont uniquement pour toi. Comment pourrais-je te rejeter? N'es-tu pas l'artère qui nourrit mon cœur? Comment pourrais-je, aussi complètement que je le voudrais, en caresses, en paroles, en effusions d'une joie qui ne peut tenir en place, t'exprimer ma tendresse? Quel vide tu m'as laissé! Je n'aurais pu supporter ton absence sans Isabelle. Lumière fidèle de ma vie! Une fatalité nous oppresse, c'est à nous de la surmonter. Prends-moi dans tes bras, appuie ta joue contre la mienne, et laisse glisser sur nos deux visages mes cheveux dénoués.

Et lui:

– Oriante, après tant de jours écoulés, je retrouve enfin ta voix, ton regard, et tout ce qui rayonne de toi m'enchante et me fait mal. Combien j'ai souffert, en revoyant notre palais, nos allées, notre prairie, ces lieux où tu as continué, moi parti, de subir la vie. Quelle douleur de t'y voir joyeuse! Est-ce un crime de maudire tes jours, si j'en suis absent? Le crime n'est-il pas plutôt de me saisir, malgré moi, des offrandes de ta présence?

Le charmant visage aux yeux pleins de feu, penché sur lui, l'empêcha de poursuivre plus avant une plainte devenue mensongère. Et tandis que les deux amants demandaient au plaisir d'apaiser et de confondre leurs âmes, Isabelle s'occupait à préparer les provisions qu'elle avait apportées dans sa corbeille, car elle savait que le chagrin et le bonheur n'empêchent pas deux jeunes amants d'avoir bon appétit, au sortir de leurs tourments et de leurs extases.

Vainement Guillaume, quand ils eurent repris leurs esprits, essaya-t-il de revenir à l'idée de leur départ vers Damas ou Tripoli, où leurs cœurs, disait-il, trouveraient le repos. Oriante sut esquiver toute réponse nette, et le quitta en lui faisant jurer qu'il était satisfait et qu'il ne voulait pas qu'elle fût malheureuse de le croire malheureux.

A travers les roseaux de sa cabane, il les regarda s'éloigner et souffrit de leur prudence, trop justifiée, qui les empêchait de se retourner pour lui faire aucun signe d'adieu. Il pensa même qu'Oriante était joyeuse, soit qu'elle le fût en effet d'avoir éprouvé sa force sur un furieux, soit que l'harmonie et la grâce aient toujours un air d'allégresse.